HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE PREMIER. — LE LENDEMAIN D'UNE RÉVOLUTION (JUILLET 1830-13 MARS 1831)

 

CHAPITRE V. — LA QUESTION EXTÉRIEURE SOUS M. LAFFITTE.

 

 

(2 novembre 1830 — 13 mars 1831)

 

I. Déclarations pacifiques et armements. Le péril extérieur s'aggrave. Heureuse action du Roi. Les affaires belges. Les whigs au pouvoir. Lord Palmerston. Il s'oppose à tout agrandissement de la France. Les premières décisions de la Conférence de Londres. Accueil qui leur est fait en Hollande et en Belgique. Les Belges à la recherche d'un roi. Le gouvernement français et la candidature du duc de Nemours. Dispositions du gouvernement anglais. Le duc de Leuchtenberg. Election du duc de Nemours. Louis-Philippe refuse la couronne pour son fils. La Belgique proteste contre les décisions des puissances. Le ministère français refuse d'adhérer aux protocoles de la Conférence. Refroidissement entre la France et l'Angleterre. M. de Talleyrand n'exécute pas les instructions de son ministre. — II. La Pologne. Sa popularité en France. Impuissance de l'action diplomatique tentée en sa faveur. — III. Le contre-coup de la révolution de Juillet en Italie. L'Autriche annonce qu'elle ne tiendra pas compte du principe de non-intervention. Louis-Philippe tend à limiter l'application de ce principe. Déclarations absolues faites à la tribune par M. Laffitte et ses collègues. Les insurrections éclatent dans l'Italie centrale. Le gouvernement de Vienne annonce l'intention d'intervenir. Embarras du gouvernement français. Le Roi et ses ministres. Tout en renonçant à empêcher l'intervention par les armes, ils tâchent de la limiter. Proposition d'une Conférence à Rome. M. de Sainte-Aulaire est nommé ambassadeur près le Saint-Siège. — IV. Exaltation croissante en France du parti patriote et révolutionnaire. Ses illusions, ses attaques contre la politique pacifique du gouvernement. Armand Carrel. Le général Lamarque et M. Mauguin. La propagande insurrectionnelle. Inconséquence de La Fayette. Son entourage cosmopolite. Ménagements du ministère pour le parti belliqueux. Défiance des cabinets étrangers. Pour éviter la guerre, il faut un ministère qui ose rompre avec les révolutionnaires.

 

I

Le cabinet formé le 2 novembre 1830 s'était annoncé comme voulant la paix. Dès le 13 novembre, le ministre des affaires étrangères, qui fut pendant quelques jours le maréchal Maison, faisait cette déclaration : Tout nous confirme dans la confiance que l'Europe pourra conserver le plus grand des bienfaits, la paix... la paix que la voix d'un soldat ne craint pas d'appeler quelque chose de préférable même à la victoire. La France peut se glorifier d'un aussi rare exemple de modération et de désintéressement... Elle a pensé que le principe moral de la non-intervention valait mieux que la tentation des souvenirs. Et peu après, le général Sébastiani, qui avait remplacé le maréchal Maison, disait de même : Nos vœux, nos efforts sont pour le maintien de la paix. Nous n'aurons recours aux armes que pour la défense de notre territoire, et pour venger l'honneur national outragé. Toutefois cette paix était une paix armée. Le gouvernement estimait, non sans raison, que l'état de la France et de l'Europe, les armements des autres puissances, de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse et même de la Confédération germanique, exigeaient une augmentation immédiate de nos forces militaires. Ce fut la tâche du maréchal Soult, appelé au ministère de la guerre. L'armée, qui ne comptait à la fin de la Restauration que 231.000 hommes, et qui avait été diminuée encore de 33.000 hommes par le licenciement de la maison militaire du Roi, de la garde et des Suisses, fut portée à 434.000 hommes, par des appels faits sur la classe de 1830 et sur les classes antérieures. Telle était l'excellence de l'organisation due au maréchal Gouvion-Saint-Cyr que cette énorme augmentation put se faire sans création de nouveaux cadres. Des travaux considérables furent entrepris pour mettre en état nos fortifications et pour remplir nos arsenaux. Enfin, par une mesure moins efficace, mais qui répondait aux illusions du temps, les gardes nationales furent partout organisées, et 860.000 fusils leur furent distribués, au risque de faire un vide dangereux dans nos magasins. Le ministère ne cachait pas ces armements ; il entrait même dans sa politique d'en faire quelque étalage à la tribune, pour satisfaire l'opinion du dedans et avertir celle du dehors. Nous continuerons à négocier, disait M. Laffitte le 1er décembre, et tout nous fait espérer que ces négociations seront heureuses ; mais, en négociant, nous armerons... nous négocierons appuyés de 500.000 soldats et d'un million de gardes nationaux. Le 28 décembre, il rappelait encore comment, en présence des mesures militaires prises par les autres puissances, la France armait pour être prête à tout. Elle n'interrompra ses armements, ajoutait-il, que lorsqu'elle aura reçu l'assurance et la preuve qu'ils ont cessé partout.

En tout temps, c'est chose délicate et qui exige beaucoup de mesure, de prudence et de fermeté, que de conserver la paix en armant avec fracas. Ces armements prennent plus ou moins le caractère d'une provocation à l'égard des autres puissances ; ils sont surtout une excitation pour la nation qui les fait. Le danger était rendu plus grand encore par l'état de fièvre et d'inquiétude où les suites de la révolution de Juillet avaient mis la France et l'Europe. Ajoutez qu'à ce même moment, une sorte de fatalité semblait précipiter au dehors les événements les plus propres à exciter les alarmes défiantes des gouvernements étrangers et les téméraires ardeurs des patriotes français. Partout se soulevaient à la fois des questions, dont une seule eût suffi, même à une époque moins troublée, pour mettre en jeu la paix du monde. Ce n'était plus seulement la Belgique qui prenait feu aux étincelles parties de Paris, et imposait à notre diplomatie un problème redoutable, périlleux, dont on était loin d'avoir trouvé la solution. A l'autre extrémité de l'Europe, dans la nuit du 29 novembre 1830, Varsovie brisait ses fers ; tout le royaume de Pologne suivait son exemple ; les régiments polonais passaient à l'insurrection, et, entre l'opprimé et l'oppresseur, s'engageait cette lutte tragique où à tant d'héroïsme devait se mêler si peu de prudence politique, au plus pur patriotisme bien des passions révolutionnaires. Deux mois après, des insurrections éclataient dans l'Italie centrale. De la France paraissait toujours être parti le signal ; vers la France se tournaient tous les peuples en armes. C'était son nom, son exemple, ses idées, son appui qu'ils invoquaient.

Que serait-il arrivé, si, pour se guider au milieu de telles difficultés et échapper à de tels périls, on n'avait eu que l'indolence complaisante et présomptueuse de M. Laffitte et sa tactique de laisser-aller ? Mais le Roi était là, vigilant, résolu à faire prévaloir les idées pacifiques qui avaient dès son avènement inspiré sa conduite. Il profitait même de l'insouciance et de la légèreté du premier ministre pour mettre de plus en plus la main sur la direction de la politique extérieure. Ainsi avait-il pu, au bout de peu de jours, faire passer sans bruit au ministère des affaires étrangères le général Sébastiani, esprit sagace, modéré en dépit de quelques vivacités méridionales et de quelques réminiscences napoléoniennes, et surtout très-dévoué au souverain, dont il subissait l'influence. En pareille matière, Louis-Philippe n'avait aucune confiance dans les autres ministres, et les tenait le plus possible à l'écart. Parfois, de graves décisions, prises par lui avec le seul concours du général Sébastiani ou de M. de Talleyrand, furent volontairement celées au président du conseil, dont on redoutait tout au moins la faiblesse et l'indiscrétion. Les chancelleries étrangères étaient au courant de cette situation ; en certains cas, elles envoyaient à leurs ambassadeurs à Paris double dépêche, l'une ostensible, l'autre uniquement destinée au Roi et au général Sébastiani[1]. Que ces procédés fussent d'une parfaite correction constitutionnelle, nul ne saurait le prétendre. Mais n'étaient-ils pas justifiés par le péril ? Suffisaient-ils même à l'écarter complètement ?

Les affaires belges furent les premières dont le Roi eut à s'occuper[2]. Il s'efforça de maintenir la politique dont les grandes lignes avaient été arrêtées dès le début : empêcher la reconstitution du royaume des Pays-Bas ; défendre, dans l'indépendance de la Belgique, les droits d'un peuple ami et un intérêt français de premier ordre ; mais, afin d'éviter l'isolement de la France et la coalition de l'Europe, obtenir le concours de l'Angleterre, en lui donnant, de notre désintéressement, les garanties qui seraient jugées nécessaires ; rassurer enfin les monarchies qu'eût effarouchées une procédure révolutionnaire, en remettant la solution de la question à l'aréopage diplomatique de la conférence de Londres. M. de Talleyrand, premier inspirateur de cette politique, avait, comme ambassadeur de France en Angleterre, une part prépondérante dans son exécution. Les ministres tories, avec lesquels il avait commencé la négociation, durent, le 15 novembre 1830, peu de jours après l'avènement de M. Laffitte, céder la place aux whigs ; lord Grey, remplaça lord Wellington. Il semblait qu'un tel changement ne pût que nous être favorable. Naguère, à l'ouverture de la session, lorsque le ministère tory avait mis dans la bouche du Roi un langage sévère sur la révolution de Bruxelles, lord Grey et ses amis avaient blâmé ce discours, comme inopportun, injuste, contraire au principe de non-intervention qu'ils déclaraient commandé par les plus chers intérêts de l'Angleterre. Et puis l'alliance française n'était-elle pas depuis longtemps une tradition des whigs ? Ceux-ci pouvaient-ils songer à la répudier, au moment où le mouvement libéral qui venait de les porter au pouvoir était dû en grande partie à l'influence de la révolution de Juillet ? Tout cependant n'était pas avantage dans ce changement. Le nouveau chef du Foreign Office se trouvait être un homme d'un esprit sagace, actif, vigoureux, mais âpre, passionné, poussant à ce point l'arrogance, la jalousie, l'égoïsme du patriotisme anglais, qu'il en devenait l'ennemi de la France et surtout de la monarchie de 1830 : on a nommé lord Palmerston. A cette époque, son animosité était moins vive et surtout plus voilée qu'elle ne le sera plus tard ; ostensiblement il paraissait rechercher avec le cabinet de Paris l'accord qui était désiré par ses collègues ; c'est même dans sa correspondance de cette époque que se trouve pour la première fois l'expression d'entente cordiale, plus tard si fameuse[3]. Le principe de non-intervention avait été l'un des principaux articles de son programme. Cependant il était visible que, tout en se résignant à la dislocation du royaume des Pays-Bas, sa principale préoccupation était que la France n'en tirât pas d'avantages. Il déclarait bien haut qu'elle ne devait rien y gagner, fût-ce un champ de choux. Les hommes de 1830 s'imaginaient alors, avec une naïveté toute française, que les nations libérales les aideraient, pour le seul amour et la plus grande gloire du libéralisme, et que l'Angleterre, surtout l'Angleterre des whigs, devait s'intéresser au succès du nouveau Guillaume III. Il faut voir de quel ton lord Palmerston rabroue ces illusions : Les Français, écrivait-il à l'un de ses amis, viennent continuellement à nous avec cet argument : Voyez donc toutes nos difficultés et comme on nous presse de tous côtés !Eh ! pourquoi est-ce que nous désirerions vous maintenir ?[4] Au moindre de nos mouvements dans cette affaire belge, il croyait toujours voir reparaître les usurpations françaises, le vieil et détestable esprit d'agression, ce qu'il appelait le pied fourchu sous un nouveau déguisement[5] ; et d'après les précautions soupçonneuses, souvent injurieuses, qu'il prenait dans ses négociations, on eût dit qu'il traitait avec les pires des ambitieux et des fourbes.

Plus que jamais donc, il nous fallait, pour maintenir l'entente avec l'Angleterre, renoncer à tout avantage direct. M. de Talleyrand en avait été convaincu dès le premier jour. Il semble cependant qu'à plusieurs reprises, il ait alors sondé le terrain pour voir s'il serait possible d'être moins absolument désintéressé. Un jour, s'il faut en croire le témoignage, suspect, il est vrai, de lord Palmerston, il lançait cette idée hardie de mettre le roi de Saxe à Bruxelles, de donner la Saxe à la Prusse et les provinces rhénanes à la France ; d'autres fois, il se contentait de demander pour son pays soit Luxembourg, soit une partie des provinces wallonnes, ou de revendiquer les petites frontières, celles de 1790 et de 1814, qui nous eussent fait rentrer en possession de Marienbourg et de Philippeville[6]. Mais qu'il réclamât peu ou beaucoup, il ne pouvait tromper la vigilance hargneuse de lord Palmerston, et se heurtait, chez ce dernier, à un refus net et roide. Vous devez faire entendre à toute occasion, écrivait le ministre anglais à son ambassadeur à Paris[7], que, si désireux que nous soyons d'être dans la meilleure entente avec la France et dans les termes de l'amitié la plus intime, ce n'est cependant que sous la condition qu'elle se contente de posséder le plus beau territoire de l'Europe et ne songe plus à ouvrir un nouveau chapitre d'empiétements et de conquêtes. Il est à supposer que M. de Talleyrand était le dernier à s'étonner de l'insuccès de ses ouvertures ; mais on le pressait de Paris ; les ministres eussent voulu donner satisfaction au désir, alors plus vif et plus répandu que jamais en France, d'un certain accroissement de territoire, d'un pas fait vers la reprise de ce qu'on appelait les frontières naturelles[8]. Peut-être aussi le vieux diplomate, fort expert dans tous les tours de son métier, ne feignait-il de demander ce qu'il savait bien devoir lui être refusé, que pour détourner, pour user en quelque sorte sur ce sujet la résistance des autres puissances, et être plus sûr d'obtenir ensuite les avantages vraiment essentiels[9].

Quoi qu'il en soit, notre ambassadeur se gardait d'insister sur les demandes qui risquaient d'éloigner l'Angleterre de la France ; au besoin même, il ne tenait pas compte des instructions contraires du cabinet français[10]. Il avait aussi peu de rapports que possible avec des ministres dont les idées et l'entourage lui étaient suspects, correspondait avec le Roi par l'entremise de Madame Adélaïde, agissait même parfois de son chef et sous sa propre responsabilité. Je n'en parle pas à Paris, écrivait-il un jour à madame de Dino, parce qu'on me donnerait des instructions, et que je veux agir sans en avoir. Tout l'effort de sa diplomatie s'employait à maintenir, à affermir l'accord des deux puissances occidentales, accord avec lequel on pouvait alors tout imposer à l'Europe, et sans lequel on n'eût rien obtenu. Les diplomates étrangers voyaient son travail et ne pouvaient s'empêcher d'admirer son succès. L'ambassadeur de France, écrivait l'envoyé sarde le 27 novembre, seconde à merveille la disposition du nouveau cabinet anglais à se rapprocher du gouvernement français et à s'entendre avec lui ; il étonne par son activité, par la présence et la clarté de son esprit à un âge si avancé. Quelques semaines plus tard, le 30 décembre, le même témoin constatait qu'entre les deux cabinets de Londres et de Paris, il y avait une union et une cordialité telles qu'on n'en avait pas vu depuis le temps de Robert Walpole et du cardinal Fleury[11]. Cette entente en imposa aux autres puissances, et la Conférence de Londres se laissa tout de suite engager dans la voie qui devait la conduire à cette Belgique indépendante et neutre désirée par la politique française.

En effet, le premier acte de cette Conférence (protocole du 4 novembre 1830) fut d'inviter les deux parties belligérantes à une suspension des hostilités, en assignant pour ligne de démarcation les frontières des Provinces-Unies, telles qu'elles existaient avant le traité du 30 mai 1814. Si soigneux que l'on fût de déclarer dans ce protocole que l'armistice ne préjugeait en rien les questions dont les cinq cours auraient à faciliter la solution, ce n'en était pas moins un pas considérable fait par l'Europe vers la séparation de la Belgique et de la Hollande. Les Belges profitèrent du temps qui leur était ainsi assuré pour mettre les puissances en présence de faits accomplis. Le congrès national, réuni à Bruxelles, le 10 novembre, proclama, le 18, l'indépendance de la Belgique, adopta, le 22, comme forme de gouvernement, la monarchie constitutionnelle, et enfin, le 24, malgré les avis comminatoires des puissances et les conseils amis, de la France, prononça la déchéance de la maison d'Orange-Nassau, et son exclusion perpétuelle de tout pouvoir en Belgique[12]. Ce dernier défi était peut-être de nature adonner aux armées prussiennes et russes le prétexte qu'elles semblaient attendre pour agir. Qui sait ce qui serait arrivé si, à ce moment précis, l'attention et les forces du Czar ne s'étaient trouvées subitement détournées et absorbées par la formidable insurrection de Pologne ? Grâce à cette diversion, la Conférence put continuer tranquillement son œuvre, et la diplomatie française en profita pour obtenir d'elle un acte décisif : un protocole, en date du 20 décembre 1830, déclara que l'amalgame parfait et complet que les puissances avaient voulu opérer entre la Belgique et la Hollande, n'ayant pas été obtenu et étant désormais impossible, il était devenu indispensable de recourir à d'autres arrangements pour accomplir les intentions à l'exécution desquelles cette union devait servir de moyen ; le gouvernement provisoire de Bruxelles était invité à envoyer des commissaires à Londres qui seraient consultés et entendus ; le protocole stipulait toutefois que ces arrangements ne pourraient affecter en rien les droits que le roi des Pays-Bas et la Confédération germanique exerçaient sur le grand-duché de Luxembourg. La Conférence prononçait donc en principe la dissolution du royaume des Pays-Bas. Aussi, le 28 décembre, M, Laffitte annonça-t-il triomphant, à la Chambre des députés, que les cinq puissances venaient de reconnaître et avaient signé en commun l'indépendance de la Belgique, et il ajouta : Cette grande question, de laquelle on pouvait craindre une occasion de guerre, la voilà donc résolue dans son point essentiel !

A peine le roi de Hollande connut-il le protocole du 20 décembre qu'il poussa un cri de douleur et de colère : il le dénonça comme une œuvre d'iniquité, comme un acte qui sanctionnait les résultats d'une révolte injuste et compromettait la stabilité de tous les trônes ; il n'admettait pas que la Conférence, convoquée pour coopérer au rétablissement de l'ordre dans les Pays-Bas, aboutît au démembrement du royaume. Ne semblait-il pas, par contre, qu'on dût être satisfait à Bruxelles ? Il n'en fut rien. Les Belges, tout exaltés par leur révolution, n'admettaient pas qu'on prétendît leur imposer des obligations au nom de l'équilibre européen ; ils s'indignaient qu'on refusât de leur attribuer le Luxembourg et le Limbourg, qui avaient fait cause commune avec eux dans l'insurrection et certains autres territoires, tels que la rive gauche de l'Escaut, qu'ils prétendaient, par certaines raisons historiques ou géographiques, devoir leur appartenir ; aussi protestèrent-ils contre le protocole, et en même temps le gouvernement provisoire déclara, dans une proclamation solennelle aux habitants du Luxembourg, que leurs frères des autres provinces ne les abandonneraient jamais et ne reculeraient devant aucun sacrifice pour les conserver dans la famille belge.

La Conférence, sans se fâcher, refusa d'accepter les protestations des deux parties, et, statuant comme arbitre, détermina dans son protocole du 10 janvier 1831 les bases de séparation de la Belgique et de la Hollande. La Hollande, d'après ce protocole, devait comprendre tous les territoires qui appartenaient, en 1790, à la ci-devant république des provinces unies des Pays-Bas. La Belgique serait formée de tout le reste des territoires qui avaient reçu la dénomination de royaume des Pays-Bas dans le traité de 1815, sauf le grand-duché de Luxembourg, qui, possédé à un titre différent par les princes de la maison de Nassau, continuerait à faire partie de la Confédération germanique. Suivait une déclaration par laquelle les cinq puissances garantissaient à la Belgique sa neutralité perpétuelle et l'inviolabilité de son territoire, la Belgique s'engageant de son côté à observer cette même neutralité. La diplomatie française eût désiré sans doute faire comprendre le Luxembourg dans le nouvel État. M. de Talleyrand avait lutté comme un dragon[13] pour l'obtenir, prolongeant les discussions pendant sept heures de suite ; mais il avait cédé à la fin, secrètement enchanté, écrivait le lendemain lord Palmerston, d'avoir fait établir la neutralité de la Belgique[14]. Cette neutralité vivement combattue par la Prusse[15] était en effet un avantage capital pour la France, dont elle mettait à couvert l'une des frontières les plus exposées. Un autre protocole du 27 janvier compléta le précédent, en réglant le partage des dettes du royaume du Pays-Bas, entre la Hollande et la Belgique. Cette fois encore la Conférence, au lieu des remercîments des Belges, reçut leurs protestations indignées et presque injurieuses.

Pendant que la Conférence prenait ces diverses décisions, le congrès de Bruxelles, de son côté, poursuivait une œuvre qui intéressait toutes les puissances : il s'occupait de choisir le roi qui devait être placé à la tête du nouvel État. Spectacle singulier, en vérité, que celui de cette assemblée souveraine de deux cents membres, occupée, pendant tout un mois, à chercher en Europe un souverain, discutant publiquement les titres des candidats, recevant à la tribune les communications des cabinets étrangers, le tout en présence d'une population encore échauffée de sa dernière révolution ! En Belgique, les hommes politiques comme la nation eussent désiré le jeune duc de Nemours, second fils de Louis-Philippe[16] ; mais le gouvernement français s'était rendu compte que, pour avoir le concours de l'Angleterre, il fallait se refuser à cette candidature, autant qu'à l'annexion pure et simple. Si tentant que pût être cette sorte d'essaimage de notre famille royale, il ne valait certes pas le risque d'une guerre contre l'Europe coalisée. Ainsi que l'écrivait, l'année suivante, M. Thiers, nous ne pouvions pas donner le duc de Nemours, car ce n'était pas la réunion pour nous, et c'était autant que la réunion pour les puissances ; c'était, par conséquent, la guerre pour un simple intérêt de famille. Le Roi avait pris tout de suite son parti, et il ne s'en était caché ni à l'Europe, ni aux Belges. Dès le mois d'octobre 1830, aux premières ouvertures qu'on lui avait fait faire à ce sujet de Bruxelles, il avait répondu d'une façon peu encourageante[17]. Plus les Belges insistaient, plus son refus devenait net. Il serait doux pour mon cœur et flatteur pour un père, dit, le 2 janvier, Louis-Philippe à l'envoyé de Bruxelles, de voir un de mes fils appelé au trône de la Belgique... Mais une guerre générale en serait la suite inévitable. Aucune considération ne pourrait me décider à me faire accuser d'avoir allumé une conflagration générale par mon ambition, pour placer mon fils sur un trône. D'ailleurs, la liberté sort rarement victorieuse de la guerre ; vous avez, comme nous, intérêt à conserver la paix. Mais si votre indépendance était attaquée, je n'hésiterais pas, je ne consulterais que les devoirs que m'imposeraient l'humanité et les vives sympathies que j'éprouve, ainsi que toute la France, pour votre cause. Je suis persuadé que je serais secondé par la nation tout entière. Pendant les jours qui suivirent, les envoyés belges renouvelèrent plusieurs fois leurs instances ; le langage du gouvernement français fut invariable. Si la Belgique venait s'offrir à nous, ou bien nous demander un de nos princes pour roi, disait, le 6 janvier, le général Sébastiani, quelque douloureux qu'il fût pour nous de prononcer un refus, il le serait pourtant. Rien ne peut faire départir le gouvernement de cette résolution. Et ces réponses n'étaient pas faites à huis clos ; elles étaient aussitôt portées à la tribune du congrès de Bruxelles. Le gouvernement français conseilla aux Belges de porter leur choix sur le prince Othon, deuxième fils du roi de Bavière, ou sur le prince Charles de Capoue, frère de Ferdinand II, roi des Deux-Siciles ; ce second prince, Bourbon et neveu de la reine des Français, était même le candidat préféré du Palais-Royal. Mais aucun des deux ne plaisait aux Belges, qui voulaient un roi leur apportant en dot la protection d'une grande puissance ; ils objectaient d'ailleurs que tous deux étaient mineurs ; le Bavarois avait quinze ans, le Napolitain dix-neuf. Lord Palmerston, sans opposer ouvertement son veto, insistait avec complaisance sur cette objection tirée de l'âge. Un pays qui sort du chaos d'une révolution et où il faut rétablir l'ordre, disait-il, a besoin pour roi d'un homme dans la plénitude de l'âge, et un garçon de dix-neuf ans n'est pas ce qu'il lui faut[18].

Quel était le candidat du gouvernement anglais ? Au fond, ses préférences eussent été pour le prince d'Orange, alors installé à Londres. Lord Palmerston ne s'en cachait pas, sans vouloir cependant sur ce point violenter les Belges. Subsidiairement, il avait mis en avant le nom de Léopold de Saxe-Cobourg 2, en indiquant qu'il pourrait être marié à une fille de Louis-Philippe. Léopold avait alors quarante ans : veuf de la princesse Charlotte, fille unique de Georges IV, il avait gardé son rang dans la famille royale de Grande-Bretagne ; une de ses sœurs avait épousé, en 1818, le duc de Kent, et était mère de la princesse Victoria qui devait un jour s'asseoir sur le trône britannique. Il était donc devenu presque un prince anglais. Est-ce pour cette raison que le gouvernement français se montra d'abord disposé à l'exclure, comme le cabinet de Londres excluait le duc de Nemours ? Le général Sébastiani, dans une conversation qu'il eut, le 8 janvier 1831, avec un envoyé belge, s'exprima même, sur ce sujet, avec une vivacité probablement peu réfléchie. En fin de compte, disait l'envoyé belge, qu'est-ce donc que vous nous conseillez ? Le prince Othon de Bavière, le prince de Naples, c'est-à-dire deux enfants... Il n'y a que deux candidatures sérieuses, celle du duc de Nemours et celle du prince de Saxe-Cobourg-Gotha. Vous les repoussez toutes les deux, quand il s'agit pour nous de vie ou de mort. Que faire ? Dans le péril où vous nous jetez, il ne nous reste plus qu'une ressource : aller à Londres proposer le prince Léopold avec alliance française. Si le roi Louis-Philippe persiste à nous refuser sa fille, nous passerons outre ; nous prendrons le prince Léopold sans princesse française. A ces mots, le général Sébastiani ne put contenir sa colère : Si Saxe-Cobourg, dit-il en se levant, met un pied en Belgique, nous lui tirerons des coups de canon. — Des coups de canon ! répondit aussitôt l'envoyé belge, nous prierons l'Angleterre d'y répondre. — Ce sera donc la guerre générale. — Soit, mieux vaut pour nous une guerre générale qu'une restauration hollandaise, une humiliation permanente et sans issue. Le roi Louis-Philippe avait eu bien garde de s'exprimer avec un tel emportement ; interrogé par l'envoyé belge sur l'accueil qu'il ferait à la candidature du prince de Cobourg et à un projet de mariage de ce prince avec une de ses filles ; Je connais depuis longtemps le prince, répondit-il ; c'est un beau cavalier, un parfait gentilhomme, très-instruit, très-bien élevé ; la Reine le connaît aussi et apprécie les avantages de sa personne. Mais... il y a un mais qui n'a rien de désobligeant pour la personne et les qualités du prince, il y a des répugnances de famille, des préjugés peut-être, qui s'opposent à l'union projetée. Le refus du gouvernement français empêcha qu'on ne donnât suite à cette candidature sur laquelle, d'ailleurs, le cabinet anglais n'insista pas. Chose singulière, on n'avait pas alors, même en Angleterre[19], grande idée de la capacité du prince de Cobourg. que M. de Talleyrand traitait de pauvre sire. Et puis, lord Palmerston donnait pour instruction, au moins apparente, à ses agents, de ne prendre parti pour aucun candidat ; ou plutôt il ne leur avait donné qu'une instruction : empêcher la prépondérance française en Belgique ; sur les moyens d'y arriver, il n'avait pas d'idée arrêtée.

Pendant que les deux grandes puissances ne faisaient guère que se neutraliser mutuellement, une candidature avait surgi qui, tout de suite, rencontra quelque faveur en Belgique ; c'était celle du duc de Leuchtenberg, fils aîné d'Eugène de Beauharnais et de la princesse Amélie de Bavière : âgé de vingt ans, il servait dans l'armée bavaroise[20]. Son nom avait été mis en avant par M. de Bassano, l'ancien ministre de Napoléon. Le gouvernement français, consulté[21], ne dissimula pas son opposition à une candidature dont le succès aurait fait de la Belgique un foyer de manœuvres bonapartistes[22]. Ce serait se tromper, disait à ce propos le général Sébastiani, de croire que le parti bonapartiste n'a plus de racines en France ; au contraire, il est aujourd'hui très-redoutable. Louis-Philippe, tout en protestant ne pas vouloir gêner la liberté des Belges, déclara que s'ils voulaient conserver la France pour amie, ils devaient écarter le fils de Beauharnais, que jamais la France ne le reconnaîtrait, que jamais la main d'une princesse française ne lui serait accordée. De toutes les combinaisons possibles, ajouta-t-il, c'est la plus désagréable à la France, la moins favorable au repos et à l'indépendance des Belges. Cependant, en dépit de cette opposition, la candidature du duc de Leuchtenberg gagnait du terrain, tandis que celles du prince Othon de Bavière et du prince Charles de Naples ne rencontraient aucune faveur. Les journaux de Bruxelles, les orateurs du congrès reprochaient à la France de leur refuser la liberté dont elle avait usé en 1830 ; ils dénonçaient à la nation française la conduite de son gouvernement ; quelques-uns nous accusaient même de prolonger volontairement le provisoire, dans le dessein machiavélique de provoquer l'anarchie, d'allumer la guerre civile et de fondre ensuite sur la Belgique épuisée comme sur une proie facile.

Ces difficultés et l'espèce d'obstruction qui en résultait rendaient quelque espoir aux orangistes : ceux-ci s'agitaient ; de Londres, le prince d'Orange lançait des manifestes et entretenait des intelligences en Belgique. Pour mettre fin à une incertitude qui devenait périlleuse, le congrès décida, le 19 janvier, que la discussion définitive concernant le choix du souverain commencerait le 28. Grandes étaient l'anxiété et l'animation des esprits. Le gouvernement français, désireux d'écarter loyalement toute équivoque, renouvela ses précédentes déclarations. Une lettre du général Sébastiani à M. Bresson, représentant de la France à Bruxelles, lettre qui fut lue, le 13 janvier, à la tribune du congrès, s'exprimait ainsi : La situation de la Belgique a fixé de nouveau l'attention du Roi et de son conseil. Après un mûr examen de toutes les questions qui s'y rattachent, j'ai été chargé de vous faire connaître, d'une manière nette et précise, les intentions du gouvernement du Roi. Il ne consentira pas à la réunion de la Belgique à la France, il n'acceptera point la couronne pour le duc de Nemours, alors même qu'elle lui serait offerte par le congrès. Le gouvernement verrait dans le choix du duc de Leuchtenberg une combinaison de nature à troubler la tranquillité de la France. Nous n'avons pas le projet de porter la plus légère atteinte à la liberté des Belges dans l'élection de leur souverain, mais nous usons aussi de notre droit en déclarant de la manière la plus formelle que nous ne reconnaîtrons point l'élection de M. le duc de Leuchtenberg. Dans une autre lettre écrite quelques jours après, le ministre donnait l'ordre au représentant de la France, dans le cas où cette élection serait faite, de quitter aussitôt Bruxelles.

Mais plus on approchait de l'heure décisive, plus il était visible que les seules candidatures entre lesquelles se partageraient les voix du congrès étaient les deux que nous repoussions, par des motifs, il est vrai, fort différents. Celle de Leuchtenberg devenait de plus en plus populaire ; si notre opposition décidée avait détaché d'elle certains esprits, beaucoup d'autres s'en montraient blessés. Les amis de la France ne trouvèrent d'autre moyen de faire échec à cette candidature, que de proposer ouvertement celle du duc de Nemours. Malgré tout, Leuchtenberg gagnait toujours. Un des orateurs influents du congrès, M. Lebeau, soutenait sa cause avec une ardeur passionnée. Le buste du prince était promené dans les rues, couronné au théâtre, son portrait suspendu aux arbres de la liberté ! Le peuple chantait des couplets en son honneur. L'Angleterre était représentée à Bruxelles par lord Ponsonby, au moins aussi animé que son chef, lord Palmerston, contre l'influence française[23]. Lord Ponsonby, très-porté pour le prince d'Orange et se faisant illusion sur ses chances, avait d'abord travaillé pour lui, et avait paru combattre le duc de Leuchtenberg. Les puissances ne le reconnaîtront pas, disait-il. Mais il dut bientôt s'avouer que son candidat ne rencontrait aucun appui. Il n'y a rien à faire pour le prince d'Orange, lui dit un député partisan du Beauharnais ; la lutte sera entre le duc de Leuchtenberg et le duc de Nemours. Poussé à bout, lord Ponsonby s'écria alors : Nommez plutôt le diable que le duc de Nemours[24].

Tous ces faits n'échappaient pas à la vigilance du jeune diplomate qui représentait la France à Bruxelles : M. Bresson, homme d'initiative et d'énergie, n'était pas d'humeur à laisser jouer ou mortifier la France sous ses yeux, sans tenter de l'empêcher. Ce qu'il apprenait des dispositions des membres du congrès et surtout de l'action de l'envoyé anglais le persuadèrent que la nomination du duc de Leuchtenberg était certaine, si on ne lui opposait formellement un fils de Louis-Philippe. Telle était aussi la conviction du colonel de Lawœstine qu'on venait d'adjoindre à M. Bresson, à cause de ses relations avec la société belge. Mais comment faire, après les déclarations si nettes, si réitérées, du gouvernement français ? M. Bresson partit en toute hâte pour Paris, brûla les étapes, et le 29 janvier, au point du jour[25], il avait audience du Roi en présence du ministre des affaires étrangères. Il exposa le péril imminent et la nécessité de poser la candidature du duc de Nemours, si l'on voulait écarter un choix qui, dans les circonstances présentes, serait un échec grave pour la France. Ses instances ne purent cependant arracher au Roi ou au ministre le moindre mot qui retirât les déclarations antérieures et donnât instruction de faire élire le prince français. Au fond, en effet, Louis-Philippe était toujours résolu à refuser la couronne. Mais, parce qu'il ne dit pas, plus encore que par ce qu'il dit, il parut attendre ou tout au moins permettre que son envoyé fît, sans autorisation, de son propre chef, et au risque d'être désavoué, ce qu'on ne voulait pas lui ordonner de faire. M. Bresson était trop fin pour ne pas comprendre, trop hardi pour reculer devant la responsabilité. Revenu bride abattue à Bruxelles, il y prit une attitude, tint un langage, qui, sans donner à nos amis belges aucune assurance officielle, leur firent ou tout au moins les laissèrent croire qu'ils pourraient forcer la main au gouvernement français, et que celui-ci, une fois le vote émis, ne refuserait pas la couronne ; le colonel Lawœstine s'associa à ce jeu ; des lettres officieuses venues de Paris tendirent à répandre la même conviction[26]. Cette manœuvre hardie releva les intérêts français tout à l'heure si compromis et contrebalança les avantages qu'apportait à la candidature du duc de Leuchtenberg l'appui souterrain de lord Ponsonby.

Pendant ce temps, le débat décisif s'était ouvert, le 28 janvier, dans le congrès belge ; il se prolongea jusqu'au 3 février, dramatique, passionné, remuant toutes les questions qui mettaient en jeu l'existence de la Belgique, et aussi la paix de l'Europe. Les partisans du duc de Nemours firent valoir les avantages de l'intimité avec la France. Mais la couronne serait-elle acceptée ? Toutes nos lettres venant de Paris, disait M. Gendebien, nos relations avec de hauts personnages en France, la voix patriotique et persuasive de La Fayette, le vœu de la France entière, nous sont un sûr garant que les sentiments paternels de Louis-Philippe, d'accord avec les intérêts et la politique de la France, ne lui permettront pas d'hésiter un seul instant. M. Van de Weyer ajoutait : Je n'ai pas dit que j'étais certain de l'acceptation ; car, pour tenir un pareil langage, il aurait fallu que j'en eusse la preuve officielle, et, dans ce cas, j'aurais cru pouvoir et devoir trancher la question. En mettant sous vos yeux la pièce probante, je vous aurais dit : Messieurs, je viens de recevoir la preuve de l'acceptation du duc de Nemours ; je puis, donc annoncer au congrès que son choix ne sera pas fait en vain. Il m'est impossible de parler ainsi, mais je n'en ai pas moins la conviction que la couronne sera acceptée par le duc de Nemours. Les éléments de cette conviction, je les puise ailleurs que dans les communications officielles. M. Lehon était plus affirmatif encore : Je suis de ceux qui sont convaincus que si le duc de Nemours est nommé, il acceptera la couronne. Les partisans du duc de Leuchtenberg opposèrent les déclarations réitérées et non désavouées du gouvernement français ; ils s'efforcèrent aussi d'éveiller les susceptibilités du patriotisme belge. Si nous voulons conserver l'estime et la sympathie de la France, dit M. Devaux, ne nous humilions pas devant elle. Ne nous obstinons pas à nous livrer à ses princes, quand eux-mêmes nous refusent... Ah ! messieurs, ne soyons une source d'embarras pour personne ; ne nous ravalons pas à être une misérable petite Navarre[27] ; restons la belle, la noble Belgique ! Depuis longtemps, le mot de patrie ne résonnait qu'imparfaitement dans nos cœurs. Depuis des siècles, nous n'avons fait que passer d'un joug à l'autre, tour à tour Espagnols, Autrichiens, Français, Hollandais ; depuis quatre mois seulement, nous sommes Belges, et nous avons retrouvé une patrie... Cette patrie, que nous avons ressaisie au prix du sang belge, faut-il déjà l'humilier aux pieds d'une puissance étrangère ?

Vient enfin le moment du vote : l'anxiété est grande. Sur 191 membres présents, 89 se prononcent pour le duc de Nemours, 67 pour le duc de Leuchtenberg, 35 pour l'archiduc Charles d'Autriche. Il faut procéder à un second tour : le duc de Nemours obtient alors 97 voix — c'est la majorité absolue, — le duc de Leuchtenberg 74, l'archiduc Charles 21. Le duc de Nemours est proclamé. Le cri de : Vive le Roi ! poussé par l'assemblée, gagne la foule qui assiège le palais ; l'enthousiasme est général, et les partisans du duc de Leuchtenberg sont les premiers à se rapprocher des vainqueurs ; il n'y a plus qu'un sentiment : inaugurer sans retard le nouveau règne pour sertir du provisoire. Une députation est chargée de porter au roi des Français la nomination de son fils. Personne alors ne doute ou ne veut douter de l'acceptation.

Mieux informés, les Belges auraient su pourtant que Louis-Philippe persistait toujours dans sa volonté de refus. S'il avait laissé agir M. Bresson, c'était uniquement pour écarter une candidature dangereuse et contrecarrer une manœuvre de la diplomatie anglaise ; mais il ne voyait là qu'un expédient destiné à gagner du temps et n'avait pas eu un moment d'hésitation sur sa décision finale. Quelques-uns de ses ministres, — ceux qui désiraient le plus plaire à la gauche, — avaient sans doute une sagesse moins résolue, et, devant la tournure que prenaient les choses à Bruxelles, ils se demandaient s'il ne serait pas possible d'imposer à l'Europe le fait accompli. C'est sans doute pour répondre à cette velléité, ou plutôt pour dissiper cette illusion, qu'après le voyage de M. Bresson, mais avant le vote final du congrès, le 1er février, M. de Talleyrand sonda lord Palmerston sur la question de savoir s'il agréerait la nomination du duc de Nemours. La réponse du ministre anglais fut sans ménagement. Ce sera pour nous, dit-il, absolument la même chose qu'une union avec la France, et c'est à la France à mesurer toutes les conséquences auxquelles l'exposerait une telle méconnaissance de ses promesses. Je ne crois pas, ajouta-t-il, que la masse de la nation française désire la Belgique au prix d'une guerre générale. Il ne s'en tint pas là : une dépêche officielle fut envoyée à Paris pour réclamer du gouvernement français le plein accomplissement de l'engagement qu'il avait pris de refuser la couronne. Le chef du Foreign-Office pensait sans doute qu'il n'y aurait pas lieu de recourir à la guerre, mais, s'il fallait la faire, l'occasion lui paraissait légitime. Nous ne pouvons accepter l'élévation du duc de Nemours, écrivait-il, le 2 février, à son ambassadeur à Paris, sans mettre en danger la sûreté de la nation et sans porter atteinte à son honneur[28]. Le gouvernement anglais n'avait pas de peine d'ailleurs à associer les autres puissances à son opposition. Dès le 1er février, il proposa à la Conférence de décider que, dans le cas où la souveraineté de la Belgique serait offerte à un prince appartenant aux familles régnantes des cinq puissances, une telle offre serait absolument repoussée : les plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie adhérèrent aussitôt à cette proposition, M. de Talleyrand la prit ad référendum, disant qu'il attendait avant peu les instructions de son gouvernement.

Quand, quelques jours après, on sut, à Londres, l'élection de Bruxelles, l'émotion fut vive ; lord Palmerston était furieux. Toutefois, on ne resta pas longtemps dans le doute sur les intentions du gouvernement français. Le vote avait eu lieu le 3 février ; dès le 4, aussitôt la nouvelle parvenue à Paris, le général Sébastiani vint annoncer à l'ambassadeur anglais que le Roi était décidé à refuser la couronne offerte et qu'il désirait marcher d'accord avec les autres puissances, surtout avec l'Angleterre[29]. En même temps, M. de Talleyrand fut chargé de faire une déclaration analogue à la Conférence : cette déclaration fut consignée dans le protocole du 7 février, mais en même temps, par déférence pour la France, la Conférence décida que si le duc de Leuchtenberg était élu, il ne serait reconnu par aucune des cinq cours. Sur ce point, la diplomatie française était donc arrivée à son but ; elle avait obtenu l'exclusion du candidat bonapartiste à la fois à Bruxelles et à Londres, dans le congrès belge et dans la conférence européenne.

Tandis que ces déclarations s'échangeaient entre les chancelleries, la députation du congrès belge était arrivée à Paris, le 6 février, toujours pleine d'espoir. Logée dans un hôtel appartenant à Madame Adélaïde, elle y fut traitée avec une hospitalité somptueuse, comme si l'on cherchait par ces bons procédés a atténuer le déplaisir du refus qu'on se préparait à lui faire[30]. Ce refus, tout en le laissant pressentir dans les conversations officieuses, on en retarda, toujours par le même dessein de ménagement, la manifestation officielle. Enfin, le 17 février, la députation fut reçue en grand apparat au Palais-Royal. Après avoir entendu de la bouche du président l'offre faite à son fils, le Roi répondit d'une voix émue : Si je n'écoutais que le penchant de mon cœur et ma disposition si sincère de déférer au vœu d'un peuple dont la paix et la prospérité sont également chères et importantes à la France, je m'y rendrais avec empressement. Mais quels que soient mes regrets, quelle que soit l'amertume que j'éprouve à vous refuser mon fils, la rigidité des devoirs que j'ai à remplir m'en impose la pénible obligation, et je dois déclarer que je n'accepte pas pour lui la couronne que vous êtes chargés de lui offrir. Mon premier devoir est de consulter avant tout les intérêts de la France, et, par conséquent, de ne point compromettre cette paix que j'espère conserver pour son bonheur, pour celui de la Belgique, et pour celui de tous les Etats de l'Europe, auxquels elle est si précieuse et si nécessaire. Exempt moi-même de toute ambition, mes vœux personnels s'accordent avec mes devoirs. Ce ne sera jamais la soif des conquêtes ou l'honneur de voir une couronne placée sur la tête de mon fils, qui m'entraîneront à exposer mon pays au renouvellement des maux que la guerre amène à sa suite, et que les avantages que nous pourrions en retirer ne sauraient compenser, quelque grands qu'ils fussent d'ailleurs. Les exemples de Louis XIV et de Napoléon suffiraient pour me préserver de la funeste tentation d'ériger des trônes pour mes fils, et pour me faire préférer le bonheur d'avoir maintenu la paix à tout l'éclat des victoires que, dans la guerre, la valeur française ne manquerait pas d'assurer de nouveau à nos glorieux drapeaux.

Puis s'adressant à la Belgique : Qu'elle soit libre et heureuse ! s'écria le Roi. Qu'elle n'oublie pas que c'est au concert de la France avec les grandes puissances de l'Europe qu'elle a dû la prompte reconnaissance de son indépendance nationale ! Et qu'elle compte toujours avec confiance sur son appui pour la préserver de toute attaque extérieure ou de toute intervention étrangère ! Suivaient des conseils presque paternels, donnés à la jeune nation. La scène était imposante. L'émotion de Louis-Philippe gagnait ses auditeurs, et les larmes coulaient sur plus d'un visage[31]. C'est que, suivant le témoignage de M. Guizot présent à cette audience, on sentait dans la parole du Roi, non pas les hésitations, car il n'avait pas hésité, mais toutes les velléités, tous les sentiments qui avaient agité son esprit ; l'amour-propre satisfait du souverain à qui le vœu d'un peuple déférait une nouvelle couronne ; le regret étouffé du père qui la refusait pour son fils ; le judicieux instinct des vrais intérêts de la France, soutenu par le secret plaisir de comparer son refus aux efforts de ses plus illustres devanciers, de Louis XIV et de Napoléon, pour conquérir les provinces qui venaient d'elles-mêmes s'offrir à lui ; une bienveillance expansive envers la Belgique, à qui il promettait de garantir son indépendance après avoir refusé son trône ; et au-dessus de ces pensées diverses, de ces agitations intérieures, la sincère et profonde conviction que le devoir comme la prudence, le patriotisme comme l'affection paternelle, lui prescrivaient la conduite qu'il tenait et déclarait solennellement. L'acte eut un grand retentissement en Europe. C'était un gage éclatant donné aux alliés comme aux adversaires de la nouvelle monarchie de sa modération et de sa prudence. C'était surtout la preuve, alors non superflue, que, derrière et au-dessus de l'agitation révolutionnaire, il y avait en France un pouvoir royal ayant une volonté ferme, persévérante, et en état de la faire prévaloir.

Si l'Europe avait lieu d'être satisfaite, les Belges par contre étaient cruellement désappointés. Dans leur embarras, ils nommèrent un régent qui fut M. Surlet de Chokier. La place du Roi était occupée : son rôle n'était pas rempli. Le régent, vieillard respectable, ne se sentait aucunement en position de diriger ou de contenir l'opinion publique. Celle-ci était plus que jamais en révolte contre les décisions de la Conférence, à laquelle elle reprochait d'avoir changé sa médiation en arbitrage tyrannique. Cette résistance faisait d'autant plus mauvais effet à Londres que le roi des Pays-Bas, changeant au contraire d'attitude, venait, le 18 février, d'adhérer pleinement aux protocoles du 20 et du 27 janvier, fixant les bases de séparation entre la Belgique et la Hollande. Dès le lendemain, les plénipotentiaires se réunirent, prirent acte de cette adhésion et établirent non sans solennité, à l'encontre des protestations belges, le droit de l'Europe ; — il y avait alors encore une Europe. Chaque nation, disait le protocole, a ses droits particuliers ; mais l'Europe aussi a son droit : c'est l'ordre social qui le lui a donné. Les traités qui régissent l'Europe, la Belgique indépendante les trouvait faits et en vigueur ; elle devait donc les respecter et ne pouvait pas les enfreindre... Les puissances devaient faire prévaloir la salutaire maxime que les événements qui font naître un État nouveau ne lui donnent pas plus le droit d'altérer un système général dans lequel il entre, que les changements survenus dans la condition d'un État ancien ne l'autorisent à se croire délié de ses engagements antérieurs. Le protocole déclarait que les arrangements des protocoles du 20 et du 27 janvier étaient fondamentaux et irrévocables, et que l'indépendance de la Belgique ne serait reconnue qu'aux conditions qui résultaient de ces arrangements. Il constatait le droit des autres États de prendre telles mesures qu'ils jugeraient nécessaires pour faire respecter ou pour rétablir leur autorité légitime dans tous les pays à eux appartenant et sur lesquels les Belges élevaient des prétentions ; — c'était reconnaître à la Confédération germanique le droit d'agir militairement contre le Luxembourg ; — enfin la Conférence ajoutait que le roi des Pays-Bas ayant adhéré sans restriction aux arrangements relatifs à la séparation de la Belgique d'avec la Hollande, toute entreprise des autorités belges sur le territoire déclaré hollandais serait envisagée comme un renouvellement de la lutte à laquelle les cinq puissances avaient résolu de mettre un terme. L'avertissement, loin d'intimider les Belges, ne fit que les exciter encore davantage. Au congrès, dans les journaux, on ne parla plus que de reprendre immédiatement les hostilités contre les Hollandais ; et le régent, s'adressant dans une proclamation solennelle aux habitants du Luxembourg, leur promit au nom de la Belgique que leurs frères ne les abandonneraient pas. — Nous avons commencé notre révolution, disait-il, malgré les traités de 1815, nous la finirons malgré les protocoles de Londres. La diplomatie européenne était ouvertement bravée : le scandale fut grand dans la Conférence[32].

Un fait contribuait à encourager la Belgique dans une résistance si téméraire : le ministère français, pour donner des gages aux patriotes qui lui reprochaient trop de déférence envers l'Europe, et pour se faire bien voir des Belges au moment où ceux-ci était en recherche d'un souverain, avait refusé de ratifier les protocoles du 20 et du 27 janvier fixant les bases de séparation. Le général Sébastiani avait même fait connaître à Bruxelles cette opposition par une lettre à M. Bresson en date du 1er février, lettre qui fut lue et applaudie en plein congrès et qui paraissait reproduire la thèse même des Belges, Dans la question des dettes, comme dans celle de la fixation de l'étendue et des limites des territoires, disait le ministre, nous avons toujours entendu que le concours et le consentement libre des deux États étaient nécessaires ; la Conférence de Londres est une médiation, et l'intention du gouvernement du Roi est qu'elle n'en perde jamais le caractère. De plus, ordre était donné à M. de Talleyrand de déclarer expressément à la Conférence la non-adhésion du gouvernement français.

Était-ce donc que nous renoncions à la politique de concert européen, primitivement adoptée ? Dans les chancelleries étrangères, des bruits inquiétants circulaient sur nos desseins ; on notait l'impulsion plus active que jamais donnée à nos armements ; à Berlin, on racontait que nous faisions des ouvertures, sans grand succès il est vrai, aux petites puissances allemandes, pour les attirer, en cas de guerre, dans l'orbite de la France et établir avec elles un lien semblable à celui qui, sous Napoléon, unissait la Confédération du Rhin à l'Empire français[33]. En Italie, comme nous le verrons tout à l'heure, un conflit paraissait imminent entre la France et l'Autriche. Il y avait pis encore que l'alarme jetée dans les cours du continent, c'était le mécontentement de l'Angleterre. Celle-ci s'en prenait à nous, beaucoup plus qu'aux Belges, des insolentes bravades de ces derniers[34]. On pouvait se demander si, dans son irritation, lord Palmerston n'allait pas rompre l'entente des deux puissances occidentales si habilement établie par notre diplomatie au lendemain de la révolution, et y substituer l'alliance des quatre anciens coalisés de 1814 contre la France isolée. Précisément, vers cette époque, M. de Flahaut avait été envoyé à Londres avec mission de proposer une alliance secrète offensive ; lord Palmerston déclina formellement l'ouverture, déclarant qu'il préférait se placer comme une sorte de médiateur entre les trois puissances et la France, résolu à se prononcer contre celle des deux parties qui romprait la paix ; il ajouta que, pour le moment, la France ne lui paraissait pas menacée, et que s'il y avait danger, il venait plutôt de la France elle-même. Plus notre résistance aux décisions de la Conférence se dessinait, plus les dispositions naturellement soupçonneuses du ministre britannique trouvaient occasion de se manifester ; il ne voyait de notre côté que double jeu, manœuvres souterraines, complots, arrière-pensées de guerre et conquêtes. Comme il l'a dit lui-même peu après, en rappelant les souvenirs de cette époque, la politique du ministère Laffitte tendait à écarter l'Angleterre de l'alliance française, et à lui faire comprendre à quel point son intérêt lui commandait de se rapprocher de plus en plus des trois grandes puissances de l'Est[35].

M. de Talleyrand ne se faisait pas à l'idée devoir ainsi compromettre non-seulement les résultats obtenus déjà en Belgique, mais la sécurité même de la France en Europe, en un mot de voir ruiner toute son œuvre diplomatique. Aussi, usant d'une liberté que rendaient seuls possible et sa situation personnelle et le relâchement des liens hiérarchiques, il résolut de ne tenir aucun compte des instructions de son ministre. Non-seulement il ne souffla pas mot à la Conférence de la déclaration de non-adhésion que son gouvernement l'avait chargé de faire, mais il signa le protocole du 19 février qui déclarait irrévocables les bases de séparation fixées antérieurement, affirmait le droit de l'Europe et repoussait de haut les protestations belges. L'irritation fut vive à Paris : on parla de rappeler un ambassadeur si hardiment désobéissant ; mais on n'osa. D'ailleurs, les hommes en position de deviner le dessous des cartes soupçonnèrent alors que la hardiesse de M. de Talleyrand venait de ce qu'il se savait au fond d'accord avec la pensée du Roi ; non que celui-ci crût alors possible de l'exprimer tout haut ; il feignait même de partager le mécontentement de son cabinet[36] ; mais les moyens ne lui manquaient pas pour correspondre directement avec l'ambassade de Londres, par-dessus la tête et à l'insu de ses ministres.

En cette circonstance, l'indiscipline de l'ambassadeur et le double jeu du Roi servirent le véritable intérêt de la France. Toutefois, de tels moyens pouvaient-ils être longtemps efficaces, et suffisaient-ils à écarter des difficultés chaque jour plus graves ? Étaient-ils du reste en eux-mêmes de nature à mériter pour la politique française la confiance et la considération de l'Europe ? Nul n'eût osé le dire, et il était évident qu'une telle situation ne pouvait se prolonger sans mettre en péril et la Belgique et la France.

 

II

On se ferait difficilement une idée de l'émotion produite à Paris, dans les premiers jours de décembre, par la nouvelle du soulèvement de Varsovie. Sans doute le mouvement belge s'était produit trop près de nous, intéressait trop directement notre politique, pour n'avoir pas inspiré de vives sympathies. La cause de l'indépendance italienne avait aussi pour l'imagination française un charme plein de poésie. Mais tout cela n'était rien à côté de l'effet produit par les événements de Pologne. On ne parlait pas d'autre chose à Paris. Chacun chantait la Varsovienne de M. Delavigne, avec non moins de passion que la Parisienne[37]. La Fayette pouvait s'écrier : Toute la France est polonaise, et il mettait en demeure le gouvernement français de montrer que lui aussi était polonais. Nous vivions surtout en Pologne, a écrit plus tard M. Louis Blanc. Au service de cette cause, les catholiques n'étaient pas moins enflammés que les démocrates, et le jeune comte de Montalembert faisait écho, dans l'Avenir, aux explosions d'Armand Carrel dans le National. Tout était réuni d'ailleurs pour expliquer et justifier ces sympathies : admiration pour ces combattants dont la vaillance voilait ce que certains bas-fonds de l'insurrection avaient, de moins noble et de moins pur ; souvenir indigné de ce meurtre d'une nation, meurtre qui avait été, à la fin du dernier siècle, un crime odieux à la charge de l'Europe et pour notre pays un irréparable malheur ; vieille tendresse pour ces Français du Nord, encore réchauffée dans l'héroïque fraternité des guerres impériales ; enfin le sentiment que, par sa révolte de novembre 1830, la Pologne venait d'arrêter et de détourner sur elle les armées que le Czar réunissait pour les jeter sur la France et sur la Belgique[38]. Et puis, n'y avait-il pas là de quoi flatter et satisfaire ce goût et ce besoin de dramatique qui sont, pour l'esprit français, l'une des premières conséquences de l'excitation révolutionnaire[39] ? Au lieu des émeutes bourgeoises de Bruxelles ou des conspirations à huis clos du carbonarisme italien, c'étaient de formidables batailles où s'entrechoquaient, dans les boues et les neiges de Pologne, des armées de cent mille hommes. Dans l'incertitude poignante de l'éloignement, la rumeur d'une victoire, acclamée un jour avec des larmes d'enthousiasme, se trouvait le lendemain cruellement démentie, et les journaux passaient brusquement des dithyrambes de l'illusion aux imprécations du désespoir. Il n'était pas jusqu'à ce fantôme meurtrier et alors nouveau du choléra, qui, s'avançant à la suite des armées russes, ne donnât à ce tableau une couleur plus sinistre encore.

Mais que faire pour répondre au cri parti des rives de la Vistule ? La guerre ? la guerre à six cents lieues, à travers tout le continent, cette guerre où avait échoué Napoléon dans sa puissance ? Il y avait longtemps que le proverbe polonais disait : Dieu est trop haut, et la France est trop loin. D'ailleurs, sur ce terrain plus encore que sur tout autre, on était assuré de rencontrer la coalition. Outre la Russie, pour laquelle la conservation de la Pologne était non-seulement un intérêt politique et un calcul de gouvernement, mais une passion nationale et populaire, on se heurtait aux deux autres partageants, l'Autriche et la Prusse. Quant à l'Angleterre, le refus qu'elle allait faire bientôt de s'associer à nous pour une simple démarche diplomatique, montrait dans quel isolement elle nous eût laissés en cas de guerre.

Convaincu de son impuissance, le Roi voulut du moins rendre à la Pologne le service de dissiper, dès le premier jour, avec une netteté loyale et humaine, toutes les illusions qui auraient pu lui faire attendre un secours armé de la France, illusions malheureusement créées et entretenues par le langage des hommes politiques de gauche, parles polémiques des journaux, et par les démarches de certains émissaires aussitôt partis de la France pour la Pologne. Peu de jours après la rébellion, notre consul à Varsovie signifia formellement aux insurgés qu'il n'y avait rien à attendre de la France ; Sébastiani fit une déclaration analogue à l'envoyé polonais, Wolicki ; enfin, des instructions dans le même sens furent données par le Roi à M. de Mortemart, nommé, en janvier 1831, ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Le gouvernement français était bien résolu à s'en tenir à l'action diplomatique : encore était-il le premier à se rendre compte que dans les conditions de l'Europe, cette action ne pouvait guère être efficace, et l'entreprit-il avec plus de bonne volonté que d'espoir.

Il chercha surtout à émouvoir le gouvernement autrichien. Le prince de Metternich était sans passion personnelle contre les Polonais. Croit-on, disait-il à notre ambassadeur, que, comme homme, je puisse être insensible à la vue de tant de courage ? Et pense-t-on que, comme ministre, je n'aimerais pas mieux avoir pour voisine une Pologne toujours bienveillante et toujours amie, qu'une Russie toujours envieuse et toujours envahissante ?[40] Une autre fois, causant avec le jeune comte André Zamoyski, le chancelier autrichien reconnaissait les inconvénients du partage, disait qu'il désirait le rétablissement du royaume, et ajoutait que, s'il avait la certitude d'y parvenir dans les vingt-quatre heures, il le signerait à l'instant, ne dissimulant pas du reste que, pendant ces vingt-quatre heures, il aurait une grande peur. Mais les liens qui l'unissaient au Czar, la répugnance, la crainte que lui inspirait, surtout au lendemain de la révolution de Juillet, toute extension du droit et du fait insurrectionnel, furent plus forts que les sympathies, les regrets, on pourrait presque dire les remords, dont il faisait l'aveu. Aussi, loin de s'unir à nos démarches, seconda-t-il sur les frontières de Galicie les mesures répressives du gouvernement russe, et proclama-t-il évidente la justice de la cause défendue par le Czar. Nous eûmes moins de succès encore auprès du gouvernement prussien : malgré les remontrances de la France, il fournissait à l'armée moscovite, coupée de ses communications, des munitions et des vivres, mettait la main sur la réserve considérable déposée à la banque de Berlin par le gouvernement polonais, et confisquait les biens de ses sujets qui prenaient part à l'insurrection. A Londres, lord Palmerston nous refusa tout concours ; en chargeant l'ambassadeur anglais à Saint-Pétersbourg de surveiller les événements, il lui recommanda de ne faire aucune démarche qui pût amener des discussions peu amicales entre lui et le gouvernement russe avec lequel le gouvernement de Sa Majesté était plus que jamais désireux, dans les circonstances actuelles, de conserver les rapports les plus étroits d'amitié[41].

Les Polonais eux-mêmes rendirent notre action diplomatique plus difficile encore : ils lui enlevèrent en quelque sorte son point d'appui juridique, le jour où, contrairement à l'avis de leurs chefs les plus courageux et les plus éclairés, obéissant aux clubs de Varsovie, ils ne se bornèrent plus à réclamer les avantages stipulés dans les traités de Vienne pour le royaume de Pologne, mais proclamèrent la déchéance des Romanow et l'indépendance absolue de toute l'ancienne Pologne. En janvier 1831, le duc de Mortemart se rendait à Saint-Pétersbourg où il venait d'être nommé ambassadeur. Un peu au delà de Berlin, la nuit, par un froid glacial, il rencontra, au milieu d'une forêt, les agents du gouvernement insurrectionnel de Varsovie, qui s'étaient portes sur son passage, pour l'interroger sur les dispositions de la France. La conférence commencée dans la neige s'acheva dans la voiture de l'ambassadeur. Celui-ci, loyalement soucieux de ne laisser aux Polonais aucune illusion sur ce que nous pouvions pour eux, les pressa de retourner à Varsovie pour y déconseiller toute résolution violente et notamment la déchéance de Romanow. Mais les envoyés, loin de se rendre à ces observations, paraissaient avoir des raisons de n'y attacher aucun crédit. La démocratie française, disaient-ils, sera maîtresse des événements ; et la démocratie française soutiendra la Pologne. Votre Roi et vos Chambres seront forcés par l'opinion publique de nous venir en aide. Et ils prononcèrent le nom de La Fayette, comme étant l'origine de leurs informations et le fondement de toutes leurs espérances. M. de Mortemart essaya vainement de les désabuser, et ce tragique dialogue se termina ainsi : Le sort en est jeté, dirent les envoyés, ce sera tout ou rien. — Eh bien, reprit M. de Mortemart, je vous le dis avec douleur, mais avec une profonde conviction : ce sera rien. La voiture de l'ambassadeur continua son chemin, pendant que les envoyés disparaissaient dans l'ombre de la forêt[42].

Par la situation de l'Europe, par le fait de notre révolution, par les fautes des Polonais, nous étions donc absolument impuissants, et M. Thiers a pu écrire, quelques mois plus tard, quand tout était fini : La Pologne est restée comme une grande douleur pour nous, et elle ne pouvait être autre chose.

 

III

L'Italie, mécontente de ses gouvernements rétrogrades et malhabiles, blessée dans sa nationalité par la domination de l'Autriche sur une partie de la Péninsule et par sa suprématie sur le reste, se souvenant d'avoir été déjà une première fois associée aux destinées d'une révolution française, devait nécessairement ressentir le contre-coup des événements de Juillet. Dès le premier jour, de nombreux réfugiés avaient, de France, dirigé sur leur patrie un travail ardent de propagande et même de conspiration ; heureux quand ils ne préparaient pas sur notre sol des expéditions de flibustiers comme celles qui furent tentées, sans succès, à la vérité, contre le gouvernement sarde. Ces réfugiés avaient été sous la Restauration en relations étroites avec l'opposition d'alors ; non-seulement ses protégés, mais encore ses instructeurs, ils lui avaient un moment donné des leçons de carbonarisme. L'opposition devenue maîtresse de la France, ils croyaient pouvoir compter sur son appui. Ils trouvèrent en effet sympathie dans l'opinion régnante. Par une coïncidence singulière, le jour même où éclatait la révolution de Juillet, l'empereur d'Autriche avait ordonné l'élargissement de Silvio Pellico et des autres jeunes Italiens, détenus depuis plus de huit ans dans les cachots du Spielberg ; la plupart étaient venus aussitôt à Paris ; leurs récits[43], la vue du corps épuisé et mutilé de l'un d'eux, l'infortuné Maroncelli, avivèrent les sympathies pour les champions de l'indépendance et de la liberté italiennes ; on s'attendrissait sur les victimes ; on s'indignait contre les bourreaux[44]. Ces sympathies ne demeurèrent pas inactives. Ceux qui travaillaient à révolutionner la Péninsule rencontrèrent des approbateurs et des complices jusque chez des hommes qui touchaient de très-près au gouvernement ou qui en faisaient partie comme La Fayette. Ne se targuaient-ils même pas d'avoir la faveur du jeune prince royal ? En Italie, des agents consulaires français croyaient remplir leurs instructions ou tout au moins deviner les intentions de leur gouvernement en secondant les conspirateurs[45].

Cette agitation n'échappait pas à l'Autriche, trop directement intéressée pour n'être pas attentive. Le 4 août 1830, à la nouvelle de la révolution de Juillet, M. de Metternich avait écrit à son souverain : Un côté vers lequel il faut que, sans tarder, nous dirigions nos regards, c'est le côté italien ; c'est l'Italie que les menées révolutionnaires chercheront certainement à gagner[46]. Le chancelier autrichien songeait à cette contrée, et il ne s'en cachait pas, quand il avait tout de suite protesté si vivement contre le principe de non-intervention. Dès novembre 1830, aux premières menaces de trouble dans les États sardes, il fit savoir à notre ambassadeur à Vienne qu'une révolution dans le Piémont devant avoir pour suite inévitable un soulèvement dans la Lombardie, il se croirait obligé de prendre, à tout prix, les mesures les plus propres à étouffer dès le principe une tentative de cette nature. Il ajouta d'une façon plus générale que toute insurrection voisine des provinces lombardes lui créait un danger sur lequel il ne pouvait transiger, et que, si le principe de non-intervention lui était opposé, il protestait à l'avance de l'impossibilité de le reconnaître, quelles que pussent être d'ailleurs les conséquences de la détermination que lui dictait l'intérêt de la monarchie. Plus tard, en janvier 1831, ramené au même sujet par la fermentation croissante de l'Italie centrale, M. de Metternich affirma d'abord le droit de l'Autriche de veiller à la sûreté des pays que des conditions de réversibilité attachaient à la couronne impériale, tels que les duchés de Parme et de Modène. Pour le reste de la Péninsule, il n'admettait à son action d'autres limites que celles de l'intérêt autrichien. Il déclarait que, pour établir le droit d'intervention des gouvernements, il était prêta s'exposer à l'intervention des peuples, parce qu'alors la question nettement posée deviendrait une question de force ; qu'il aimait mieux périr par le fer que par le poison, car, les armes à la main, il avait du moins une chance que le poison ne lui laissait pas ; qu'en un mot, si l'intervention de l'Autriche en Italie devait amener la guerre, il était prêt à l'accepter. Péril pour péril, il préférait un champ de bataille à une révolution[47].

Le gouvernement français était donc averti ; mais il avait alors tant de difficultés sur les bras qu'il négligeait volontiers celles qui n'étaient encore qu'en expectative. Le Roi cependant, plus prévoyant que ses ministres, comprit tout de suite qu'il importait de limiter le principe de non-intervention, un peu légèrement improvisé et proclamé à l'occasion de la Belgique. Il s'empressa donc de déclarer qu'il ne se croyait pas tenu de prendre les armes pour faire respecter ce principe partout et toujours. Il faut, ajoutait-il, peser les intérêts et mesurer les distances. Tel était aussi le langage que, sous son inspiration, le général Sébastiani tenait aux ambassadeurs étrangers. Le principe de non-intervention, leur disait-il, n'a été prononcé dans sa généralité que pour ne pas spécialiser le cas de la Belgique ; mais la France ne compte pas pousser ce principe au delà d'un certain rayon dans lequel elle ne peut pas voir avec indifférence un mouvement de troupes étrangères[48]. Quel était ce rayon ? Le gouvernement français donnait à entendre tout d'abord qu'en aucun cas il ne tolérerait l'intervention dans les États limitrophes : la Belgique, la Suisse, les États sardes[49]. Pour les autres États de l'Italie, ses résolutions étaient plus difficiles à saisir : peut-être étaient-elles encore incertaines, ou jugeait-il politique de laisser planer sur celles-ci un certain vague. Il apparaissait seulement qu'à ses yeux ces divers Etats ne devaient pas être placés sur la même ligne. M. Laffitte lui-même, bien que fort engagé en paroles pour le principe de non-intervention, admettait ce système de gradations et de tempéraments, et l'on citait de lui ce propos : Il y a possibilité de guerre si l'on occupe Modène, probabilité si l'on entre dans les États romains, certitude si l'on envahit le Piémont[50]. Ces réserves, que le Roi faisait introduire peu à peu, dans les conversations diplomatiques, étaient prudentes et prévoyantes. Mais l'effet ne s'en trouvait-il pas détruit par le langage qu'au même moment les ministres tenaient à la tribune ? Alors en effet, ceux-ci, ne songeant qu'à faire leur cour à l'opinion avancée, n'osaient plus indiquer aucune distinction ; ils paraissaient poser un principe absolu. La France, s'écriait M. Laffitte, le 1er décembre 1830, aux applaudissements de la gauche, ne permettra pas que le principe de non-intervention soit violé. Et, pour mieux souligner le caractère comminatoire de cette déclaration, il ajoutait, mettant en quelque sorte la main sur l'épée de la France : Sous très-peu de temps, Messieurs, nous aurons, outre nos places fortes, approvisionnées et défendues, cinq cent mille hommes en bataille, bien armés ; un million de gardes nationaux les appuieront, et le Roi, s'il en était besoin, se mettrait à la tête de la nation. Nous marcherions serrés, forts de notre droit et de la puissance de nos principes. Si les tempêtes éclataient à la vue des trois couleurs et se faisaient nos auxiliaires, tant pis pour ceux qui les auraient appelées, nous n'en serions pas comptables à l'univers ! Le président du conseil disait encore le 31 décembre : Nous avons déclaré établi par nous le principe de la non-intervention ; ce principe a déjà triomphé en Belgique ; la France saura le faire triompher toujours et partout. Il n'était pas jusqu'au général Sébastiani qui ne se laissât entraîner à dire, le 27 janvier 1831 : La Sainte-Alliance reposait sur le principe de l'intervention, destructeur de l'indépendance des États secondaires. Le principe contraire, que nous saurons faire respecter, assure l'indépendance et la liberté de tous les peuples. Les ambassadeurs étrangers s'étonnèrent plus d'une fois d'un langage public qui paraissait en contradiction avec celui qui leur était tenu au Palais-Royal ou dans le cabinet du ministre des affaires étrangères ; ils demandèrent des explications qu'on avait peine à leur donner satisfaisantes. Après le discours de M. Laffitte du 1er décembre, que nous citons plus haut, le général Sébastiani jugeait nécessaire d'envoyer aussitôt des courriers à Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg, pour y porter des déclarations rassurantes. Nul ne déplorait plus que le Roi ces fanfaronnades de tribune, mais il croyait impossible de les empêcher, et, aux diplomates étrangers qui se plaignaient à lui, il s'excusait en leur confiant qu'il avait eu beaucoup de peine à empêcher ses ministres de dire de bien autres sottises[51].

Cependant la fermentation augmentait chaque jour en Italie, principalement au centre de la Péninsule, dans les petits duchés et dans les États de l'Église. Ceux-ci présentaient alors un terrain singulièrement favorable aux conspirations. Pie VIII était mort le 30 novembre 1830, et l'interrègne qui en résulta se prolongea pendant deux mois. Quand le nouveau pontife Grégoire XVI fut enfin élu, le 2 février, l'insurrection était mûre, et, deux jours après, elle éclatait à Modène et à Bologne, De Modène elle gagna Parme. De Bologne elle descendit dans la Romagne et les Marches, et favorisée par l'hostilité de ces populations contre le gouvernement ecclésiastique, elle s'étendit, sans rencontrer l'ombre d'une résistance, jusqu'à Ancône, Pérouse, Spolète et Terni. On put craindre un moment pour Rome, mais le peuple de cette ville était favorable au Pape, le mouvement qu'y tentèrent les conspirateurs échoua piteusement. Les souverains de Modène et de Parme avaient immédiatement demandé le secours des Autrichiens. Grégoire XVI, bien que sans armée, hésita quelques jours avant de faire appel à des protecteurs aussi impopulaires et aussi incommodes. Sa première démarche fut même de demander au chargé d'affaires qui suppléait l'ambassadeur de France non encore désigné, de se porter médiateur entre lui et les insurgés : mais, par malheur, cet agent secondaire, laissé sans instructions, ne se crut pas autorisé à assumer une telle tâche[52]. Le Pape adressa alors directement un appel paternel à ses sujets, protestant de sa bonne volonté réformatrice. C'était bien de réformes qu'il s'agissait ! on poursuivait une révolution. La convention, élue par les provinces insurgées, répondit en votant, le 26 février, la déchéance de l'autorité pontificale et en nommant un gouvernement provisoire. L'hydre romaine, disait une proclamation du chef de ce gouvernement, se débat dans les convulsions de l'agonie... Il ne lui reste plus qu'à tourner ses dents venimeuses contre ses propres entrailles et à mourir enragée. Si elle osait lancer contre nous le reste de sa bave empoisonnée, nous saurions l'écraser sous nos pieds. Devant de tels outrages, le Pape crut n'avoir plus rien à ménager, et il sollicita le secours de l'Autriche.

A Vienne, on avait prévu ces appels des gouvernements italiens et l'on était résolu à y répondre. M. de Metternich ne le cacha pas à notre ambassadeur. Si cette intervention doit amener la guerre, lui dit-il, eh bien ! vienne la guerre ! nous aimons mieux en courir les chances que d'être exposés à périr au milieu des émeutes. Cette guerre, cependant, le chancelier était loin de la désirer ; bien plus, il la redoutait fort, et, pour tâcher d'en éloigner la chance, il protestait de son désintéressement, répudiait solennellement toute vue d'agrandissement territorial ou d'influence politique, se montrait fort désireux de nous être agréable et ajoutait en post-scriptum à une de ses lettres au comte Apponyi : Vous pouvez dire à Sébastiani que si, à Paris, on se conduit bien, nous voterons avec ferveur contre toute chance du duc de Leuchtenberg d'arriver au trône de Belgique[53].

La question se posait urgente, inévitable devant le gouvernement français, question de paix ou de guerre ; son embarras était grand. Tout d'abord, à ne voir que les déclarations si légèrement apportées à la tribune depuis trois mois, les seules que connût le public en France et hors de France, déclarations encore accentuées par la presse, ne semblions-nous pas obligés à empêcher par les armes toute intervention ? N'avions-nous pas pris envers les autres et envers nous-mêmes l'engagement formel de faire respecter partout notre nouveau principe ? N'était-ce pas sur la foi de ces déclarations réitérées et après s'être assurés qu'elles les couvraient contre toute attaque de l'Autriche, que les révolutionnaires italiens s'étaient lancés[54] ? Ne pas bouger, après avoir parlé si haut et si fort, ne serait-ce pas se faire maudire par l'Italie libérale et moquer par l'Europe conservatrice[55] ? Les esprits les plus sages, les plus pacifiques, en venaient à douter de la possibilité d'échapper à la guerre. Ambassadeur à Turin et bien placé pour observer, M. de Barante écrivait, le 5 mars 1831, à son ministre : Dans les diverses révolutions de Bologne, de Modène et de Parme, on a remarqué plus d'unanimité que d'énergie ; peu de dispositions à faire des sacrifices et des efforts ; peu de moyens de défense et d'armement... Mais la circonstance générale et qu'il nous importe le plus de remarquer, c'est que le fondement unique de ces révolutions, leur seul mobile est le principe de non-intervention proclamé par la France, d'une manière absolue ; du moins on l'a entendu ainsi. D'où Votre Excellence conclura facilement ce que la France perdra dans l'opinion des peuples, s'ils ne trouvent pas en elle cette protection dont ils se sont flattés. Ce sera en même temps un triomphe pour les opinions qui sont hostiles à nous et à notre révolution. Elles y verront non pas de la modération, non pas même un calcul de nos vrais intérêts, mais l'impuissance d'accomplir des menaces jetées en avant et restées sans effet. Je ne dis point que ces considérations doivent décider le gouvernement à précipiter la France dans une guerre terrible : ce n'est point lorsqu'on ne voit les questions que sous un point de vue restreint et particulier qu'on peut avoir une opinion complète. Mais il est de mon devoir que Votre Excellence n'ignore pas ce résultat infaillible de l'intervention autrichienne[56]. En même temps, dans une lettre intime, le même M. de Barante écrivait[57], le 5 mars, à M. Pasquier : Nous opposerons-nous à l'intervention de l'Autriche ? C'est la guerre générale, européenne, guerre entre des principes ennemis, entre des opinions exaltées : c'est la reprise de 1792. Souffrons-nous l'intervention ? C'est la plus complète humiliation. Nous l'avons pris de si haut et d'une façon si absolue, qu'il n'y a pas une couleur possible pour reculer ; ce sera pris comme preuve de faiblesse et d'impuissance... Pesez ces deux hypothèses dans votre sagesse.

S'il était mortifiant de ne rien faire, n'était-il pas périlleux d'agir ? L'Autriche, tout en ne désirant pas la guerre, s'apprêtait à la soutenir à outrance, car il s'agissait pour elle d'un intérêt vital. Nous armons jusqu'aux dents, écrivait, le 15 février 1831, M. de Metternich à son ambassadeur à Paris[58], et je vous prie d'être tranquille sur nos mesures. Il se montrait résolu à user de toutes les armes, et menaçait la nouvelle royauté, encore mal affermie, de lui jeter dans les jambes le duc de Reichstadt, menace qui, assure-t-on, ne laissa pas de produire quelque effet à Paris[59]. Encore, si tout devait se résumer en un duel avec l'Autriche, la France pouvait l'affronter sans témérité. Mais, comme le disait M. de Barante, la guerre deviendrait tout de suite cette guerre révolutionnaire et générale que, depuis les événements de Juillet, les esprits sages, le Roi en tête, travaillaient courageusement à écarter, la jugeant, dans l'état de la France et de l'Europe, mortelle à la monarchie et à la patrie. Guerre révolutionnaire, car, ayant contre nous tous les gouvernements italiens, y compris celui du Piémont, plus effrayé de la contagion française que séduit par les agrandissements que nous lui faisions entrevoir[60], nous n'avions plus d'autre ressource que de nous faire fauteurs de révolte dans toute la Péninsule. Guerre générale, car, nous attaquant à l'une des dispositions fondamentales des traités de 1815, nous fournissions à l'Autriche occasion de réclamer le concours de ses anciens alliés. Ne devait-elle pas compter sur ce concours ? Sans doute la Russie était aux prises avec la Pologne, et la Prusse paraissait avoir presque toute son attention occupée à surveiller Varsovie à l'est, Bruxelles à l'ouest ; mais, malgré tout, à Saint-Pétersbourg, on était au moins disposé à toutes les démonstrations, et, de Berlin, on envoyait à Vienne un général chargé de régler les conditions éventuelles d'une coopération militaire[61]. Les petits États de l'Allemagne, en dépit de nos avances, se montraient inquiets et malveillants[62], et la Confédération prenait des mesures pour porter son armée à trois cent mille hommes. De l'Angleterre, le mieux que nous pussions attendre était une neutralité également désapprobative pour les deux parties[63] : le bruit courait dans les chancelleries que le cabinet de Londres opposerait son veto à toute tentative de la France d'envahir le Piémont pour atteindre l'Autriche[64]. D'ailleurs, à ce moment, par une coïncidence malheureuse, notre ministère venait lui-même de relâcher les liens qui avaient d'abord uni, dans la conférence de Londres, les deux puissances occidentales. Enfin, tels étaient alors les rapports de la Belgique et de la Hollande, qu'une guerre sur le Pô serait aussitôt le signal d'une guerre sur l'Escaut, guerre dans laquelle la Prusse et l'Allemagne seraient forcément amenées à s'engager.

Cette lutte gigantesque, nous n'avions pas voulu l'entreprendre quand elle avait pour enjeu une large extension de nos frontières, la conquête de la Belgique ou de la rive gauche du Rhin. Y avait-il donc cette fois chance d'un avantagé plus considérable encore ? Lequel ? L'affranchissement de l'Italie ? On sait aujourd'hui ce qu'y peut gagner notre politique. Et même, sans devancer les leçons que devaient nous apporter les événements, en se plaçant au point de vue des sympathies généreuses qui régnaient alors en France pour la patrie de Silvio Pellico, n'était-il pas manifeste que la cause vraiment française au delà des Alpes n'était pas celle des insurrections mi-partie républicaines et bonapartistes qui venaient d'éclater en Romagne et dans les petits duchés ? Il entrait dans notre tradition de combattre l'influence autrichienne en Italie, mais en nous appuyant sur une partie des gouvernements locaux, notamment sur ceux du Piémont, des Deux-Siciles, des États pontificaux, en les habituant à compter sur notre protection et à accepter notre patronage ; non pas en secondant un parti révolutionnaire qui s'attaquait pêle-mêle à tous les gouvernements de la Péninsule, aussi bien aux clients naturels de la France qu'à ceux de l'Autriche. La révolution de Juillet n'avait déjà que trop éveillé contre nous les défiances et par suite diminué notre crédit auprès des divers Etats ultramontains. M. de Barante écrivait de Turin à M. Guizot : Notre considération et notre influence sont mises en quarantaine. Et encore : Les gouvernements italiens qui se défendaient un peu, avant notre révolution, de la suzeraineté autrichienne, aujourd'hui ne demandent pas mieux et cherchent là leur sauvegarde[65]. Avions-nous intérêt à précipiter cette défection de notre clientèle historique ? Ajoutez que le gouvernement le plus immédiatement menacé était celui du Souverain Pontife ; or, bien que l'opinion dominante alors en France fût loin d'être dévote et cléricale, on n'avait pas encore découvert que notre politique fût intéressée à déposséder le Pape ; au contraire, parmi les hommes d'État de cette époque, en dehors du parti ouvertement révolutionnaire, pas un seul n'eût voulu abandonner cette protection séculaire du Saint-Siège, qui était l'une des forces principales de la France en Italie et dans le monde chrétien. Toutes les raisons de prudence actuelle et de politique traditionnelle se réunissaient donc pour détourner la France de prendre les armes au service des insurrections ultramontaines. Louis-Philippe le comprenait, et son parti était pris pour la paix. Tel était aussi au fond le sentiment des ministres ; ils n'eussent pas voulu avoir la responsabilité d'une pareille guerre : mais il leur en coûtait de dire tout haut qu'ils ne l'entreprendraient pas. C'est pourtant ce qu'il eût été nécessaire de faire, ne fût-ce que pour dissiper les équivoques nées de leur langage antérieur. Le 26 février, La Fayette, consulté par ses amis de Bologne sur les dispositions du gouvernement français, leur répondait[66] : Je ne peux que vous référer à ce que le gouvernement a proclamé lui-même à la tribune nationale, et à l'assentiment que trois fois il a donné dans cette Chambre en ne réclamant pas contre mes définitions du système français de non-intervention. J'ajouterai que j'ai eu connaissance de lettres officielles qui étaient d'accord avec ces principes. Quelles étaient ces lettres officielles ? Un peu plus tard, dans la séance du 18 mars, alors que le général Sébastiani était devenu le collègue de Casimir Périer, La Fayette, voulant lui opposer le langage qu'il avait tenu pendant l'administration précédente, lui demanda s'il était vrai ou s'il n'était pas vrai qu'il eût déclaré officiellement que le gouvernement français ne consentirait jamais à l'entrée des Autrichiens dans les pays actuellement insurgés de l'Italie. Le général Sébastiani répondit : Entre ne pas consentir et faire la guerre, il y a une grande différence. Cette réponse permet d'entrevoir à quelles équivoques des ministres timides avaient recours pour ne pas heurter de front le parti belliqueux.

Quand l'homme de confiance du Roi avait si peu le courage de ses résolutions pacifiques, que ne pouvait-on pas craindre de la faiblesse habituelle de M. Laffitte ? Aussi Louis-Philippe n'hésitait-il pas à prendre contre lui des précautions qui jettent un jour curieux sur l'état intérieur du gouvernement. Notre ambassadeur à Vienne, le maréchal Maison, avait pris feu en entendant M. de Metternich annoncer l'intervention de l'Autriche en Italie, et il avait aussitôt envoyé à Paris une dépêche belliqueuse pressant le gouvernement français de prendre les devants et de jeter une armée en Piémont. Le Roi, tout en donnant l'ordre au général Sébastiani de verser un peu d'eau froide sur l'imagination trop échauffée de l'ambassadeur, jugea prudent de cacher sa dépêche au président du conseil ; il craignait que celui-ci n'en fût ébranlé dans ses dispositions pacifiques, ou qu'il ne la livrât à sa clientèle démocratique qui s'en serait fait une arme contre le gouvernement. Vaine précaution du reste ; dans ce régime de laisser-aller, l'indiscrétion était partout ; au bout de quelques jours, le National faisait allusion à la dépêche ; M. Laffitte apprit ainsi, non sans froissement, et l'existence du document et le mystère qu'on lui en avait fait[67].

Si cet incident montre combien peu sûr était le ministère, il montre également à quel point le Roi était décidé pour la paix. Cela ne l'empêchait pas, il est vrai, d'user de diplomatie pour limiter l'intervention. Il avait pris assez vite son parti de l'occupation de Modène et de Parme par laquelle les Autrichiens se disposaient à commencer ; le droit de réversibilité établi au profit de la cour de Vienne lui paraissait placer ces deux duchés dans une condition spéciale. Mais il eût vivement désiré que cette occupation ne s'étendît pas aux États de l'Église. Il fit alors proposer à la cour de Vienne, comme un remède plus efficace et moins dangereux qu'une intervention armée, l'ouverture à Rome d'une conférence dans laquelle les représentants de l'Autriche et de la France examineraient les griefs des Légations et réuniraient leurs efforts pour obtenir du Pape les réformes nécessaires à la pacification du pays. L'idée n'était pas mauvaise ; elle avait le tort de venir trop tard. En même temps, sans s'engager par des menaces trop précises, notre gouvernement cherchait à inquiéter l'Autriche sur les résolutions auxquelles nous obligerait l'entrée de ses troupes dans les États romains. Si nous pouvons admettre, écrivait le général Sébastiani, qu'à l'égard de Modène et de Parme des circonstances particulières modifient jusqu'à un certain point l'application des principes généraux, il n'en est pas ainsi en ce qui concerne les États de l'Eglise. La dignité et les intérêts de la France seraient également blessés par une intervention d'une puissance étrangère dans cette partie de l'Italie, et le gouvernement du Roi se verrait réduit, tant par le sentiment de ses devoirs que par l'irrésistible impulsion de l'opinion nationale, à chercher dans des combinaisons nouvelles des garanties pour l'honneur et la sécurité de la France. Puis il ajoutait en post-scriptum : L'entrée des troupes autrichiennes dans les États de l'Église compromettrait sérieusement la paix de l'Europe. J'aime à croire que M. le prince de Metternich examinera avec sa prudence accoutumée les conséquences d'une pareille entreprise[68]. Dans ses conversations avec les ambassadeurs étrangers, le ministre s'exprimait plus Vivement encore, toujours dans l'espoir de produire un effet d'intimidation. Enfin, pour appuyer ce langage, une ordonnance royale du 10 mars appela à l'activité 80.000 conscrits de la classe de 1830. L'Autriche, cependant, était trop avancée pour reculer. Elle accepta avec empressement la proposition d'une conférence sur les réformes à apporter dans l'administration pontificale ; mais elle était bien décidée, quoiqu'elle eût soin de ne pas le dire tout haut, à ne pas retarder pour cela d'un jour ses mesures militaires[69]. Le gouvernement français, au contraire, tâcha de se persuader que la réponse favorable de l'Autriche impliquait ajournement de l'intervention, et, pour être en mesure de prendre part à la délibération commune qui allait s'ouvrir auprès du Saint-Siège, il se hâta de pourvoir à l'ambassade de Rome, qui, par une négligence singulière dans une telle crise, n'avait pas eu de titulaire depuis la révolution de Juillet. Ce poste, devenu si important, fut offert au comte de Sainte-Aulaire. Ce choix était significatif. Gentilhomme accompli, lettré distingué, M. de Sainte-Aulaire s'était trouvé fort engagé dans l'opposition libérale sous la Restauration ; mais il était de ceux qui avaient vu avec regret cette opposition aboutir à un renversement de la vieille monarchie. Fort dégoûté de quelques-unes des suites de la révolution de Juillet, et ne se gênant pas pour dire qu'elle ne pouvait être utilement servie que par ceux qui la détestaient, ses principes politiques comme ses répugnances d'homme du monde ne le disposaient aucunement à se faire le complaisant des révolutionnaires cosmopolites. De plus, ses sentiments religieux ne lui eussent pas permis d'être l'instrument d'une politique hostile au Saint-Siège. A sa première question sur ce qu'on voulait lui donner à faire en Italie, le général Sébastiani lui répondit : Vous aurez à défendre l'autorité spirituelle et temporelle du Pape. — A ces conditions, je partirai quand vous voudrez, reprit M. de Sainte-Aulaire. Avant de se mettre en route, le nouvel ambassadeur eut plusieurs entretiens avec le Roi, avec le président du conseil et avec le ministre des affaires étrangères. On lui donnait mission d'appuyer les négociations déjà ouvertes à Vienne, en vue de substituer à l'intervention armée une sorte de médiation diplomatique des deux grandes puissances catholiques entre les populations des Légations et leur souverain ; il devait chercher par quelles transactions, par quelles réformes on pouvait pour le présent pacifier ces contrées, pour l'avenir raffermir l'autorité du Pape. — Mais, demanda-t-il, que faire si l'entrée des Autrichiens dans la Romagne précède mon arrivée à Rome ? — Il vit tout de suite que sa question était indiscrète, importune ; le gouvernement cherchait à se convaincre que cette hypothèse ne se présenterait pas ; en tout cas, il lui déplaisait d'avouer d'avance que, même dans cette hypothèse, il ne ferait pas la guerre. Force était donc pour l'ambassadeur de deviner ce qu'on ne voulait pas lui dire explicitement. Cela ne lui fut pas bien difficile. Il se rendit compte que la partie de ses instructions qui semblait indiquer la résolution de faire respecter à tout prix en Italie le principe de non-intervention, ne devait pas être prise à la lettre, et que si l'intervention s'étendait au territoire, pontifical, ce ne serait encore là qu'une question diplomatique à traiter avec fermeté, mais avec mesure. Le danger d'une rupture commencerait seulement au Cas, alors nullement à prévoir, où les Autrichiens entreraient en Piémont. La guerre serait notre ruine, lui déclara le général Sébastiani ; nous ne sommes pas en état de la soutenir. Il n'était pas jusqu'à M. Laffitte qui ne lui dît : Ne vous préoccupez pas des apparences belliqueuses, et tenez pour certain, quoi qu'il arrive, que tant que le Roi sera roi et aura Sébastiani et moi pour ministres, la paix de l'Europe ne sera pas troublée[70].

A vrai dire, les garanties offertes ainsi par le président du conseil étaient fort inégales. On pouvait compter sur la volonté du Roi ; mais chacun savait par expérience ce que valait celle de M. Laffitte, et sa présence au ministère, loin d'être rassurante, apparaissait au contraire comme le grand danger de la situation. Les étrangers en jugeaient ainsi ; sachant la complaisance du ministre français pour toutes les opinions violentes, augurant de ses dispositions réelles par ses fanfaronnades de tribune et par les menaces plus ou moins voilées de ses communications diplomatiques, ils ne lui croyaient ni la volonté, ni surtout la force de résister au cri de guerre que soulèverait dans la gauche la nouvelle, attendue d'un jour à l'autre, de l'entrée des troupes autrichiennes dans la Romagne.

 

IV

Pendant que la sagesse royale s'efforçait ainsi partout : en Belgique, en Pologne, en Italie, d'écarter l'une après l'autre toutes les tentatives d'aventure téméraire, le parti patriote et belliqueux devenait, dans la presse et dans le Parlement, plus bruyant et plus exigeant que jamais. Son exaltation n'avait pas été seulement l'effet passager du soleil de Juillet ; elle se prolongeait en s'aggravant. Chacune des insurrections qui éclataient presque simultanément sur tous les points de l'Europe était une excitation nouvelle et semblait justifier les assertions de ceux qui avaient répété que la France de 1830, en promenant seulement le drapeau tricolore, soulèverait tous les peuples et bouleverserait le vieux monde. Et puis, disait-on, il ne s'agissait plus de prendre l'initiative de ce bouleversement, mais de secourir des insurrections déjà faites, de profiter de l'occasion qui venait à nous, d'accepter les concours, les annexions qui s'offraient. Il faut croire cependant qu'une politique d'action n'était pas si aisée, puisque, dix-huit ans plus tard, en 1848, ces mêmes démocrates, parvenus à leur tour au pouvoir, se sont empressés d'assurer l'Europe de leur fidélité aux traités de 1815, et ont été plus sourds encore que la monarchie de Juillet aux appels de l'Italie et de la Pologne de nouveau soulevées. Mais, en 1830 et en 1831, n'ayant pas encore la responsabilité du gouvernement, ils se livraient à tous les entraînements d'un patriotisme facile pour eux, s'il était périlleux pour leur pays.

A entendre ces diplomates et ces stratégistes tout imbus des. souvenirs de la Convention et de l'Empire, rien de plus simple ni de plus légitime que de mettre la main sur la Belgique. Aussi quel cri de colère, quand le Roi n'ose même pas accepter la couronne offerte au duc de Nemours ! Il a peur de l'Angleterre, dit-on, et alors les journaux attaquent cette nation, la seule qui soit à peu près notre alliée, avec la plus âpre violence, comme pour être bien sûrs qu'elle ne manquera pas à la coalition qu'on se plaît à provoquer. Du reste, à quoi bon se gêner avec l'Angleterre ? Les écrivains patriotes ne décrètent-ils pas qu'en proie aux difficultés inextricables de la question irlandaise, de la réforme électorale et du paupérisme industriel, sans le sou, à la veille d'une révolution, elle est frappée désormais d'une impuissance radicale ? Aucune invective méprisante n'est épargnée à la conférence de Londres, à ces représentants d'une civilisation caduque, à ces soutiens des spoliations de 1814 et de 1815, devant lesquels la fierté clairvoyante des journalistes rougit de voir M. de Talleyrand ramper, subalterne et incapable. Pour compléter cette intelligente besogne, on s'applique à exciter les Belges eux-mêmes contre les lâchetés et les trahisons de la diplomatie française. Dans la question italienne, les accusations ne sont pas moins véhémentes : en n'empêchant pas, à main armée, l'Autriche de réprimer certaines insurrections, le gouvernement viole à la fois, et les vieilles traditions de la politique française dans la Péninsule, et son propre principe de non-intervention ; on interprète ce principe comme un engagement solennellement pris par la France de soutenir, envers et contre tous, les nations auxquelles il plairait de se soulever, et, au nom des insurgés de Modène ou des Légations, on prétend nous reprocher un manque de parole. Trois fois, s'écrie-t-on, avant que le coq chante, le gouvernement français a renié le grand principe qu'il a proclamé bien haut ! Pour la Pologne, on ne prend même pas le temps de discuter et de réfléchir ; tout est au sentiment : Appui à nos frères de Varsovie ! tel semble être le cri général. Demandez-vous à ces exaltés si c'est par ballons qu'ils comptent transporter une armée de secours ? il leur paraît tout simple de répondre en réclamant la reconnaissance de l'indépendance de la Pologne, l'envoi de généraux, de volontaires et d'armes, ou bien encore le blocus de la Baltique et un débarquement sur quelque point du duché de Posen. A croire même un écrivain révolutionnaire, il eût suffi d'expédier des commis voyageurs en démagogie, avec mission d'appuyer, au nom de la France, les clubs de Varsovie, dans la guerre qu'ils avaient déclarée aux chefs politiques et surtout aux généraux de l'insurrection ; une fois le régime de 93 établi là-bas, la Pologne eût été sauvée par la toute-puissance de la révolution.

Ainsi guerre contre la Prusse, la Hollande et l'Angleterre en Belgique, contre l'Autriche en Italie, contre la Russie en Pologne ; et, afin de mieux exciter contre nous non-seulement les gouvernements effrayés de la révolution, mais les peuples jaloux de leur indépendance, on dévoilait des desseins de conquêtes, on parlait couramment de rentrer dans nos frontières, en reprenant la rive gauche du Rhin. La Gazette d'État de Berlin répondait que les frontières-naturelles de la France étaient les Vosges et les Ardennes, opposant ainsi à une déclamation vaniteuse et passagère le cri d'une haine réfléchie et d'une tenace convoitise. Où s'arrêterait d'ailleurs l'imagination diplomatique et guerrière des hommes d'État du parti révolutionnaire ? En un tour de main ou plutôt en un tour de phrase, ils bouleversaient tout, disposaient de tout. Les circonstances, a dit un des leurs, permettaient aux Français une ambition sans limites. Cet écrivain croyait voir la Russie engagée dans des projets trop vastes pour ses ressources, la Prusse en lutte avec les provinces rhénanes, l'Autriche menacée par l'esprit d'indépendance en Italie, l'Angleterre incertaine, inquiète et impuissante, l'Europe entière surprise et éblouie par la révolution de 1830. Dès lors, aucun obstacle à notre action. Rien de plus aisé que de dominer à Constantinople et, par l'empire des sultans raffermis, de sauver la Pologne. En Italie, l'uniforme de nos soldats, brillant sur le sommet des Alpes, suffisait pour l'indépendance de la Péninsule. Aux Belges, nous offririons, pour prix d'une fraternelle union, la substitution du drapeau tricolore à l'odieux drapeau de la maison d'Orange. Cela même n'était pas assez : nous intervenions a Lisbonne, pour y détruire la domination déshonorée de l'Angleterre ; nous nous emparions moralement de l'Espagne, en poussant seulement les réfugiés espagnols entre les deux factions monarchiques, ardentes à s'entre-détruire. Puis, après s'être repu de ces chimères, on promettait à cette France, mal guérie des ivresses napoléoniennes, qu'encore une fois, elle allait gouverner le monde[71].

Ces extravagances téméraires n'étaient pas seulement le fait d'irréguliers sans importance. Il était un écrivain qui occupait le premier rang dans la presse de gauche et qu'on ne pouvait, à cette époque, accuser d'animosité contre la monarchie : cet homme nous est connu ; déjà sa fière, âpre et fine figure nous est apparue dans les dernières années de la Restauration, à l'avant-garde de l'opposition, entre M. Thiers et M. Mignet, et nous avons alors tâché de l'esquisser[72] : c'est Armand Carrel. Il n'est pas de témoin plus considérable et moins suspect pour nous faire connaître les idées qui régnaient alors dans la partie supérieure de l'opinion libérale et révolutionnaire : témoin facile à interroger d'ailleurs, puisque, presque chaque matin, il exprimait sa pensée dans un journal qui exerçait une réelle action sur l'esprit public. Aussi bien, quelque déraisonnables que soient les explosions belliqueuses de Carrel, elles sont moins déplaisantes que les déclamations des rhéteurs alors si nombreux dans la gauche ; il y a chez lui quelque chose de plus sérieux, de plus profond, un accent plus vibrant : la langue de l'écrivain naturellement froide, sèche, amère, tendue, a, quand il aborde ces sujets, l'élan entraînant, la chaleur communicative et l'éclat presque joyeux d'un clairon de bataille. On sent que, pour être aveuglé, son patriotisme est vrai, que ce n'est pas seulement un motif à phrase, que son épée n'est pas une arme de théâtre, et que, s'il veut follement verser le sang de la France, du moins il ne ménagerait pas le sien propre. Né avec le siècle, il appartenait à cette génération trop jeune pour avoir éprouvé, vers la nu de l'Empire, la souffrance et la lassitude de la guerre, assez âgée pour avoir compris et ressenti la douleur de l'invasion. Il était obsédé par ce qu'il appelait le poignant souvenir de Waterloo[73]. Plus qu'aucun de ses contemporains, il avait été atteint de ce mal, alors si répandu, qu'on a appelé la maladie de 1815 : sorte d'hallucination enivrante et douloureuse dans laquelle on évoquait sans cesse les victoires et les défaites passées ; plaie toujours vive de l'humiliation nationale ; inconsolable regret de la gloire perdue ; soif insatiable de la revanche ; impression d'ailleurs singulièrement complexe, où le culte de Napoléon se mêlait à des prétentions libérales, surtout à des passions révolutionnaires, et qui aboutissait presque à proclamer une contradiction entre l'idée de paix et l'honneur français.

Ouvrons donc le National de cette époque. Combien peu Carrel cherche à dissimuler ou à tempérer la véhémence belliqueuse de la politique extérieure qu'il prétend imposer à la monarchie nouvelle ! La révolution, dit-il, doit être l'affranchissement de la France, au dedans et au dehors. Il déclare que la patrie n'est pas heureuse quand elle n'est pas suffisamment glorieuse ; or, elle n'est pas suffisamment glorieuse, quand elle porte la trace des mutilations que lui font subir des traités humiliants, quand les uhlans font encore l'exercice à six marches de Paris, et que le qui-vive de la Sainte-Alliance retentit contre nous, derrière les Pyrénées, derrière les Alpes, et des montagnes de la Suisse à l'embouchure du Rhin. Il professe que le droit public de l'Europe ne peut plus dater de Waterloo, mais de nos journées de Juillet, et que vouloir la paix aux conditions du traité de Vienne, c'est vouloir la guerre. Contre ces infâmes traités de 1815, acceptés par la lâcheté des Bourbons, il n'a pas assez d'invectives ; la France, affirme-t-il, en est déliée et a le droit d'en exiger la révision immédiate[74]. A peine une insurrection éclate-t-elle quelque part, il prend son parti avec emportement, et proclame que la France est obligée à lui porter secours[75]. Pas une puissance à laquelle il ne jette le gant. Son amertume éclate surtout contre l'Angleterre : est-ce un ressentiment d'origine napoléonienne ? Il lui reproche de ne placer son honneur que dans le déshonneur de la France. Puis, afin que le patriotisme allemand ne se sente pas moins froissé que l'amour-propre britannique, il ne craint pas d'affirmer qu'entre MM. les Prussiens et la révolution de Juillet, il ne sera signé de paix que quand il n'y aura plus un soldat prussien sur la rive gauche du Rhin, et que les conseils de la France auront repris, parmi les États delà rive droite, l'ascendant qui leur appartient ; le gouvernement, ajoute-t-il, ne peut, sans trahir les intérêts de la France, et les trahir de la manière la plus coupable, la plus lâche, la plus infâme, permettre que la rive gauche du Rhin appartienne à d'autres qu'à lui ou à une nation tout à fait en communauté d'intérêts avec lui[76]. Il ne dissimule pas les conséquences de la politique qu'il conseille : Que cela ressemble furieusement à la guerre générale, c'est possible ; l'opposition ne le nie pas ; mais elle se moque de la guerre générale en 1831, qui n'est plus 1793 ni 1815. Impatient d'entendre le canon des victoires nationales, il s'écrie : Faites cette guerre, faites-la au plus vite... Oui, vienne cette lutte que nous appelons de tous nos vœux, et qui peut seule vider la querelle entre la vieille et la nouvelle Europe ! Il repousse dédaigneusement la diplomatie : A la guerre seule, il appartient de rétablir l'équilibre[77]. Ce baptême de sang lui paraît nécessaire à la jeune monarchie ; et rappelant ce qui s'est passé en Angleterre, lors de la révolution de 1688 : C'est par la guerre, dit-il, que cette révolution s'est établie, comme toutes les révolutions[78]. Il n'est pas jusqu'à la misère publique qui ne lui serve d'argument : Quand la confiance publique est perdue ; quand il n'y a plus ni crédit ni commerce possibles ; quand la détresse, le désespoir, la passion ont mis les armes à la main de la classe qui vit de son travail dans les temps de sécurité fondée, il faut la guerre[79]... Du résultat, il ne s'inquiète pas un moment : le succès est certain. Si nous sommes en état de vaincre une nouvelle coalition, nous en doutons aujourd'hui moins que jamais[80]. Cet ancien officier qui autrefois avait fait preuve dans les choses militaires d'un esprit net, froid, peu enclin aux chimères, en est aux phrases de la rhétorique révolutionnaire sur les volontaires de 92 et sur les deux millions de gardes nationaux. La France de Juillet lui apparaît à la fois si séduisante pour les peuples, si terrifiante pour les gouvernements, que l'Europe s'empresserait de lui accorder, presque sans examen, tout ce qu'elle demanderait[81]. Puis il ajoute ces fanfaronnades qu'il est aujourd'hui si singulièrement pénible de relire : Ceux qui n'ont pas craint, dans les rues de Paris, l'élite des troupes royales, n'auront pas peur des régiments prussiens... Vienne le moment où se rencontreront en champ clos une avant-garde prussienne et une poignée de volontaires français, le souvenir des glorieuses luttes de Bruxelles et de Paris sera là pour glacer l'automate dressé à la schlague et imprimer aux coups du soldat citoyen une puissance inconnue depuis les beaux jours de l'armée d'Italie[82]. A ceux que ces promesses de facile victoire laissent encore indécis, il dit qu'après tout la guerre est inévitable, que l'Europe est résolue à nous la déclarer, et qu'il vaut mieux faire la guerre un peu plus tôt sur le Rhin qu'un peu plus tard aux portes de Paris[83]. Aussi quels ne sont pas la déception, la colère, le dégoût chaque jour grandissant de Carrel, quand il voit au contraire le gouvernement persister dans une politique modeste, prudente et obstinément pacifique ! On dirait que le journaliste cherche à piquer et irriter l'amour-propre de la monarchie nouvelle, qu'il veut, à force d'injures, la contraindre à se battre. Il accable de sarcasmes ceux qui se mettent à genoux devant l'Europe ; il dénonce avec indignation ceux qui perdent la France et la livrent à l'étranger, qui payent sa confiance en déshonneur, qui, en fait de lâcheté, vont du plus bas à quelque chose qui est plus bas encore. Le mot de trahison revient sans cesse sous sa plume. Honte, mille fois honte, dit-il, à l'impertinent et lâche système qui veut proclamer l'égoïsme politique de la France ! Et il s'écrie, dans l'exaspération de son mépris : Il y avait plus de fierté sous le jupon de la Pompadour ![84]

La parole faisait écho à la presse. C'était sur les affaires étrangères que se livraient alors les combats les plus retentissants de la tribune parlementaire, et, à voir l'acharnement des partis, l'émotion passionnée du public, il était manifeste que cette question de paix ou de guerre, déjà si redoutable et si tragique par elle-même, comprenait et résumait toutes les autres ; que sur ce champ de bataille, avait lieu la rencontre décisive de la monarchie et de la révolution. Deux hommes étaient alors les principaux orateurs de la politique belliqueuse, un soldat déclamateur et un avocat sophiste, le général Lamarque et M. Mauguin. Regardez-les, à la tribune, mettre sur la sellette toutes les chancelleries, faire manœuvrer toutes les armées, contracter des alliances, dénoncer les traités, livrer des batailles, parcourir l'Europe sans fatigue pour leur activité, sans embarras pour leur génie, pénétrer jusqu'en Asie, répéter et dépasser les prodiges de Bonaparte, de César et d'Alexandre, mettre en demeure la royauté de 1830 d'entreprendre, sous peine d'être convaincue de déshonneur et de trahison, la grande croisade révolutionnaire contre toutes les anciennes monarchies. Lorsqu'un gouvernement nouveau, s'écriait M. Mauguin, s'introduit au milieu des vieilles dynasties de l'Europe, il faut qu'il fasse comme un officier nouveau qui entre dans un régiment, qu'il fasse ses preuves. Et défiant les soldats de l'étranger : Qu'ils viennent, et ils verront si nous avons posé les armes, s'ils sont tous morts, les héros d'Austerlitz et d'Iéna ! Le général Lamarque déclarait la guerre si nécessaire, qu'il eût fallu la faire presque sans motif[85] ; puis, après avoir dépeint et flétri l'égoïsme lâche et subalterne du gouvernement, après l'avoir montré s'abaissant devant l'Europe et tremblant de mécontenter l'Angleterre, il s'écriait, aux applaudissements de ces bourgeois qui s'imaginaient avoir vaincu l'Europe, en délogeant les gardes suisses des Tuileries : Mais pourtant le beffroi de Notre-Dame a tonné le 29 juillet ! mais le canon de Paris a fait taire celui de Waterloo !

Officier distingué des armées impériales, fort engagé dans les Cent-Jours, le général Lamarque avait été, sous la Restauration, l'un des types de cette opposition qui se disait libérale, en étant surtout bonapartiste[86]. Au lendemain de la révolution de Juillet, il se trouva tout à coup en possession d'une de ces renommées passagères que l'histoire ne ratifie pas, et qui sont d'autant moins durables qu'elles sont plus exagérées. On le mettait alors couramment au niveau ou même au-dessus du général Foy. A entendre la voix publique, c'était un orateur de l'antiquité, un héros classique, un grand homme de Plutarque dont on ne savait si les blessures avaient été reçues à Waterloo ou aux Thermopyles. Quand il apparaissait à la tribune, les joues creuses et pâles, le front sillonné de cicatrices, la voix sépulcrale, récitant un discours écrit avec un certain don de la phrase, la foule croyait voir la figure, entendre la parole du patriotisme souffrant et indigné. C'étaient parfois des explosions d'enthousiasme, difficiles à comprendre pour quiconque relit aujourd'hui ces lieux communs ampoulés. Tel jour, par exemple, une jeune femme, placée dans une des tribunes de la Chambre, lançait au général un bouquet de fleurs. Après tout, n'était-il pas juste de le traiter comme un acteur au théâtre ? Non pas, sans doute, qu'il ne fût sincère : ses imprécations contre les traités de 1815 n'étaient pas seulement phrases de rhéteurs ; il croyait réellement la France déshonorée, tant qu'elle n'aurait pas rétabli sa domination militaire sur le monde, comme au lendemain d'Austerlitz, et il se sentait personnellement humilié, tant qu'il serait gouverné par des bourgeois.

C'était pourtant un bourgeois, cet avocat qui rivalisait avec le général Lamarque d'audace diplomatique et d'intrépidité belliqueuse. Parole diserte, abondante, incisive, dirigée avec un art qui allait jusqu'à l'apprêt, sûre d'elle-même à ce point de manquer de saillie et d'imprévu ; voix mélodieuse qui eût enchanté, si l'on n'eût senti que derrière ce merveilleux instrument, l'âme était absente ; manières aimables, facilement doucereuses ; figure régulière, souriante sans gaieté, avec une fatuité déplaisante qui en gâtait tout le charme : tel était M. Mauguin. Indocile et hardi, ambitieux et mobile, avant tout vaniteux, il avait cru d'abord que, d'un seul coup, les journées de Juillet allaient le porter au pinacle ; il s'était flatté de transformer en gouvernement provisoire la commission municipale dont il faisait partie. Ce rêve fut de courte durée ; il ne pardonna pas à ceux qui l'avaient fait évanouir, et sortit de la froidement résolu à pousser l'opposition plus loin que tout autre. Les affaires étrangères lui parurent fournir le thème le plus favorable ; ses prétentions d'homme d'État y trouvaient leur compte. Au bout de quelques semaines, il se crut le plus compétent des diplomates et même un peu stratégiste. Ne parlez plus à cet avocat de problèmes juridiques et législatifs. Fi donc, il n'est pas fait pour ces misères de procureur ; il dispose du monde entier à la tribune, et fût-il seul à croire à son importance, il s'y complaît. Alors le public ne voyait pas, comme il le verra bientôt, le vide de cette rhétorique[87], le faux de ces sophismes, le ridicule de cette infatuation ; si déjà M. Mauguin était isolé, sans empire réel sur les autres, du moins il jouait un rôle brillant et bruyant ; on l'écoutait et on l'applaudissait.

Le parti belliqueux ne se contentait pas de presser le gouvernement français de faire partout en Europe la croisade révolutionnaire, il appelait, suscitait partout la révolte des peuples contre leurs souverains, violation flagrante de la neutralité dans laquelle il importait tant à la loyauté, à la sécurité de la France de se maintenir. Ce parti, a dit un peu plus tard M. Guizot, appelait à grands cris la guerre, la guerre générale, la guerre de principe... Quand la guerre lui a manqué, qu'est-ce qu'il a fait ? Il l'a faite, cette guerre, mais il l'a faite sous main, il l'a faite sous terre, par la propagande, parles provocations à l'insurrection, au renversement des gouvernements établis. C'est une guerre, cela, messieurs. Il n'est pas loyal d'appeler cela la paix ; c'est la guerre non déclarée, déloyale, injuste... Nous avons vu ouvrir des souscriptions en faveur de je ne sais quels projets de révolution qui n'ont pas même eu l'honneur d'avorter ; nous avons vu des sociétés anonymes se former pour provoquer au dehors de semblables projets. On ne s'en cachait pas d'ailleurs ; s'adressant aux puissances elles-mêmes, Carrel osait écrire : Nous chercherons, nous, à soulever les peuples contre les rois pour la liberté du monde ; nous le ferons au grand jour par la presse, partout où pénètrent nos feuilles ; nous le ferons en secret par nos intelligences, là où il n'est pas plus permis d'imprimer que de penser et d'écrire ; c'est notre droit, c'est notre rôle. Sans doute, le journaliste et ses amis s'inquiétaient peu de contrecarrer ainsi directement l'action de notre diplomatie, de rendre sa tâche plus difficile, plus pénible et plus périlleuse, d'éveiller des espérances qu'elle ne pouvait réaliser, d'encourager des exigences qu'elle devait ensuite combattre, de l'exposer à se faire accuser de manque de parole par les peuples déçus ; mais était-ce rendre service aux révoltés eux-mêmes, que les exciter, sans être capable ensuite de les seconder ? Qui donc alors devenait vraiment responsable de tant de douloureux avortements ? Sur qui devait retomber le sang répandu en vain ? M. Guizot était fondé à dire de cette conduite tenue à l'égard des révolutions étrangères : On a fait comme ces malheureux qui mettent au monde des enfants, sans s'inquiéter de savoir s'ils sont en état de les nourrir et de les élever.

La Fayette, demeuré pendant toute la première partie du ministère Laffitte l'un des premiers personnages du gouvernement, était le centre de cette diplomatie révolutionnaire. Tous les conspirateurs et insurgés d'Europe avaient des agents accrédités auprès de lui. Sa correspondance le montre occupé à les encourager, et il est assez dans la confidence de leurs projets pour pouvoir souvent annoncer d'avance leurs soulèvements ; genre de prophétie qui n'était pas de nature à diminuer les méfiances et les griefs des puissances intéressées. Il abusait de sa situation pour engager le gouvernement français de la façon la plus indiscrète et la plus téméraire. Les agitateurs polonais ou italiens, depuis longtemps en relations étroites avec lui, agissaient d'après ses conseils et ses encouragements. La Fayette, cependant, moins franc ou moins conséquent que le général Lamarque ou M. Mauguin, se défendait de désirer la guerre, de vouloir cette attaque soudaine, spontanée, impétueuse comme la révolution elle-même, qui, disait-il, était demandée par tant de patriotes ; mais, par niaiserie, plus que par perfidie, il faisait et disait tout ce qui pouvait compromettre le maintien de la paix. Il ne dénonçait pas les traités, mais se plaisait à les maudire et parlait avec mépris et dédain des conférences diplomatiques. Il ne voulait pas rompre avec la vieille Europe, mais conseillait au gouvernement de prendre avec elle le ton un peu hautain[88], la dénonçait comme étant imbue de principes rétrogrades, en lutte inévitable avec nos contagieuses libertés, traitait, à la tribune, les souverains étrangers de tyrans, et se vantait d'être pour eux un épouvantail. On ne voit guère ce que gagnaient à un tel langage la sécurité et la dignité de la France. Tout en se disant d'accord avec le gouvernement sur les principes de sa politique extérieure, c'est-à-dire sur la non-intervention, il l'accusait, comme M. Mauguin ou le général Lamarque, d'avoir fait descendre la France de la hauteur où la révolution de Juillet l'avait élevée. Il était de ceux que nous avons déjà signalés et qui déclaraient la France obligée, au nom de ce principe de non-intervention, de protéger toutes les insurrections. Ne prétendait-il pas que nous devions empêcher les armées russes d'entrer en Pologne, sous prétexte qu'il y avait là deux nations, deux gouvernements distincts, bien que réunis sur la tête d'un seul prince, et que le Czar n'avait pas le droit de porter secours au roi de Pologne ? Il ne semblait pas s'apercevoir que ce principe ainsi interprété ne nous laissait plus qu'un rôle passif, qu'il livrait en réalité la direction de notre diplomatie et la disposition de nos armées aux révolutionnaires de tous pays. C'était le dernier mot de la tactique du laisser-aller.

Dans cette question, comme dans les autres, La Fayette était dominé par son entourage. Auprès de lui, s'agitaient des réfugiés de diverses provenances, aventuriers, hâbleurs, déclassés, quelquefois même chevaliers d'industrie, mêlés à des citoyens généreux qui s'étaient sacrifiés pour leur pays et à de touchants exilés qui pleuraient Sion sur le fleuve de Babylone ; les meilleurs, en proie à ce trouble d'esprit, à cette illusion impatiente de tout risquer, qui est le propre des émigrés ; tous se croyant d'ailleurs le droit de chercher uniquement l'avantage de leur propre patrie, sans s'inquiéter de ce qu'il pourrait en coûter à la France. Nul n'a poussé plus loin que La Fayette et n'a goûté davantage le cosmopolitisme. En Amérique comme en Europe, il avait acquis, auprès des patriotes de chaque nation, une sorte de naturalisation universelle. Citoyen de tous les pays et surtout garde national de toutes les cités, il s'amusait, au moment où la Pologne versait à flots son sang, à se proclamer le premier grenadier de la garde nationale de Varsovie. Combien il était heureux de pouvoir écrire[89] : On vous aura raconté notre dîner allemand et cosmopolite ; j'ai été fort touché d'entendre les vivat à mon égard, répétés en sept langues différentes, dont une hongroise. Plus fier encore, quand il apprenait qu'une révolte avait éclaté en quelque pays, au cri de : Vive La Fayette ! Le plus négligé et le plus compromis, dans ce patriotisme universel, était l'intérêt de la France ; une telle politique nous eût jetés aussi vite dans les aventures que les agressions plus franches, conseillées par Carrel, par M. Mauguin ou par le général Lamarque ; c'était, sinon la guerre sans le dire, ce qui eût été le plus perfide, du moins la guerre sans le vouloir, ce qui était certainement le plus dangereux et le plus sot.

Si la politique belliqueuse, avouée ou non avouée, n'avait été que celle d'une opposition en lutte contre un gouvernement nettement pacifique, le conflit déjà n'eût pas été sans péril ; il eût été à craindre que l'opinion, troublée, intimidée par le tapage des violents, ne se laissât aller à la dérive, sans que la sagesse du Roi parvînt à la retenir. La situation était plus dangereuse encore : les partisans de la guerre, au lieu d'être en hostilité avec le gouvernement et par suite séparés de lui, se trouvaient en quelque sorte mêlés dans les rangs de l'armée ministérielle. M. Laffitte aimait sans doute à déclarer aux diplomates et aux conservateurs que, lui aussi, il voulait la paix et la bonne intelligence avec les puissances étrangères ; il condamnait la propagande faite pour exciter des révolutions dans toute l'Europe, et désavouait ses amis républicains ; mais s'il était pacifique, il ne l'était qu'avec sa légèreté, sa faiblesse et son inconséquence habituelles. Parmi les patriotes, il avait beaucoup de ses amis, de ses fonctionnaires, de ses familiers, de ceux à la passion desquels il résistait rarement, à la curiosité desquels il se livrait toujours. C'est pour leur plaire qu'il tenait parfois à la Chambre un langage ou même entraînait le cabinet à des démarches peu en harmonie avec la politique que de son côté le Roi tâchait de faire prévaloir. On a vu quelles complications fâcheuses en étaient résultées notamment dans les affaires de Belgique et d'Italie. Plus le danger approchait, moins le président du conseil paraissait en état de le parer. Loin d'oser enfin rompre avec la gauche belliqueuse, il se montrait d'autant plus timide et caressant qu'elle était plus violente, ne semblant avoir qu'une résolution ferme, celle, quoi qu'il arrivât, de ne jamais se l'aliéner. Si cette gauche n'était pas dès lors tout à fait la maîtresse, elle devait évidemment l'être le lendemain, pour peu que l'on continuât dans la voie où l'on s'était engagé.

Une telle situation ne contribuait pas peu à entretenir et à aggraver les défiances des chancelleries étrangères. Comment ces chancelleries pouvaient-elles accorder grande foi aux assurances diplomatiques, quand le langage de la tribune semblait parfois si différent ? De quel poids pouvaient être à leurs yeux les intentions sincèrement pacifiques du Roi, en face des violences belliqueuses d'hommes qu'ils ne parvenaient pas à distinguer des gouvernants ou auxquels ceux-ci ne paraissaient avoir ni la volonté ni la force de résister ? Dès le lendemain des journées de Juillet, les cabinets européens avaient été conduits à supposer qu'en France le pouvoir réel était autre que l'autorité nominale. En août 1830, M. de Humboldt, chargé par la Prusse, et aussi, disait-il, par quelques autres cabinets prépondérants, de s'informer des intentions du gouvernement français, était allé tout droit trouver La Fayette ; et, comme celui-ci faisait mine de le renvoyer au ministre des affaires étrangères, M. de Humboldt avait insisté, et déclaré qu'il avait mission de s'adresser au général ; alors, sans se faire prier davantage, celui-ci s'était mis à développer l'interprétation singulièrement compromettante qu'il donnait au principe de non-intervention. A tout instant, les efforts diplomatiques du Roi et des ambassadeurs se heurtaient aux alarmes, aux irritations qu'excitaient, chez les puissances, les agressions guerrières de Carrel, de Mauguin, de Lamarque, ou les incartades cosmopolites de La Fayette. Louis-Philippe, par exemple, devait plus d'une fois rassurer lui-même le gouvernement de Vienne sur les projets italiens de La Fayette, et il se trouvait réduit à indiquer, comme motif de sécurité, que le général était trop occupé de la Pologne pour rien tenter de sérieux au delà des Alpes. M. de Barante, rendant compte de ses conversations avec le ministre sarde et avec les diplomates étrangers, écrivait, le 5 mars 1831[90] : Les discours de M. de La Fayette, son action, son influence sont le principal thème de toutes les conversations : on ne me dit pas, mais je comprends fort bien que tout ce que notre gouvernement fait de raisonnable, de pacifique, d'amical pour les autres puissances, paraît non pas la suite d'un plan fortement arrêté, mais le résultat d'une oscillation alternative entre une opinion qui se fait craindre et une politique sage et éclairée dont, à regret, l'administration française se voit souvent forcée de s'écarter. Chaque imprudence de nos patriotes et surtout chaque faiblesse du pouvoir avaient aussitôt leur contre-coup dans la conférence de Londres, et risquaient de faire rompre cette délibération, suprême et unique ressource de la paix européenne. Il ne fallait pas moins de tout le sang-froid de Talleyrand, de son autorité personnelle et même de l'indépendance quelque peu impertinente qu'il affichait à l'égard de son gouvernement, pour écarter les difficultés qui renaissaient sans cesse et faisaient douter du succès. Les hideux désordres qui marquèrent la fin de l'administration de M. Laffitte et que nous raconterons tout à l'heure, n'étaient pas faits pour diminuer les défiances des cabinets étrangers. A Londres même, dans un milieu libéral, la duchesse de Dino constatait que notre Révolution de Juillet était fort dépopularisée par la série des émeutes et des gâchis de Paris[91]. De Turin, M. de Barante, dont nous avons déjà cité le clairvoyant témoignage, écrivait à son ministre, le 25 février : Je commence à voir plus manifestement l'effet de nos troubles de Paris : il est complet et affligeant. Votre Excellence n'a nul besoin que je le décrive, il est assez facile à deviner. Il donne de la force aux opinions qui nous sont contraires, intimide les hommes sensés qui nous sont favorables, et, ce qui est le plus triste, nuit à notre considération. Je puis déjà entrevoir un changement dans le ton du comte de Latour — le ministre sarde —, A ses yeux je ne représente plus qu'un pouvoir variable et incertain. Ce qu'il importe surtout de savoir, c'est qu'on nous craindra d'autant moins qu'on nous supposera livrés à des opinions plus absolues et plus ardentes. Il ajoutait, le 9 mars : La tribune, les journaux, les lettres arrivées de Paris apprennent trop bien aux gens les moins clairvoyants tout ce qui est remis en problème. Je dois le dire à Votre Excellence, à aucun moment depuis le premier mois qui s'est écoulé après la révolution de Juillet, le péril de la France n'a été jugé plus grand, La solennité des paroles officielles qui nieraient l'évidence serait de peu d'effet[92].

A ce régime, l'inquiétude allait chaque jour croissant en Europe. Dans toutes les chancelleries, on déclarait la guerre imminente. C'était, dans les premiers jours de mars, le propos courant des diplomates étrangers[93], et nos ambassadeurs en recueillaient partout l'écho. De Turin, M. de Barante écrivait : Ici l'on est fort convaincu de la guerre. Et M. Molé lui répondait de Paris : Plus que jamais, la guerre me paraît inévitable[94]. Ce n'était pas qu'à l'étranger on désirât cette guerre, ni même qu'on soupçonnât seulement les ministres français de la vouloir ; c'est qu'on croyait ces ministres de plus en plus débordés par les violents, de moins en moins capables de leur résister. Là était le danger. Pour rendre confiance aux autres puissances, pour dissiper les illusions des agitateurs cosmopolites, pour dégager notre responsabilité comme notre honneur, pour sauver la paix, il eût fallu prouver clairement au monde que les hommes de gauche n'étaient plus les inspirateurs et les confidents du gouvernement, qu'ils n'étaient plus ses maîtres ou du moins ses coadjuteurs avec succession future et prochaine, il eût fallu un ministère qui non-seulement laissât le Roi vouloir la paix, mais qui la voulût fermement lui-même et surtout osât traiter en adversaires ceux qui ne la voulaient pas. C'est en cela que la question étrangère se trouvait étroitement liée à la question intérieure, et qu'une politique de laisser-aller au dedans mettait en péril au dehors la sécurité de la France.

 

 

 



[1] Geschichte Frankreichs (1830-1870), par HILLEBRAND, t. Ier, p. 204.

[2] Voir, sur le commencement des affaires de Belgique, ch. II, § III.

[3] Lettre du 31 mai 1831. (BULWER, Life of Palmerston.)

[4] Lettre du 13 avril 1831. (Life of Palmerston.)

[5] Lettre du 22 avril 1831. (Life of Palmerston.)

[6] Voyez BULWER, Life of Palmerston ; HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs. Palmerston prenait prétexte de ces ouvertures, pour mettre en doute la loyauté du gouvernement français.

[7] Lettre du 7 janvier 1831. (BULWER, Life of Palmerston.)

[8] Déjà en 1829, lord Palmerston, voyageant en France, était étonné de la vivacité avec laquelle les Français désiraient cet agrandissement. (Cf. BULWER.) Ce sentiment était bien plus exalté encore depuis la révolution de Juillet. Louis-Philippe lui-même croyait devoir en tenir compte, et il donnait à M. de Mortemart, son ambassadeur à Saint-Pétersbourg, mission de faire valoir auprès du Czar l'idée que la France devrait obtenir quelque territoire en Belgique. (Dépêche de Scholer, envoyé prussien à Saint-Pétersbourg, du 13-25 février 1831, citée par HILLEBRAND.)

[9] Palmerston lui-même semble parfois deviner que telle pourrait bien être la tactique de M. de Talleyrand. (Lettre du 21 janvier 1831, BULWER, Life of Palmerston.)

[10] Dépêche de M. de Werther, du 12 janvier 1831. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 176.)

[11] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. I, p. 125 et 154.

[12] Le général Sébastiani écrivait, le 2 décembre 1830, dans une circulaire à ses agents diplomatiques : Le Roi, tout en considérant comme un fait accompli la séparation de la Belgique et de la Hollande, n'a cessé de faire des vœux pour que la souveraineté du premier de ces deux pays fût déférée à l'un des princes de la maison de Nassau. Sa Majesté n'a donc pu qu'être sincèrement affligée de la résolution par laquelle le congrès de Bruxelles a déclaré cette maison déchue. (Documents inédits.)

[13] Expression de lord Palmerston. (Lettre du 21 janvier 1831, BULWER, Life of Palmerston.)

[14] Lettre du 21 janvier 1831, BULWER, Life of Palmerston.

[15] Un ami de M. Guizot lui écrivait alors de Londres : Nos journaux parlent en ignorants... Nous verrons ce qu'ils diront de la neutralité si péniblement obtenue et si combattue par la Prusse. Les hommes d'État ici, à quelque parti qu'ils appartiennent, la regardent comme ce qui doit le plus satisfaire la France raisonnable.

[16] Né le 25 octobre 1814, le duc de Nemours avait alors seize ans.

[17] Ce fait et beaucoup de ceux qui vont suivre sont empruntés à l'ouvrage de M. Th. JUSTE sur le Congrès national de Belgique (Bruxelles, 1880). M. Juste a eu communication des papiers des hommes politiques belges qui ont joué un rôle dans les négociations de cette époque.

[18] Lettre du 27 janvier 1831. (BULWER, Life of Palmerston.) Au commencement de 1830, les puissances avaient manifesté le désir de placer Léopold sur le trône de Grèce ; mais ce prince, après avoir un moment accepté, se ravisa quand il apprit l'opposition de la nation hellène.

[19] Cf. le Journal de Ch. Greville, à la date du 5 août 1831.

[20] Le duc de Leuchtenberg ne devait pas fournir une longue carrière. Il est mort en 1835, quelques jours après avoir épousé la reine de Portugal.

[21] 11 janvier 1831.

[22] M. de Metternich comprenait notre opposition. Il écrivait, le 18 janvier : Le gouvernement français reste-t-il ferme dans sa décision de ne pas vouloir pour Voisin un Bonaparte ? Je crois qu'il aurait raison, car, sans cela, gare à la dynastie d'Orléans ! (Mémoires de Metternich, t. V, p. 120.)

[23] Nous retrouverons plus tard lord Ponsonby ambassadeur à Constantinople ; il sera, dans la crise de 1840, l'un des adversaires les plus acharnés de la France.

[24] Cette conversation, qui ne laisse pas d'éclairer les dessous de la politique anglaise, est rapportée par M. Th. Juste, t. I, p. 228, 229.

[25] Cette date du 29 janvier est celle qu'indique M. Bresson dans une lettre écrite treize ans plus tard et que nous citons plus loin. D'autres indices tendraient à faire croire que cet entretien a eu lieu plutôt le 27 janvier.

[26] L'année suivante, le 1er juin 1831, M. Van de Weyer, président du comité diplomatique et l'un de ceux qui avaient le plus poussé à la candidature du duc de Nemours, se justifiait ainsi à la tribune du congrès belge : Lors de l'élection de M. le duc de Nemours, c'est moi qui ai reçu les lettres confidentielles, c'est moi qui les ai communiquées ; et ce n'est pas sur la foi seule de ces lettres que l'élection a été faite, c'est sur la déclaration des deux envoyés de France que M. le duc de Nemours accepterait. J'ai eu foi dans les assurances de M. le marquis de Lawœstine. — Toutefois c'est à tort que l'historien belge, M. Th. juste, affirme que M. Bresson rapporta de Paris l'autorisation de promettre que la couronne serait acceptée (t. I, p. 229). Ni le Roi ni son ministère ne donnèrent aucune autorisation ; on a sur ce point un témoignage irrécusable, celui de M. Bresson lui-même. Plus tard, ce diplomate, représentant la France à Madrid, se demanda, à l'occasion du mariage de la jeune reine Isabelle, s'il ne devait pas prendre une initiative analogue à celle qu'il avait prise, en 1831, à Bruxelles. Il écrivit alors à M. Guizot, le 4 septembre 1844 : En 1831, quand la question s'est posée en Belgique entre le duc de Leuchtenberg et le duc de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne rappellerai pas à Sa Majesté cette conversation que je suis venu chercher à toute bride de Bruxelles et que j'ai eue avec elle, le maréchal Sébastiani en tiers, le 29 janvier, au point au jour. Les circonstances étaient imminentes, au dedans et au dehors ; tout bon serviteur devait payer de sa personne ; j'ai pris sur moi une immense responsabilité ; j'ai fait élire M. le duc de Nemours, et je n'hésite pas à reconnaître que je l'ai fait sans l'assentiment du Roi et de son ministre. C'était très-grave pour ma carrière, pour ma réputation même ; j'ai touché à ma ruine ; toute la conférence de Londres, M. de Talleyrand y compris, lord Palmerston avec fureur, s'était liguée contre moi. Le Roi et le maréchal Sébastiani m'ont soutenu ; ils m'ont porte sur un autre théâtre, et je me suis relevé à Berlin, non sans peine, du bord de ce précipice. Mais je ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de pareils risques ; je ne serais plus, aux yeux de tous, qu'un brûlot de duperie et de tromperie ; on m'accuserait avec raison d'avoir joué deux peuples amis. — A la même époque, en 1844, M. Bresson disait à la reine Christine : Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait élire en quarante-huit heures le duc de Nemours. (GUIZOT, Mémoires, t. VIII, p. 206 et 218.)

[27] Allusion aux paroles suivantes, que M. Dupin venait de prononcer a la Chambre française : Je ne pense pas qu'il s'agisse d'amener à la France une espèce de province capitulée avec des lois particulières, une petite Navarre qui ne serait pour la France qu'une source d'embarras et de difficultés.

[28] BULWER, Life of Palmerston ; lettres de lord Palmerston à lord Granville, en date du 1er et du 2 février 1831.

[29] BULWER, Life of Palmerston ; lettre de lord Granville à lord Palmerston, en date du 4 février 1831.

[30] Pendant son séjour à Paris, la députation belge fut témoin, le 13 et 14 février, d'odieux désordres que nous aurons prochainement à raconter, le sac de Saint-Germain l'Auxerrois et de l'archevêché. L'un de ses membres, l'abbé Boucquau de Villernie, passant dans la rue du Bac, revêtu du costume ecclésiastique que les prêtres français n'osaient alors porter dans Paris, fut insulté par la populace, et celle-ci allait lui faire un mauvais parti, quand il s'écria qu'il était Belge et montra sa cocarde. Cet incident, aussitôt connu en Belgique, ne devait pas augmenter les sympathies pour la France, dans une population en majorité catholique.

[31] Témoignage d'un historien belge, M. Th. JUSTE, t. I, p. 272.

[32] Peu après, un envoyé belge, arrivant à Londres, recevait de M. de Bacourt, secrétaire de M. de Talleyrand, l'avis que la proclamation aux Luxembourgeois avait fait dans le monde diplomatique un effet épouvantable. (JUSTE, t, II, p. 50.)

[33] Cf. diverses dépêches citées par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 195.

[34] Cf. BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 55 et 57.

[35] Lettres à lord Granville du 8, du 15 février et du 31 mai 1831. (BULWER, Life of Palmerston, p. 41, 43 et 79.)

[36] Lettres de lord Granville à lord Palmerston, en date du 25 février 1831 (BULWER, Life of Palmerston, p. 47.)

[37] Dans ce chant, les Polonais s'écriaient : A nous, Français ! Puis rappelant toutes les batailles de l'empire où ils avaient combattu pour nous, ils ajoutaient :

. . . . . . . . . . . . . . . Pour de vieux frères d'armes,

N'aurez-vous que des larmes ?

Frères, c'était du sang que nous versions pour vous.

[38] C'est ce qu'exprimait La Fayette, quand il disait : La guerre était préparée contre nous ; la Pologne devait former l'avant-garde ; l'avant-garde s'est retournée contre le corps de bataille. M. de Metternich gémissait de son côté sur ce que la déplorable révolution polonaise avait empêché que l'entente, si nécessaire entre les trois cours, eût pu s'établir dans un sens vraiment utile. (Mémoires, t. V, p. 166, 167.)

[39] Un des amis de M. Guizot lui écrivait à cette époque : La Pologne est bien plus populaire que la Belgique. Pourquoi ? parce que c'est plus dramatique. La France est pour le moment dans le genre sentimental, bien plus que dans le genre rationnel. (Mémoires de M. Guizot, t. II, p. 285.)

[40] Dépêche du 25 décembre 1830. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 77.)

[41] Dépêche du 22 mars 1831. — Niemcewitz demandait à lord Palmerston : Pourquoi ne feriez-vous pas pour nous ce que vous avez fait pour la Grèce ?Avec vous, répondit le ministre, c'est autre chose ; la Grèce a lutté pendant cinq ans... notre commerce souffrait beaucoup des corsaires. — Lord Grey était plus net encore : Eh bien, lui disait le porte-parole des Polonais, ferez-vous quelque chose pour nous ?Rien.

[42] NOUVION, Histoire du règne de Louis-Philippe, t. II, p. 190.

[43] Silvio Pellico n'a publié ses Prisons que plus tard, en 1833.

[44] Après une conversation avec Maroncelli, Carrel écrivait, le 1er mars 1831, dans le National, un article d'une éloquence indignée et brûlante.

[45] De ce nombre était notre consul à Gênes. En mars 1831, quand M. de Sainte-Aulaire, nommé ambassadeur à Rome, traversa cette ville, le consul vint le trouver ; tort étonné que l'ambassadeur n'eût été chargé de lui apporter aucune instruction particulière, il lui apprit en confidence qu'il avait lié des rapports sur tous les points de l'Italie avec les chefs de l'insurrection. Il annonça que le Pape allait être chassé de Rome, les Autrichiens de Milan. Quant aux troupes sardes, ajouta-t-il, j'en fais mon affaire ; j'ai déjà pratiqué le commandant de la citadelle de Gènes, qui en ouvrira les portes au premier signal ; on n'attend plus que des ordres précis du gouvernement français, et quelque argent nécessaire pour décider les consciences irrésolues. M. de Sainte-Aulaire, stupéfait, eut beaucoup de peine à faire entendre au consul que sa conduite violait le droit des gens et contredisait la politique du gouvernement français. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.) On comprend dès lors que M. de Metternich pût dénoncer dans tous les mouvements italiens l'action de la propagande française. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 126, 127, 153, 154.)

[46] Mémoires de M. de Metternich, t, V, p. 15. Voir aussi sa lettre du 3 octobre. (Ibid., p. 39.) Le 13 octobre, il écrivait : L'Italie est encore tranquille, mais il serait dangereux de se laisser tromper par un calme plus apparent que réel. (Ibid., p. 60.)

[47] Dépêches de l'ambassadeur de France à Vienne, novembre 1830 et janvier 1831.

[48] Dépêche de M. de Werther, du 1er décembre 1830, citée par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 150.

[49] Le bruit se répandit dans les chancelleries que, pour les États sardes, nous taisions une distinction entre la Savoie et le Piémont, ne posant de casus belli que pour la première : on racontait que le général Sébastiani avait fait une déclaration dans ce sens au comte Apponyi. Mais peut-être celui-ci avait-il essayé de mal entendre. En tout cas, le ministre français démentit le propos qui lui était attribué aussitôt qu'il en fut informé par M. de Barante, notre ambassadeur à Turin. (Cf. la correspondance diplomatique du général Sébastiani et de M. de Barante ; Documents inédits.) — Le gouvernement français chercha, à cette époque, à faire étendre au Piémont la neutralité qui venait d'être établie pour la Belgique. Sa proposition n'eut pas de succès. On voit mal l'intérêt qu'aurait pu avoir la France à se fermer ainsi la porte de l'Italie, tandis que l'Autriche y conservait une entrée libre.

[50] Plus tard, Casimir Périer, dans une discussion de la Chambre des députés, 13 août 1831, rappela à M. Laffitte le propos qu'il avait tenu étant ministre.

[51] Dépêches de l'envoyé sarde, citées par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 151.

[52] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[53] Dépêches de l'ambassadeur de France à Vienne, et Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 121 et 156.

[54] Quelques mois plus tard, le 15 août 1831, dans un débat rétrospectif à la Chambre française, un député de la gauche, M. Cabet, ajoutait, après avoir rappelé que les réfugiés avaient compris la proclamation du principe de non-intervention comme une garantie du secours de la France contre l'Autriche : Les Italiens n'ont rien négligé pour bien s'assurer que tel était le sens de ce principe ; il s'en trouvait grand nombre à Paris ; ils ont donc consulté les notabilités libérales, et toutes les explications qu'ils ont demandées ont eu pour résultat cette assurance donnée unanimement, que, dans le cas d'une insurrection à Parme, à Modène et dans la Romagne, la France viendrait à leur secours si l'Autriche intervenait. — De son côté, M. de Metternich répétait sans cesse : C'est le seul mot de non-intervention qui a donné aux révolutionnaires italiens le courage de se soulever. (Cf., entre autres, les lettres du 9 et du 12 mars 1831, Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 123 et 125.)

[55] M. de Metternich n'était pas disposé à laisser dans l'ombre le démenti qui serait ainsi donné à la parole de la France ; il écrivait, le 12 mars 1831 : Les révolutionnaires italiens seront détrompés sur le compte de la valeur que le gouvernement français accorde au dogme émis par lui. (Mémoires, t. V, p. 125.)

[56] Correspondance inédite de M. de Barante. (Documents inédits.)

[57] Documents inédits.

[58] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 121.

[59] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 120, 158 et 159. — Cf. aussi HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 204.

[60] M. de Barante, dans sa correspondance diplomatique, répétait sans cesse que le gouvernement sarde serait, en cas de guerre, l'allié de l'Autriche. (Documents inédits.) même y avait-il traité secret entre les deux puissances. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 34.

[61] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 217.

[62] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 217.

[63] BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 48 à 52.

[64] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 217.

[65] GUIZOT, Mémoires, t. II, p. 300, 310 et 311.

[66] Mémoires de La Fayette, t. VI.

[67] Cet incident devait avoir une suite. En même temps qu'il avait envoyé sa dépêche belliqueuse à Paris, le maréchal Maison avait écrit dans le même sens a son collègue, le général Guilleminot, ambassadeur de France à Constantinople. Celui-ci, persuadé que la guerre allait éclater, remit à la Porte une note la pressant d'armer pour agir de concert avec la France contre l'Autriche et le Russie. Cette démarche, bientôt connue, fit grand scandale dans toutes les chancelleries : M. Périer était alors au pouvoir ; l'ambassadeur fut immédiatement rappelé. De telles démarches trahissent sans doute l'indiscipline qui avait, après la révolution, gagné tous les rangs de la hiérarchie ; mais il faut aussi reconnaître que les déclarations de tribune avaient pu induire en erreur nos représentants a l'étranger sur la politique réelle du gouvernement. C'est ainsi que, vers la même époque, nous voyons M. de Barante obligé de rappeler à l'ordre notre agent a Bologne, qui renvoyait les insurgés aux discours des ministres sur la non-intervention, pour les engager à avoir foi dans l'appui de la France. (Dépêche de M. de Barante au général Sébastiani, en date du 9 mars 1831. Documents inédits.)

[68] Sur toute cette négociation, cf. les dépêches adressées par le général Sébastiani à M. de Barante (Documents inédits) et les Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[69] Mémoires de M. de Metternich, t. V.

[70] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[71] M. Louis BLANC, Histoire de dix ans, t. II, p. 166.

[72] Voyez le Parti libéral sous la Restauration, p. 466 et suiv.

[73] National, article du 17 janvier 1831.

[74] National, articles des 5 novembre, 1er et 4 décembre 1830, des 17 janvier et 22 mars 1831.

[75] Carrel ne se dissimule pas cependant que soutenir des révolutions accomplies, c'est offrir une prime d'encouragement à toutes les révolutions à naître. (Article du 21 septembre 1831.)

[76] National, articles du 2 février et du 17 avril 1831.

[77] National, 30 novembre, 11 décembre 1830 ; 9 janvier, 13 avril 1831.

[78] National, 17 janvier 1831.

[79] National, 11 décembre 1830.

[80] National, 9 mars 1831.

[81] National, février 1831.

[82] National, 30 novembre 1830.

[83] National, 30 novembre 1830, 13 mars 1831.

[84] National, 5 novembre, 11 et 13 décembre 1830 ; 5 et 16 mars, 1er, 7 et 29 avril, 25 septembre 1831.

[85] La gloire, disait le général Lamarque, est un ciment si puissant, elle fait pousser des racines si profondes à une dynastie nouvelle, qu'il serait peut-être politique de la chercher sans motif.

[86] En 1815, cependant, il avait publié une brochure où il annonçait la résolution de s'envelopper dans le drapeau blanc qui, disait-il, lui servirait de linceul. (Mémoires de M. Dupin, t. II, p. 197.)

[87] Jacquemont a écrit dans une de ses lettres : Mauguin s'annonce de loin comme un orage et passe comme un nuage creux de paroles.

[88] Quand, disait La Fayette, je pris la liberté de proposer au ministère, dès les premiers temps de la révolution, de prendre le ton un peu hautain qui pouvait nous convenir avec les puissances étrangères, l'idée ne m'est pas venue de leur déclarer la guerre.

[89] Lettre du 30 mai 1832.

[90] Documents inédits.

[91] Lettre à M. de Barante, en date du 31 mars 1831. (Documents inédits.)

[92] Documents inédits.

[93] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. I, p. 202 et 214.

[94] Documents inédits.