NAPOLÉON III AVANT L'EMPIRE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XV. — LA MARCHE EN AVANT DU PRINCE. - LES VOYAGES. - LES REVUES. - LES BANQUETS MILITAIRES.

 

 

I

L'action personnelle du prince s'affirme tous les jours davantage. — Il montre sa sollicitude pour les travailleurs ; allocations à vingt instituteurs. — Voyage à Compiègne ; visite de la manufacture d'Ourscamp ; à Compiègne, il se rend à la cathédrale, aux hospices ; revue ; enthousiasme. — Le journal le Pouvoir. — La Presse. — 7 et 11 août, banquets militaires. — Violent article de l'Ordre. — La Société du 10 décembre. — L'Union, la Presse, la République, la Gazette de France, le Siècle, l'Événement, l'Assemblée nationale blâment les banquets et s'élèvent contre la Société du 10 décembre. — Le Pays et le Moniteur du soir défendent le prince. — Juste appréciation de la situation par le Tintes. — Voyage du Président dans l'Est ; les journaux ; remarque judicieuse de l'Union sur la faute commise par les légitimistes et les orléanistes au 10 décembre 1848. — Les journaux. — Lamartine dans le Conseiller du peuple. — Melun, Montereau, Joigny, Sens, Tonnerre, Ancy-le-Franc, Montbars, Dijon, Fixin. — Le Moniteur. — Le Moniteur du soir. — Discours du prince ; banquet ; nouveau discours du prince ; bal. — Le National. — L'Union. — Les cris de : Vive la République ! ne sont qu'une note discordante dans une ovation continue. — Le Président au curé de Tournus. — Mâcon. — Allocution du maire de Thoissey et réponse du prince. — Trévoux. — Lyon ; proclamation du préfet ; accueil enthousiaste. — Le prince, à l'Hôtel de ville, dément tout projet de coup d'État. — Ce que vaut la thèse princière ; le prince au banquet de l'Industrie, à l'inauguration d'une caisse de secours mutuels, au banquet de la chambre du commerce, et ses discours. — Revue. — Colère du National. Veuillot dans l'Univers. — La Presse nie l'enthousiasme. — L'Ordre, l'Assemblée nationale dénoncent la personnalité absorbante du prince. — Le Pays chante victoire ; pour le Constitutionnel, ça ira tout seul. — Lamartine dans le Conseiller du peuple. — Les journaux républicains. — Le Pouvoir. — Le Times. — Suite du voyage : Bourg ; Lons-le-Saunier ; Dôle ; Besançon ; incident au bal de la ville ; à partir de là, l'accueil est froid, plutôt hostile ; Belfort ; Mulhouse ; Colmar ; Strasbourg, discours du prince, où il déclare qu'il respectera la Constitution ; comment expliquer cet engagement ? — Phalsbourg, Sarrebourg, Dieuze, Lunéville, Nancy, Pont-à-Mousson ; Metz, incident, revue ; Verdun, de là jusqu'à la fin du voyage, ovation sans mélange ; Châlons ; Reims, discours de l'archevêque, du maire, des présidents du tribunal et de la chambre de commerce ; banquet et nouveau discours du maire, réponse du prince ; Epernay, Château-Thierry, Meaux, Paris. — Réflexions sur ce voyage ; le National et les Débats sont forcés de rendre hommage an courage du prince. — Les journaux de l'opposition chantent victoire ; il en est de même, en sens inverse, des feuilles bonapartistes. — Le Times et la Gazette de Leipsick. — Ce voyage grandit le prince. — Voyage dans l'Ouest : Nanterre, Saint-Germain, Meulan, Triel, Mantes, Bannières ; Évreux, discours de l'évêque, réponse du prince ; Bernay, allocution du conseil municipal ; Lisieux ; Caen, le prince au maire ; discours du président du conseil général, de l'évêque, et réponses du prince ; banquet, toast du maire, réponse énigmatique du prince ; Bayeux ; Isigny ; Cherbourg, discours et toast du maire, réponse du prince qui fait allusion à la nécessité de réviser la Constitution ; Saint-Lô ; Coutances, discours de l'évêque qui au nom de son clergé exprime le vœu que les pouvoirs présidentiels soient prorogés ; Granville ; Avranches, toast du maire ; Falaise ; Argentan, le maire, le président du conseil général. — Ovations du retour. — L'Union. — La Gazette. — A Paris, acclamations ; bagarre ; la justice est saisie. — Les journaux de l'opposition accusent la Société du 10 décembre ; la commission de permanence interpelle le ministre sur cette société.

 

Le Président, fort de la Constitution qui semble en le déclarant responsable l'appeler à prendre une part active au gouvernement, continue soit à dicter des mesures d'un caractère démocratique, soit à profiter de toutes les occasions pour affirmer ses vues particulières, sa politique propre, sa conception personnelle du pouvoir. C'est ainsi (17 juillet 1850) qu'il met à la disposition de vingt instituteurs la somme nécessaire à la location par chacun d'entre eux de deux hectares de terre destinés à être cultivés sous leur surveillance par les enfants qui fréquentent leurs écoles, afin de rattacher la population à l'agriculture et de ramener sans cesse vers le travail des champs une jeunesse que les villes n'attirent que trop. C'est ainsi que dans un voyage à Compiègne il va visiter une grande manufacture à Ourscamp. A son départ de Paris, le 16 juillet, il est accueilli à la gare du Nord par les acclamations d'une foule nombreuse. A la station de Beaumont, une femme du peuple s'avance vers son wagon et lui demande le congé de son fils, soldat au 18e de ligne. Il charge le ministre de la guerre, dit le Moniteur de lui rendre ce fils qui est l'objet de ses vœux et de ses larmes. A Compiègne, un arc de triomphe est dressé à l'entrée de la ville. Toutes les rues jusqu'au château sont ornées de guirlandes en feuilles de chêne. Les clochers des églises et les maisons sont pavoisés comme au jour de la procession de la Fête-Dieu. A la manufacture d'Ourscamp, il s'enquiert de tous les détails des travaux, du prix de la journée, de la position des travailleurs ; il visite les habitations ouvrières. Divers incidents, tous relatés au journal officiel, se produisent alors : Un enfant malade est présenté au prince, qui s'empresse de donner à la malheureuse mère une preuve de sa munificence. A un père de famille souffrant, ancien militaire, il fait remettre deux pièces d'or. Il rencontre une noce ; la mariée hardiment s'avance vers lui et le prie d'honorer de sa présence la modeste chambre où étaient réunis les gens de la fête. Il accepte, et aux souhaits de bonheur pour le jeune ménage il joint un cadeau de 200 francs pour le futur premier-né. Le Président s'entretient avec le directeur de la manufacture, et de cette conversation il résulte qu'il a la[1] pensée fixe de tout faire pour le bonheur de la classe ouvrière. Il remet 400 francs pour les malades. Acclamé pendant tout le cours de sa visite, il l'est encore plus au moment de son départ. Tous les ouvriers lui ont fait cortège jusqu'à la gare située à deux kilomètres de l'usine... Le lendemain dimanche, à Compiègne, le Président commence par se rendre à la cathédrale, où il entend la messe. Puis il va visiter les hospices. La[2] première pensée du chef de l'État avait été pour Dieu, sa seconde pensée a été pour les malheureux. Dans la journée, revue. Quand le Président a paru, le plus vif enthousiasme[3] a éclaté spontanément dans tous les rangs... Les cris de : Vive Napoléon ! n'ont cessé de retentir... C'était un spectacle émouvant que cet élan des populations rurales animées pour le neveu de l'Empereur de sentiments de sympathie qui leur faisaient oublier et la poussière, et le soleil, et la fatigue. Après la revue, carrousel où l'on retrouve la même affluence et où l'on entend les mêmes acclamations. Le cri de : Vive le Président ! est rare ; celui de : Vive Napoléon ! est incessant.

Le journal le Pouvoir (18 juillet) dit au sujet de ce voyage : ... Notre crédit public raffermi, notre industrie et notre commerce reflorissant... et notre prospérité nationale restaurée, voilà la politique qu'ont saluée dans la personne de Louis-Napoléon les populations de l'Aisne et de l'Oise, accourues à flots pressés sur son passage, abandonnant leurs travaux, leurs familles, leurs villages, débouchant des plaines et des clairières, des forêts, en longues caravanes, sortant en quelque sorte des entrailles de la vieille France, avec la blouse gauloise, le visage hâlé, les mains calleuses, le regard intrépide, le vrai peuple enfin, les vrais enfants de cette noble terre qui ne savent qu'un nom, qui ne répètent qu'un cri... parce qu'il résume pour eux l'ordre, la sécurité, la gloire et la prospérité du pays...

La Presse (2 août) raille : Les réceptions de Compiègne et de Saint-Quentin ont laissé des souvenirs qui sont doux et font naître des espérances qui sont riantes. Puis, parlant du voyage annoncé dans le Centre et l'Est, elle ajoute : Les courtisans annoncent des enthousiasmes populaires, des arcs de triomphe et des ovations. Ce voyage leur apparaît déjà comme une marche triomphale au terme de laquelle ils entrevoient un déménagement de l'Élysée aux Tuileries... Il est bien vrai que la France aime les parades... Mais les ovations... ne sont que l'enivrement de la foule. Elles ne laissent qu'un peu de poussière sur les pas des cortèges officiels, mais cette poussière aveugle souvent ceux qui en soulèvent les nuages... Il y avait sans doute, nous le reconnaissons, quelque chose de poétique et de sérieux dans l'élan des populations vers un grand nom... La France aime la gloire... On ne se rappelle plus ce qu'avaient coûté de larmes et de deuil ces victoires... Les malédictions des mères pleurant leurs fils ensevelis à Moscou, la tristesse des campagnes privées des bras qui fécondent le sol, le poids toujours si lourd à porter du despotisme militaire, tout cela s'est effacé !... Il ne restait plus que le grand Empereur, le héros de cent batailles, chanté par Béranger, et dont l'image enluminée, appendue aux murailles les plus humbles, forme le musée de chaque chaumière. Louis-Napoléon a été cette légende vivante, et son élection s'est faite plutôt par entraînement que par réflexion... Mais ce nom ne revivait pas par l'hérédité pour un empire... Napoléon ne fut... qu'une brillante individualité... il ne léguait à la France qu'une épopée... Quand cette main qui a gagné tant de batailles n'a pu fonder un trône, vous voudriez aujourd'hui, plus fort que lui, accomplir ce prodige ! Cela n'est pas possible... Que M. le Président se garde de croire qu'il y a un parti bonapartiste... C'est parce qu'il a cru qu'il y avait dans son nom une force providentielle qu'il s'est isolé... pour se réfugier dans sa forteresse napoléonienne, forteresse de carton qu'un souffle populaire anéantirait... Là où les plus vieux dogmes, les plus grands souvenirs, les plus puissantes idées n'ont que des partis mutilés et désorganisés, il ne fera pas qu'on puisse fonder sur un flot de poussière... sur quelques cris sans écho, ce qu'on n'a pu fonder sur la gloire et sur le génie. En un mot, la République peut dormir tranquille... Il faut arriver des Pyramides ou de file d'Elbe pour trouver un peuple qui vous porte en triomphe. Or il ne s'agit, à ce qu'il parait, que de revenir de Strasbourg.

— Dans la première quinzaine du mois d'août, le 7 et le 11, le Président reçoit à sa table un assez grand nombre de militaires de la garde républicaine, de la gendarmerie mobile, de l'artillerie, des 4e et 24e régiments de ligne. Ces réceptions font grand bruit et produisent une vive émotion, d'abord à cause de la qualité des convives parmi lesquels il y a autant de sous-officiers que d'officiers, ensuite, et surtout, à cause de ce qui s'y passe. L'animation y est extrême, les ardeurs napoléoniennes s'y font jour bruyamment. A plusieurs reprises on crie : Vive l'Empereur ! et aussi : Aux Tuileries ! aux Tuileries ! — Toute la presse s'occupe de ces banquets. L'Ordre (9 août) déclare qu'il ne faut pas attacher à ces manifestations une importance exagérée ; seulement n'est-il pas permis de se demander si l'invitation... adressée en masse aux officiers et sous-officiers n'est pas une nouveauté... de nature à entretenir cette agitation qu'il serait si désirable de prévenir ou de calmer... S'il est des insensés qui poussent aux manifestations impérialistes et qui veulent précipiter les événements, nous ne devons pas leur laisser ignorer qu'ils s'exposent à de terribles mécomptes... L'Empire ne sera pas déféré aussi facilement que la présidence... et l'Empire usurpé, l'Empire proclamé dans une caserne, c'est une équipée, c'est une aventure... on peut. la risquer pour en finir avec les tourments de l'exil, mais on ne la risque plus quand (on est) le premier magistrat du pays... Les regrets qu'il a si noblement exprimés (à) Ham sur les tentatives de Strasbourg et de Boulogne ne peuvent laisser aucun doute dans l'esprit de ceux qui ne doutent pas de sa probité... Les hommes de la majorité... (9 août) respectent dans M. Louis-Napoléon sa suprême magistrature... mais (ils) ne se croient nullement tenus de servir des projets extravagants... et tout cela pourquoi ? Pour fonder un empire sans gloire, sans prestige, sans condition de durée, un empire ridicule, odieux, méprisé... Non, cette honteuse et misérable parodie de l'époque impériale n'arrivera pas à terme... Ce serait le dernier degré d'abaissement pour la France... Quiconque nourrit la pensée d'élever par une surprise... la fortune d'un homme au-dessus des lois n'est qu'un fou...

L'Union (11 août) non plus ne s'alarme pas. Quand Napoléon s'essayait à l'Empire, il conviait ses soldats à des batailles. Son neveu convie les sous-officiers à des banquets... parodie !... Nous ne sommes pas disposés à croire que notre jeune armée consente à parodier les armées impériales. Elle se laisserait peut-être éblouir par l'éclat d'une épée, mais M. le Président n'a pu et ne peut lui offrir qu'une fourchette... La Presse (10 août) ne croit pas que la Constitution puisse être révisée autour d'une table à manger. Nous ne craignons pas que l'Empire sorte jamais d'un plat de dessert comme la princesse Colibri sort d'une corbeille de fleurs. Heureusement la France n'en est pas arrivée à ce point d'abaissement et de décadence qu'il soit possible de lui imposer la servitude en sortant de dîner, comme le faisaient ces tyrans ivres du Bas-Empire qui marchaient au pouvoir suprême entre des courtisanes et des esclaves. Aventure de table... pas autre chose... Cela monte et passe comme la fumée du champagne... Il est permis..., quand on est le neveu du vainqueur des Pyramides, de rêver l'Empire après la victoire, il n'est pas permis de rêver l'Empire après dîner. Les bruits du festin de l'Élysée ne méritent donc pas un écho... Le journal la République (13, 15 août) trouve aussi que ces banquets sont une nouveauté dans l'histoire moderne. M. Louis Bonaparte peut revendiquer l'honneur d'avoir renouvelé un usage fréquent sous les empereurs romains dont les larges banquets portaient le nom, intraduisible en français honnête de viscerationes. Si, après avoir contracté à la face du monde des engagements aussi libres que formels, il songeait à une usurpation, il n'y aurait pas de mots dans la langue humaine pour qualifier un aussi exécrable parjure. Une usurpation... serait le plus odieux attentat... contre toutes les lois divines et humaines... Quoi ! la République aurait tendu la main à M. Louis Bonaparte dans son exil, elle lui aurait rendu la patrie d'abord ; puis, oubliant Strasbourg et Boulogne, elle lui aurait confié la plus haute magistrature ; sur la foi de ses déclarations, cinq millions de suffrages l'auraient acclamé, et pour prix de tant de bienfaits, de tant d'honneurs... il méditerait le plus monstrueux attentat !... La Gazette de France (12 août) dit qu'il est plus facile d'organiser une manifestation qu'un empire... ; le Siècle (12 août) : que l'enthousiasme... a franchi les limites du bon sens et de la raison. A propos des banquets, on parle dans  certains journaux d'une association, dite Société du Dix-Décembre (l)[4], formée des membres des anciens comités électoraux bonapartistes, ayant pour but officiel l'assistance mutuelle, mais ayant pour but réel de servir d'entraineur.de la foule dans les sorties, dans les voyages du chef de l'État, dans tous les cas où il était en contact avec le public. L'Événement (11 août) s'exprime ainsi sur la campagne 'des banquets : Jusqu'à présent nous avions pensé que pour fonder un empire... pour escamoter une révolution il fallait avoir ou le génie, ou la gloire, ou la popularité. L'histoire nous disait bien que dans des temps très reculés un homme avait passé avec une armée de vétérans une petite rivière appelée le Rubicon... mais l'histoire ajoutait que cet homme était le conquérant des Gaules, de la Bretagne et du Rhin, que cet homme s'appelait César. Mille ans plus tard... l'histoire nous montrait un nouvel exemple de ces révolutions prodigieuses qui font qu'à certaines époques des peuples entiers s'incarnent dans un seul homme ; mais l'histoire ajoutait que cet homme s'appelait Charlemagne. Encore mille ans plus tard l'histoire nous montrait... un homme... escamotant une révolution... mais... cet homme avait sauvé son pays de l'invasion et de l'anarchie, cet homme avait conquis l'Italie et l'Égypte, écrasé le communisme de Babœuf dans le Panthéon rétabli, rouvert les églises, payé en gloire la liberté du pays. L'histoire ajoutait que cet homme prodigieux, aussi grand à lui seul que César et Charlemagne, s'appelait Napoléon... De telles révolutions, l'histoire en compte donc trois depuis deux mille ans... Les historiens avaient en outre fait cette remarque que ces empereurs... n'avaient pas d'héritiers... Eh bien ! malgré ces assertions... il s'est trouvé des gens assez naïfs pour vouloir à toute force fonder un empire sans empereur. Ces gens s'appellent la Société du Dix-Décembre... Et pour que M. le Président devienne Empereur... ces messieurs regardent comme parfaitement superflu d'avoir conquis les Gaules comme César, la Germanie comme Charlemagne, l'Italie et l'Égypte comme Napoléon. Non, pour être le digne héritier de son oncle, M. Louis Bonaparte, selon ces messieurs, n'a qu'une chose a faire, se promener... Imbus de leur idée, les partisans de l'Empire quand même ont voulu livrer avant-hier à la République une bataille décisive. Ils ont tout simplement donné dans la salle à manger de l'Élysée un dîner à des sous-officiers ; on a crié : Vive l'Empereur ! Aux Tuileries !... En vérité, les partisans de l'Empire auraient voulu rendre ridicule le coup d'État qu'ils souhaitent, ils ne s'y seraient pas pris autrement. Un empire, l'empire de Napoléon fondé ainsi, tout à coup, en pleine République, les Tuileries prises d'assaut par quelques convives pris de vin de Champagne, un dix août fait ainsi joyeusement, après boire,... par une bande de tapageurs nocturnes, que cette idée soit venue à des cerveaux humains, cela nous paraît tellement repoussant, tellement amusant, tellement ébouriffant, que nous nous sentons désarmés... La France ne s'effrayera pas, elle éclatera de rire !... L’Assemblée nationale (9 août 1850) ne peut pas désirer pour la France les Césars de la décadence, les Césars qu'une surprise populaire, qu'un caprice prétorien tenteraient d'élever ou de renverser sans consulter la nation ; elle n'admet pas que le sceptre de la France puisse être pris ou donné après un repas de gardes ou sous des trophées de carton... Le prince président... déplore sans doute la violence que l'on peut faire à son serment... (mais) n'est-il pas vrai qu'il existe une Société du Dix-Décembre dont le but n'est un mystère pour personne ?... (qu'elle) compte déjà plus de cinq mille enrôlés ?... (qu'elle) fournit un cortège pour les voyages du Président ?... que plusieurs des convives du banquet d'hier appartiennent à cette société ?... que... dans ce banquet il a été proféré les cris de : Vive l'Empereur ! Vive le Désiré ! Aux Tuileries ! Aux Tuileries ! La Presse (13 août) dit de son côté :... C'est chose grave... que l'existence de cette prétendue association de charité dont le véritable but vient de se révéler dans les banquets de l'Élysée... Nous rions assez volontiers de l'impatience des entrepreneurs de déménagements politiques qui sont si pressés de quitter l'Élysée pour aller occuper impérialement les Tuileries. Passe encore pour ces manifestations de dessert qui ne sont que de l'enthousiasme en bouteilles. Tout cela est très ridicule et peu effrayant ; mais il y a quelque chose de plus sérieux dans l'existence de cette armée mystérieuse qui se recrute dans l'ombre pour un but que l'on n'avoue pas et que tout le monde devine... La Société du Dix-Décembre compte 60.000 affidés, enrégimentés, pourvus d'armes, prêts à agir au signal de leurs chefs...

Le Pays[5] répond aux journaux de l'opposition : Que signifient ces colères des journaux de l'anarchie, sinon qu'ils trouvent dans ces banquets... un élément d'ordre qui les effraye... Puis sont-ils bien venus à blâmer l'alliance de Louis-Napoléon et de l'armée, les journaux qui naguère encore se signalaient comme les plus fougueux réactionnaires ? Le mécontentement de l'armée (de n'avoir pas à Versailles un camp promis !...), le Président n'a pas voulu qu'il se traduisit en plaintes (!!). Il a réuni dans les jardins de l'Élysée des députations de l'armée... qui a sauvé la France... Quoi de plus juste ?... Rien n'a pu soulever la moindre appréhension, à moins qu'on ne regarde comme un symptôme dangereux les marques de sympathie échappées à une honorable et légitime reconnaissance... Nous ne saurions voir dans ces banquets de l'Élysée qu'une preuve du désir qu'éprouve le Président d'entretenir au sein de l'armée l'amour de l'ordre et le respect de l'autorité, autant que de chercher dans tous les éléments possibles de popularité de nouveaux moyens de rendre son concours utile à l'Assemblée... Comme argumentation, c'était un peu osé. Le Pays ajoutait trois jours après (14 août) : Le pays a compris que s'il devait redouter les coups d'État, ce n'était pas de la part de Louis-Napoléon... Un coup d'État ! Pourquoi le tenterait-il ? Quel intérêt aurait-il à le faire ? En laissant les événements suivre leur cours normal... les pouvoirs présidentiels se trouveront par la force des choses nécessairement, irrésistiblement prolongés. En laissant les partis s'user les uns par les autres successivement, les rouges détruire les blancs, les blancs écraser les rouges, il fera mieux ressortir cette vérité que la sagesse des peuples comme celle des hommes est de conserver ce que l'on a, surtout lorsque ce que l'on a est sage, moral, honorable et inspiré de ce que le pays, consulté dans ses plus intimes profondeurs, renferme de plus grande puissance... Le Moniteur du soir (7 août 1850) dit à son tour dans le même sens : La dictature d'un Monk est impossible, la royauté du comte de Chambord est impossible, la monarchie du comte de Paris est impossible. Ils le savent... ils savent qu'ils n'auraient rien, non, rien, absolument rien à mettre à la place du gouvernement de Louis-Napoléon. Ils cherchent cependant à saper sa popularité, qui, Dieu merci ! défie leurs calomnies et leurs menées. Ils font le mal pour le mal. Ils n'ont pas pitié d'eux-mêmes, les pauvres insensés ; ne devraient-ils pas au moins avoir quelque commisération pour cette masse de paysans qui ne veulent que labourer la terre, d'ouvriers qui ne veulent que travailler de leur métier, de marchands qui ne demandent qu'à vendre... de rentiers et de propriétaires qui ne demandent qu'à jouir d'une fortune honnêtement acquise ? Quel mal la France a-t-elle donc fait à ces hommes de parti pour qu'ils sacrifient son repos... à d'étroits calculs et à d'âpres rancunes ? N'a-t-elle pas encore été assez ruinée, assez bouleversée à leur gré par les révolutions qu'elle a traversées ? Ne seront-ils contents que lorsqu'ils la verront se débattre dans des mares de sang au milieu des épouvantes et des horreurs d'une jacquerie communiste ?...

Le Times nous parait avoir parfaitement dégagé la vérité de la situation quand il dit alors : Nous ne croyons pas qu'à l'Élysée l'on ait conçu un projet de renversement de la constitution de la République ou de convertir la courte durée de la présidence en une souveraineté à vie sous forme de consulat ou d'empire. Rien de prémédité sans doute ; tout est plutôt laissé aux chances imprévues qui naissent de la marche naturelle des événements et de l'expression spontanée de l'opinion populaire ou militaire.

— Le 12 août, le Président quitte Paris pour visiter une partie du centre et de l'est de la France. La presse tout entière s'occupe de ce voyage. L'Union (12 août 1850) dit : Ainsi, nous ne ferons pas de coup d'État, nous voyagerons. Nous voyagerons à titre de prince président, nous serons plus prince que président, et nous serons même un peu empereur lorsque la circonstance voudra s'y prêter... Toute la politique de M. Louis Bonaparte est dans le voyage qu'il entreprend. Il y a là tout un système. Le prince ne s'est jamais arrêté à l'idée d'un coup d'État. Il a reconnu qu'il n'avait rien à espérer de la bonne volonté de l'Assemblée, et alors sa pensée s'est tournée d'un autre côté, pensée persistante, obstinée. Ce qu'on ne peut pas obtenir immédiatement de l'Assemblée, on le demandera aux provinces pour essayer ensuite d'exercer sur l'Assemblée la pression morale de l'opinion extérieure ; le prince a pris de loin ses précautions ; il a agi avec plus de suite, plus d'esprit de calcul que bien des gens ne l'avaient prévu. On pourrait, — ajoute judicieusement cette feuille, — contester très sérieusement la possession du sens politique aux hommes qui n'ont pas promptement compris à quel point l'invasion du nom de Napoléon dans la révolution de Février devait modifier la situation générale. La Patrie (7 août 1850) déclare que le Président a voulu entrer en communication directe avec le pays. C'est une enquête impartiale qu'il va faire, et il y apportera les dispositions d'un esprit accessible seulement à la vérité. Il y a dans cette démarche du Président quelque chose de loyal, de simple et de sincère qui frappera certainement les populations. Le Président laisse Paris pendant trois semaines aux mains de la commission de permanence. Il sait qu'elle compte dans son sein des hommes dont la règle politique est l'honneur, et que, dans tous les cas, la souveraineté du peuple, qui fait et défait les présidents et les assemblées, ne craint pas plus les traîtres que les usurpateurs. L'Opinion publique (9 août) lui répond : Singulière prétention de faire du voyage du Président une espèce de champ de mai ambulant à la faveur duquel la nation se trouverait avoir été consultée sans s'en clouter, et après lequel M. Louis Bonaparte n'aurait plus qu'à se déclarer l'organe et l'instrument de sa volonté. Son article (de la Patrie) a eu à l'Assemblée un succès d'hilarité très marqué. Riait-on tant que ça, et si franchement que ça ? L'Opinion publique (14 août) ajoute : Le Constitutionnel, ce Dangeau du nouveau régime, a pris soin d'avertir ses lecteurs que deux de ses rédacteurs étaient emballés dans les fourgons présidentiels afin que le monde sache, minute par minute, les grandes choses qui seront accomplies dans ce voyage. Louis XIV emmenait deux historiographes. Voici une étiquette ressuscitée..., mais aussi toutes les proportions sont gardées, car au lieu de Racine et de Boileau les deux historiographes sont deux rédacteurs du Constitutionnel. Le Moniteur du soir lui fait concurrence et foudroie les blasphémateurs qui ne parlent point du voyage à genoux ; et le Pouvoir cherche à les distancer tous les deux._ Étrange croisade napoléonienne, formée à l'occasion d'un voyage en chemin de fer, croisade composée d'enthousiastes sans enthousiasme... Que voulez-vous que nous répondions ? Charles X a fait des voyages.., au milieu de quelles manifestations d'enthousiasme, tout le monde le sait... Louis-Philippe aussi a fait des voyages, et les ovations fidèles au rendez-vous des préfets ne lui ont pas manqué !... On nous objecte que M. Louis Bonaparte est un homme nécessaire, et que sans lui la France et la civilisation.chrétienne seraient perdues... Louis-Philippe aussi était l'homme nécessaire. M. Hugo[6] ajoutait même que Dieu avait besoin de lui... Si M. Louis Bonaparte venait à manquer à la France, elle ne se manquerait point à elle-même... Il serait trop triste et trop humiliant d'admettre que la France est tombée si bas qu'elle ne vit plus que de la vie d'un homme... L'Événement[7] raille le Président : Il veut connaître l'état des campagnes : il les parcourt en chemin de fer... Il veut connaître Melun : il passe en revue le 7e lanciers. Il veut connaître Sens : il y cause avec le sous-préfet. Il veut étudier l'horticulture : il accepte un bouquet à Montereau. Il veut connaître la Bourgogne : il prend un verre de vin à la buvette de Joigny. Il veut entendre le cri du pays : sur toute la ligne il n'écoute que la Société du Dix-Décembre qui lui assourdit les oreilles... Après cette longue série de mystifications, M. le Président reviendra.., bien convaincu qu'il connaît à fond l'état des départements de l'Est. Le National (13 août) dit de son côté : Si M. Bonaparte était de connivence avec eux (ces hommes qui répandent des bruits de coup d'État), il n'y aurait pas de mots dans aucune langue pour exprimer une trahison aussi exécrable... Malgré tout, le pays a amnistié M. Bonaparte de ses deux échauffourées. Il l'a appelé au pouvoir, il lui a fait la- plus splendide destinée qu'un grand citoyen puisse rêver. M. Bonaparte a juré de servir, de maintenir la République à laquelle il doit tout : le pouvoir, la fortune, les honneurs, la liberté, la patrie. Une société s'est fondée dans le but avoué de faciliter à M. Bonaparte les moyens de trahir son serment et de briser cette République sans laquelle il ne serait rien qu'un fantôme de prince disputant à Espartero et au comte de Neuilly les restes de la curiosité britannique. Nous voudrions pour M. Bonaparte qu'il eût repoussé comme une mortelle injure cette prétention à l'Empire dont le séparent ses serments, son honneur, nos bienfaits, son histoire... Le Constitutionnel (14 août) a la palme, ajoute le National ; jamais l'encens monarchique ne brûla pour personne à si forte dose. Les préfets ont donné le mot d'ordre sur toute la route, les maires crieront : Vive Napoléon ! et salueront jusqu'à terre ; c'est l'étiquette de l'an XII ; les cloches sonneront à toute volée ; les tambours battront aux champs, les populations seront dans l'ivresse, et Potemkin dira au Président : De la Guillotière[8] aux Tuileries il n'y a qu'un pas ! — La Gazette de France (12 août) ne doute pas que les anciens amis et les nouveaux courtisans ne veuillent donner à ce voyage une haute portée politique. Ils ont déjà, dit-on, jalonné l'enthousiasme sur toute la route. C'est le livre de poste qui a servi à toutes les dynasties, et à la plupart des relais on retrouve les mêmes postillons... Empereur (15 août) veut dire celui qui commande : imperator. Le mot vient de César qui commandait en effet. On ne fait pas un empereur, on se fait empereur à force de commander. Quand les prétoriens ont vendu l'Empire, ils ne l'ont pas offert à un citoyen, à un pékin, à un neveu d'Auguste et de Tibère, mais à un soldat. Othon, Galba, Vitellius, étaient des sous-officiers. Auguste qui s'est fait empereur a pris lui même une part très active aux guerres de son époque... — Le Times ne croit pas à un coup d'État pré concerté ; mais la condition du pays, la disposition des populations... ouvrent évidemment une vaste carrière aux chances qui ont si souvent disposé du pouvoir suprême en France. Un incident opportun, des acclamations unanimes, un mouvement d'enthousiasme, l'ardeur d'un régiment, peuvent encore dicter la loi au pays.

Le Pouvoir (6 août 1850) repousse toute idée d'usurpation de la part du Président : L'entourage du président... ce n'est qu'une formule de calomnie... ; cet entourage, c'est la France elle-même, et s'il est resté sourd à une partie des conseils que cet entourage lui adressait, ce n'est qu'à ceux qui tendaient à l'élévation et à l'agrandissement de sa puissance... Mais en même temps l'organe bonapartiste ajoute : Il y a une idée (17 août) profondément entrée au cœur des masses : garder l'élu du 10 décembre ; une prolongation des pouvoirs est donc en ce moment une nécessité qui sort du fond même des entrailles du pars... On fait un coup d'État (18 août), on jette les Chambres par la fenêtre quand on est une minorité violente et factieuse, et qu'on veut violer le gouvernement de la France, n'étant pas en état de le mériter et de l'obtenir ; mais quand on est porté au pouvoir par six millions de suffrages spontanés et qu'un an après on voit accourir sur ses pas les populations empressées et reconnaissantes, on a assez de noblesse dans l'âme pour vouloir obtenir du libre vote du pays la confirmation d'une confiance qu'on a si pleinement justifiée. Le Moniteur du soir (15 août 1850) répond aux accusations de projets d'usurpation : Aux ennemis qui l'accusent de nourrir la pensée d'un coup d'État, aux niais et aux sots qui croient ce que disent ses ennemis, à tous les fous, à tous les intrigants, à tous les ambitieux, à tous les traîtres, à tous les factieux qui voudraient persuader la France que le neveu de l'Empereur, oubliant les illustres exemples que lui a laissés le vainqueur de Marengo et d'Austerlitz, compte imposer au pays sa domination malgré le vœu des populations, il répond par l'acte tout à la fois le plus loyal et le plus hardi. Il va se mêler à ces populations, sonder leurs sentiments, consulter leurs impressions, étudier leurs besoins, interroger leurs désirs, entendre enfin la voix, la grande voix du peuple, cette voix qui a toujours été celle de Dieu quand elle était libre et réfléchie... La société du Dix-Décembre ?... L'excellente bouffonnerie ! Tenez, vous nous faites pitié avec vos contes à dormir debout, avec vos sornettes bonnes à mettre tout au plus dans la bouche des vieilles nourrices pour amuser les enfants. Dites-nous donc quels sont les trains qui les ont emportés à travers les départements, ces soixante-cinq mille coureurs d'aventures... Est-ce que des flots de population se laissent inspirer, diriger, par quelques individus ?... Les services que Louis-Napoléon a rendus au pays, voilà les courriers qui le précédent dans ce voyage... La souveraineté du peuple, quelle amère raillerie dans votre- bouche (à vous, journaux de l'opposition) ! Et qui donc l'a violée, si ce n'est vous, légitimistes qui faisiez fermer par la force, en 1815, la Chambre des représentants, afin d'imposer à la France votre charte octroyée, apportée sur la pointe des baïonnettes étrangères ? Qui donc encore l'a violée, si ce n'est vous, orléanistes, qui escamotiez en 1830 le consentement du pays à votre charte bâclée en quelques heures par une coterie de familiers ?... Qui donc enfin l'a plus outrageusement violée que vous, montagnards... orléanistes, légitimistes, montagnards ? Ce n'est pas à vous qu'il appartient de parler de la souveraineté du peuple..., c'est à Louis-Napoléon qui tient d'elle la présidence, comme son oncle en avait reçu successivement le consulat décennal, le consulat à vie, et l'Empire héréditaire, et non à vous qui n'avez jamais eu le pouvoir que parce que vous l'avez volé à la nation !

Lamartine dans le Conseiller du peuple s'exprime ainsi sur la situation : On dit : Voilà le Président qui donne des rafraîchissements à des officiers et à des sous-officiers de l'armée. Ce n'est pas tout. Le voilà qui va visiter les principales villes de la République et se plonger autant que possible en pleine eau d'opinion publique pour savoir si on est content ou mécontent de lui... Ne voyez-vous pas là une conspiration qui jette le gant à la République ? Une amorce tendue à l'esprit militaire ?... N'avouez-vous pas cette fois que le pouvoir exécutif est en pleine trahison, et que l'explosion de quatre ou cinq mille caisses de vin de Champagne sera un jour ou l'autre la machine infernale qui renversera la République ?... Eh bien, non, je ne le crois pas, par trois raisons. La première, c'est que je ne crois pas la nation française assez descendue de son rang intellectuel dans les égouts du Bas-Empire pour s'agenouiller dans la poudre d'un camp de prétoriens sans prestige, et pour se précipiter dans une servitude qui n'aurait pas même l'éblouissement de la gloire pour excuse de sa lâcheté. La seconde, c'est que je crois l'armée composée de citoyens et non de mercenaires, et que sa conduite ne donne à personne le droit de la déshonorer d'avance. La troisième, c'est que je crois le Président de la République un nom dangereux, mais un honnête homme... Non, je ne croirai jamais à une telle dégradation... Une solution..., je ne sais quelle dictature militaire sous le nom de Consulat, de Protectorat ou d'Empire ! Une doublure du premier Consul sans la lassitude de huit ans de crimes et d'anarchie !... un Empire sans armée qui ait conquis sur les champs de bataille le droit coupable, mais le droit au moins explicable, de décerner l'Empire à son chef ; c'est-à-dire un contresens pour logique et un ridicule pour couronne ! Quelle solution ! la plus absurde et la plus criminelle de toutes, car les révolutions soldatesques sont les plus inexcusables et les plus démoralisantes pour un peuple... ; révolutions de décadence ; corrompre l'armée pour un gouvernement, c'est le dernier des attentats... ; quel gouvernement honnête et durable pourrait sortir d'un telle déloyauté ?...

Le Président passe à Melun, à Montereau, à Joigny, au milieu des acclamations d'une population immense. A Sens, les femmes criblent de fleurs le wagon présidentiel. A Tonnerre, cinq à six mille gardes nationaux, plus de dix mille personnes sont venus des environs. C'est là que le Président monte en voiture pour se rendre à Dijon. On crie : Vive le Président ! Vive Napoléon ! et même : Vive l'Empereur ! Là encore les femmes les plus élégantes se disputent l'honneur de lui offrir un bouquet. Le cortège a peine à s'ouvrir un passage à travers la foule inlassable dans son ovation. A Aney-le-Franc, le prince visite une forge, où le peuple et le clergé des localités voisines rivalisent d'enthousiasme avec les ouvriers, auxquels il laisse des marques de sa générosité. A Montbard, des habitants, le capitaine de la garde nationale en tête, prennent d'assaut la voiture présidentielle pour serrer les mains du chef de l'État en lui jurant un dévouement sans bornes. A Viteaux, Sambernon, Pont-de-Passy, Velars-sur-Ouche, les populations entières sont debout, et la calèche du chef de l'État n'y peut avancer. A Dijon, la foule se presse innombrable. Tout ce qu'il y a de voitures dans un rayon de quinze à vingt lieues a été mis à contribution. Le prince fait son entrée dans la ville, escorté par huit cent cinquante ouvriers des différents corps d'État qui lui offrent un drapeau enrichi de broderies et qui l'acclament. Toutes ces ovations, dit le Moniteur du soir (13 août 1850.), ne sont que la monnaie de la grande explosion du 10 décembre. C'est pour la France la continuation électrique du mouvement qui au retour de l'île d'Elbe porta l'Empereur exilé du golfe Jouan aux Tuileries. Ne dirait-on pas que l'Empereur règne encore dans nos imaginations ? Tout ne prouve-t-il pas que Napoléon est plus vivant que jamais ? Aux grands peuples il faut de grands hommes et de grands noms. On présente au prince un vieux soldat des armées impériales, qui, malgré ses vingt-deux blessures, n'avait pas reçu la croix ; il lui serre les mains, le décore et lui remet 500  francs. Il passe la revue des troupes et des gardes nationales. Sur une longueur de trois kilomètres il est acclamé par cent mille spectateurs. Il visite l'atelier de reliure et de gaufrage de M. Maître, où les ouvriers lui font uu chaleureux accueil. Il se rend à la cathédrale, où il est reçu au son de l'orgue par le clergé en habits sacerdotaux ; à l'Hôpital général ; à l'hospice Sainte-Anne, où il monte à la chambre de la supérieure malade. Dans la journée, il va aux environs, à Fixin, où M. Noisot, ancien officier de l'Empire, a fait élever une statue en bronze de l'Empereur. Le Moniteur (17 août 1850) dit que Napoléon est représenté sortant à demi de sa couche funèbre, soit que le statuaire ait voulu saisir le moment de sa résurrection chrétienne, soit qu'il ait entendu matérialiser sa sollicitude et son amour pour la France en nous le montrant les yeux fixés sur elle-même au sein du tombeau. Chaque année, ajoute la feuille officielle, 80.000 ou 40.000 pèlerins (sic) vont visiter ce monument remarquable. La comparaison était directe et prochaine, non avec la gloire immortelle de l'oncle, qui n'a jamais eu et qui n'aura jamais d'égale en ce monde, mais entre les services qu'il a rendus et ceux que son neveu a rendus à la France. Pendant deux heures, au milieu d'une foule compacte, le Président a pu entendre répéter mille et mille fois que le peuple le regarde aussi comme le sauveur de la patrie. Quiconque a assisté à ces scènes émouvantes en gardera un éternel souvenir. Le cortège serpentant sur le flanc du coteau, les acclamations d'un peuple tout entier, les salves de l'artillerie, tout donnait à cette fête un caractère à la fois grave et poétique, digne de la mémoire de l'Empereur, et digne aussi des pensées austères qui font battre le cœur de son neveu quand il s'agit des souvenirs de la gloire. Quant au Moniteur du soir (16, 17 août), il tire les conséquences : Le sol du passé est déblayé ; ce qu'il faut, c'est la truelle. Le tour est revenu du principe d'autorité. L'empereur Napoléon fut l'homme de la révolution et l'homme du peuple en même temps qu'il était l'homme de l'autorité. L'empereur Napoléon, c'était la France moderne, la France de 1789 personnifiée. Le prince s'avance jusqu'au pied du monument, il le regarde longuement, puis il prononce ces paroles : Quand je suis venu, guidé par un sentiment pieux, visiter le monument érigé au martyr de Sainte-Hélène, je voulais rendre hommage au dévouement respectueux qui en avait conçu le projet, et surtout à la pensée qui l'avait placé au sein de cette Bourgogne qui a montré tant d'héroïsme en 1814 pour la défense de l'Empereur, ou plutôt pour la défense des droits du peuple français, des droits de tous les peuples dont il fut jusqu'au bout le champion fidèle. Le correspondant du Times, qui suit pas à pas le prince, mentionne que la réception à Fixin a été encore plus enthousiaste qu'à Dijon, si c'est possible. Milliers sur milliers de gens de la campagne s'étaient donné rendez-vous pour venir à sa rencontre et le voir. Des centaines de jeunes filles et de jeunes femmes jetaient, tout le long de la route, des couronnes, des guirlandes et des bouquets de fleurs dans sa voiture. Le Président revient à Dijon pour assister à un banquet où il répond à un toast du maire : Le fleuve révolutionnaire tend à rentrer dans son lit, et la population de cette contrée naguère si agitée apprécie nos communs efforts pour rétablir l'ordre. Les gouvernements qui succèdent à des révolutions ont une tâche ingrate : celle de réprimer d'abord pour améliorer plus tard, de faire tomber des illusions et de remplacer par le langage d'une raison froide les accents désordonnés de la passion. Le soir, il se rend au bal donné par la municipalité, et là il est l'objet constant des témoignages les plus respectueux et les plus sympathiques. Le nombre des personnes présentes à cette réception était considérable. Un tailleur de Dijon[9] avait confectionné à lui seul pour plus de 5.000 francs d'habits noirs. Quant aux gants, ils étaient introuvables. Deux jours avant l'arrivée du prince, les magasins étaient vidés. C'est ce qui fait dire au National : Voulez-vous un habit noir ? Un seul tailleur en a fait pour 5.000 francs ; il n'y a plus de.gants à vendre. Les bouquets sont hors de prix, les jardins saccagés ; il n'y a plus de place dans les hôtels. On campe dans les rues, hors des murs. On guette le neveu de Napoléon au passage ; on se jette sur ses pas avec enthousiasme, avec délire. L'amour est insatiable. Pour être le neveu de l'Empereur, en est-on moins homme ? Cinq cents heures d'ovations et d'enthousiasme, c'est trop, même pour un Bonaparte. On a aussi crié : Vive la République ! Cette vile multitude est incorrigible. Elle rit des platitudes des courtisans et ne veut pas comprendre qu'après deux ans de chômage les hommes qui ont vécu toute leur vie dans la domesticité et l'abjection éprouvent le besoin d'essuyer de leurs baisers les bottes d'un maitre. Partout des députations de femmes, partout des vieillards dont les pieds ont été gelés dans la campagne de Russie. L'aigle vole encore une fois de clocher en clocher. Louis-Philippe croyait vainement lui avoir coupé les ailes à Boulogne lorsque Louis-Napoléon l'y rapportait sur son épaule. Le National n'est pas content ; il est même vexé imo pectore. Les démocrates sont toujours pareils ; ils ont du peuple plein la bouche : le peuple par-ci ! le peuple par-là ! les droits du peuple ! la souveraineté du peuple ! il n'y a que ça ! Quand le populaire — que le sentiment guide — s'emballe sur un nom, alors, adieu les belles phrases, adieu les génuflexions devant l'idole, adieu les prosternations devant le dieu, devant le faux dieu ! — L'Union (15 août) estime que le Président tomberait dans une erreur profonde s'il prenait pour lui des manifestations qui ne sont pour la plupart que l'expression du besoin de l'ordre et le cri de tous les intérêts aux abois. Un nom qui rappelle de glorieux souvenirs ne suffit pas. Louis-Napoléon cherche le moyen d'agrandir son pouvoir ; mais ce pouvoir, en supposant qu'il eût la prétention de l'exercer à la manière de son oncle, l'écraserait de son poids. On ne ramasse pas une couronne sur les grandes routes.

Le Président quitte Dijon le 14. Dans cette ville, à certains moments, les cris de : Vive la République ! avaient été assez nombreux, comme ils l'avaient été à Montbard, comme ils le furent ensuite à Chalon-sur-Saône. Mais ce n'était qu'une note discordante dans une incontestable ovation. Il s'arrête à Tournus, où il répond au curé qu'il s'estimerait toujours heureux que le clergé voulût bien le compter comme un des plus fermes soutiens de la religion. A Mâcon, l'affluence était énorme ; des municipalités étaient venues de vingt lieues pour saluer le chef de l'État. Du bord de la Saône jusqu'au faite des maisons toute la longue ligne des quais était couverte de spectateurs. De Mâcon il se rend à Lyon en bateau[10] par la Saône. Malgré l'heure matinale de son départ (5 heures et demie), une foule considérable est venue l'acclamer. Sur les deux rives de la rivière les populations des différentes localités près desquelles il passe sont échelonnées et manifestent leur enthousiasme par des cris, par des salves de feu de mousqueterie. Il s'arrête à Thoisey, à Saint-Romain, à Belleville, à Beauregard[11], à Saint-Bernard, à Anse. Le maire de Thoisey lui adresse une allocution : Prince, vous pouvez juger du dévouement des populations pour votre personne par l'empressement qu'elles ont mis à saluer votre passage. Elles se plaisent à reconnaître en vous non seulement le neveu du grand homme, mais l'élu de la nation, celui qui ne cesse de faire d'infatigables efforts pour conserver les principes qui sont la base de toute société. De vous, Monseigneur, dépend le bonheur du monde ; nous sommes tous intéressés à ce que vous continuiez à régir les destinées de la France. Et le Président de lui répondre : Je n'ambitionne d'autre titre que celui de restaurateur de l'ordre. Il aborde aussi à Trévoux, et, s'adressant à la compagnie de pompiers qui fait la haie, il dit : Mes amis, ouvrez vos rangs pour que je me mêle à une population qui me reçoit si bien. De Trévoux à Lyon, le voyage n'est qu'une ovation continuelle, qu'une longue manifestation napoléonienne entre deux lignes non interrompues de spectateurs. Le préfet du Rhône, M. A. de la Coste, avait adressé à ses administrés une proclamation où il disait notamment : L'hôte illustre que vous attendez n'appartient à aucun parti, ne favorise aucune coterie. C'est le protecteur de tout ce qui sert de cœur le pays, le patron des vétérans de nos grandes guerres. C'est l'ancre de salut de l'industrie et de la propriété, l'ami de la ferme et de l'atelier ; c'est l'élu de la France, le premier, le plus sincère représentant du peuple français.

A son arrivée à Lyon, le 15, vers midi, il est reçu par le conseil municipal, au milieu des acclamations universelles[12]. L'accueil est tel qu'il dépasse les espérances des amis de l'ordre, et, suivant le Journal des Débats, peut avoir une immense influence sur l'avenir du pays. Monté sur un cheval blanc, il fait son entrée à travers une foule que l'on compare à celle de Paris dans les jours de grandes fêtes publiques. C'était une forêt de tètes ; c'étaient trois cent mille âmes réunies dans un espace assez resserré et acclamant le nom du chef de l'État. Il se rend d'abord à la cathédrale pour entendre la messe. Ensuite il passe en revue les anciens soldats, encore fort nombreux, qui crient : Vive Napoléon ! et même : Vive l'Empereur ! Il visite les différents hospices. Il va présenter ses devoirs à l'archevêque, et du balcon du palais archiépiscopal il se montre à la foule qui l'acclame. Enfin il assiste à un banquet donné à l'Hôtel de ville. Avant de se mettre à table, là encore il parait au balcon, et immédiatement il est salué par un immense hourra. Jamais, dit le Moniteur, pareil accueil n'avait été été reçu à Lyon par aucun souverain, ni par aucun prince. Il répond au toast du maire : Croyez-le bien, je ne suis pas venu dans ces contrées où l'Empereur, mon oncle, a laissé de si profondes traces, afin de recueillir seulement des ovations et passer des revues ; le but de mon voyage est, par ma présence, d'encourager les bons, de ramener les esprits égarés, de juger par moi-même des sentiments et des besoins du pays. Je dois vous dire avec franchise ce que je suis et ce que je veux. Je suis non le représentant d'un parti, mais le représentant des deux grandes manifestations nationales qui, en 1804 comme en 1848, ont voulu sauver par l'ordre les grands principes de la révolution française. Fier de mon origine et de mon drapeau, je lui resterai fidèle ; je serai tout entier au pays, quelque chose qu'il exige de moi : abnégation ou persévérance. Des bruits de coup d'État sont peut-être venus jusqu'à vous, messieurs ; mais vous n'y avez pas ajouté foi, je vous en remercie ; les surprises et les usurpations peuvent être le rêve des partis sans appui dans la nation ; mais l'élu de six millions de suffrages exécute les volontés du peuple, il ne les trahit pas. Devant un danger général toute ambition personnelle doit disparaître ; en cela le patriotisme se reconnaît comme on reconnut la maternité dans un jugement célèbre. A quel signe reconnut-on les entrailles de la véritable mère ? Au renoncement à ses droits que lui arrache le péril d'une tête chérie. Que les partis qui aiment la France n'oublient pas cette sublime leçon ; moi-même, s'il le faut, je m'en souviendrai. Mais, d'un autre côté, si des prétentions coupables se ranimaient, je saurais les réduire à l'impuissance en invoquant encore la souveraineté du peuple, car je ne reconnais à personne le droit de se dire son représentant plus que moi. On pouvait répondre au prince : Vous posez une question qui ne peut pas être posée ; de par la Constitution, au bout de trois ans, n'étant pas rééligible, vous devez partir ; vous n'avez donc pas à parler d'abnégation ou de persévérance ; vous vous placez en face d'une alternative qui ne se présentera pas. — Le prince, il est facile de le voir, n'admet point cette thèse. Il entend se placer sur un autre terrain. Lorsqu'il parle d'abnégation ou de persévérance, il a en vue seulement, exclusivement, la volonté du peuple, contre laquelle, suivant lui, rien ne peut prévaloir, et non la volonté de l'Assemblée. La Constitution n'est rien, la volonté du peuple est tout. Vox populi, suprema lex ! Contre cette volonté du peuple il ne fera jamais rien. — Et en réalité il n'a jamais rien fait. Ceci n'est point une justification du coup d'État que nous condamnons ; mais le 2 décembre n'a point été un attentat contre la volonté nationale, ç'a été un attentat contre la représentation nationale, alors que celle-ci n'était certainement pas l'image, la reproduction, le résumé de celle-là.

Le 16, dans la matinée, le Président visite l'école Lamartinière, deux ateliers, et assiste au banquet du commerce lyonnais où il dit :... Vous vous attendiez peut-être à rencontrer en moi un homme avide d'honneurs et de puissance, et vous voyez au milieu de vous un ami, un homme uniquement dévoué à son devoir et aux grands intérêts de la patrie... Il passe une revue où il est salué par les vivats d'une foule immense. Ensuite il préside la cérémonie d'inauguration d'une caisse de secours mutuels et de retraites pour les ouvriers en soie : Les sociétés de secours mutuels, dit-il, ont le précieux avantage de réunir les différentes classes de la société, de faire cesser les jalousies qui peuvent exister entre elles, de neutraliser en grande partie le résultat de la misère en faisant concourir le riche volontairement par le superflu de sa fortune, et le travailleur par le produit de ses économies à une institution où l'ouvrier laborieux trouve toujours conseil et. appui. Ainsi on réconcilie les classes et on moralise les individus. C'est donc ma ferme intention de faire tous mes efforts pour répandre sur la surface de la France des sociétés de secours mutuels ; car, à mes yeux, ces institutions une fois établies partout seraient le meilleur moyen non de résoudre des problèmes insolubles, mais de secourir les véritables souffrances en stimulant également et la probité dans le travail et la charité dans l'opulence... En signant le procès-verbal de la séance, le Président ajoute ces mots : Plus de pauvreté pour l'ouvrier malade, ni pour celui que l'âge a condamné au repos. Le soir, il assiste au banquet de la Chambre de commerce, où il dit : Rétablir l'ordre et la confiance, maintenir la paix, terminer le plus promptement possible nos grandes lignes de chemins de fer, protéger notre industrie et développer l'échange de nos produits par un système commercial progressivement libéral, tel a été et tel sera le but constant de mes efforts... Plus vite notre pays rentrera dans les voies régulières, plus sûrement sa prospérité renaîtra, car, il est bon de le répéter, les intérêts matériels ne grandissent que par la bonne direction des intérêts moraux. C'est l'âme qui conduit le corps. Aussi se tromperait-il d'une étrange manière, le gouvernement qui baserait sa politique sur l'avarice, l'égoïsme et la peur[13]. C'est en protégeant libéralement les diverses branches de la richesse publique ; c'est à l'étranger en défendant hardiment nos alliés ; c'est en portant haut le drapeau de la France qu'on procurera au pays agricole, commercial, industriel, le plus de bénéfices, car ce système aura l'honneur pour base, et l'honneur est toujours le meilleur guide... A ce banquet, où tous les régiments de la garnison étaient représentés, depuis le simple soldat jusqu'aux grades supérieurs, il y avait aussi un vieux militaire. Le prince va à lui[14], lui donne une poignée de main et lui dit : Mon brave, l'Empereur regardait les soldats comme ses enfants ; nous sommes donc tous parents par le cœur. Et le vénérable troupier de répondre : Oh ! oui ! que nous le sommes ! Comptez sur l'armée comme sur vous-même ! Cet échange de propos est entendu de tous, et la musique se met à jouer l'air : Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille ? L'assemblée comprend et applaudit frénétiquement.

Le National (17 août) persifle toujours : Rien a manqué : ni les arcs de triomphe, ni les groupes de jeunes filles, ni les ouvriers en blouse, ni les gardes nationales avec des bouquets au bout du fusil, ni les feux de joie, ni les feux d'artifice, ni les feux de Bengale, ni les joutes sur le Rhône, ni le Te Deum de la cathédrale, ni le bal de la préfecture. Lyon n'avait pas vu pareille fête depuis le dernier prince qu'il a reçu. Tous les bâtons dorés, tous les transparents, toutes les girandoles, tous les oripeaux ont été extraits des magasins ; on les a repeints, redorés, rajeunis. Le coq gaulois, substitué aux fleurs de lis par le dernier préfet de Louis-Philippe, a subi une nouvelle transformation et est devenu un aigle... Nous plaignons sincèrement M. Louis-Napoléon... Vivre dans le mensonge ! savoir qu'ils mentent ! et ne pas le dire ! sourire à ces sourires de commande ! écouter ces dithyrambes étrennés par Charles X ! louer ces arcs de triomphe où les fleurs de lis reparaissent sous les aigles à la détrempe dont on les a surchargées ! 0 métier de roi !... L'héritier de Napoléon... doit admirer au fond de l'âme la platitude de ses valets... Cette colère du National prouve mieux que tous les comptes rendus à quel point l'enthousiasme était profond et général. Ce journal ajoute (18 août) :... Parisiens,... (à qui) ces acclamations ont-elles manqué ? Il faut être bien effronté pour essayer de tirer parti de ces acclamations banales qui n'ont jamais fait défaut à personne. Cromwell disait le jour de son triomphe : Cette foule serait double si au lieu de me mener à Whitehall on me traînait à la potence ! L'Univers[15] n'est pas plus tendre pour le prince : Les bulletins de voyage du Président se suivent... non moins sonores que d'autres bulletins qui en d'autres temps annonçaient d'autres victoires ; car pour les amis et même pour les ennemis de M. Louis Bonaparte, ce sont bien des victoires qu'il remporte à la course des chevaux de poste et des locomotives. En général il y en a une par relais ou par station. Quelquefois l'avantage est disputé ; mais le plus souvent l'auguste voyageur (pouvons-nous dire auguste ? nous anticipons peut-être de quelques jours) n'a qu'à se montrer... Les cœurs sont émus, les vivats retentissent, M. le maire prononce un discours, les jeunes filles présentent des fleurs, le bon peuple crie... Une chose dont le National est bien content et qui relève ses espérances, c'est lorsqu'il pleut. Ah ! dans ces moments-là il ne sait plus s'il n'est pas un peu dévot, et il bénirait de bon cœur le grand être qui mouille le cortège des tyrans. Mais les Élyséens taquinent le National et lui gâtent sa joie. Ils font remarquer que la pluie ne peut ralentir l'empressement des populations, et ils se demandent ce qu'ils ne sont pas en droit d'attendre d'un peuple qui se crotte pour les voir passer. Le National pare faiblement cette botte... S'il ne s'agissait pas de la France... ce serait une plaisante chose que l'odyssée présidentielle et la manière dont on la raconte... D'abord personne absolument ne serait en état d'en démêler le vrai caractère... Le Président est-il bien ou mal reçu ?... Tombe-t-il de la pluie ou fait-il beau ? impossible de le savoir...Les Élyséens nient la pluie... à moins qu'elle ne tombe à torrents... Les républicains, s'il tombe une goutte d'eau, disent que c'est une averse, et que l'eau monte jusqu'à l'essieu de la voiture... Ces populations empressées et curieuses, que de fois déjà elles ont battu les chemins pour venir jeter une clameur sur le passage du maître ! Ces bouquets... des jeunes filles, qui n'en a pas respiré le parfum, depuis les représentants de la première République jusqu'au locataire flegmatique de l'Élysée ? Et ces harangues, est-ce que Louis-Philippe ne les a pas encore dans l'oreille ?... Les paroles de M. le Président... sont toujours pertinentes et souvent fort adroites. Dans tout le volumineux recueil du dernier roi qui était maître en ce genre... il n'y a rien de mieux... que la réponse au maire de Lyon... Et Veuillot termine ainsi son article : Tout ce qui se fait dans ce voyage peut se résumer en un court dialogue. Une voix : Je voudrais prendre ! La foule : Prenez ! La même voix : Je prendrai ce que vous voudrez me donner ! La même foule : Nous vous donnerons ce que vous voudrez prendre ! — La Presse (16, 17 août) déclare que l'enthousiasme n'existe que dans les dépêches des préfets, et que la différence est grande entre la vérité vraie et les tableaux esquissés par les Homères de l'épopée napoléonienne. L'Ordre estime que si les moyens irréguliers sont hautement désavoués, le but reste le même. L'Assemblée nationale (19 août) dit que toutes les paroles du Président sont marquées d'un esprit de grande et sérieuse politique, mais qu'il y règne une personnalité absorbante... Jamais le moi humain et l'héritage d'un nom historique n'ont pesé d'un plus grand poids et ne se sont plus heureusement nuancés dans la parole. Cette forme est peut-être sans exemple... (mais) pourquoi ce mélange de souveraineté populaire et de trône impérial ?...

Le Pays (21 août) entonne un chant de victoire... Le voyage de Louis-Napoléon remplira le but qu'il s'est proposé. Partout l'autorité est reconnue, acclamée, respectée dans sa personne. Les uns saluent en lui le neveu de l'Empereur, les autres l'élu du 10 décembre, tous le chef de l'État ; c'est là un fait positif, irrécusable... Voyez ces masses de laboureurs, d'ouvriers, d'hommes habitant les plaines ou peuplant les montagnes, tous accourant... tous criant, tous acclamant le prince, tous répondant à ses paroles par l'enthousiasme et entourant son gouvernement naissant de sympathies nationales. Que l'on se demande ensuite si la prorogation des pouvoirs présidentiels en 1852 est une utopie ! Le Constitutionnel (20 août) ne craint pas de dire Ça ira tout seul : ces mots expriment sous une forme vulgaire l'idée que Louis-Napoléon s'est faite de son propre avenir, la confiance dans laquelle il n'a cessé de vivre depuis son avènement au pouvoir... Il a pensé... (que)... la France ne pourrait pas dire au bout de trois ans à cet élu qui l'aurait gouvernée selon son cœur : Je suis content de vous, allez-vous-en ! (mais) qu'au contraire la France ferait spontanément avec lui un nouveau contrat... M. de Lamartine, dans le Conseiller du peuple (n° d'août), approuve le discours de Lyon... Tout fait croire qu'il a choisi le beau rôle, le rôle de la probité d'ambition, le rôle d'abnégation, si on la lui commande... Il n'y a rien à dire à de telles paroles, il n'y a qu'à les admirer et à en prendre acte dans la mémoire des hommes de bien... Un mot seulement est de trop dans ce discours, c'est le dernier... La France ne s'est aliénée à personne...

Les journaux anti-présidentiels prétendent que les cris de : Vive la République ! ont été très nombreux. Le National (30 août) va bientôt déclarer à son tour que le voyage du Président a été une grande manifestation républicaine[16]. Le Pouvoir (21 août) dit :... Le moyen (de savoir la vérité, de savoir si c'est la République qu'on acclame) est facile : qu'on interroge directement (les populations), qu'on fasse appel au pays, vous verrez ce qu'il vous répondra. Le voulez-vous ? Parlez ! Quant à nous, nous sommes tout prêts à tenir l'enjeu ! Le Times (22 août) fait cette remarque judicieuse qu'aux yeux du peuple français il a le mérite d'être un prince sans être un Bourbon, et d'être le chef de la République sans être républicain. Il a montré beaucoup de jugement et de dextérité en profitant de sa position particulière. II est évident que dans son excursion actuelle les appellations d'ordinaire réservées à la royauté ont sonné... à ses oreilles, et aucune allusion à la stabilité de la République n'est sortie de ses lèvres... surtout dans sa harangue parfaitement préparée de Lyon... Il fait ce qu'il peut... pour mériter la confiance et la gratitude du peuple. Il est le seul en France qui fasse exactement ce qui lui convient et ce qui convient à la nation, et notre conclusion est qu'il a une nouvelle chance de conserver et augmenter un pouvoir que les autres sont presque aussi empressés de lui conférer qu'il l'est lui-même de l'accepter.

De Lyon, le Président se rend à Lons-le-Saunier. A chaque relais de poste il passe sous un arc de triomphe, notamment à Miribel, à Montluel, à Chalamont. Dans toutes les communes les maisons sont garnies de feuillages, et les populations entières sont là qui saluent et qui acclament. Il s'arrête à Bourg, où le peuple semble n'avoir qu'une seule voix pour lui faire une ovation inoubliable. Toutes les fenêtres sont garnies de femmes qui agitent leurs mouchoirs. Le Président passe une revue. La foule des cultivateurs en blouse, qui l'entourent, le touchent, lui pressent les mains. Et l'on crie : Vive Napoléon ! Vive l'Empereur ! Ces vivats se renouvellent au moment du départ[17]. De Bourg jusqu'à la préfecture du Jura, les gardes nationales avec drapeaux et bannières sont échelonnées sur la route.

De Lons-le-Saunier, en passant par Dôle, où a lieu une revue, il va à Besançon. A partir de ce moment, l'accueil fait au prince n'est plus le même. Le ton des relations du Moniteur baisse. On rencontre de l'opposition. Au bal de la Halle, à Besançon, où le prince a voulu se rendre malgré les avertissements de la police[18], il est poussé, bousculé, sinon violenté, par un groupe compact d'individus qui veulent l'obliger à crier : Vive la République ! La mêlée est telle que les gendarmes doivent intervenir, et ceux-ci ne parviennent à le dégager qu'après de grands efforts. Le général Castellane va jusqu'à mettre l'épée à la main. Le Moniteur semble même dire que la vie du prince a été en danger, puisqu'il mande que les conséquences de cette bagarre auraient pu être désastreuses.

Ensuite les étapes successives du Président sont : Belfort ; Mulhouse, où les femmes aux fenêtres font pleuvoir des bouquets sur la voiture présidentielle ; Colmar, où la réception est froide, où même quelques cris hostiles se font entendre, où un sentiment pénible règne durant toute la revue par suite de l'abstention d'un certain nombre d'officiers de la garde nationale, où le prince ne croit pas devoir assister au bal donné par la municipalité ; Strasbourg, où l'accueil de la garde nationale n'est pas unanimement favorable ; où le prince répond au président de la chambre de commerce qui a dit dans un toast que le commerce et l'industrie reprirent courage lorsque le grand acte national du 10 décembre vint inaugurer une ère nouvelle : Placé par le vote presque unanime de la France à la tête d'un pouvoir légalement restreint, mais immense par l'influence morale de son origine, ai-je été séduit par la pensée, par les conseils d'attaquer une Constitution faite pourtant, personne ne l'ignore, en grande partie contre moi ? Non, j'ai respecté et je respecterai la souveraineté du peuple, même dans ce que son expression peut avoir de faussé ou d'hostile ; si j'en ai agi ainsi, c'est que le titre que j'ambitionne le plus est celui d'honnête homme. Je ne connais rien au dessus du devoir. Rien de ce qui tombe de cette bouche n'est banal ; ses déclarations ont une tournure décidée et une allure fière qui entraînent et qui captivent. Le prince se complaît à répéter qu'il respectera la Constitution. Il semble qu'il s'engage hardiment, irrévocablement, car, s'il vient à violer cette Constitution, ne pourra-t-on pas lui dire : Mais c'est vous-même qui avez déclaré que vous êtes un malhonnête homme ? Seulement, répétons-le, quand il prononce ces paroles téméraires, l'étoile brille, et elle brille si fort qu'elle l'aveugle ; il n'admet pas qu'il puisse jamais cesser d'être le chef de l'État ; il peut donc s'engager sans crainte. C'est plus tard, et c'est peu à peu que, dominé par l'idée fixe d'une mission providentielle à remplir, il s'abandonnera jusqu'à croire, et à croire sincèrement, que son devoir, son serment, son honneur n'exigent qu'une chose : le respect de la volonté du peuple, et non le respect antipatriotique d'une Constitution baroque.

De Strasbourg le Président gagne Phalsbourg, où on a dressé un arc de triomphe et où on l'acclame ; puis Sarrebourg, où il est accueilli avec enthousiasme par les populations rurales venues de plus de huit lieues à la ronde. A. Dieuze, il passe sous un arc de mousse et de sel gemme. A Lunéville, il assiste à la revue des troupes de la garnison et décore de sa main un ancien cuirassier qui à la Bérézina avait sauvé l'étendard de son régiment... A Nancy, un grand nombre d'ouvriers se portent à sa rencontre et le reçoivent en disant : Le Président est notre ami, il est le sauveur de la France. A lui nos bras, notre dévouement. Vive Napoléon ! Un groupe de jeunes filles vêtues de blanc lui offre un bouquet ; il embrasse l'une d'elles. Au banquet comme à la revue, s'il est acclamé, pourtant quelques cris hostiles se font entendre. A Pont-à-Mousson, le juge de paix lui adresse une allocution[19] qui se termine ainsi : Tous les bons citoyens ne forment plus aujourd'hui qu'un même souhait, c'est que la durée du pouvoir se prolonge entre vos dignes mains. A Metz, l'affluence est énorme ; le cortège ne peut aller qu'au pas ; même à chaque instant il est arrêté par de véritables avalanches humaines[20] rompant les rangs de la cavalerie, séparant les voitures. Toutes les fenêtres sont pavoisées. A la préfecture, le Président reçoit les autorités. Pendant le défilé, des officiers de la garde nationale crient : Vive la République et RIEN que la République ! Immédiatement le prince, faisant preuve d'une rare présence d'esprit, leur dit : Veuillez vous arrêter, messieurs, et faire un peu de silence. 11 n'est pas d'usage de proférer des cris dans la réception des autorités. Cependant plusieurs d'entre vous viennent de crier : Vive la République ! Si ce sont des conseils que vous voulez me donner, je n'en ai pas besoin, mes actes répondent assez haut ; si ce sont des leçons, je n'en reçois de personne. A cette réception on remarquait les hauts fonctionnaires envoyés par le roi de Prusse, le roi des Pays-Bas et le roi des Belges pour complimenter le Président. Pendant la revue, trois manifestations distinctes se produisent : la garde nationale crie : Vive la République ! la foule : Vive le Président ! l'armée : Vive Napoléon ! — Le prince visite l'arsenal, l'hôpital militaire, l'hospice civil, l'école d'application, les casernes. Au Cercle agricole, il dit : (L'agriculture) est la nourrice et la défense (de la patrie)... Je n'ai qu'un regret... c'est que mes moyens pour lui venir en aide soient toujours bien au-dessous des désirs de mon cœur... A Moulin-lez-Metz, à Charney, à Conflans, à Gravelotte, à Etain, les habitants ont élevé des arcs de triomphe. A Verdun, vingt jeunes filles lui offrent des dragées sur un plat d'or ; les rues sont transformées en jardins, les fenêtres en corbeilles de fleurs ; pourtant là encore, pendant la revue, le cri de : Vive la République ! est souvent proféré.

Mais à partir de Verdun le voyage n'est plus qu'une perpétuelle ovation ; partout les conseils municipaux, les gardes nationales, le clergé viennent joindre leurs hommages aux acclamations du peuple. A Châlons, la ville est illuminée, la réception est enthousiaste. A Reims, il en est de même ; à l'archevêque qui le complimente et le remercie des services qu'il a rendus à l'ordre et à la religion le prince répond qu'on peut compter sur lui pour honorer la religion et défendre la cause également sacrée de la société, de la -civilisation et de l'ordre, et annonce que Sa Sainteté le Pape vient de lui accorder les trois chapeaux de cardinal par lui demandés, et que le premier est destiné à l'archevêque de Reims. Le maire lui souhaite la bienvenue en ces termes : Notre population tout entière et celle de nos environs vont se précipiter sur vos pas... c'est une - grande et généreuse pensée que celle qui vous porte à vous rendre au sein des populations pour en pénétrer l'esprit, en reconnaître les intérêts, en étudier les besoins... Le président de la chambre de commerce lui dit : Au désordre menaçant ont succédé la confiance dans le présent et l'espoir dans l'avenir... Le président du tribunal de commerce : Le tribunal est heureux de s'approcher de celui qui s'est consacré au grand œuvre du salut public de la France, de celui dont la main sage et prudente a su jusqu'à présent conjurer les dangers qui menaçaient notre belle patrie... Les services éminents que vous avez déjà rendus à la grande cause de l'ordre sont la garantie des efforts que vous continuerez à faire pour assurer le bonheur de la France... Vous parviendrez à atteindre ce but tant désiré et vous acquerrez ainsi des titres immortels à la reconnaissance du pays. Le prince répond qu'il n'y a de  véritable progrès que celui qui s'appuie sur l'ordre... Après avoir passé la revue des gardes nationales, le Président assiste à un banquet où le maire lui adresse un nouveau discours : Lorsque l'année dernière les populations de nos contrées se portaient au-devant de vous, elles étaient entraînées par le prestige du plus grand de tous les noms modernes... Depuis cette époque vous avez acquis bien des titres personnels à notre reconnaissance ; vous avez rendu au pays le calme et la tranquillité, combattu les factions, ramené la confiance et travaillé avec persévérance et fermeté à détruire les causes d'agitation et de désordre. — Se douterait-on, à lire tous ces discours, qu'il existait en France une Assemblée législative, une Représentation nationale ? — Le Président répond au maire : Notre pays ne veut que l'ordre, la religion et une sage liberté. Partout j'ai pu m'en convaincre, le nombre des agitateurs est infiniment petit et le nombre des bons citoyens infiniment grand. Dieu veuille qu'ils ne se divisent pas. C'est pourquoi, en me retrouvant aujourd'hui dans cette antique cité de Reims, où les rois, qui représentaient aussi les grands intérêts de la nation, sont venus se faire sacrer, je voudrais que nous puissions v couronner non plus un homme, mais une idée, l'idée d'union et de conciliation dont le triomphe ramènerait le repos dans notre patrie déjà si grande par ses richesses, ses vertus et sa foi. Le Président s'arrête encore à Épernay, à Château-Thierry, à Meaux, où il passe en revue les gardes nationales de ces villes ; puis il arrive à Paris[21], où une foule immense sur tout le parcours l'accueille par les cris de : Vive la République ! et : Vive le Président ! Près de l'Élysée, les cris de : Vive Napoléon ! sont très vifs et très nombreux ; on entend même celui de : Vive Napoléon II ! Ce qui fait dire à l'Opinion publique (31 août) : Il y avait une manifestation préparée d'avance... Est-ce que c'est pour organiser l'œuvre des secours mutuels que la Société du Dix-Décembre concerte des manifestations sur la voie publique ?

Le prince venait de jouer une partie difficile, et, somme toute, il l'avait gagnée. Il avait montré beaucoup de force de volonté et beaucoup de courage en accomplissant ce périlleux voyage dans des contrées où il savait qu'il rencontrerait de nombreuses et ardentes hostilités, et où sa popularité pouvait sinon sombrer, du moins recevoir une profonde atteinte. Aussi le National (28 août) lui-même ne pouvait s'empêcher de museler pour un jour son opposition systématique et de dire : Toute politique à part, nous rendons justice aux qualités personnelles de M. le Président. Nous savons qu'il est brave, et si les deux entreprises de Boulogne et de Strasbourg ne prouvaient suffisamment qu'il sait payer de sa personne, nous regarderions son voyage au milieu de populations en majeure partie socialistes comme une preuve irrécusable qu'il a de la fermeté dans le caractère et de la décision dans l'esprit... Les Débats (30 août) donnent la même note : Ce qu'il dit et ce qu'il fait portent généralement le caractère d'un grand sens comme celui d'une incontestable honnêteté... Il est allé courageusement au-devant du mal, il est allé porter non point la guerre, mais le langage et l'image de l'autorité là où le principe de l'autorité était le plus méconnu, le plus outragé, le plus ébranlé. Il ne pouvait compter sur un accueil sans mélange, mais c'est une raison nouvelle de rendre justice à la résolution et au sang-froid qu'il a montré. Il a encouragé et raffermi des idées d'ordre en montrant que l'ordre avait un représentant décidé à le maintenir... On ne saurait contester au Président une qualité toujours populaire en France, le courage, et sous ce rapport il a acquis pendant sa récente tournée de nouveaux titres à la sympathie des niasses... En même temps il a donné par la mesure de ses paroles des gages à la confiance publique.

Au contraire, les autres journaux de l'opposition affirment que le voyage a tourné contre le Président. L'Événement (26 août) soutient qu'il a été très froidement accueilli. L'Union (2 septembre.) dit : Le voyage a des conclusions directement opposées à celles que l'on croyait en faire sortir ; à la place d'une marche triomphale, on voit un succès fort contesté. La Presse (30 août) déclare que depuis l'embarcadère de Strasbourg jusqu'à l'Élysée l'acclamation républicaine s'est prolongée sans interruption, sur toute la ligne... Voilà ce que cent mille personnes ont entendu comme nous. M. Louis-Napoléon a retrouvé à Paris ce qu'il a rencontré dans tous les départements... la réprobation des aventures, le respect des institutions.

Les journaux bonapartistes, eux, chantent victoire. C'est le Constitutionnel (31 août) : Le scrutin du 10 décembre s'est traduit de nouveau dans l'empressement et l'enthousiasme des populations rurales. Il n'y a pas à contester l'invariable entraînement des campagnes pour l'élu du 10 décembre. Louis-Napoléon aura encore gagné quelque chose de plus à communiquer en personne avec la France. Il a eu cet avantage de montrer ce qu'il y a en lui d'intelligence et de cœur. Les démocrates prétendaient qu'on ne l'avait choisi que pour son nom, il a prouvé une fois de plus qu'il se recommandait par autre chose que par quelques lettres de l'alphabet. Il y a longtemps que dans des allocutions officielles la France n'avait entendu de si grandes et si nobles pensées exprimées dans un si grand et si noble langage. Et les illustres écrivains de la démagogie pourraient être mis au défi de faire de tels discours... C'est la Patrie (1er septembre) : Il n'y a qu'une voix sur la sagesse, la dignité, la résolution qu'a montrées le Président dans le voyage qu'il vient d'accomplir. C'est le Moniteur du soir :... Le mouvement est donné ; Louis Bonaparte a mis l'ordre sous le patronage de la gloire, il est considéré comme le libérateur providentiel de la grande nation au même titre que l'Empereur. Voilà ce que j'entends répéter partout. Les Francs-Comtois comme les Bourguignons et les Lyonnais sentent au visage le souffle napoléonien...

La Gazette de Leipzig dit : Louis-Napoléon est toujours ce même homme calme, réfléchi... le prestige de son nom lui attire des millions de cœurs. C'est pour lui un héritage historique, et le Président ne s'en montre pas indigne. Tout le prouve, les actions et le courage avec lequel, dédaignant tous les avertissements, il a visité les départements socialistes... Écoutons le Times : La réception faite à Louis-Napoléon partout où il a passé a été vraiment royale. Une tête couronnée n'aurait pas reçu de plus grands honneurs. L'enthousiasme que sa présence excitait parmi les populations des campagnes qui bravaient des fatigues fort dures parfois, pour le voir ne fût-ce qu'un instant, provenait d'un double sentiment, celui d'une admiration profonde et vivace pour le chef de la famille, et l'espérance que le représentant de l'Empereur les préserverait des spoliations et du terrible gouvernement de la première République... La fermeté qu'il a su déployer dans plus d'une circonstance difficile, son incontestable présence d'esprit, son calme en des circonstances pénibles ou désagréables, l'absence totale de rancune ou de mauvaise humeur quand on essayait de lui adresser une insulte, ou d'orgueil au milieu des ovations dont il était l'objet, sa sérénité en toute occasion, sa modestie lui ont gagné bien des cœurs... Je pourrais citer l'opinion d'une personne distinguée qui certainement n'est pas bonapartiste et qui est convenue avec une franchise qui l'honore que ce voyage a grandi énormément Louis-Napoléon...

 

— Après avoir visité l'est de la France, le Président se rend dans l'Ouest. Il part le 3 septembre pour assister à Cherbourg à une grande revue navale. La veille, il avait été à Saint-Cyr, où, en le recevant, le général Alexandre, commandant l'École, s'était écrié : Élèves de l'École militaire, répétez avec moi ce cri qui faisait tressaillir la France il y a quarante ans : Vive Napoléon ! Et le bataillon acclame le prince avec enthousiasme. Le voyage dans l'Ouest se fait en voiture. A Nanterre, à Saint-Germain, à Malan, à Triel, à Mantes, à Bonnières, dans toutes les localités traversées, ce n'est qu'arcs de triomphe, rues pavoisées, groupes de jeunes filles en blanc qui offrent des bouquets, populations entières qui le saluent de vivats continus. A Évreux, toutes les communes environnantes sont là avec leurs municipalités et leurs gardes nationales. Des fenêtres pavoisées toutes les femmes agitent leurs mouchoirs et jettent des fleurs au Président, dont la voiture n'est bientôt plus qu'un immense bouquet, et que la foule empêche d'avancer. Le maire l'assure du dévouement et au besoin du concours de ses concitoyens. On peut compter sur eux comme ils comptent sur le prince. L'évêque, Mgr Olivier, lui dit : La France reconnaissante, en vous offrant ses hommages, ne fait qu'accomplir un acte de gratitude. Le Président répond : La religion et la famille sont avec l'autorité et l'ordre les bases de toute société durable. Le but constant de mes efforts est d'affermir ces éléments essentiels du bonheur et de la prospérité du pays. Je suis heureux du concours de tous les hommes éminents du pays et du vôtre en particulier. Je vous remercie des assurances que vous me donnez au nom du clergé, dont j'apprécie le bon esprit. A Beaumont-le-Roger, les habitants criaient encore, que la calèche présidentielle avait disparu. A Bernay, la foule, dit le Moniteur, était vraiment miraculeuse. Tout le monde voulait approcher du neveu de l'Empereur. Après avoir passé la revue des gardes nationales, il reçoit le conseil municipal qui le harangue : Riches, pauvres, ouvriers de la campagne, tous, nous saluerons d'un cri unanime l'illustre représentant d'une famille qui dans l'espace d'un demi-siècle a déjà deux fois sauvé la France... A Lisieux , c'est du délire. Un homme du peuple s'avance[22] : Prince, permettez à un enfant de Lisieux de vous offrir cette couronne. — Je ne suis pas prince, répond le Président, mais bien votre ami, l'ami du peuple. Et les applaudissements d'éclater de toutes parts. A Caen[23], l'entrée est triomphale. Les autorités lui souhaitent la bienvenue. Il répond au maire que sans la stabilité du pouvoir il n'y a ni ordre ni prospérité possibles. M. d'Houdetot, ancien pair de France, président du conseil général, lui dit : La population du département est pénétrée de reconnaissance pour vous qui avez arrêté l'anarchie... L'évêque de Bayeux : Si le Ciel exauce nos vœux, Monseigneur, la religion et la France béniront à jamais votre gouvernement... Le Président remercie le prélat de ses vœux, et ajoute : Je ne doute pas qu'avec vos bonnes prières et celles de votre clergé ils ne soient exaucés... Au banquet donné par la municipalité le maire, M. Thomine-Desmazures, lui porte un toast : A celui qui n'a gardé le souvenir de ses malheurs que pour proclamer du haut des murs de Ham le devoir rigoureux de l'obéissance aux lois. Le Président répond : Ce qu'on acclame en moi, c'est le représentant de l'ordre et d'un meilleur avenir ; je suis heureux d'entendre dire : Les mauvais jours sont passés ; nous en attendons de meilleurs. Aussi, lorsque partout la prospérité semble renaître, il serait bien coupable, celui qui tenterait d'en arrêter l'essor par le changement de ce qui existe aujourd'hui, quelque imparfait que ce puisse être..De même si des jours orageux devaient paraître et que le peuple voulût imposer un nouveau fardeau au chef du gouvernement, ce chef à son tour serait bien coupable de déserter cette haute mission. Mais n'anticipons pas sur l'avenir. Tâchons maintenant de régler les affaires du pays, accomplissons chacun notre devoir. Dieu fera le reste ! — Le prince tenait là un langage nuageux, énigmatique ; au fond, c'était toujours la même pensée : Non, je ne ferai pas de coup d'État ; mais, si le peuple le veut, il n'est pas possible que tous les obstacles à la continuation de mon pouvoir ne disparaissent point.

A Bayeux, comme à Isigny, tout est en fête, toutes les maisons sont ornées, tous les habitants sont sur pied ; au passage du prince, c'est une longue manifestation d'allégresse et d'amour. A quatre kilomètres de Cherbourg, vingt-cinq maires à cheval, ceints de leur écharpe, sont venus à la rencontre du prince, dont ensuite ils précèdent la voiture. A l'entrée de Cherbourg, le maire de la ville dit au Président : C'est ici le lieu même où nos concitoyens eurent l'honneur de complimenter en 1811 le grand homme dont le génie avait compris Cherbourg. Le maire lui adressa cette courte allocution : Nous vous recevons mal, mais nous vous aimons bien. Nous tiendrons le même langage. — Au président de la chambre de commerce qui déclare que le rétablissement de l'ordre est dû à la sagesse du chef de l'État, le prince répond qu'il entend avec satisfaction attribuer l'amélioration des affaires à la marche suivie par le gouvernement. — Il reçoit deux cent cinquante anciens officiers, sous-officiers et soldats de l'Empire, avec lesquels il s'entretient familièrement, en leur faisant une distribution d'argent. Il passe une revue des troupes, une revue de l'escadre, qui lui fait un accueil des plus chaleureux. Au banquet de la municipalité, il répond au toast du maire : Ces résultats tant désirés ne s'obtiendront que si vous me donnez le moyen de les accomplir, et ce moyen est tout entier dans votre concours à fortifier le pouvoir et à écarter les dangers de l'avenir. Pourquoi l'Empereur malgré la guerre a-t-il couvert la France de ces travaux impérissables qu'on retrouve à chaque pas C'est qu'indépendamment de son génie il vint à une époque où la nation fatiguée de tant de révolutions lui donna le pouvoir nécessaire pour abattre l'anarchie, combattre les factions et faire triompher à l'extérieur par la gloire, à l'intérieur par une impulsion vigoureuse, les intérêts généraux du pays. Ne l'oublions pas, une grande nation ne se maintient à la hauteur de ses destinées que lorsque les institutions elles-mêmes sont d'accord avec les exigences de la situation politique et de ses intérêts matériels. L'allusion était bien transparente ; l'invite était à peine voilée : il est urgent, il est nécessaire d'apporter des changements au pouvoir exécutif.

De Cherbourg, le Président va à Saint-Lô. C'est toujours la même foule. C'est toujours le même enthousiasme. Le maire, M. Ernest Dubois, lui dit : Vous trouverez partout sur votre passage une population empressée de saluer non pas seulement le chef de l'État, mais l'héritier d'un nom à jamais glorieux, mais bien encore l'élu de la nation, celui dont l'avènement au pouvoir a été le signal d'un retour heureux vers l'ordre, celui enfin qui par la sagesse et la fermeté de son gouvernement a su en imposer aux factions, vaincre l'anarchie et raffermir ainsi sur ses bases la société si fortement ébranlée par tant de secousses révolutionnaires. Il passe la revue des gardes nationales de la contrée et assiste à un défilé de huit mille paysans criant : Vive Napoléon ! A Coutances, arc de triomphe monumental. A la cathédrale, l'évêque félicite la France et la religion de l'avènement de Louis-Napoléon et proclame le vœu du clergé que le pouvoir lui soit conservé. A Granville, nouvel arc de triomphe. Vingt-deux jeunes filles vêtues de blanc lui présentent des fleurs. L'une d'elles lui adresse un compliment : Votre nom, prince, nos mères nous l'ont appris : c'est l'illustration, c'est la gloire ! A Avranches[24], le maire lui souhaite la bienvenue en déclarant qu'il est la personnification la plus haute de l'ordre, de la gloire nationale, et de la plus ardente sollicitude du sort des classes souffrantes... Au banquet, ce magistrat dit : Jetons un regard en arrière, rappelons-nous ce qu'était notre France bien-aimée à l'époque du 10 décembre, voyons ce qu'elle est aujourd'hui, et c'est avec effusion, c'est du fond de nos cœurs que nous portons un toast au Président de la République, car boire à sa santé, c'est boire au repos, au salut, au bonheur de la France. A Falaise, quarante mille personnes font la haie sur le passage du prince. A Argentan[25], le maire, M. Berryer-Fontaine, le harangue : L'élection vous a jeté au milieu de la tempête, vous avez saisi le gouvernail en habile pilote et maîtrisé la fureur des flots. M. de Charencey, président du conseil général, lui dit à son tour : Vous seriez trop modeste si dans cette grande curiosité populaire dont votre personne est l'objet vous ne voyiez que le désir de connaître l'héritier d'un nom illustre ou même l'élu de six millions de suffrages. Un sentiment plus élevé, celui de la reconnaissance publique, a mis en mouvement ces masses imposantes. Quand la patrie éperdue vous remit ses destinées, quand votre nom résonna à toutes les oreilles françaises, comme brille aux yeux des navigateurs le phare lumineux qui signale l'écueil et la voie du salut, notre pays sortait d'une des plus terribles secousses qu'il ait jamais ressenties ; les fondements de la société avaient été mis à nu ; il n'était plus question de vérités politiques, car les vérités sociales même avaient été bouleversées. Aujourd'hui la société est rétablie sur ses bases, la barbarie est refoulée au fond des cœurs pervers, la loi est respectée, la religion, ce bien suprême des peuples, est protégée, honorée. Il suffit à nos populations de se souvenir et de comparer ; et voilà pourquoi des milliers d'hommes, réunis en cet instant dans une pensée commune, voudraient pouvoir dire dans un cri unanime : Honneur à celui qui... poursuit courageusement la grande mission de sauver le peuple. La gratitude, la bénédiction universelle vous suivront toujours dans cette voie...

Le voyage du Président, dit l'Union (12 septembre), est une quête d'autorité. On lui parle comme à un roi, il répond comme un roi. Le Président est prince, il est souverain, il est empereur ! Voilà la pensée du voyage. Quoi donc ! la France s'est mystifiée elle-même ; c'est ce qu'on espère. Nous ne craignons certes rien de bien sérieux de ces velléités enfantines de domination, nous savons trop bien par l'histoire que ce n'est pas de la sorte que César ou Cromwell arrivent à la tyrannie. Que veut-on ? La République parait-elle impossible ? il faut le dire. Ou bien la dictature parait-elle une condition nécessaire de la République ? il faut l'avouer... M. Bonaparte, quelle que soit la grandeur du nom qu'il porte, ne doit qu'à ces habitudes (monarchiques) l'appareil des solennités qui accompagnent son voyage. Tout autre président, s'appelât-il Brutus, voyagerait parmi des pompes égales. Il nous faut donc laisser ces jeux suivre leur cours... La Gazette de France (7 septembre) ne comprend pas l'esprit qui porte le Président à imiter les traditions de l'Empire dans les voyages que Napoléon faisait à travers les départements. Simple fonctionnaire exécutif, il ne peut ni ouvrir un canal ni faire abattre un arbre. A quoi aboutissent donc ces voyages qui se passent en vains discours et en inutiles toasts, où l'on offre à la France le triste spectacle d'un Tantale du pouvoir ?

Le retour du Président s'effectue dans une véritable ovation. A Bey, à Aigle, à Évreux, arcs de triomphe, foule immense, cris unanimes de : Vive Napoléon ! — A Bonnières, il prend le chemin de fer et arrive à Paris à onze heures du soir. Du débarcadère jusqu'à l'Élysée, la foule est énorme. A la gare, quand le Président paraît, on entend de nombreux cris de : A bas les rouges ! A bas les blancs ! A bas la République ! Vive Napoléon ! Vive l'Empereur ! Les spectateurs qui protestent et qui crient : Vive la République ! sont malmenés, bousculés, violentés. Des bagarres se produisent, des luttes s'engagent, des coups sont échangés. Mais les bonapartistes sont de beaucoup les plus forts.

Le National (14 septembre) dénonce ces faits à la justice, qui d'ailleurs est saisie : il accuse la Société du Dix-Décembre d'avoir enrégimenté plusieurs centaines d'individus sans aveu, de les avoir armés de gourdins et de les avoir déchaînés sur les citoyens qui assistaient paisiblement à l'arrivée du prince. L'Événement (20 septembre) qualifie ce qui s'est passé de monstrueux, de barbare, d'indigne d'une société policée... Le grand témoin, c'est la notoriété publique, c'est le cri unanime de tous les habitants du quartier, c'est l'indignation universelle qui... a flétri ces prétoriens avinés... Il est évident pour tous qu'un mot d'ordre avait été distribué... Il a fallu s'entendre pour crier : Vive l'Empereur !... Il a fallu s'entendre... pour brutaliser ceux qui protestaient par le cri légal... Que sont les ignobles cabotins de la farce brutale jouée l'autre soir à l'embarcadère du chemin de Rouen ? que sont ces recrues de cabaret, ivres seulement de vin bleu, ces assommeurs nocturnes... ces fanatiques à la tire qui hurlaient : Vive l'Empereur ! et vous forçaient à crier avec eux en vous filoutant votre mouchoir ? Ils ne font pas peur, ils font honte... La Presse (15 septembre 1850) tient le même langage : Malheur aux partis, malheur aux gouvernements qui se servent d'une pareille armée ! C'est l'armée servile de toutes les tyrannies qui se succèdent. Dans cette armée qui change d'uniformes, mais qui ne change jamais de but, tous les pouvoirs debout trouveront des séides, tous les pouvoirs tombés trouveront des insulteurs. Est-ce avec un pareil cortège... que l'élu de six millions de suffrages doit désormais se montrer en public ?... Le parterre est trop près de la rampe ; il distingue trop clairement les acteurs sous leur pourpoint de guenille... Si l'Empire était possible, des empires comme celui que nous voyons l'auraient bientôt rendu impossible en le rendant ridicule et odieux... Lorsque Bonaparte fit le 18 brumaire il avait des soldats et non des assommeurs... Non ! après avoir eu l'Empire à coups d'épée, nous n'aurons pas l'Empire à coups de poing. L'Union (15 septembre) déclare que ce qui mérite de fixer l'attention, c'est l'inquiétude immense, c'est l'anxiété chaque jour croissante qui se produit autour de la Société du Dix-Décembre. La République[26] dit : La Société du Dix-Décembre est une affiliation qui sous les dehors trompeurs d'une société de bienfaisance dissimule fort mal un but politique qui n'est autre que le renversement de la République au profit d'un empire ridicule. La République (27 septembre) ajoute judicieusement : Si M. le Président n'aspire, comme il l'a dit lui-même, qu'au titre d'honnête homme, s'il veut observer religieusement ses serments, comment se fait-il qu'il n'ait pas assez de crédit sur son entourage, sur les journaux qui lui sont dévoués pour leur persuader de s'abstenir de manifestations qui sont une injure à son caractère ?... Tantôt M. le Président se présente comme préparé à la persévérance, et tantôt à l'abnégation... Si les amis de l'Élysée s'imaginent que cette alternative de menaces et de reculades aura pour effet d'accoutumer l'opinion à des projets qu'on caresse en secret, sauf à les désavouer en public, ils auraient fait un faux calcul... Pour la Gazette de France : La Société du Dix-Décembre a pris des proportions tellement colossales, elle parait suivre une ligne si hardie, si téméraire, qu'il faut bien qu'on s'occupe d'elle... 95.824 hommes à Paris, voilà ce que les journaux élyséens appellent une société de bienfaisance. C'est de la bienfaisance enrégimentée... L'Ordre ne comprend pas une société de bienfaisance militairement organisée.

Dans sa séance du 19 septembre, la commission de permanence ayant demandé au ministre de l'intérieur M. Baroche de vouloir bien s'expliquer sur la Société du Dix-Décembre, celui-ci déclare qu'à ses yeux il n'est pas prouvé que la Société du Dix-Décembre, fondée comme société de secours mutuels, eût le caractère d'une société politique ; que, si ce caractère lui apparaissait, il se ferait un devoir de faire prononcer la dissolution de la société ; qu'au point de vue de la sécurité publique cette société ne présentait aucun danger. Les explications n'allèrent pas plus loin. La commission ne se sentait pas assez forte pour pousser à fond la discussion.

 

 

 



[1] Voir le Moniteur.

[2] Voir le Moniteur.

[3] Voir le Moniteur.

[4] Comité directeur : Charles Abbatucci, princes Lucien et Antoine Bonaparte, Ferdinand Barrot, Bonjean, marquis de Caulaincourt, comte Clary, abbé Coquereau, maréchal Excelmans, Kœnigswarter, colonel Laborde, commandant Lethullier, comte Lepic, prince de la Moskowa, de Montour, général Piat, Wolowski, etc. Ainsi constituée : 1° organisateurs généraux ; 2° commissaires organisateurs ; 3° commissaires généraux ; 4° commissaires adjoints ; 5° chefs de section ; 6° inspecteurs. (Le journal l'Ordre donne ces indications pour les avoir puisées dans un livret de la société.) — Il y avait longtemps que la Société du 10 décembre fonctionnait, puisque, à la date du 27 novembre 1849, le préfet de police écrivait au ministre de l'intérieur : Sans rechercher pour le moment les intentions des auteurs de cette association, il ne me parait pas possible de laisser grandir à côté d'un gouvernement régulier une force aussi considérable. Cette société veut faire un empire, c'est le mot d'ordre répandu partout.... Le préfet conclut en demandant l'autorisation de dissoudre la société, sauf les ménagements que peut mériter un zèle mal entendu pour la personne du Président. (Voir le National du 21 janvier 1851.)

[5] 11 août. — Rédacteur en chef : de Grenville.

[6] Le 21 juillet 1842, il disait au Roi : Sire, votre sang est le sang même du pays ; votre famille et la France ont le même cœur. Ce qui frappe l'une blesse l'autre. C'est avec une inexprimable sympathie que le peuple français fixe en ce moment ses regards sur votre famille, sur vous, Sire, qui vivrez longtemps encore, car Dieu et la France ont besoin de vous... La France, qui vous consacrait, il y a douze ans, par l'unanimité de son adhésion, vous consacre aujourd'hui par l'unanimité de sa douleur. (A l'occasion de la mort du duc d'Orléans.)

[7] 14 août. — Rédacteurs Charles Hugo, Paul Meurice, A. Vacquerie.

[8] Faubourg de Lyon.

[9] Voir l'Union provinciale de Dijon du 12 août 1850.

[10] Nommé l'Hirondelle.

[11] Au moment où le bateau accostait, un baigneur, dans le costume d'Adam, se dresse hors de l'eau, et, en regardant le prince, crie : Vive la République sociale ! Comme on voulait lui faire un mauvais parti : Arrêtez ! s'écria le Président, il n'est pas étonnant qu'un sans-culotte soit partisan de la République sociale. (Voir le Pouvoir du 20 août.)

[12] Cependant les cris de : Vive la République ! Vive la République démocratique et sociale ! Vivent les rouges ! A bas les aristos ! se font aussi entendre. Dans une ville comme Lyon, il était difficile qu'il en fût autrement. Le Salut public de Lyon prétend que des bandes de quarante à cinquante individus, après avoir crié : Vive la République ! sur un point, se portaient sur un autre et recommençaient le même manège. Le Times déclare qu'il parait établi qu'on a payé jusqu'à 10 francs par jour une voix forte et déterminée à bien crier : Vive la République ! On voit que des deux côtés c'est la même accusation. Des voix isolées ou peu nombreuses peuvent être soupçonnées de s'être vendues ; mais quand il s'agit d'une population entière qui acclame, le soupçon ne peut même pas exister.

[13] Allusion au gouvernement de Juillet.

[14] Moniteur du soir, 21 août.

[15] 19 août. — Veuillot.

[16] Le Moniteur du soir dit en parlant du National : On a peine à concevoir une aussi audacieuse impudence... Il est impossible de mentir avec plus de cynisme.

[17] Courrier de l'Ain du 19 août.

[18] Le commissaire de police vient le trouver et lui dit : Mon devoir et mon honneur m'obligent à vous prier de ne point aller au bal ; il y a un complot contre votre personne. Il répond : Je m'en rapporte à la sympathie des habitants et j'y vais. (Voir les Débats du 22 août.)

[19] Voir le Moniteur.

[20] Voir le Journal des Débats.

[21] Au débarcadère, quelques cris de : Vive l'Empereur ! (Siècle, 29 août.)

[22] Lettre du sieur Pillon, 9, faubourg Montmartre, au rédacteur du Pouvoir.

[23] Au-dessus du fronton du portail, à la préfecture de Caen, il y avait un immense transparent sur lequel était écrit : Vive le Président : et sur les deux côtés du portail un écusson où se trouvait le chiffre L. N., ce qui faisait dire à un loustic : Si Hélène a perdu Troie, il faut espérer que la République se sauvera sans L. N.

[24] Arc de triomphe avec cette inscription : A Louis-Napoléon, le sauveur de la France ! On crie : Vive l'Empereur ! A Condé de même.

[25] Plusieurs centaines de personnes passent la nuit en plein air. Dans les hôtels il y a jusqu'à cinq lits dans la même chambre.

[26] 12 septembre. — Guéroult, Courcelle-Seneuil, rédacteurs.