III Le prince récompense ses compagnons de Strasbourg et de Boulogne. — Ovation qui lui est faite à la Bourse. — Revues les 2, 16, 19 février. — Le 16, incident du jeune soldat à la mère malade. — Cris répétés de : Vive Napoléon ! et même de : Vive l'Empereur ! — Le Peuple, la Révolution démocratique et sociale n'admettent pas que le Président passe des revues. — Concerts, bals à l'Élysée, où l'on vient en foule et où toutes les opinions sont représentées. — Célébration à la Madeleine de l'anniversaire du 24 février ; le Président, en s'y rendant, est acclamé ; indignation du National, de la Révolution démocratique et sociale. — Rencontre du prince et du duc Pasquier. — Inauguration du chemin de fer de Noyon à Compiègne. — Nouvelle revue ; ovation de la foule et des troupes ; guerre acharnée des journaux rouges. — Projet de loi augmentant le traitement du Président ; 12 mars, discussion ; voté par 448 voix contre 341. — Les Débats et la Presse gémissent de l'attitude de la minorité ; la Reforme, le National, la République, la Démocratie pacifique blâment l'augmentation du traitement présidentiel et dénoncent les projets ambitieux du prince.Le prince, ami fidèle, payait ses dettes de reconnaissance
envers les hommes qui pour lui avaient joué leur tête. Le 9 février, Armand
Laity, Fialin de Persigny, le docteur Conneau étaient nommés chevaliers de la
Légion d'honneur, Bouffet de Montauban officier, et Vaudrey commandeur. Ce
dernier était rétabli sur les cadres de l'armée et nommé successivement aide
de camp du Président, général de brigade, gouverneur du Louvre et des
Tuileries[1]. Le colonel Laborde
était appelé au commandement du château de Saint-Cloud. Le National
écrit alors (9 février) : Le 4 février, le Président de la République disait : La
croix de la Légion d'honneur a été trop souvent prodiguée sous les
gouvernements qui m'ont précédé. Il n'en sera plus ainsi désormais. Je veux
faire en sorte que la décoration de la Légion d'honneur ne soit plus que la
récompense directe de services rendus à la patrie, et qu'elle ne soit
décernée qu'au mérite incontesté. Le Président avait fait là... une belle
déclaration de principes. Cette déclaration était sérieuse, nous en
sommes convaincus. Nous sommes donc autorisés à demander... une simple
indication des services rendus à la patrie par ces citoyens ; nous osons
espérer que l'austère probité politique de M. Odilon Barrot voudra bien
accéder à notre demande[2]. Le 14 février, le Président se rend à la Bourse, où on lui fait une telle ovation qu'il est obligé de se retirer dans le cabinet du commissaire spécial, M. Baudesson de Richebourg. Là, le syndic des agents de change, M. Billant, lui présente les hommages de la compagnie. La rente venait de monter à 80 francs, et le chef de l'État répond aux paroles de bienvenue qui lui sont adressées : Je suis bien aise, messieurs, de voir notre crédit reprendre la faveur que mérite la France. A sa sortie, la foule le salue de vivats enthousiastes. Il passe des revues les 2, 16 et 19 février. A celle du 16, il distribue des croix d'honneur... Un sergent ne répond pas à l'appel de son nom. La Liberté (16 février 1849) raconte alors ce qui suit : Le Président demande les motifs de cette absence. La mère du jeune soldat, lui dit-on, est mourante. A ce mot de mère, Louis-Napoléon, qui a voué à la sienne un culte de tous les instants... donne l'ordre de faire partir sur-le-champ un courrier... pour que la pauvre mère voie briller la croix d'honneur décernée à son fils avant de mourir... L'arrivée de la décoration la rappela à la vie... — Que le Président, ajoute le journal, suive toujours les inspirations de son cœur, et la popularité du beau nom qu'il porte ne fera que se consolider, comme son pouvoir, dans le cœur du peuple ! Ce récit provoque le sourire, parce qu'il sent la réclame ; mais le prince n'en était pas responsable. Cet incident dénotait une fois de plus sa bonté, et il eût beaucoup gagné à être raconté simplement et sans commentaires. Le 19, pendant le défilé, malgré l'ordre formel qui avait été donné de garder le silence, les troupes font entendre le cri répété[3] de : Vive Napoléon ! qui trouve[4] dans la foule des échos puissants et prolongés. — D'après le journal le Peuple (20 février), on aurait même crié : Vive l'Empereur ! — Ces cris, dit-il, s'adressent-ils à l'Empereur mort à Sainte-Hélène ou à l'apprenti de Strasbourg et de Ham ? Les a-t-il approuvés, tolérés ou blâmés ? De quel droit Louis Bonaparte, qui d'après la Constitution ne peut que disposer de la force armée sans la commander en personne, passe-t-il des revues ? Est-il magistrat civil ou commandant militaire ? Ignore-t-il ce que de telles manifestations ont d'inconstitutionnel ?[5]... Il donne quelques fêtes à l'Élysée, dont il fait les honneurs avec la grande-duchesse Stéphanie de Bade, sa tante par alliance. Le 12 février, c'est un concert où l'on entend Ronconi et Mlle Calvi ; le 18 février, c'est un bal ; le 3 mars, c'est un nouveau concert. On se pressait[6] autour du prince ; chacun voulait rendre hommage à son accueil plein de courtoisie et le féliciter d'inaugurer une ère nouvelle de conciliation et de retour à la confiance. Tous les régimes politiques étaient représentés par quelques-unes de leurs illustrations. On voyait là MM. Thiers, Changarnier, Molé, Marrast, de Rémusat, de Montalembert, Berryer, de Larcv, de La Rochejacquelein, Duclerc, Pagnerre, Bixio, Sarrans, Guinard, Flocon, Théodore Bac, Denjoy, Achille Fould, Combarel de Leyval, de Lamartine, le général Cavaignac, le duc de Valence, les duchesses de Gramont, de Poix, de Guiche, de la Trémouille, les marquises de Sainte-Aldegonde, de Besseplat, de Boisthierry, de Parois, de Boissy, la comtesse de Langle, la baronne de Lilleferme, M. et Mme de Bionville, M. et Mme de Bilmarre, de Péronne, de Saillv, de Raizé, la baronne de Godillot, la princesse Soutzo, la princesse Camerata, la marquise Bertolini, la comtesse Gargarine, la duchesse d'Otrante, la marquise de Bassano, la comtesse de Moyria, etc. — La Révolution démocratique et sociale (19 février 1849) raille : Le Président de la République, ne pouvant se consoler de n'être pas Empereur, charme ses soucis par des bals. II danse. Encore un genre de supériorité sur son oncle, assez mauvais danseur... Enfin, il entre, il est entré. On admire son air noble et fier, sa démarche majestueuse. Qu'il est bien ! disent les femmes. Quelle dignité dans son geste ! quel éclair que son regard ! Voilà l'Empereur ! Lui vole de belle en belle, empressé, galant. Il répète les mots qu'on lui a faits pour l'ambassadeur anglais... Nous sommes de tristes gens de ne pas vouloir le poser en Empereur. II manie bien le gourdin, il danse savamment, c'est plus qu'il n'en faut pour régner. Le 24 février, on célèbre à la Madeleine l'anniversaire de la Révolution. La foule se presse sur le passage du prince et fait entendre les cris de : Vive Napoléon ! Vive la République ! — Que signifie, dit le National (1er mars), l'affectation singulière du journal semi-officiel du soir à faire paraître en toute occasion le cri de : Vive Napoléon ! accompagnant, ou, pour mieux dire, précédant toujours celui de : Vive la République ! M. Louis Bonaparte est président de la République, soit ! mais quel rapport y a-t-il entre ce titre démocratique et le nom de Napoléon qui rappelle des souvenirs d'une autre nature et d'une autre époque ?... — Parlant du prince, le journal de Delescluze dit (15 mars) : Qu'il était beau, mon Dieu, qu'il était beau !... suivi de quatre valets tout de vert habillés. Quel regard imposant ! quelle démarche majestueuse ! quelle tournure impériale ! que d'aisance, sous cet uniforme de général dont il persiste à s'affubler ! Je comprends à 'présent que nos petites-maîtresses s'affolent de lui et me vantent sans cesse sa légèreté à la valse, sa grâce à la polka !... Autour de moi, c'était un concert d'éloges : toutes les vieilles bonnes femmes qui avaient connu l'autre répétaient en essuyant une larme : Jésus ! Maria ! est-il gentil ! C'est tout le portrait de son oncle ! Mais quand donc se décidera-t-il à porter la redingote grise et le chapeau de l'emploi ? Le 19 mars, il ajoute : Ce n'est pas pour un prétendant vulgaire que la France laisserait relever le trône. Napoléon, malgré quinze années de gloire, malgré l'immensité de son génie, n'a pu trouver grâce devant les aspirations démocratiques de la France, et M. Louis Bonaparte, qui n'a d'autre mérite que celui qu'il tient du hasard de la naissance, ferait ce que n'a pas fait le héros ! Les journaux racontent qu'à une réception chez le ministre de l'instruction publique M. de Falloux, le duc Pasquier, ancien président de la Cour des pairs lors du procès de Boulogne, ayant exprimé au prince le bonheur qu'il avait à le rencontrer, celui-ci lui a fait cette réponse : J'ai eu, monsieur, jusqu'à ce moment, le plaisir de vous voir deux fois ; soyez certain que j'ai oublié la première. La riposte de la part de l'ancien condamné à son juge était aussi fière que spirituelle. Le 25 février, le Président inaugure le chemin de fer de Compiègne à Noyon et adresse au maire de cette dernière ville un discours d'une correction parfaite au point de vue constitutionnel : Les espérances qu'a fait concevoir au pays mon élection ne seront point trompées ; je partage ses vœux pour l'affermissement de la République ; j'espère que tous les partis qui ont divisé le pays depuis quarante ans y trouveront un terrain neutre où ils pourront se donner la main pour la grandeur et la prospérité de la France. La lutte continue entre ses partisans et ses adversaires.
Si la foule et les troupes l'acclament à une nouvelle revue (6 mars), les journaux républicains ne
cessent de l'attaquer. Point d'amnistie ! dit
le journal de Delescluze (1er mars) ; point d'abolition des 45 centimes ! Qu'importe ! M. Louis
Bonaparte monte bien à cheval ; c'est déjà un commencement de ressemblance
avec le grand Alexandre d'antique mémoire... L'oncle de M. Bonaparte, lui
aussi, montait à cheval, mais pour donner la chasse aux Autrichiens... Il
possédait d'autres qualités que celles d'un viveur ou d'un écuyer du cirque... — D'après l'art. 62 de la Constitution ; le Président
recevait un traitement de 600.000 francs par an. Si l'on se reporte à près
d'un demi-siècle en arrière, il faut reconnaître que cette allocation était
largement suffisante ; mais elle ne l'était pas pour un homme qui n'avait
point de fortune personnelle, qui avait plus ou moins à sa charge les
compagnons de Strasbourg et de Boulogne, qui, en sa qualité de Napoléon,
devait être plus obligé que tout autre d'avoir bourse ouverte, et qui enfin,
sans viser peut-être déjà à l'Empire, ne pouvait point ne pas désirer tout au
moins une prolongation de ses pouvoirs, et, fi cette fin, sentait la
nécessité pressante d'entretenir et d'accroître sa popularité. Il parvint à
décider le ministère à déposer une demande de crédit de 600.000 francs
supplémentaires pour frais de représentation de la présidence de la
République, et le ministre des finances l'exposa et la soutint devant
l'Assemblée nationale dans la séance du 12 mars. Une vive opposition se
produisit aussitôt. C'est, dit le citoyen
Buvignier, le même langage que l'on tenait sous la
monarchie, quand on demandait des dotations pour les princes ! — D'après
le citoyen Laussedat, la véritable convenance (on prétendait qu'il fallait faire au Président un
traitement convenable) est dans l'économie,
dans la sévérité la plus grande pour ne pas gaspiller l'argent du peuple. La
dignité de la République consiste bien plus dans la grandeur des actes et des
sentiments que dans la dépense et le luxe... — Le citoyen Deville
s'écrie : En considérant que la misère règne en
France,... que les deux tiers de la population trouvent à peine les moyens
d'avoir une nourriture suffisante, que la population ouvrière dans les grands
centres meurt de faim, j'ai trouvé inconvenant pour la dignité du Président
de la République qu'on vienne nous proposer une augmentation de 600.000
francs ; bien plus, j'ai trouvé cette proposition inconstitutionnelle...
— Néanmoins, l'allocation supplémentaire est votée par 418 voix contre 341. Vous voulez, disent les Débats (12 mars), fonder la
République, vous voulez la faire aimer, et vous ne vous appliquez qu'à la
montrer petite, jalouse, haineuse. Figurez-vous donc l'impression qu'ont dû
remporter dans leur âme ceux qui assistaient aujourd'hui, pour la première
fois peut-être, à une séance de l'Assemblée. Quoi ! ces cris, ce tapage, ces
interruptions inconvenantes... voilà ce qu'on appelle une discussion ? Du
dehors on entend un bruit affreux ; on accourt ; de quoi s’agit-il ? Quelle
est la grosse question qui soulève de si vives passions ? Il s'agit, sans
doute, du salut de la France ? On crie que la Constitution est violée. Est-ce
que les grenadiers du 18 brumaire sont à la porte ? Enfin, on se tait un
moment... Il s'agit de 50.000 francs par mois demandés pour le Président de
la République, honteuse discussion !... — Les conclusions de la Presse
(13 mars) sont les mêmes : Quel débat ! Nous avons vu le Président de la République
marchandé et discuté pendant trois heures ! Toutes les colères qui éclataient
naguère sur les dotations monarchiques se sont déchaînées sur ce pauvre
apanage de 600.000 francs. — La Reforme s'indigne[7] : La lumière s'est faite ; l'ambition s'est développée dans
son sens princier... l'on est entré dans le petit Trianon en attendant le
grand Versailles et les riches Tuileries... il faudrait à M. Bonaparte une
liste civile et deux Chambres, en attendant mieux (5, 13, 14, 17 mars)... Donc, nous voilà revenus au bon temps du roi
Louis-Philippe ! De l'argent ! de l'argent ! Quelle que soit la détresse de
nos finances, quelle que soit la misère publique, il faut que les princes et
leurs courtisans représentent. Peu leur importent la Constitution et la
décence publique, et la misère des faubourgs... Est-ce que 600.000 fr., soit
1.515 fr. par jour, ne peuvent pas suffire à M. Louis Bonaparte ? Il se
contentait de moins autrefois... Est-ce que sous la République on doit payer
à M. le Président, premier serviteur de l'État, un budget d'écuries comme
sous Charles X, et cela, quand les ouvriers mangent de l'herbe !... —
La République[8] donne la même
note : Bonnes gens des villes et des campagnes, vous
avez cru à bien des choses en donnant vos suffrages au porteur du grand nom
de Napoléon ; vous avez cru à l'amnistie, vous avez cru au remboursement des
45 centimes, vous avez cru à l'abolition des droits réunis, vous avez cru au
gouvernement à bon marché. Vous savez déjà à quoi vous en tenir sur ces
belles promesses... Il va falloir fouiller à l'escarcelle et payer vivement
un petit supplément de 600.000 francs pour le cher Président... Vous allez
dire que c'est une mauvaise plaisanterie... vous saurez que quand l'art. 62
de la Constitution a dit que le Président aurait 600.000 francs, cela
'voulait dire 1.200.000 francs, qu'on ne peut avoir un bon président à moins
de ce prix-là, et encore qu'il y met du sien... Demain, on nous demandera,
sans doute, 600.000 francs de menus plaisirs ; il faut bien que le Président
s'amuse. On dansera, on festinera, on portera toutes sortes de costumes
fantastiques le jeudi de la mi-carême chez M. le Président. Tout est pour le
mieux dans la plus chère des Républiques. La Démocratie pacifique (13 mars 1849) dit aussi : Ah ! un prince ne vit pas de peu, et notre Président est un vrai prince. Le vote d'aujourd'hui satisfera les royalistes. S'ils se pressent dans les salons du Président, c'est dans l'intention très peu cachée de le renverser et de le remplacer par un prince de meilleur titre. Mais ils sont bien aises de l'enivrer en quelque sorte par l'éclat que leur perfide amitié jette autour de lui, et de conserver un prestige de cour pour faciliter la transition qu'ils veulent ménager de la République à la monarchie. Citons, enfin, le National (13 mars 1849) : Maintenant la trouée est faite dans la Constitution ; la voie est ouverte... La majorité se contente d'aller au bal de l'Élysée ; mais la France qui ne va pas au bal, la France qui sue sang et eau pour arracher à la terre de quoi payer le fisc, se souviendra du vote d'aujourd'hui. |
[1] Après le 2 décembre, général de division, sénateur, grand officier de la Légion d'honneur ; meurt en 1857.
[2] Il nommait, le 9 mai 1849, M. Thiboutot officier de la Légion d'honneur.
[3] Voir les Débats, le Constitutionnel et le Moniteur du 19 février.
[4] Voir les Débats, le Constitutionnel et le Moniteur du 19 février.
[5] M. Bonaparte, dit la Révolution démocratique et sociale, a passé une revue déguisé en Général de la Garde nationale. (Numéro du 20 février.)
[6] On lit alors dans le journal la Mode : .... M. Louis-Napoléon disait l'autre jour à Mme la princesse de L*** : Mes salons seront trop étroits pour toutes les belles visiteuses qui m'honorent de leur présence ; bientôt nous irons au jardin. — Oui, les courtisans chassent M. le président de ses salons, tant ils accourent nombreux et empressés...
[7] 5, 13, 14, 17 mars. (Ribeyrolles, rédacteur en chef.)
[8] 13 mars 1849. (Eugène Bareste, rédacteur en chef.)