NAPOLÉON III AVANT L'EMPIRE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VI. — LES LETTRES DE LONDRES ET L'AVENIR DES IDÉES IMPÉRIALES.

 

 

Les Lettres de Londres : Louis-Napoléon est bien l'héritier de l'Empereur, qui avait pour lui une prédilection marquée ; il lui rappelait le roi de Rome, le considérant au besoin comme l'espoir de sa race. — Au physique, Louis-Napoléon est le portrait de Napoléon Ier. — Où il habite à Londres. — Description de son habitation de Carlton-Gardens. — Le prince a des habitudes de travail et de simplicité. — Il connaît tout le personnel civil et militaire de la France, et il est décidé à n'exclure personne. — La combinaison de 1830 s'écroule ; il faut fusionner tous les partis, améliorer le sort de l'armée. — Après Strasbourg, il voulait faire appel au peuple. — Le système napoléonien doit remplacer le système impuissant de l'orléanisme, et l'Europe serait favorable à ce changement qui la garantirait contre la Révolution ; les Napoléons sont apparentés à toutes les familles régnantes. — Même en Angleterre le nom de Napoléon est aimé, et le prince Louis y est particulièrement apprécié. — Napoléon, c'est César ; le prince sera Octave. — Les idées napoléoniennes. — Un toast du prince.
L'Avenir des idées impériales : Un évangile national. — Le régime parlementaire tue le pays ; l'autorité fait défaut ; l'autorité seule peut assurer le sort des classes laborieuses. — Éloge de la guerre. — La politique des nationalités. — Il faut revenir à Napoléon, dont le nom dit tout. — Prospérité des années du Consulat et de l'Empire. — Les guerres de Napoléon n'ont pas été meurtrières. — La gloire en deuil ; l'armée humiliée ; la France méprisée. — Réconciliation de tous les Français dans un nouveau principe.

 

Au commencement de l'année 1840 parut un livre intitulé : Lettres de Londres. Visite au prince Louis[1]. C'était une publication destinée à ramener l'attention du public français sur le prince, à raviver le sentiment bonapartiste et à préparer les esprits à la nouvelle tentative qui était résolue contre le gouvernement de Juillet. C'était un plaidoyer en faveur de l'Empire et de son représentant, dont voici le résumé :

L'héritier de l'Empereur, c'est bien le prince Charles-Louis-Napoléon Bonaparte. Joseph, l'ex-roi d'Espagne, n'a pas d'enfants, et il est fixé en Amérique sans esprit de retour. Louis, l'ex-roi de Hollande, est retiré à Florence. Tous les deux sont restés étrangers à la politique depuis la chute de l'Empire. Véritables philosophes, exempts d'ambition et plus épris des charmes de la vie privée que des splendeurs du trône, ces deux illustres vieillards ne pourraient plus se jeter dans les agitations de la vie publique pour revendiquer des droits qu'ils ont paru abandonner depuis longtemps. Enfin, n'ayant fait entendre à la mort du duc de Reichstadt aucune réclamation personnelle, ils semblent considérer leur vie politique comme terminée. Dès lors... l'ordre de successibilité (doit être reporté) sur le jeune Napoléon-Louis..., par rapport à son oncle et à son père dans une position analogue à celle du duc de Bordeaux vis-à-vis de Charles X et du duc d'Angoulême.

La veille de son départ pour la fatale campagne de Waterloo... l'Empereur avait auprès de lui ses deux neveux... dont il faisait de véritables enfants gâtés, surtout du plus jeune, le prince Napoléon-Louis actuel, qui, par son âge et sa figure, lui rappelait davantage son fils, le roi de Rome... C'était un charmant garçon de sept à huit ans, à la chevelure blonde et bouclée, aux yeux bleus et expressifs, et revêtu d'un uniforme de lanciers de la garde impériale... L'enfant s'étant approché s'agenouilla devant l'Empereur, mit sa tête et ses deux mains sur ses genoux, et alors ses larmes coulèrent en abondance. Sire, ma gouvernante vient de me dire que vous partiez pour la guerre. Oh ! ne partez pas ! Ne partez pas ! — L'Empereur prit le jeune prince et l'embrassa avec effusion... — Tenez, dit-il à la personne qui se trouvait là, embrassez-le, il aura un bon cœur et une belle âme... C'est peut-être là l'espoir de ma race... Une larme de l'Empereur, baptême de la gloire et du génie, tomba alors sur le front de l'enfant.

Louis Bonaparte est d'une physionomie agréable, d'une taille moyenne, d'une tournure militaire ; il joint à la distinction de toute sa personne la distinction plus séduisante de ces manières simples, naturelles, pleines d'aisance et de bon goût, qui semblent l'apanage des races supérieures... En observant attentivement les traits essentiels, on ne tarde pas à découvrir que le type napoléonien est reproduit avec une étonnante fidélité[2]. C'est, en effet, le même front élevé, large et droit, le même nez aux belles proportions et les mêmes yeux gris, quoique l'expression en soit adoucie ; c'est surtout les mêmes contours et la même inclinaison de tête, tellement empreinte du caractère napoléonien que quand le prince se retourne, c'est à faire frissonner un soldat de la vieille garde, et si l'œil s'arrête sur le dessin de ces formes si correctes, il est impossible de ne pas être frappé comme devant la tête de l'Empereur de l'imposante fierté de ce profil romain[3] dont les lignes si pures et si graves, même si solennelles, sont comme le cachet des grandes destinées... Ce qui excite surtout l'intérêt, c'est cette teinte indéfinissable de mélancolie et de méditation répandue sur toute sa personne, et qui révèle les nobles douleurs de l'exil. Les nuances sombres de sa physionomie indiquent une nature énergique ; sa contenance assurée, son regard à la fois vif et penseur, tout en lui montre une de ces natures exceptionnelles, une de ces âmes fortes qui se nourrissent de la préoccupation des grandes choses et qui seules sont capables de les accomplir .. Tous les hommes qui ont joué un grand rôle dans l'histoire ont eu dans leur personne de ces séductions secrètes et mystérieuses qui inspirent les dévouements, enchaînent les volontés et fascinent les masses.

Le prince habite Carlton-House-Terrace, n° 17[4], Pall-Mall, sur une large place entre Saint-James Park et Régent-Street ; puis Carlton-Gardens, n° 1, dans une maison appartenant au comte Ripon. Dans son salon on remarque le buste en marbre de l'Empereur par Canova, le portrait de Joséphine par Isabey, le portrait de la reine Hortense, un médaillier en velours noir renfermant les miniatures des membres de la famille impériale ; l'écharpe tricolore du général Bonaparte à la bataille des Pyramides ; un cachemire donné par l'Empereur à la reine Hortense à son retour d'Egypte ; l'anneau du couronnement (rubis enchâssé d'or) que Pie VII mit au doigt de l'Empereur ; la bague passée par Napoléon au doigt de l'Impératrice pendant la cérémonie, et composée de deux cœurs, l'un en saphir, l'autre en diamants pressés avec cette devise : Deux font un ; les décorations de l'Empereur ; un médaillon par Isabey et représentant d'un côté Napoléon et de l'autre Marie-Louise, donné par l'Empereur à Louis-Napoléon le 20 avril 1815, jour anniversaire de la naissance du prince ; les miniatures faites par Isabey en 1814 de Marie-Louise et du roi de Rome, et revenues de Sainte-Hélène ; une relique provenant de Charlemagne, remise par le clergé d'Aix-la-Chapelle à Napoléon et consistant en deux gros saphirs et, entre ces pierres précieuses, en une petite croix contenant un morceau de la vraie croix, que l'impératrice Irène avait envoyée de Constantinople à Charlemagne ; le tout entouré d'un cercle d'or incrusté de diamants. Cette relique, Charlemagne, dans les combats, la portait au cou comme un talisman. Quand on songe, dit l'auteur des Lettres de Londres, au hasard qui a amené ce fragment de l'héritage de Charlemagne dans les mains de cet autre Charlemagne appelé Napoléon, on ne peut s'empêcher de s'étonner de ces mystères de la destinée.

... Le prince est un homme de travail et d'activité. Dès six heures du matin il est dans son cabinet, où il est à la besogne jusqu'à midi, heure de son déjeuner. Après ce repas, qui ne dure jamais plus de dix minutes, il lit les journaux et (prend) des notes... ; à deux heures il reçoit des visites ; à quatre heures il sort ; à cinq heures il monte à cheval ; à sept heures il dîne ; puis ordinairement il trouve encore le temps de travailler plusieurs heures dans la soirée... Il ne connaît pas le luxe, (bien qu'il ait) une voiture avec panneaux aux aigles impériales... De toute sa maison il est le plus simplement mis. Dès sa plus tendre jeunesse il méprisait les usages d'une vie efféminée et dédaignait les futilités du luxe. Tout (son) argent passait à des actes de bienfaisance, à fonder des écoles ou des salles d'asile, à étendre le cercle de ses études, à imprimer ses ouvrages politiques ou militaires comme son Manuel d'artillerie, ou bien à des expériences scientifiques. Sa manière de vivre a toujours été rude et frugale... A Arenenberg, son appartement était vraiment la tente d'un soldat ; on n'y voyait ni tapis, ni fauteuils, ni rien de ce qui peut énerver le corps... Infatigable au physique comme au moral, austère, laborieux, le neveu de l'Empereur (suivant le docteur Conneau) est un véritable Romain de la République.

Le prince connaît le personnel politique de la France comme il en connaît l'armée. Il possède deux registres... — Dans l'un se trouvent inscrits avec des notes détaillées sur leur position, leur capacité, leur caractère, tous nos hommes d'État, les membres des deux Chambres, les hauts fonctionnaires publics, les journalistes et hommes de lettres, et généralement tous ceux qui peuvent avoir une influence dans l'ordre civil. L'autre registre, consacré à l'armée, comprend tout l'état-major général et chacun des régiments de l'armée au courant des mutations et changements de chaque jour... — Il n'est l'homme d'aucun parti, et il ne songe qu'à réconcilier tous les Français sous le régime napoléonien, qui seul réalise le gouvernement parfait... — Ce qui est étonnant, c'est la modération et la haute impartialité avec lesquelles sont tracés les caractères de ceux mêmes qui se sont montrés les plus hostiles à l'Empereur, à la dynastie impériale ou à la personne du prince... Ne faut-il pas, dit-il, beaucoup oublier ? L'Empereur sur le rocher de Sainte-Hélène n'en a-t-il pas fait un devoir à sa famille ? Rappelez-vous aussi cette parole si profonde prononcée au retour de l'île d'Elbe : Il est des événements d'une telle nature qu'ils sont au-dessus de l'organisation humaine... Tant que j'ai pu croire que la combinaison de 1830 saurait rallier les partis et fonder un gouvernement national, j'ai fait taire mon ambition et su rester dans l'ombre. J'ai fait plus encore ; dévoué à mon pays, j'ai demandé en 1832 à le servir comme citoyen et comme soldat... Depuis, tout ce que j'ai fait n'a eu d'autre but que d'arriver à la destruction des partis. En me rendant à Strasbourg j'étais surtout inspiré par cette pensée. Si j'avais réussi, j'aurais convoqué sur-le-champ à un grand conseil de gouvernement toutes les illustrations de la France sans distinction d'opinions... ; puis après avoir consulté la nation entière, après avoir obtenu la sanction du peuple... si alors un parti quelconque eût osé lever la tête pour attaquer l'œuvre du peuple, je l'aurais exterminé sans pitié ; mais en même temps sans haine, sans rancune, j'aurais tendu la main à tous les hommes du parti vaincu qui eussent voulu servir la France.

L'armée, le jeune Napoléon ne la croit ni bien organisée ni bien administrée ; il pense que sans augmenter les charges de l'État il y a beaucoup à faire pour améliorer le sort de l'armée...

L'avenir n'est pas à la dynastie des d'Orléans... — Dans le cas où on ne réussirait pas à éviter une nouvelle catastrophe, une combinaison napoléonienne (devrait) selon toutes les probabilités l'emporter sur toutes les autres parce qu'elle (pourrait) tout à la fois exercer une grande action sur les classes inférieures par le prestige de la gloire de Napoléon, présenter des garanties d'ordre public aux classes moyennes et plaire enfin aux hautes classes par le grandiose attaché aux souvenirs de l'Empire.

L'Europe serait favorable à une Restauration bonapartiste... — La politique des grandes puissances serait... favorable à l'idée de voir arriver en France une dynastie qui, jouissant d'une immense popularité, pourrait s'en servir pour rétablir l'ordre et empêcher une conflagration générale en Europe, car à l'égard des guerres de conquêtes... il était évident qu'il ne pouvait plus en être question... (Quant à) l'Angleterre, (elle a tout) avantage à s'unir à la combinaison napoléonienne (contre la Russie)... Les partisans des principes monarchiques en Europe en sont arrivés à regretter d'avoir renversé l'Empire... qui avait su fermer le gouffre des révolutions en recréant en France une grande autorité politique... Si en 1830 on eût appelé au trône la dynastie impériale, elle eût été reconnue de toutes les grandes puissances, avec lesquelles elle a, du reste, des liens nombreux de parenté... Le neveu de l'Empereur est allié à la Russie par son cousin le duc de Leuchtenberg, à la Bavière par sa tante la veuve du prince Eugène, au Wurtemberg par sa tante la princesse de Montfort, à la maison de Bragance par sa cousine l'impératrice du Brésil, à la Suède par sa cousine la princesse royale, etc., etc.. Les souverains étrangers ont enfin reconnu la faute qu'ils ont faite en renversant l'Empereur qui seul pouvait empêcher de se rouvrir le gouffre des révolutions qu'il avait fermé... Au surplus, en reconnaissant la branche cadette après 1830... l'Europe n'a-t-elle pas assez prouvé qu'elle était disposée à reconnaître tout gouvernement de fait qui lui présenterait des conditions de force et de durée ?... (Le prince déclare qu'il n'a) qu'à se louer de ses rapports avec les gouvernements étrangers... qu'il s'est fait en faveur de la gloire de l'Empereur une réaction universelle aussi bien chez les rois que chez les peuples... En Angleterre (par exemple), prenez le premier venu dans la rue, il vous répondra qu'il aime Napoléon parce que c'était l'ami du peuple, tandis que d'un autre côté les classes élevées ne voient plus dans l'Empereur que le représentant du pouvoir... Quant au neveu de l'Empereur, le peuple le connaît et ne manque jamais de lui montrer sa sympathie...

Les d'Orléans, dit-on, ne sauraient être renversés du trône ; la date de 1830 est pour la France ce que celle de 1688 est pour l'Angleterre... — Ce rapprochement est certainement très curieux, mais... où est le parti qui n'ait pas quelque rapprochement de ce genre à citer ? Ne pourrait-on pas, par exemple, trouver dans l'histoire de César et d'Auguste certaines similitudes de circonstances avec la famille impériale ? Et en effet, si dans l'antiquité un grand caractère historique peut être mis en parallèle avec Napoléon, c'est César. César et Napoléon sont tous deux l'expression la plus complète de la civilisation des deux époques. Tous deux comme législateurs et comme guerriers dépassent tout ce qui les avait précédés... Cette inconcevable et mystérieuse destinée se poursuit même après la mort des deux grands hommes. Le nom de César et celui de Napoléon, tous deux si puissants sur l'imagination des peuples, ne doivent pas avoir d'héritiers directs. A la mort du dictateur, c'est son petit-neveu, c'est Octave qui ose porter le grand nom de César et se déclarer son héritier, comme c'est aujourd'hui le neveu de Napoléon qui semble vouloir jouer un rôle analogue. — L'auteur des Lettres de Londres cite alors le passage suivant du livre XIV des Révolutions romaines de Vertot : — Le jeune neveu de César est à Apollonie sur la côte d'Épire où il achève ses études et ses exercices, et verse d'abondantes larmes sur la mort de son oncle. Tous les lieutenants du dictateur ont abandonné sa cause... Lui, le jeune César, languit, proscrit loin de Rome, en proie à la douleur et aux regrets ; mais son âme ardente aspire à venger la mémoire outragée de son oncle, et bientôt il révèle au monde par un acte public le but de son ambition. Ses parents, ses amis le supplient de rester en exil... Mais le jeune Octave repousse ces conseils pusillanimes, il déclare qu'il aime mieux mourir mille fois plutôt que de renoncer au grand nom et à la gloire de César. Accie, son illustre mère, lui voyant un si grand courage et des sentiments si élevés, l'embrasse tendrement, et mouillant son visage des larmes que la crainte et la joie faisaient verser confusément : Que les dieux, mon fils, vous conduisent, lui dit-elle, où vos grandes destinées vous appellent, et fasse le ciel que je vous voie bientôt victorieux de vos ennemis ! Ainsi donc le jeune Octave ose seul et sans appui entreprendre la grande mission de continuer l'œuvre de son oncle. Proscrit et condamné par des lois iniques, il ne craint pas de braver ces lois et de partir pour Rome. Un jour ; il arrive sur la côte de Brindes et débarque près de la petite ville de Lupia, sans autre escorte que ses serviteurs et quelques-uns de ses amis, mais soutenu du grand nom de César qui seul devait bientôt lui donner des légions et des armées entières. Et en effet, à peine les officiers et les soldats de Brindes ont-ils appris que le neveu de leur ancien général est près de leurs murailles, qu'ils sortent en foule au-devant de lui, et, après lui avoir donné leur foi, l'introduisent dans la place dont ils le rendent maître. Ce premier succès n'est qu'éphémère ; il est bientôt suivi de peines et de tribulations, mais enfin c'est là et de cette manière que commence la grande destinée du neveu de César, cette destinée qui le poursuit à travers mille vicissitudes et mille chances diverses, et le porte enfin, quinze ans après la mort de son oncle, à la tête du peuple romain sous le nom d'Auguste et le titre d'Empereur.

Il parle ensuite de l'ouvrage du prince : les Idées napoléoniennes... Ce livre a fait réellement impression dans le monde politique et diplomatique... Tous les ambassadeurs, le jour où il a paru, se sont empressés d'en envoyer prendre des exemplaires pour leurs cours. Sir R. P. a fait observer que ce qu'il y avait de remarquable dans ce livre, c'est l'alliance entre les idées d'ordre et d'autorité, d'une part, et les sentiments populaires et libéraux, d'autre part. Depuis la chute de Napoléon, disait-il, la France est partagée en deux camps hostiles : d'un côté, les hommes d'ordre et d'autorité, mais qui n'ont pas les sentiments des masses... d'un autre côté, des hommes populaires dont les idées de liberté mal connues sont incompatibles avec l'autorité et qui n'entendent rien au gouvernement. L'auteur des Idées napoléoniennes prend une position toute nouvelle en faisant ressortir des principes de liberté une grande idée d'ordre et d'autorité...

Les Idées napoléoniennes, dit à son tour l'auteur des Lettres de Londres,... c'est tout un manifeste politique... Depuis plus de vingt ans, nous sommes divisés en deux factions également impuissantes, l'une qui veut l'autorité sans la liberté ; l'autre, la liberté sans l'autorité... La nation, désabusée des théories absolues, fatiguée des luttes passées, dégoûtée des phrases et des utopies, cherche partout une idée pratique et réclame une nouvelle foi, une nouvelle croyance... Au milieu de ce désordre des intelligences, le neveu de l'Empereur, armé des grandes idées de son oncle, vient rappeler à la France que celui qui avait pu réunir les Français divisés, apaiser les factions et fonder une grande et puissante unité politique, n'est pas mort tout entier. Réunir les principes de liberté aux principes d'autorité, rechercher dans le plus grand génie des temps modernes une idée qui puisse servir de base à une nouvelle école, telle est la pensée du livre.

Il relate cette déclaration que le prince Louis-Napoléon a faite dans un entretien auquel il assistait :

La France est éminemment la nation de l'honneur. L'honneur doit être en France ce qu'était la religion dans l'ancienne Rome, la base de tout... Sans l'honneur, tout retombe dans le chaos... Ce ne sont pas les hommes de talent qui manquent en France ; la nation de l'honneur est aussi la nation la plus intelligente de la terre. Ce qui manque, c'est, à la tête des affaires, la passion des améliorations, cette passion qui caractérise les nouvelles races et qui était l'âme du gouvernement de l'Empereur. Ah ! si, depuis les vingt-quatre ans que nous sommes en paix, à la place de ces gouvernements de bavardage... la France avait pu conserver le gouvernement de l'Empereur, quelle ne serait pas aujourd'hui la prospérité de notre pays !... Que fait-on aujourd'hui ? La grande préoccupation... c'est... de maintenir la tranquillité des rues de Paris à l'aide de cinquante mille soldats condamnés à ce triste métier de police... L'habileté de l'époque... c'est de diviser les hommes d'État et d'amuser les partis par des discussions- sans fin comme sans but... Notre commerce est sans débouchés... Aucune institution de crédit dans les provinces ; l'usure dans les campagnes comme l'agiotage dans les villes... Nos routes sont détestables, nos chemins communaux n'existent que de nom, nos villages sont en proie à l'ignorance et à la misère... Les chemins de fer, par exemple ! quelle honte ! On en est encore à délibérer... par qui les faire ; (nous sommes) la risée de l'Europe... La France... reste depuis la chute de l'Empire sans direction, sans impulsion... Ah ! si le gouvernement actuel était vraiment un gouvernement de progrès... la pensée du bonheur de la France me consolerait... Je mettrais alors ma gloire à aller fonder une colonie dans quelque contrée lointaine et à y créer enfin une seconde patrie digne de la grande nation.

 

Tel est ce livre des Lettres de Londres dont on pourrait encore sans doute extraire des citations curieuses. En voici une dernière qui prouve le tact, l'intelligence et la présence d'esprit du prince. A un grand dîner donné en son honneur, au club de la Marine, un amiral porte sa santé, et à ce toast, il fait cette réponse : Je ne parle pas ici, messieurs, de vos triomphes guerriers, car tous vos souvenirs de gloire sont pour moi des sujets de larmes, mais je parle avec plaisir de la gloire plus belle et plus durable que vous avez acquise en portant la civilisation à mille peuples barbares et dans les régions les plus lointaines.

Dans le cours de cette même année 1840, paraissait une nouvelle publication bonapartiste[5] intitulée : DE L'AVENIR DES IDÉES IMPÉRIALES.

S'il est, y lit-on, en ce moment surtout, une idée politique autour de laquelle se rassemble l'universalité des honnêtes gens, c'est celle de fortifier le pouvoir... Or, par quels moyens... sinon en s'inspirant des idées impériales ?... Il est temps... de leur restituer leur caractère français, leur bon sens, leur tact d'application et leur grandeur sans chimères... Ce n'est plus... comme l'âme d'un parti, que se représentent les idées impériales, mais comme un évangile national, en attendant que cette sublime et nationale doctrine de l'Empire soit reconnue et adoptée par tous, que ceux à qui elle n'a jamais cessé d'être chère se réunissent et en constituent le foyer... Si l'on entend par impérialistes ceux qui ont gardé un souvenir d'admiration pour la brillante époque qui s'étend de 1800 à 1814 et ceux surtout qui... ont enfin ouvert les yeux sur les résultats d'une expérience de vingt-cinq années, ont dépouillé leurs illusions et ont reconnu la fausseté d'un système emprunté à un peuple si différent des Français par les mœurs et par les institutions, alors nous dirons que les impérialistes sont très nombreux en France... Le peuple n'a pas été dupe (des) hypocrites, et encore aujourd'hui il trouve le gouvernement de l'Empereur plus libéral que les deux chartes qui, depuis vingt-cinq ans, ont été en possession de corrompre la morale et l'esprit publics.

..... Il est de bon goût... de tourner en ridicule les muets du Corps législatif (de l'Empire). Eh ! plût à Dieu que messieurs les députés d'aujourd'hui fussent muets ! Nous aurions moins de beaux discours et probablement plus de bonnes lois. La parade jouée... à la tribune n'abuse que les personnes de la province... fait (de la France) un Bas-Empire et ne profite qu'aux bavards. Dans le Corps législatif des muets, c'étaient des discussions profondes et substantielles Nous apercevons les députés... s'avilissant dans les antichambres... troquant des promesses de votes contre des promesses de places... Les ministres n'ont plus qu'une unique préoccupation... défendre leurs portefeuilles contre la rapacité des rivaux... ; l'instabilité ministérielle... rend impossible la réalisation des grands projets...

Si jamais scandale a été offert par le monde politique en France, sans en excepter le règne honteux des Pompadour et des Dubarry, c'est celui qu'offre notre patrie au moment des élections... Tant de manœuvres corrompues... ne pouvaient que produire une Chambre sans dignité, sans noblesse et sans élévation... Le vice fondamental (qui ronge la France)... c'est l'application exagérée des droits de l'individu, c'est le mépris de l'autorité... Quiconque a réfléchi à la formation et à la décadence des États a pu se convaincre que, s'ils ont constamment dû leurs développements à la vigueur de l'autorité, leur chute fut toujours produite par l'excès de liberté ou par l'envahissement de l'individualité... Pendant les quatorze années du Consulat et de l'Empire chaque Français n'était-il pas ravi d'abdiquer ses droits personnels en faveur de l'homme qui portait si haut le renom de sa patrie ?... Quiconque a vécu sous une monarchie absolue a pu, comme nous, se convaincre que l'autorité y montre plus de sollicitude pour le sort des classes ouvrières que ne le font les gouvernements constitutionnels, et qu'elle ne manque jamais à son devoir, qui est de protéger ces classes intéressantes contre l'exploitation des bourgeois...

(De Louis XIV à 1815) ... Par les guerres en partie glorieuses s'est établi l'ascendant de notre patrie. C'est par ce moyen que Louis XIV a détruit l'anarchie intérieure... qu'il a placé l'Espagne sous l'ascendant de la France... etc., etc.. que Louis XVI (a aidé) les Américains du Nord... c'est par la guerre que la Révolution française manifesta son existence en Europe... c'est par la guerre que Napoléon sema les principes régénérateurs depuis le Tage jusqu'au Niémen et jusqu'au Tibre ; c'est par la guerre qu'il remua l'Espagne, le Portugal, la Pologne, l'Italie, l'Allemagne entière, et qu'il conquit à notre patrie ce glorieux prestige qui fait que dans les moments critiques tous les peuples tournent la tête vers elle... Aucun de ces grands changements qui fixent l'attention des historiens ne s'est fait que par la guerre ; jusqu'à la religion qui emprunte le secours des armes pour reporter la foi à sa source, au tombeau du Sauveur. Ce n'est pas en vain que la voix du monde entier appela Dieu le Dieu des armées. Le souverain de la France ceignit toujours l'épée... Depuis 89 la France a vu dans son sein se former un parti dont l'idée fixe est de désarmer la patrie[6]. La guerre est odieuse à ce parti. C'est lui qui a eu le courage de monter à la tribune pour déclarer que la France ne devrait jamais mettre son épée au service d'une cause étrangère[7]... Si les nations qui composent aujourd'hui l'Europe étaient proportionnées... si des races et des nationalités n'étaient pas dominées par d'autres races et d'autres nationalités[8], nous comprendrions... qu'on ait négligé d'être prêt à chaque instant pour en appeler aux armes Les partisans de la paix à tout prix ont voulu représenter la guerre comme le signal de la ruine. C'est un mensonge. La guerre déplace des intérêts plutôt qu'elle ne les détruit... On a pareillement exagéré les dépenses qu'elle occasionne... Jusqu'en 1809, les armées impériales ne coûtèrent rien au Trésor de la France. La guerre doit être évitée, la sagesse le veut, mais on doit la provoquer... quand les paix sont factices... Cet état n'est-il point celui de la France et de l'Europe depuis 1830 ?

Rien, depuis vingt-cinq ans, n'a été fondé en France... (Il faut revenir) au grand homme qui résuma en lui tous les caractères de la nationalité et du génie français, et qui, en corrigeant les erreurs de la Révolution et en la réconciliant avec la vieille France, est devenu le symbole vivant du progrès uni à la fidélité au passé, de l'ordre et de la liberté.

De 1790 à 1800 le pouvoir en France a dépensé, pour soutenir la guerre, dix milliards et a usé de toutes les générations valides de vingt à cinquante ans, et au terme de cette lutte notre patrie était refoulée au dedans de ses limites... Les quatorze années du Consulat et de l'Empire furent, au contraire, d'une grande prospérité... Les guerres de l'Empire furent si peu meurtrières que la population... ne cessa jamais de s'accroître... Les campagnes de l'Empereur furent les plus économiques en hommes et en matériel de toutes les campagnes connues...

Est-ce suivant ses mœurs et ses goûts que la France est gouvernée depuis vingt-cinq ans ?... La gloire est en deuil... L'armée... boit les humiliations qu'on lui sert systématiquement ; l'agiotage et l'amour du lucre remplacent les belles passions de nos ancêtres... N'étaient les prodiges de vaillance des armées impériales dont le souvenir nous protège encore... nous serions tombés dans le mépris des nations...

La France est déchirée par les partis... La réconciliation générale ne peut être amenée que par l'intervention d'un nouveau principe. Déjà, il y a quarante ans, sous les auspices des idées impériales, fut donné au monde le magnifique spectacle d'un pays... qui, tout à coup, se calmait, se réconciliait, rétablissait l'ordre... reprenait sa place (en Europe) ; c'est à ces mêmes idées impériales qu'il appartient aujourd'hui de faire la paix entre les partis. Dans cette charte napoléonienne le démocrate trouve sa satisfaction pour son besoin d'égalité ; le bourgeois, sécurité pour ses travaux... le légitimiste, respect pour la tradition historique et pour le pouvoir. Aux hommes ardents et amis des nouveautés la carrière est ouverte par un gouvernement qui ne redoute pas de tenter l'avenir ; aux hommes sensibles aux souvenirs historiques... le chef impérial offre toute garantie en disant : Depuis Clovis jusqu'à Louis XVI et jusqu'à la Convention, je suis solidaire de tout ce qui s'est fait en France. N'oublions pas cette force et ce prestige qui firent vivre à côté l'un de l'autre à la cour de l'Empereur un régicide et un Montmorency. — Les idées impériales sont seules capables de donner au parti légitimiste le baptême de nationalité qui doit (le) régénérer... Notre conviction intime est que par les idées impériales seules peut se faire la réconciliation des légitimistes avec le peuple français ; ce sont ces idées seules qui peuvent sauver la France... Bourgeois... légitimistes... démocrates, ralliez-vous sous les bannières de l'impérialisme, de celui qui, avec un juste orgueil, a pu dire : J'ai dessouillé la Révolution, ennobli les peuples et raffermi les rois ; et les événements qui se préparent donneront lieu au pouvoir fort que vous constituerez de rétablir la grandeur de la patrie, seul but de votre politique.

 

 

 



[1] Cet ouvrage, non signé, est de M. de Persigny. Les lettres datées d'août 1839 sont, par supposition, adressées à un général, et l'auteur y rapporte ce qu'il aurait vu et entendu à Londres, comme aussi les communications que lui auraient faites dans cette même ville un autre général. (Paris, 1840, A. Levavasseur, libraire, rue Jacob, 14.)

[2] Dans ce portrait du prince il n'y a pas un mot de vrai. Il n'avait aucune ressemblance avec Napoléon Ier, et son profil n'avait absolument rien de romain.

[3] Idem la note précédente.

[4] Propriété de lord Cardigan. Il aurait d'abord habité Feuton's hôtel, puis un hôtel situé Waterloo place.

[5] Paris, Charpentier, 1840.

[6] Il est certain que le parti républicain démocratique a toujours poussé au désarmement. C'est lui qui, sous le second Empire, a pour une bonne part contribué à empêcher le gouvernement impérial (la responsabilité de celui-ci dans les désastres de la patrie n'en est pas moins écrasante) de modeler les institutions militaires de la France sur celles de la Prusse, comme le prince le demandait dès 1842 dans les brillants articles du journal le Progrès du Pas-de-Calais.

[7] Ici s'accuse déjà cette politique néfaste, sans précédent dans l'histoire, et qui a eu pour résultat de diminuer et d'abaisser la France, en aboutissant à l'unité italienne et à l'unité allemande.

[8] Voir note précédente.