NAPOLÉON III AVANT L'EMPIRE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE V. — AFFAIRE SUISSE.

 

 

Troisième faute du gouvernement français. — Son exaspération causée par le retour du prince en Suisse. — Il demande son expulsion. — Note de l'ambassadeur français, M. de Montebello. — En 1838, le prince ne conspirait pas. — Sa nationalité. — Quid du droit de bourgeoisie conféré par le canton de Thurgovie ? La lettre d'investiture, la réponse du prince. — Les précédents. — La commune de Hochstrass lui confère le droit de bourgeoisie ; sa réponse. — La loi française et la loi suisse — Discussion à la Diète fédérale. — Le gouvernement français n'est soutenu que par le Journal des Débats. — Il est blâmé par la Gazette de France, le Constitutionnel, le Siècle, le Courrier français, le Commerce, le Temps, le Journal de Paris. — Les feuilles étrangères. — Seconde note du gouvernement français. — Déclaration de M. Kern au grand Conseil de Thurgovie. — Lettre du prince — Le grand Conseil rejette la demande de la France, à l'unanimité. — Discussion à la Diète fédérale. — Remarquables réflexions du National. — Le Journal de Paris. — Pertinentes considérations de la Gazette de France. — Le Morning Chronicle. — Rapport de la commission nommée par la Diète fédérale. — Le terrain sur lequel la Suisse aurait dû se placer dès le début. — Le Journal des Débats. — La Gazette universelle de Suisse. — 3 septembre, discussion à la Diète, qui ajourne la suite de sa délibération pour prendre l'avis des vingt-deux conseils cantonaux. — Les journaux. — Formation d'un corps d'armée sous les ordres du général Aymard ; son ordre du jour aux soldats. — Lettre du prince au président du petit Conseil de Thurgovie, dans laquelle il annonce son départ — Le Courrier français, le Siècle, la Gazette de France raillent le gouvernement français. — La faute de celui-ci. — Son humiliation. — Les journaux anglais, le Morning Herald et le Morning Chronicle.

 

Il y avait une troisième faute à commettre. Le gouvernement de Juillet n'y manqua pas. L'exaspération causée par le retour du prince en Suisse était telle que l'exorbitante condamnation prononcée contre Laity ne fut pas considérée comme constituant une réponse suffisante à cet audacieux défi. Il fallait prendre sa revanche, se débarrasser de cet insolent voisinage, en finir avec ce Bonaparte qui poussait l'impudence jusqu'à proclamer des droits à la couronne de France et la folie jusqu'à prétendre que tout n'était pas pour le mieux sous la monarchie révolutionnaire de 1830.

La brochure de Laity arriva à point. On saisit immédiatement cette occasion de demander à la Suisse l'expulsion du prétendant. C'était toujours la même politique qui aboutissait à faire le jeu du bonapartisme. En cette année 1838 le prince ne conspirait pas. Sans doute il conservait alors ses convictions et ses espérances, peut-être déjà avait-il pris la résolution de refaire une tentative comme celle de Strasbourg, mais, pour le moment, il ne préparait rien et ne complotait pas. Il recevait des amis qui vraisemblablement ne faisaient pas l'éloge de la monarchie de Juillet, et qui, têtes chaudes et cœurs passionnés, devaient dans des conversations ardentes parler de la chute des d'Orléans et d'une restauration bonapartiste. Il ne pouvait pas en être autrement dans ce milieu-là. Ce n'était qu'une conspiration de salon, mais celle-là, si continue qu'elle soit, est inhérente à la situation de prétendant.

Le 1er août 1838, le gouvernement français demande l'expulsion du prince par une note de son ambassadeur M. de Montebello, note ainsi conçue : Après les événements de Strasbourg et l'acte de généreuse clémence dont Louis Bonaparte a été l'objet, le roi des Français ne devait pas s'attendre à ce qu'un pays ami, tel que la Suisse... souffrirait que Louis Bonaparte revînt sur son territoire et, au mépris de toutes les obligations que lui impose la reconnaissance, osât renouveler de criminelles intrigues et avouer hautement des prétentions insensées et que leur folie même ne peut plus absoudre depuis l'attentat de Strasbourg. Il est de notoriété publique qu'Arenenberg est le centre d'intrigues que le gouvernement du Roi a le droit et le devoir de demander à la Suisse de ne pas tolérer dans son sein. Vainement Louis Bonaparte voudrait-il nier. Les écrits qu'il a fait publier tant en Allemagne qu'en France, celui que la Cour des pairs a récemment condamné, auquel il est prouvé qu'il avait lui-même concouru et qu'il a fait distribuer, témoignent assez que son retour d'Amérique n'avait pas seulement pour objet de rendre les derniers devoirs à une mère mourante, mais bien aussi de reprendre des projets et d'afficher des prétentions auxquelles il est démontré aujourd'hui qu'il n'a jamais renoncé. La Suisse est trop loyale et trop fidèle alliée pour permettre que Louis Bonaparte se dise à la fois un de ses citoyens et le prétendant au trône de France, qu'il se dise Français toutes les fois qu'il conçoit l'espérance de troubler sa patrie au profit de ses projets et le citoyen de Thurgovie quand le gouvernement de sa patrie veut prévenir le retour de ses criminelles tentatives.

On voit par ce document officiel que des explications verbales avaient été d'abord officieusement échangées entre les deux gouvernements, et que ceux-ci n'étaient pas parvenus à s'entendre, la France prétendant que le prince Louis-Napoléon Bonaparte était bel et bien Français, et la république Helvétique se contentant de répondre que le prince, étant considéré comme citoyen suisse, ne pouvait pas être traité comme un simple étranger.

Ce différend diplomatique sur la nationalité du prince n'est pas une des moindres bizarreries de cette vie, toute d'aventures et d'événements plus extraordinaires les uns que les autres. Il semble que pareille difficulté n'aurait jamais dû naître. Au fond, la Suisse était révoltée de l'ingérence impérieuse de la France dans le domaine de la police intérieure de la Confédération, et, sans rejeter de plano la demande de la monarchie de Juillet, elle traîne en longueur l'instruction de l'affaire, en montrant par les discussions enflammées qui se produisirent dans les corps électifs et à la Diète fédérale, combien elle était blessée dans son honneur et à quel point elle était désireuse de reconnaître que Louis Bonaparte était citoyen de la république Helvétique, afin de pouvoir répondre par un refus à l'injonction humiliante qui lui était faite.

En réalité, il ne pouvait pas y avoir de débat sérieux. Si le gouvernement de Juillet commettait une faute en demandant l'expulsion du prince, puisqu'il ne supprimait pas le conspirateur ni n'augmentait les difficultés d'une conspiration, comme l'affaire de Boulogne allait le prouver pertinemment, il avait raison sur la question de nationalité du prince. Il est bien évident que celui-ci, avec le nom qu'il portait, avec l'invincible foi qu'il avait dans son étoile, n'avait jamais eu la pensée de renoncer à sa nationalité. Il eût tout sacrifié plutôt que de cesser d'être Français.

L'origine de l'affaire était celle-ci. Plusieurs années après l'achat par la reine Hortense de la terre d'Arenenberg dans le canton de Thurgovie, la commune de Sallenstein, dont le territoire comprenait cette propriété, pour reconnaître les services et les bienfaits de Louis Bonaparte et de sa mère, accorda au prince le droit de bourgeoisie. Cette délibération communale fut approuvée, comme il était nécessaire, par l'autorité cantonale dans les termes suivants :

Nous, président et Petit Conseil[1] du canton de Thurgovie, déclarons que — la commune de Sallenstein ayant offert le droit de bourgeoisie communal au prince Louis-Napoléon par reconnaissance pour les bienfaits nombreux qu'elle avait reçus de la famille de la duchesse de Saint-Leu, depuis son séjour à Arenenberg, et le Grand Conseil ayant ensuite par sa décision unanime du 14 ; avril sanctionné ce don de la commune et décerné à l'unanimité le droit de bourgeoisie HONORAIRE du canton dans le désir de prouver combien il honore l'esprit de générosité de cette famille et combien il apprécie son attachement au canton — le prince Louis-Napoléon, fils du duc et de la duchesse de Saint-Leu, est reconnu citoyen du canton de Thurgovie.

En vertu de quoi nous avons fait le présent acte de bourgeoisie revêtu de notre signature et du sceau de l'État.

Le président du Petit Conseil,

Signé : ANDERWERT.

Le secrétaire d'État,

Signé ; MŒRIKOFER.

Donné à Frauenfeld, le 30 avril 1832.

 

A cette investiture le prince avait fait la réponse suivante :

Arenenberg, 15 mai 1832.

MONSIEUR LE PRÉSIDENT,

C'est avec un grand plaisir que j'ai reçu le droit de bourgeoisie que le canton a bien voulu m'offrir. Je suis heureux que de nouveaux liens m'attachent à un pays qui depuis seize ans nous a donné une hospitalité si bienveillante. MA POSITION D'EXILÉ DE MA PATRIE me rend plus sensible à cette marque d'intérêt de votre part. Croyez que dans toutes les circonstances de ma vie, comme FRANÇAIS et comme Bonaparte, je serai fier d'être citoyen d'un État libre

Recevez.....

Signé : NAPOLÉON-LOUIS BONAPARTE.

 

Il résulte évidemment de ces deux documents, émanant l'un de la Suisse et l'autre du prince, que la collation du droit de bourgeoisie avait été faite et avait été reçue à titre honorifique. D'ailleurs, cette situation d'un étranger investi d'un droit de bourgeoisie, dans un pays autre que le sien, n'était pas un cas unique, tant s'en faut ; sans qu'ils perdissent leur nationalité d'origine, on avait vu déjà et on a vu depuis des étrangers recevoir ainsi, en manière d'hommage, des titres de bourgeoisie soit en Suisse même, soit ailleurs, comme il n'est pas non plus sans exemple que des nationaux dans leur propre pays aient été l'objet d'honneurs de ce genre. En 1836[2], la commune de Greng, dans le canton de Soleure, conférait à Mazzini le droit de bourgeoisie ; à la même époque, d'autres Italiens étaient faits bourgeois de Bâle-Campagne. La Fayette était citoyen des États-Unis, et pour cela il n'était pas devenu Américain. De nos jours, tout dernièrement, en octobre 1893, nous avons vu le duc d'Edimbourg recevoir de la ville d'Edimbourg le droit de bourgeoisie. Cela ne prouve donc rien au point de vue de la nationalité ; et c'est si vrai qu'après la mise en demeure adressée par la France à la Suisse la commune de Hochstrass, du canton de Zurich, conféra, en manière de protestation, le droit de bourgeoisie à Louis Bonaparte, qui s'empressa de répondre la lettre suivante[3] :

MESSIEURS,

Dans un moment où l'on cherche à m'expulser injustement de la Suisse, rien ne pouvait me flatter autant qu'une distinction qui me donne l'assurance de votre estime et de votre amitié... Le droit de bourgeoisie auquel vous m'admettez est la preuve que vous êtes convaincus que jamais je n'ai cessé d'être digne de I'HOSPITALITÉ suisse. Il est beau, il est rassurant pour l'humanité entière de pouvoir penser que l'EXIL, l'insuccès et la persécution ne sont pas des crimes à tous les veux.

Agréez, nouveaux combourgeois, l'assurance de toute ma reconnaissance et de ma haute considération.

NAPOLÉON-LOUIS BONAPARTE.

Arenenberg, 13 août 1838.

 

Cette lettre est conçue en termes très explicites. Louis Bonaparte est Français, reste Français, mais il accepte de la Suisse tout ce qu'elle veut bien lui donner. C'est ainsi qu'il était membre, puis même président de la Société fédérale des carabiniers thurgoviens ; c'est ainsi encore, paraît-il, qu'il aurait été élu membre du Grand Conseil du canton de Thurgovie[4].

Soit au regard du Code français, soit au regard de la loi suisse, le prince pouvait toujours revendiquer hautement la qualité de Français. Le Code civil, article 17, dit : La qualité de Français se perdra par tout établissement fait en pays étranger sans esprit de retour. Certes ce n'était pas le cas. Et l'article 25 de la constitution du canton de Thurgovie dispose que l'étranger peut à certaines conditions devenir citoyen suisse, mais après qu'il aura renoncé à la qualité de citoyen dans l'État étranger. Changer de patrie est une chose trop grave pour que la renonciation puisse être implicite ; la renonciation doit être formelle et expresse ; or le prince ne l'a jamais faite.

Le 6 août, l'affaire vient devant la Diète. M. Kern, député du canton de Thurgovie, soutient que Louis-Napoléon est Suisse : Il est bourgeois de la commune de Sallenstein et citoyen du canton de Thurgovie. La constitution de cet État, aussi bien que l'article 17 du Code civil français, n'admettent pas, dans une même personne, la réunion des deux droits de cité. Puisque donc un citoyen suisse ne peut perdre sa qualité — et il est vrai de dire qu'aucun acte, fût-il même de la nature de l'attentat de Strasbourg, ne peut rien changer à ce principe —, Louis-Napoléon est resté, il est encore ce qu'il était auparavant, citoyen du canton de Thurgovie. Il peut être appelé à un emploi public ; aux assemblées il a été convoqué comme ayant des droits politiques à faire valoir... On représente Arenenberg comme un foyer d'intrigues, mais quelles sont ces intrigues ? Les preuves, où sont-elles ? Les menées, en quoi consistent-elles ? Thurgovie repousse de toute sa force la demande de la France, demande telle que jamais la Suisse n'en a reçu une semblable... Les États rejetteront cette exigence inouïe ; l'honneur de toute la Confédération leur en fait la loi... Il faut enfin que l'on sache que la Suisse n'est point une province ressortissant à la France, mais un État indépendant...

M. Hess (de Zurich) opine pour un supplément d'instruction par un renvoi de l'affaire aux autorités cantonales de Thurgovie... Il importe de relever le peu de consistance avec lequel se présentent ces allégations d'intrigues que la note indique si superficiellement sans rien prouver, sans rien définir. Louis-Napoléon est citoyen suisse...

Les Représentants de Berne, de Fribourg, de Bâle-Campagne, de Bâle-Ville, d'Uri, de Schwitz, d'Untervald expriment la même opinion.

En votant aussi le renvoi à Thurgovie, le député de Neuchâtel sait très judicieusement formuler en quelques mots la question litigieuse : Louis-Napoléon est-il bien citoyen de Thurgovie ? La constitution de cet État exige, par une disposition formelle, que, pour devenir citoyen du canton, on renonce à la qualité de citoyen de l'État dont auparavant on a fait partie.

M. Mounard (de Vaud) dit : L'État neutre ne doit pas tolérer sur son territoire d'attaques dirigées contre le gouvernement avec lequel il est en relation. Il doit en poursuivre les auteurs et les faire juger selon ses propres lois... mais il n'appartient pas à aucun État étranger de prescrire la peine... Un gouvernement étranger ne peut que dénoncer les faits, former une plainte ; s'il va plus loin, il méconnaît la souveraine indépendance de l'État auprès duquel il devient dénonciateur. Il faut qu'il y ait des faits constatés, des faits matériels, saisissables, qualifiables. Ce n'est pas... dans certaines appréhensions qu'il faut chercher une direction pour les rapports internationaux... Une brochure a été déférée à la Cour des pairs, on dit qu'il y a dans le canton de Thurgovie un collaborateur de cet écrit, mais il ne l'a pas publié en Suisse, il n'y a donc pas de délit... Il est fort douteux que si cette brochure eût été dirigée contre le gouvernement du canton le plus petit, ce gouvernement eût daigné y faire la moindre attention et qu'il eût cru sa sécurité compromise. Il n'y a pas un de nos nombreux landammans ou présidents à qui cet écrit eût pu causer cinq minutes d'insomnie... La note parle aussi d'Arenenberg comme un centre d'intrigues, sans articuler aucun fait. Le colonel Vaudrey est allé à Arenenberg avec un passeport français... et c'est après lui avoir fourni les moyens de venir sur notre territoire qu'on vient, accuser la Suisse de tolérer chez elle des conspirateurs !

M. Rigaud (de Genève) estime que Louis Bonaparte, bourgeois de Thurgovie, y jouit de la plénitude de ses droits de citoyen... et que la Diète fédérale n'a pas le droit d'intervenir dans une question qui doit être tranchée par Thurgovie.

Le représentant de Lucerne conclut également au renvoi. Louis-Napoléon a joué un rôle déloyal... Citoyen français, il devait savoir qu'aux termes des lois françaises, en acquérant le droit de bourgeoisie en Thurgovie, il perdait sa qualité de Français. Bourgeois de Thurgovie, il savait aussi que ses hautes prétentions étaient incompatibles avec la qualité de citoyen suisse... Je félicite l'État de Thurgovie sur le républicain qu'il s'est acquis ; Lucerne est loin de lui porter envie... La France devrait se contenter d'une déclaration claire et précise de Louis-Napoléon sur la qualité qu'il entend prendre désormais. Thurgovie, de son côté, aurait à apprendre positivement à la Diète si, lors de son admission au droit de cité dans le canton, Louis-Bonaparte a, aux termes de la constitution de cet État, renoncé à sa qualité de Français...

La Diète fédérale vote le renvoi de la note au canton de Thurgovie.

Le Journal des Débats était à peu près seul à approuver la politique du gouvernement français. A deux pas de la frontière, dit-il à la date du 8 août 1838, il y a un concurrent déclaré, un drapeau pour tous les troubles, un quartier général de conspiration !... Oui, il est bien tyran et bien persécuteur, ce gouvernement français !... Il ne veut pas laisser tranquille un pauvre réfugié qui est venu innocemment dans une de nos places fortes... arracher à leurs devoirs et à leurs serments des officiers français... et qui n'avait que la modeste prétention de renverser le trône constitutionnel... Pour reconnaître la générosité (du gouvernement), le prince Louis vient se replacer comme dans un fort d'où il peut tout braver, dans le pays le plus voisin de notre frontière ; de là, il écrit, il fait répandre des brochures où il montre à nos soldats la révolte et le parjure comme un titre de gloire... et le gouvernement a l'inhumanité de vouloir que le prince Louis soit chassé de son fort... Le gouvernement a peur non pas que le prince Louis pourfende la monarchie constitutionnelle et renouvelle le miracle des Cent-jours. Ces illusions-là, on ne les a qu'à Arenenberg. Les Cent-jours du prince Louis, c'est l'affaire de Strasbourg. Mais, toute ridicule qu'ait été cette affaire, il ne s'en est pas moins fallu de très peu que le sang ne coulât ; des officiers français n'en ont pas moins été compromis... Le devoir du gouvernement, avant de réprimer, est d'écarter les occasions de séduction et de chute... Suisse pour préparer les complots, Français pour les faire éclater ! C'est dans l'esprit d'un citoyen suisse qu'est tombée l'idée de se mettre à la tête de quelques régiments français et de marcher sur Paris ! Le prince Louis est Suisse dans la brochure que vient de condamner la Cour des pairs...

La Gazette de France (8 août) tient un langage tout autre : Il est curieux de voir un grand juge de Napoléon (M. Molé) transmettre à un fils du maréchal Lannes, l'ami de Napoléon, l'ordre de faire expulser de Suisse le neveu de Napoléon. Que signifiait l'érection de la statue de Napoléon sur la colonne de la place Vendôme ? Si l'on veut suivre la politique ministérielle depuis huit ans, on y verra une suite de contradictions toutes plus choquantes les unes que les autres et une hypocrisie politique qui ne se dément pas un instant... — Rien de plus juste que ce jugement de la Gazette, qui sera celui de l'histoire. — Et le journal d'ajouter : Le prince Louis est poursuivi par des hommes dont son oncle a fait la fortune ; s'il avait réussi, il les aurait eu tous dans son antichambre[5].

Le Constitutionnel blâme aussi le gouvernement : Le droit des gens peut-il obliger un pays libre de souscrire à tous les caprices d'un pays voisin et de sacrifier le droit commun à des frayeurs mal fondées ?

Il en est de même du Siècle : C'est toujours dans des occasions semblables que nous faisons de la force et de la dignité. Poursuivre des proscrits même au delà de nos frontières ; menacer un allié faible en courbant la tête devant des ennemis puissants, ce sont là les habitudes et la gloire du système... Ainsi on craint que le prince Louis-Napoléon ne soit trop promptement oublié ; on craint que l'insurrection de Strasbourg, le procès Laity, n'aient pas encore accoutumé les esprits à l'idée que le prince est devenu un prétendant... ; ainsi on semble avoir à cœur de faire naître l'intérêt pour sa personne en s'obstinant à le persécuter... Nous qui avons délaissé la Pologne et l'Italie, nous qui laissons l'Espagne périr d'épuisement et qui laisserons peut-être dépouiller la Belgique par amour de la paix, nous ferons la guerre à la Suisse... et la guerre, pourquoi ? pour arracher un proscrit à son asile, un neveu de Napoléon du lieu où vient d'expirer sa mère !

Le Courrier français, pour condamner l'acte du gouvernement, se place à un autre point de vue : L'indépendance de la Suisse est notre meilleure frontière. Si la France obtient aujourd'hui de la Diète helvétique l'abnégation de tout ce qui fait la personnalité d'un pays, demain l'Autriche et la Prusse voudront à leur tour humilier les cantons.

Le Temps, le Commerce, le Journal de Paris blâment le ministère.

A part le Morning Chronicle (8 août), les journaux anglais, notamment le Sun, rappellent à Louis-Philippe qu'il a trouvé un asile en Suisse.

Le Fédéral, de Genève, dit : Louis-Philippe est certes assez avisé pour comprendre qu'une telle dénonciation donne une fâcheuse importance à ce prétendant.

Le Journal des Débats (13 août) revient à la charge : La presse de l'opposition applaudit à l'attitude de la Suisse ! La Diète helvétique se croit le Sénat romain ! Décidément Louis-Napoléon est-il Suisse, ou ne l'est-il pas ? C'est une question de bonne foi... Louis-Napoléon ne peut être tout à la fois Français et Suisse, républicain et empereur. On n'a pas deux patries. L'État de Thurgovie n'a pas non plus sans doute la prétention d'établir une dynastie thurgovienne sur le trône de France.

La Diète n'ayant pas fait droit à la première note du gouvernement français, celui-ci en envoya une seconde à la date du 14 août (M. Molé au duc de Montebello) : Il s'agit de savoir si la Suisse prétend, sous le manteau de l'hospitalité, recueillir dans son sein et encourager de sa protection des intrigues qui ont pour objet de troubler le repos d'un État voisin. Est-il un homme de bonne foi qui puisse admettre que Louis Bonaparte soit naturalisé Suisse, bourgeois de Thurgovie, et prétende en même temps régner sur la France ? La Suisse a-t-elle le droit de laisser se former sur son territoire des entreprises qui, quoique dénuées de chances sérieuses de succès, peuvent avoir pour effet, comme au mois d'octobre 1836, de donner un grand scandale politique et d'entraîner quelques insensés ou quelques dupes ? Louis Bonaparte a-t-il rempli la condition exigée par l'article 25 de la constitution du canton de Thurgovie ? A-t-il renoncé à la France, son ancienne patrie ?... Ne serait-ce pas se jouer de toute vérité que se dire tour à tour, selon l'occurrence, Suisse ou Français, Français pour attenter au bonheur de la France, Suisse pour conserver l'asile où, après avoir échoué dans de coupables tentatives, on ourdit de nouvelles intrigues et on prépare de nouveaux coups ? Louis Bonaparte a assez prouvé assurément qu'il n'est accessible à aucun sentiment de reconnaissance, et qu'une plus longue patience de la part du gouvernement français ne ferait que le confirmer dans son aveuglement et l'enhardir à de nouvelles trames... Si la Suisse refusait l'expulsion de Louis Bonaparte, vous avez ordre de demander vos passeports... Toutefois, vous ne vous séparerez pas de M. l'avoyer sans lui donner encore l'assurance que la France, forte de son droit et de la justice de sa demande, usera de tous les moyens dont elle dispose pour obtenir de la Suisse une satisfaction à laquelle aucune considération ne saurait la faire renoncer.

Le ministère, pour fortifier sa position, obtient l'adhésion et le concours du grand-duché de Bade, du Wurtemberg, de la Prusse et de l'Autriche, qui interviennent auprès de la Suisse pour appuyer la demande du gouvernement français. Sur l'invitation de la Diète, le Grand Conseil de Thurgovie s'étant réuni, M. Kern, son député, lui annonce cette grave nouvelle de l'entente et de l'action diplomatique commune de ces puissances ; puis il ajoute : ..... Pensez où peut conduire un refus, mais aussi songez à votre honneur et à vos droits ; quand même l'Europe entière se liguerait pour vous demander une concession, si elle est injuste, si elle viole vos lois, si elle blesse votre honneur, il faut la refuser. Fais ce que dois, advienne que pourra ! Telle doit être notre devise.

On donne ensuite lecture d'une lettre du prince à l'assemblée : Je suis revenu d'Amérique en Suisse il y a un an avec la ferme intention de rester étranger à toute espèce d'intrigues... mais aussi je n'ai jamais pensé à acheter mon repos aux dépens de mon honneur. On m'avait indignement calomnié... j'ai permis à un ami de me défendre. Voilà la seule démarche politique qui, à ma connaissance, ait eu lieu depuis mon retour... Le ministère français prétend que la maison où ma mère vient de mourir et où je vis presque seul est un centre d'intrigues... Je démens cette accusation de la manière la plus formelle...

Le Grand Conseil, à l'unanimité, déclare que la demande de la France est inadmissible.

Le Journal des Débats du 25 août cite cet article de la Sentinelle du Jura : Revêtant la double nature de la chauve-souris, tantôt il prend son vol vers la couronne impériale, tantôt, redevenu simple bourgeois de Thurgovie, il se tapit dans le trou de la taupe... Nos radicaux élèvent aux nues Louis-Napoléon, et pourquoi ?.. . Ils le méprisent en secret comme un dandy politique qui, du fond d'un café, paraît vouloir organiser la politique du monde, dont la conduite ferait rougir le grand Napoléon et qui néglige le premier devoir d'un citoyen, les soins à donner à un père courbé sous le poids des ans[6].

A la séance de la Diète fédérale du 27 août, M. Kern rend compte de la décision du canton de Thurgovie. L'État de Thurgovie, dit-il, repousse de la manière la plus formelle la demande de la France... attendu que par suite de la naturalisation acceptée par Louis-Napoléon Bonaparte il n'est et ne peut être réellement, soit d'après la Constitution de Thurgovie, soit d'après les dispositions de la loi française, que citoyen du canton de Thurgovie... Les autorités de Thurgovie veilleront à ce qu'il ne soit commis sur leur territoire aucun acte contraire au droit des gens, qui puisse compromettre la sûreté d'autres États... En 1832, ajoute-t-il, Louis Bonaparte... était privé des droits de citoyen français... On ne pouvait donc (lui) demander... une renonciation à un droit dont il n'avait pas la jouissance... D'ailleurs, il l'aurait perdue par le fait de son acceptation de la qualité de citoyen du canton de Thurgovie. La représentation d'un acte de renonciation spéciale cessait d'être nécessaire. On dit que le droit dont se prévaut Louis Bonaparte ne constitue... qu'un simple titre honorifique. Cette raison tombe d'elle-même, car en Thurgovie, d'après la Constitution, le droit de cité est un ; la loi égale pour tous n'admet aucune distinction... (Les intrigues ?...) Ce n'est pas seulement à M. Vaudrey que le gouvernement français a délivré un passeport, c'est à MM. Laity et de Querelles. Quant à M. Parquin, il a des immeubles d'une grande valeur à Wolfsberg.

Le député de Neuchâtel fait observer que des déclarations de M. Kern il résulte ce fait qu'il n'y a eu de la part du prince aucune renonciation à sa qualité de Français préalablement à son acceptation de la qualité de citoyen de Thurgovie.

La presse française continue à s'occuper avec passion de l'incident.

On apporte à ce jeune homme, dit le Courrier français (2 août 1838), le relief de la persécution. On fait tout pour qu'il se regarde lui-même comme un danger pour le gouvernement français. On le grandit de toutes les inquiétudes du ministère. Se peut-il voir une politique qui aille plus directement contre son but ?... On vient d'attacher à la personne du prince Louis un éclat qui le suivra partout. Jusqu'à présent le public le considérait comme un insensé, le ministère en a presque fait un héros.

Il était impossible de mieux dire, et le même journal, quelques jours après, ajoutait avec beaucoup d'à-propos : Parmi les têtes actuellement couronnées, serait-il impossible d'en trouver qui ont connu aussi les tourments de l'exil et qui, dans l'exil, ont fait des actes antipathiques avec leur nationalité d'aujourd'hui ?[7]...

Le National (août 1838) s'écriait : L'opinion publique... plaint ce jeune homme qu'une raison d'État, bonne ou mauvaise, condamne à un exil éternel, et quand elle demande pourquoi cette rigueur, on lui répond que Louis Bonaparte, parce qu'il a dans ses veines quelques gouttes de sang impérial, doit vivre et mourir sur la terre étrangère. Pour lui un bannissement n'est pas encore assez, il faut tout l'Atlantique entre la France et le neveu de Napoléon. Pour qu'on dorme tranquille aux Tuileries il faut l'exiler de son lieu d'exil... ; qu'un gouvernement qui ne vit que des souvenirs de Napoléon, qu'un gouvernement aussi bonapartiste à l'intérieur... s'acharne à la poursuite d'un neveu de l'Empereur au point d'oublier en le poursuivant les plus simples notions du droit international et tout ce que l'alliance de la Suisse nous commande de ménagements, voilà ce qui est bien fait pour étonner la France... La Suisse a toujours exercé l'hospitalité de la façon la plus large ; ses montagnes nous ont plus d'une fois rendu saines et sauves des têtes qui avaient été chez nous dévouées à l'échafaud (3)[8], et il n'appartient point à ceux qui poursuivent Louis Bonaparte de se plaindre qu'elle n'ait pas toujours mis assez de discernement dans l'exercice de cette vertu nationale...

Le Journal de Paris (août 1838) se lamentait de ce que par une suite de fautes plus grossières les unes que les autres la France (fût) déshéritée de l'affection d'un pays qui couvre sa frontière de l'Est ...

Le journal anglais le Morning Chronicle (août 1838) émettait le même sentiment : Ce que nous voyons de plus important, c'est que le gouvernement français est parvenu à exciter un esprit complètement hostile à la France dans la législature et l'opinion publique d'un pays limitrophe, lié à la France par les liens de voisinage et d'intérêt et formant l'un de ses indispensables boulevards contre les puissances de l'Est.

La Gazette de France (15 août 1838) relève ce que dit le Courrier français : qu'il aimerait mieux un gouvernement timide qu'un gouvernement fanfaron, et s'écrie : De quoi se plaint le Courrier ? il a tous les deux à la fois. D'après elle (25 août), l'affaire Laity et la note de M. de Montebello sont deux des plus grandes fautes politiques qu'un gouvernement ait pu commettre. Elle dit encore (29 août) : ... Quoi ! le sort vous favorise à ce point que M. Louis-Napoléon venant à Strasbourg n'y peut soulever qu'une compagnie de pontonniers ! Il se laisse prendre, conduire comme un enfant en Amérique ; il revient, et, pour toutes représailles, il lance dans le public une brochure. Il se fait et se déclare Suisse. Mais tout cela était du bonheur... Chaque persécution le grandit. On remet sur la scène ce nom de Napoléon éclipsé depuis plus de vingt ans ; on lui rend sa popularité ; on lui refait un parti qui n'existait plus. Était-il possible d'accumuler plus d'erreurs et de fautes ?... Honneur à la Diète fédérale, au Grand Conseil de Thurgovie ! Honneur à M. Kern qui a fait briller enfin aux regards des rois et des peuples la belle devise des Duguesclin et des Bayard, des Bonchamp, des Talmont et des La Rochejacquelein ! Honneur à la brave et généreuse nation helvétique qui proclame l'autorité du devoir et les droits sacrés de l'hospitalité.

A la séance de la Diète fédérale du 31 août la commission par elle chargée de rédiger un préavis sur la demande d'expulsion rend compte de ses travaux. Trois opinions se sont fait jour.

1° D'après la majorité, le gouvernement de Thurgovie doit être invité à exiger de Louis-Napoléon Bonaparte une déclaration simple et précise qu'il renonce sans réserve à la qualité de citoyen français et à toute prétention ultérieure à cette qualité.

2° D'après une minorité de deux membres, Louis-Napoléon jouissant des droits de citoyen thurgovien, et nulle disposition exceptionnelle d'expulsion ne pouvant être prise à son égard, il y a lieu d'adresser, dans ce sens, une réponse à la France.

3° D'après M. Kopp, le bannissement et la rupture du lien civil, même à perpétuité, ne sont pas une preuve irrécusable de l'extinction des droits du citoyen dans l'État d'où le banni est exclu. Au moins n'en résulterait-il pas nécessairement une renonciation à ces droits, et cependant cette renonciation est exigée comme condition de rigueur de la part de celui qui veut acquérir la qualité de citoyen du canton de Thurgovie. En 1836, à Strasbourg, Louis-Napoléon a soutenu que non seulement il était Français, mais encore qu'il était le prétendant légitime à la couronne de France. Et il faisait écrire que cette qualité de citoyen suisse n'était qu'un titre honorifique. D'ailleurs, on ne peut obtenir de Napoléon la déclaration franche et explicite qu'il renonce à la qualité de citoyen français ; Napoléon n'est pas réfugié politique ; il n'a pas fui sa patrie ; mais, enfant, il en a été rejeté pour avoir eu le malheur de naître le neveu de l'Empereur. Exilé de son pays, il faut qu'il trouve un asile. Cet asile, après qu'il en a joui parmi nous pendant tant d'années, comment pourrait-on le lui refuser aujourd'hui, sans que des tribunaux du pays aient connu des réclamations élevées contre lui ? Sous l'égide de ces lois il a, comme tout ressortissant au pays, le droit de demander que telle soit la marche qu'on emploiera à son égard. Si la Suisse n'ose, ou ne peut lui garantir ce droit, qu'elle cesse de se vanter de son indépendance. Ce ne sera donc point parce que le Roi de France dit : Tel est mon bon plaisir, que nous rejetterons de la Suisse un particulier qui y habite depuis plusieurs années, mais bien parce que nos tribunaux ont trouvé qu'il s'est rendu indigne de séjourner chez nous. Dans le cas où cette manière de voir ne serait pas admise, la Suisse alors doit se préparer à tout et invoquer l'assistance des hautes puissances qui ont bien voulu garantir son indépendance et sa souveraineté.

 

Voilà bien le terrain que la Suisse aurait dû choisir pour répondre à la mise en demeure de la France. Dès le principe elle aurait dû dire : J'admets que Louis-Napoléon ne soit pas citoyen suisse, je veux bien qu'il soit Français, mais chez moi le droit d'asile est sacré, et je n'admets pas que je sois obligée d'expulser un étranger de mon territoire, par cela seul que l'État dont il est membre en formule purement et simplement la demande. On prétend qu'il conspire, que sa conduite et ses menées compromettent ou peuvent compromettre le repos et la sécurité d'une nation voisine et amie ; je vais examiner la question, bien plus, je vais saisir la justice du pays, qui décidera souverainement.

La Suisse, écrivait alors le Journal des Débats, est l'asile que Louis Bonaparte a choisi parce qu'il y est plus à son aise pour profiter de toutes les occasions qui se présenteraient de troubler la France pour les faire naître. L'issue de l'échauffourée de Strasbourg lui a-t-elle fait abandonner ses projets et ses espérances ? La brochure publiée par son ordre à Paris et récemment condamnée par la Cour des pairs répond assez à cette question. Les prétentions sont ridicules, les espérances sont folles ! Oui, sans doute, nous n'avons pas peur, encore une fois, que le miracle des Cent-jours se renouvelle pour lui, mais le gouvernement doit-il abandonner le soin de la tranquillité et de la dignité de la France ? Faut-il que la tranquillité d'un pays soit deux fois compromise pour qu'il acquière le droit de prendre ses précautions contre le retour du mal ? Nos voisins veulent-ils que l'inviolabilité de leurs frontières soit une cause perpétuelle d'inquiétudes et de dangers pour nous ? La Sardaigne aurait-elle le droit d'établir le duc de Bordeaux à Nice en le déclarant citoyen sarde ?

Le Moniteur du 1er septembre[9] publie cet extrait du journal la Gazette universelle suisse : L'engagement conditionnel pris par le Grand Conseil de Thurgovie de surveiller à l'avenir les démarches de Louis Bonaparte a été apprécié par tout le monde comme il le méritait. La constitution de ce canton essentiellement démocratique rend toute surveillance de ce genre évidemment impraticable. Il est encore moins présumable que la Confédération se cotise pour faire les frais d'une police spéciale à l'effet de déjouer les intrigues de la petite cour d'Arenenberg. La déclaration adressée par Louis Bonaparte au gouvernement thurgovien ne saurait être d'aucune valeur de la part d'un homme qui a déjà manqué à ses promesses dans une circonstance exactement semblable[10].

La Diète fédérale se réunit à nouveau le 3 septembre. Le président Kopp fait un résumé de l'affaire et conclut en disant : Si Napoléon est bien citoyen de Thurgovie, il n'est pas au pouvoir de la Diète même de le renvoyer, mais on peut compter que la Suisse exercera une surveillance active sur tous les actes de nature à compromettre la tranquillité des Etats voisins.

M. Hess demande que la question soit renvoyée à ses commettants.

M. Rigaud soutient que Louis Bonaparte a été naturalisé ; qu'il a toujours été considéré comme Suisse ; qu'il a été convoqué aux assemblées électorales ; qu'il a même été élu membre du Grand Conseil ; qu'il a accepté cette naturalisation sans aucune restriction ; que la déclaration du gouvernement de Thurgovie suffit pour faire foi auprès de la Diète ; que Louis Bonaparte ne peut être que citoyen suisse.

La minorité, dit M. Monnard, se refuse à donner les mains à l'expulsion d'un citoyen suisse ; elle regarderait cette expulsion comme une honte pour le pays. Et il vote pour le rejet immédiat de la demande de la France.

Les Représentants de Bâle-Campagne, de Saint-Gall, de Thurgovie, se rangent à cet avis, ainsi que ceux de Vaud et du Valais.

Malgré les déclarations de l'État de Thurgovie, le Représentant de Neuchâtel a des doutes sérieux sur la validité de la naturalisation de Louis Bonaparte. Aucun acte contenant une renonciation à son droit de bourgeoisie étrangère n'a été exigé de Louis Bonaparte, et l'attentat de Strasbourg, la brochure de Laity et la correspondance du prince prouvent, du reste, que cette renonciation n'a pas été dans sa pensée. Il y a bien en France la loi d'exclusion qui bannit à perpétuité les membres de sa famille et qui leur retire tous droits civils en France ; mais la privation des droits civils et la perte de la qualité de Français ne sont pas une seule et même chose. Le Code civil dit : La qualité de Français se perdra par la naturalisation acquise en pays étranger. Ce qui suppose une acquisition régulière, acquisition qui n'a pas eu lieu dans le cas actuel. La lettre du prince au Grand Conseil de Thurgovie est plutôt une récrimination contre le gouvernement français qu'une renonciation à la qualité de Français. L'État de Thurgovie soutient que la matière de la naturalisation rentre dans le domaine de la souveraineté cantonale. La Diète, dans des cas spéciaux, a le droit de s'assurer que les conditions requises pour une naturalisation valable ont été remplies. Louis Bonaparte est citoyen français.

Le président clôt le débat par cette observation : Puisque le gouvernement de Thurgovie n'a pas, dès le principe, exigé de Louis-Napoléon la renonciation voulue par la loi, au moins après l'événement de Strasbourg, après la publication de la brochure Laity il ne pouvait se dispenser de la lui demander. La Diète a le droit d'exiger que chaque canton respecte sa propre constitution.

A l'unanimité moins deux voix, la Diète vote l'ajournement de la discussion, afin de consulter les vingt-deux grands conseils cantonaux.

Le Journal des Débats fulmine. Ce prétendant (6 septembre 1838), qui se fait arquebusier républicain en attendant qu'il soit Empereur, nous attaquera impunément sans que nous puissions rien faire contre lui, parce qu'il est sous la protection de Thurgovie ! Thurgovie aura dans ses mains les destinées de la France ! Il pourra, à son gré, faire de nous un empire, ou nous laisser tels que nous sommes ! La monarchie de Juillet sera remise à la garde du commissaire de police de Frauenfeld et dépendra de la vigilance de ce magistrat ! Louis Bonaparte à Arenenberg, à quelques lieues de la frontière, intriguant, complotant, embauchant, cela paraît l'ordre naturel des choses ! Si la Suisse refuse d'expulser Louis Bonaparte, nous ferons ce qui sera dans notre droit et dans notre intérêt. Est-ce la guerre ? Nous ne renonçons certes pas à l'idée de voir le gouvernement recourir à l'emploi de la force s'il le faut.

La Suisse (9 septembre) se demandera si c'est la peine de compromettre le repos, la sécurité, la richesse du pays, pour le bon plaisir d'un prince qui n'est républicain que par occasion et en attendant ; qui prend la Suisse pour sa place de refuge et de sûreté, toujours prêt à tenter de nouveau la fortune et à réparer ses insuccès.

On répond (11 septembre) au nom de la Suisse : Oui, cet homme, c'est l'ennemi de la France ; mais il est citoyen suisse, tant pis pour la France. Il est citoyen suisse ? et depuis quand ? Depuis qu'il trouve son avantage à l'être. Il y a deux mois, il était citoyen français.

Il ne dépend (16 septembre) d'aucun tribunal ni d'aucune diète, ni d'aucune puissance au monde de faire que Louis-Napoléon ne soit pas ce qu'il est, c'est-à-dire un prétendant à l'Empire français, une sorte de dictateur populaire, toujours à la veille de parodier le héros d'Austerlitz, un conspirateur qui a subi le plus généreux pardon et qui a fait dix-huit cents lieues pour manquer à une promesse sacrée. Le gouvernement français ne veut pas qu'on l'oblige à pardonner tous les six mois une insurrection militaire.

La vraie question (21 septembre) qui est posée aujourd'hui est celle de savoir si la Suisse consentira à servir de camp retranché à tous les fauteurs de trouble, citoyens suisses ou non... Quand Louis-Napoléon a tenté son entreprise de Strasbourg... n'était-il pas l'hôte de la Suisse ? Le gouvernement français prend à tout événement ses mesures. L'affaire est trop grave pour qu'il ne prévoie pas tout, même un refus. L'ordre a été donné de former des bataillons de guerre, et sans retard, à Lyon, à Besançon, à Belfort.

En sens contraire le Constitutionnel (21 septembre) s'écrie : Est-il concevable que des hommes d'État français soient assez imprévoyants, assez aveugles, pour mendier dans une attaque contre les institutions helvétiques l'assistance des cabinets (étrangers) ?

Le journal le Commerce (21 septembre) : On va jusqu'à reprocher à la Suisse d'autoriser par sa tolérance les intrigues d'Arenenberg. Qu'est-ce à dire ? Ce n'est pas assez d'avoir créé au prince Napoléon le titre et l'importance d'un prétendant, voici maintenant que vous lui reconnaissez des alliés.

La Gazette de France (7 septembre) : Une nation de trente-deux millions d'âmes aurait à craindre de voir le gouvernement de son choix renversé ! Un jeune officier d'artillerie, seul, sans alliés, sans soldats, pourrait mettre en péril un pouvoir appuyé sur la volonté nationale et qui a, dites-vous, pour lui l'amour des populations et de l'armée ! Voilà (29 septembre) les sympathies de la presse libérale dans toutes ses nuances acquises au jeune Louis Bonaparte.

Le Siècle : La politique (fin septembre) dont M. Molé vient de se rendre responsable est une politique de famille, de dynastie. Les frayeurs auxquelles on a cédé, les poursuites dirigées en France contre la brochure de M. Laity, les injonctions menaçantes adressées en ce moment à la Suisse, tous ces faits ont la même origine... Votre espoir, c'est que le prince Louis... ira chercher un autre exil. Si nous étions les amis du prince, nous lui conseillerions de le faire, et sans doute il n'y manquera pas. Il s'éloignera donc ; mais qu'y gagnerez-vous ? Sa plus grande crainte, avez-vous dit, c'est qu'on ne l'oublie en France, et peut-être avez-vous raison. Mais vous avez été au-devant de ses vœux ; qu'il s'éloigne volontairement pour ne pas perdre le titre de citoyen français, pour empêcher une guerre que votre folie allait rendre inévitable, et vous pouvez compter que son nom restera dans la mémoire de la France. Le souvenir qu'il laissera ainsi lui fera plus d'honneur et, qui sait ? deviendra peut-être plus dangereux grâce à vous que celui de la tentative de Strasbourg.

Le gouvernement réunit des troupes qu'il forme en corps d'armée sous le commandement du général Aymard, qui adresse aux soldats l'ordre du jour suivant :

Bientôt nos turbulents voisins s'apercevront peut-être trop tard qu'au lieu de déclamations et d'injures, il eût mieux valu satisfaire aux justes demandes de la France.

Au quartier général, à Lyon, le 25 septembre 1838.

Le lieutenant général, pair de France, commandant la 7e division militaire,

Baron AYMARD.

 

Le prince Louis écrit alors à Son Excellence M. le Landamman Anderwert, président du Petit Conseil du canton de Thurgovie :

Lorsque la note du duc de Montebello fut adressée à la Diète, je ne voulus point me soumettre aux exigences du gouvernement français ; car il m'importait de prouver, par mon refus de m'éloigner, que j'étais revenu en Suisse sans manquer à aucun engagement... La Suisse a montré qu'elle était prête à faire les plus grands sacrifices pour maintenir sa dignité et son droit. Elle a su faire son devoir comme nation indépendante ; je saurai faire le mien... Il ne me reste plus qu'à quitter un pays où ma présence est le sujet d'aussi injustes préventions, où elle serait le prétexte de si grands malheurs !... En m'éloignant des lieux qui m'étaient devenus chers à tant de titres, j'espère prouver au peuple suisse que j'étais digne des marques d'estime et d'affection qu'il m'a prodiguées. Je n'oublierai jamais la noble conduite des cantons qui se sont prononcés si courageusement en ma faveur.

NAPOLÉON-LOUIS BONAPARTE.

 

Enfin, dit le Courrier français, M. Molé va recouvrer le sommeil, le roi des Français cessera de croire au trône ébranlé : le prince Louis consent à quitter la Suisse. Il a pris en pitié les tribulations du gouvernement qui a tant fait pour lui, qui du rang assez obscur d'héritier peu connu d'un nom illustre l'a élevé aux yeux de l'Europe au rang éminent de prétendant au trône de France ; et c'est là, en définitive, le caractère qu'on lui donne aux yeux des peuples, c'est là ce dont il est redevable à l'habile diplomatie de M. Molé... Nous recevons communication de la lettre du prince Napoléon-Louis. Cette lettre est un modèle de dignité, de véritable grandeur et de modération. Les tripotages de la diplomatie paraissent bien misérables devant un pareil langage.

Nos ministres, dit le Siècle, ont déjà réussi à se couvrir de ridicule en offrant au jeune Bonaparte une occasion d'intéresser la France à sa destinée, occasion qu'il a saisie avec autant de générosité que d'à-propos.

La Gazette de France[11] frappe encore sans pitié : Nous voudrions bien savoir ce que le gouvernement gagne à ce que le prince Louis soit en Angleterre au lieu d'être à Arenenberg. Il y a moins loin de Londres à Paris que d'Arenenberg...

Ce n'était que trop vrai. Et dès lors n'était-ce pas de l'aberration que d'offenser une nation amie en pure perte ? Si encore elle avait été de taille à nous résister ! Bien plus, toute cette campagne diplomatique avait pour résultat d'aboutir à une humiliation pour la France, puisque le prince non seulement devait se trouver en Angleterre dans des conditions aussi favorables qu'en Suisse pour réunir ses amis, mais même allait pouvoir y nouer tous les fils d'une nouvelle conspiration, et que le gouvernement français, suffisamment édifié sur ces menées, ne se permettrait pas de demander à sa puissante voisine l'éloignement du prétendant, qu'il n'oserait même pas lui adresser à cet égard quelques timides observations.

Aussi le Morning-Herald déclare-t-il que la retraite volontaire de Louis Bonaparte ne termine rien, et qu'elle ne fait que changer la question en la rendant plus embarrassante. De son côté, le Morning-Chronicle, journal de lord Palmerston, s'exprime ainsi : Une chose reste à savoir. Adressera-t-on à la Grande-Bretagne les notes menaçantes lancées contre les cantons helvétiques ? Le cas arrivant, ajoute le journal anglais, la réponse de lord Melbourne serait bientôt faite.

La voilà bien, l'humiliation !

 

 

 



[1] Le Petit Conseil est le pouvoir exécutif.

[2] Voir le Moniteur d'août 1838.

[3] Traduction de l'allemand. V. Journal des Débats du 22 août 1838.

[4] Voir le Prince Louis-Napoléon Bonaparte et le ministère Molé, par Jules LOMBARD. Paris, 1839.

[5] Voir aussi la Gazette du 13 août : Comment expliquer qu'après avoir élevé sur la place Vendôme la statue de Napoléon, après avoir demandé au ministère anglais les cendres de ce grand capitaine, on chasse ses neveux au lieu de les honorer ?... Des images vivantes sont-elles moins honorables que des images de bronze et des cendres ? On croit rêver quand on voit de pareilles choses.

[6] Le roi Louis était réfugié à Florence, et il ne parait pas que les relations entre le père et le fils aient jamais été bien tendres.

[7] Allusion au séjour de Louis-Philippe en Suisse.

[8] Nouvelle allusion à l'exil de Louis-Philippe durant la Révolution.

[9] Le 21 août précédent, le Moniteur insérait une correspondance suisse du Courrier de Lyon, où le prince était appelé Empereur in partibus.

[10] Dans un nouvel article de la Gazette universelle suisse (28 août) il est dit que le prince Louis a 40.000 francs de rente.

[11] Numéros du 4 et du 12 octobre 1838.