Je n'ai pas voulu faire un roman, mais une histoire
consciencieuse. (Du passé et de
l'avenir de l'artillerie, Œuvres de Napoléon III, t. IV, p. 12,
édition Pion et Amyot, 1856.) ... Pour entreprendre un travail de si longue haleine, il me fallait un puissant mobile : ce mobile, c'est l'amour de l'étude et de la vérité historique. (Ibid., p 21.) — Fort de Ham, 24 mai 1846. Vingt-cinq ans ont passé depuis la chute de l'Empire. Un demi-siècle s'est écoulé depuis les événements que nous allons exposer. Il semble qu'il soit possible, en 1895, de raconter et de juger sans passion, surtout en s'arrêtant au 2 décembre 1851, la vie si extraordinaire de Napoléon III, alors le prince Charles-Louis-Napoléon Bonaparte. Les hommes qui ont joué un rôle politique ou autre dans ces temps déjà éloignés ont presque tous disparu ; le calme s'est fait dans l'opinion sur cette période si tourmentée de notre existence nationale ; le jour de l'impartiale histoire est enfin venu. Le nom prestigieux de Napoléon Ier — encore aujourd'hui, ne le voyons-nous pas par le théâtre, comme aussi par ces couronnes qu'une piété patriotique sans cesse renaissante vient déposer au pied de la colonne Vendôme à l'anniversaire de la mort du héros ? — jouit toujours invinciblement de la faveur populaire ; celui de Napoléon III, qui a, durant si longtemps, occupé l'attention publique, ne saurait à présent la trouver indifférente. Aussi bien l'imagination du plus fécond romancier ne pourrait inventer rien de plus étrange, de plus mouvementé, de plus invraisemblable que la biographie du prince. Ne devant rien à l'Empire, nous pouvons et nous espérons écrire avec une impartialité absolue. Ni les ennemis, ni les amis du régime impérial ne trouveront ici leur compte. Il ne s'agit point d'un panégyrique ni d'un plaidoyer, non plus d'une œuvre de colère et de haine. L'homme n'est plus ; il est mort noblement, sans avoir proféré une plainte d'aucun genre, sans avoir accusé le sort ni personne. Il faut en parler froidement, se garder d'en faire commodément un bouc émissaire, et surtout ne pas piétiner sur un cadavre. N'imitons point ceux qui l'ont servi, qui l'ont acclamé pour l'abandonner aujourd'hui, pour l'entendre condamner et exécuter sans prononcer un mot, sans formuler une réserve, sans faire le départ des responsabilités diverses. Souvenons-nous qu'il a été pendant vingt ans le chef de l'Etat, le souverain de ce pays ; n'oublions pas surtout que si cet homme a été coupable, la France a été sa complice ; que s'il a régné, c'est qu'elle l'a voulu, et bien voulu, et que sa politique néfaste des nationalités, elle l'a approuvée, sanctionnée, le parti républicain en tête. Voilà la vérité. Quoi qu'il en coûte, il faut virilement la regarder en face, reconnaître honnêtement les faits et humblement avouer nos erreurs, nos fautes, nos folies personnelles, qui n'excusent pas, mais qui expliquent les siennes. Ayons le respect d'un passé qui est le nôtre, non parce que nous l'avons subi, mais parce que nous avons tout fait pour qu'il fût ce qu'il a été. Point d'outrages, point d'injures, tout cela retomberait inexorablement sur nous-mêmes. Nous l'avons aimé d'une passion insensée, n'allons pas le poursuivre à présent d'une haine aveugle. Cela ne diminuerait pas notre part de responsabilité et chargerait notre loyauté. Soyons justes ; en l'étant, nous serons bien assez sévères, et les leçons de l'histoire n'en seront pas moins éloquentes. Nous avons documenté scrupuleusement notre travail, tenant grand compte notamment du rôle capital qu'avait autrefois la presse et qu'elle n'a plus aujourd'hui au même degré. Nous avons cherché à mettre sous les yeux du lecteur tous les éléments de nature à lui permettre de se former lui-même un jugement sur un homme qui a été et qui est encore tant discuté. Comme le dit le prince, dans son ouvrage sur le Passé et l'avenir de l'artillerie : Quand on parle d'une époque du passé, on ne saurait prétendre être cru sur parole ; il ne suffit même pas d'indiquer la source où l'on a puisé ses renseignements, il faut pour les choses importantes donner le texte même. Le prince était de taille moyenne (1m,68), plutôt petit ; mais le buste étant long et les jambes courtes, il paraissait grand quand il était assis ou à cheval. Il ressemblait à sa mère, il en avait les yeux bleus, d'un bleu gris ; son regard était terne, vague, éteint, souvent comme perdu[1] ; le masque sans mobilité demeurait impassible et impénétrable ; ses impressions et ses émotions ne s'extériorisaient point[2]. Le front était élevé, le nez aquilin, les moustaches longues et épaisses sur une impériale ; la physionomie était agréable, avenante, sympathique. Il était de tempérament lymphatique et indolent. Il n'avait rien de l'empereur Napoléon Ier. Sa parole était lourde, gutturale, nasillarde[3]. Des trente-quatre années passées en exil, il lui restait un accent d'un caractère légèrement exotique, surtout tudesque, qui fut, en 1848, le sujet d'interminables plaisanteries d'assez mauvais goût. Il avait l'abord froid, mais ses manières étaient pleines d'affabilité, son accueil d'une politesse exquise, d'une urbanité parfaite ; il laissait parler avec une patience inépuisable[4], lui-même il parlait peu, et ses interlocuteurs se demandaient souvent s'ils avaient été entendus. Sa pensée paraissait se tenir dans un lointain, dans un au-delà, dans un rêve perpétuel. C'était tout à la fois un timide[5] et un audacieux ; il avait en même temps une raison calme et une imagination ardente, la folle du logis. Si sa vie ne fut qu'une aventure, on ne cite pas de lui un seul trait d'emportement ni de colère. Il était doux, essentiellement doux, d'une douceur inaltérable qui était un des charmes irrésistibles de cette nature aussi étrange qu'attirante, et qui fit le bonheur de sa mère, pour laquelle il fut, du premier au dernier jour, un fils dévoué, respectueux et tendre. Cette douceur, cette équanimité fut pour lui une grande force. Ne cherchant ses inspirations qu'en soi-même, il n'abandonnait jamais une idée, et c'est pour cela que la reine Hortense, ainsi qu'on l'a rappelé bien souvent, l'appelait le doux entêté. — Il n'avait aucune vanité. Rien n'est plus faux que ce jugement porté sur lui par Victor Hugo dans Napoléon le Petit : C'est un personnage vulgaire, puéril, théâtral et vain... il aime la gloriole, l'aigrette, la broderie, les paillettes et les passequilles, les grands mots, les grands titres, ce qui sonne, ce qui brille, toutes les verroteries du pouvoir. Autant de mots, autant de contre-vérités. Mais, en revanche, pour son origine et pour son nom, il avait un orgueil immense. A part cela, il était d'une parfaite simplicité et d'une incontestable modestie. — Il n'apparaît point qu'il ait jamais aimé une femme, mais il aima la femme. L'amour, au sens élevé du mot, il ne le connut point ; pas plus qu'il ne goûta jamais les pures jouissances de l'art[6], en quoi il ne ressemblait point à sa mère, qui, à merveille, dessinait, peignait, composait et chantait des romances ; pas plus qu'il n'avait[7] sa voix claire, vibrante, harmonieuse. Il était d'une intelligence supérieure[8] ; s'il n'eût été prince et Bonaparte, il aurait marqué au premier rang parmi les hommes de son temps, par l'envolée de son imagination et par l'incomparable maîtrise de son écriture. Mais il n'était point fait pour être un chef d'État, et son règne a été un grand malheur pour la France. Il avait des idées élevées et généreuses, il était sincèrement philanthrope, ce n'était pas un ambitieux vulgaire, ne songeant qu'à sa propre fortune ; il rêvait le bonheur des autres, non seulement de son pays, mais de l'Europe, mais du monde. D'où la politique désastreuse des nationalités. Il croyait d'une invincible foi à l'étoile napoléonienne, à sa propre étoile ; il était fataliste[9]. Il ne manquait pas d'esprit, mais il était trop indulgent et trop absorbé pour en user ordinairement. On cite notamment de lui ce mot exquis à son cousin, le prince Napoléon, fils de Jérôme, qui lui reprochait de n'avoir rien de son oncle : Si, j'ai sa famille ! Il était brave[10], il avait ce courage calme et froid qui impose. Il n'était pas dissimulé, mais il était trop bienveillant et trop faible pour dire jamais non ; il craignait toujours de faire de la peine ; aussi le mot attribué à lord Cowley, ambassadeur d'Angleterre, pour être spirituel, n'en est pas moins faux : Il ne parle jamais, mais il ment toujours. Son silence[11] n'était que du savoir-vivre, de l'amabilité, lorsqu'il ne pouvait faire droit à une demande ou accueillir certaines idées ; ce n'était ni un acquiescement, ni un engagement, c'était de la politesse. Par-dessus tout il avait à un degré rare une éminente qualité, qui, somme toute, fait l'agrément et le charme de la vie, la bonté, une bonté à toute épreuve. C'est pour cela qu'il fut un ami dévoué et fidèle, et qu'au lieu de trahir l'amitié et de manquer à la reconnaissance il n'hésita pas, à son honneur, à braver les railleries pour s'entourer des compagnons des mauvais jours, de ceux qui pour lui avaient joué leur tête à Strasbourg et à Boulogne, et auxquels il ne pouvait pas décemment fermer les portes de l'Elysée ; c'est pour cela qu'il fut toujours d'une générosité extrême et, malgré toutes les ingratitudes, systématiquement incorrigible, et que, à l'inverse de son prédécesseur, il dépensait sans compter ; c'est pour cela — vertu rare — qu'il pratiquait l'oubli des injures avec une philosophie extraordinaire, nommant (exemple entre bien d'autres) ambassadeur à Vienne M. de Beaumont, qui, peu de temps auparavant — il le savait bien ! —, avait tenu sur son compte[12] les propos les plus outrageants. Il était bon, foncièrement bon ; l'histoire ne l'oubliera pas, et en condamnant, en maudissant l'homme politique, elle rendra hommage à l'homme de cœur. |
[1] Son regard doux, un peu voilé, était tour à tour vif et caressant. (GARNIER DE CASSAGNAC, Souvenirs du second Empire, p. 80.)
[2] ... Même dans les relations de tous les jours trouve-t-on le prince d'une froideur impénétrable, sans qu'il cesse pourtant d'être bienveillant. (Le docteur VÉRON, dans le Constitutionnel du 24 septembre 1850.)
[3] Dans un des derniers discours du trône prononcé dans la salle des Etats au Louvre, nous nous rappelons cette phrase fameuse : L'ordre, j'en réponds, dite par lui, notamment sur la syllabe finale, avec un accent nasillard qui nous frappa beaucoup.
[4] Nul n'écoutait avec cette patience qui est une politesse et n'accueillait l'objection avec cette déférence qui est une invitation à la produire. On se trouvait à la fois surpris et charmé au contact d'un tel homme, qui se laissait ainsi manier ; mais ce contact aimable et doux était celui d'un fourreau de velours dans lequel on sentait une véritable épée. (GRANIER DE CASSAGNAC, Souvenirs, p. 42.) — Sachant écouter beaucoup, à la grande différence de Louis-Philippe. (Odilon BARROT, Mémoires, t. III, p. 39.) — ... Les paroles qu'on lui adressait étaient comme les pierres qu'on jette dans un puits ; on en entendait le bruit mais on ne savait jamais ce qu’elles devenaient. (Souvenus d'Alexis de Tocqueville.)
[5] Le président a dans son aspect quelque chose de timide, d'embarrassé et de froid qui glace au premier abord. Son sourire est bienveillant, ses manières sont polies... Il reste toujours lui-même... Dans ce temps de grimaces, où les personnages politiques savent prendre tous les masques, c’est une qualité de ne pas forcer sa nature, et cela annonce dans le président une certaine élévation d'esprit et une certaine franchise que je ne fais nulle difficulté de reconnaître. (Le Siècle, 5 septembre 1850.)
[6] ... Il ne comprend ni l'art ni la poésie : un poème le fait dormir, un tableau le fait bâiller. (Portraits politiques contemporains, par A. DE LA GUÉRONNIÈRE, 1851.)
[7] Voix incomparable et que je n ai plus entendue chez personne après elle. Le timbre en était à la fois si vibrant, si clair, si doux et si insinuant... Elle était, de plus, richement douée du côté de l'intelligence ; elle composait et chantait des romances avec un charme exquis ; elle dessinait et peignait... (Mon séjour aux Tuileries, par la comtesse Stéphanie TASCHER DE LA PAGERIE.)
[8] ... Son flegme, son apathie, son silence trompaient tous ceux qui ne l'avaient pas pratiqué longtemps. C'est ainsi, notamment, que M. Véron, le directeur fameux du Constitutionnel, un esprit fin et pénétrant, se méprenait complètement sur son compte même après l'avoir vu souvent et disait à Granier de Cassagnac : Vous allez à l'Elysée, vous verrez une fichue bête... il bâille ! il bâille !... (GRANIER DE CASSAGNAC, Souvenirs du second Empire, p. 38.)
[9] ... Je crois à la fatalité. Si mon corps a échappé miraculeusement à tous les dangers, si mon âme s'est soustraite à tant de causes de découragement, c'est que je suis appelé à faire quelque chose. (Lettre du prince à M. Peauger, 3 février 1845. Voir la Nouvelle Revue du 15 août 1894.)
[10] Il était généreux, entreprenant ; pas d'officier plus brave, de plus hardi cavalier. (Louis BLANC, Histoire de dix ans, t. V, p. 113.)
[11] ... (Ses) lèvres s'entr'ouvrent à peine tout juste ce qui est nécessaire pour laisser passer l'expression brève et précise d'une volonté réfléchie et arrêtée... Il pense et il ne discute pas, il agit et ne s'agite pas, il prononce et il ne raisonne pas... Il écoute tout, parle peu et ne cède rien. D'un mot net et bref comme un ordre du jour, il tranche les questions les plus controversées... avec cette inflexibilité de volonté, rien de tranchant ni d absolu dans la forme... (Portraits politiques, par A. DE LA GUÉRONNIÈRE.)
[12] Le président me dit de lui-même : Je vous propose de donner l'ambassade de Vienne à M. de Beaumont. J'ai eu... fort à me plaindre de lui, mais je sais qu'il est votre meilleur ami, et cela suffit pour me décider... (Souvenirs d'Alexis de Tocqueville.)