EXPÉDITION DE BONAPARTE EN ÉGYPTE

 

PAR LOUIS ADOLPHE THIERS

NEW YORK - HENRY HOLT AND COMPANY

 

 

I. — PLANS ET PRÉPARATIONS DE LA CAMPAGNE (1797-1798).

II. — PRISE DE MALTE (1798).

III. — ÉGYPTE. - PREMIERS PAS DE NAPOLÉON (1798).

IV. — MARCHE SUR LE CAIRE. - BATAILLE DES PYRAMIDES. — ADMINISTRATION (1798).

V. — DÉFAITE NAVALE D'ABOUKIR (1798).

VI. — EXPÉDITION DE SYRIE. - VICTOIRE D'ABOUKIR (1798-1799).

VII. — RETOUR DE NAPOLÉON EN FRANCE (1799).

VIII. — KLÉBER AUX COMMANDES (1799-1800).

IX. — MENOU AUX COMMANDES (1800-1801).

X. — LE GÉNÉRAL BELLIARD. - ÉVACUATION DE L'ÉGYPTE (1801).

 

I. — PLANS ET PRÉPARATIONS DE LA CAMPAGNE (1797-1798).

Depuis que les partis, par l'institution de la Constitution de l'an III, étaient obligés de lutter dans l'espace étroit d'une constitution, les scènes de l'intérieur avaient moins d'éclat. Surtout depuis le 18 fructidor, la tribune avait beaucoup perdu de son importance. On avait les yeux fixés sur le dehors. La grande influence de la République en Europe, ses relations singulières et multipliées avec les puissances, son cortège de républiques, les révolutions qu'elle faisait partout, ses projets contre l'Angleterre, attiraient toute l'attention. Comment la France s'y prendrait-elle pour attaquer sa rivale, et assener sur elle les coups terribles qu'elle avait déjà portés à l'Autriche ? Telle était la question qu'on s'adressait. On était habitué à tant d'audace et de prodiges, que le trajet de la Manche n'avait rien d'étonnant. Amis ou ennemis de l'Angleterre la croyaient en grand péril. Elle-même se croyait très menacée, et faisait d'extraordinaires efforts pour se défendre. Le monde entier avait les yeux sur le détroit de Calais.

Le jour même où la signature du traité de Campo-Formio fut connue à Paris, le Directoire, voulant tourner les esprits contre l'Angleterre, avait créé sur-le-champ une armée dite d'Angleterre, et en avait donné le commandement au général Bonaparte. Le gouvernement songeait franchement et sincèrement à prendre la voie la plus courte pour attaquer l'Angleterre, et voulait y faire une descente. L'audace des esprits à cette époque, portait à regarder cette entreprise comme très exécutable. L'expédition déjà tentée en Irlande prouvait qu'on pouvait passer, à la faveur des brumes ou d'un coup de vent. On ne croyait pas qu'avec tout son patriotisme, la nation anglaise, qui alors ne s'était pas fait une armée de terre, pût résister aux admirables soldats de l'Italie et du Rhin, et surtout au génie du vainqueur de Castiglione, d'Arcole et de Rivoli.

Bonaparte semblait seconder cette entreprise et s'y prêter ; mais au fond il penchait peu pour ce projet. Une raison l'en détournait surtout. Les préparatifs exigeaient encore plusieurs mois ; la belle saison allait arriver, et il fallait attendre les brumes et les vents de l'hiver prochain pour tenter la descente. Or, il ne voulait pas rester une année oisif à Paris, n'ajoutant rien à ses hauts faits, et descendant dans l'opinion, par cela seul qu'il ne s'y élevait pas. Il songeait donc à un projet d'une autre espèce, projet tout aussi gigantesque que la descente en Angleterre, mais plus singulier, plus vaste dans ses conséquences, conforme à son imagination, et surtout plus prochain. On a vu qu'en Italie il s'occupait beaucoup de la Méditerranée, qu'il avait créé une espèce de marine, que, dans le partage des États vénitiens, il avait eu soin de réserver à la France les îles de la Grèce, qu'il avait noué des intrigues avec Malte, dans l'espoir de l'enlever aux chevaliers et aux Anglais ; enfin, qu'il avait souvent porté les yeux sur l'Égypte, comme le point intermédiaire que la France devait occuper entre l'Europe et l'Asie, pour s'assurer du commerce du Levant ou de celui de l'Inde. Cette idée avait envahi son imagination, et la préoccupait violemment. Obligé de parcourir les côtes de l'Océan pour l'exécution du projet sur l'Angleterre, il remplit sa voiture de voyages et de mémoires sur l'Égypte. Ainsi tout en paraissant obéir aux vœux du Directoire, il songeait à une autre entreprise ; il était de sa personne sur les grèves et sous le ciel de l'ancienne Batavie, mais son imagination errait sur les rivages de l'Orient. Il entrevoyait un avenir confus et immense. S'enfoncer dans ces contrées de la lumière et de la gloire, où Alexandre et Mahomet avaient vaincu et fondé des empires, y faire retentir son nom et le renvoyer en France, répété par les échos de l'Asie, était pour lui une perspective enivrante.

Bonaparte, qui pensait à l'Égypte comme il avait pensé deux ans auparavant à l'Italie, comme il pensait à tout, c'est-à-dire avec une irrésistible violence, avait proposé son projet au Directoire, qui le discutait en ce moment. Les grands génies qui ont regardé la carte du monde ont tous pensé à l'Égypte. On en peut citer trois : Albuquerque, Leibnitz, Bonaparte. Albuquerque avait senti que les Portugais, qui venaient d'ouvrir la route de l'Inde par le cap de Bonne-Espérance, pourraient être dépouillés de ce grand commerce, si on se servait du Nil et de la mer Rouge. Aussi avait-il eu l'idée gigantesque de détourner le cours du Nil et de le jeter dans la mer Rouge, pour rendre à jamais la voie impraticable, et assurer éternellement aux Portugais le commerce de l'Inde. Vaines prévoyances du génie, qui veut éterniser toutes choses, dans un monde mobile et changeant Si le projet d'Albuquerque eût réussi, c'est pour les Hollandais et plus tard pour les Anglais, qu'il eût travaillé. Sous Louis XIV, le grand Leibnitz, dont l'esprit embrassait toutes choses, adressa au monarque français un mémoire, qui est un des plus beaux monuments de raison et d'éloquence politiques. Louis voulait envahir la Hollande. — Sire, lui dit Leibnitz, ce n'est pas chez eux que vous pourrez vaincre ces républicains ; vous ne franchirez pas leurs digues, et vous rangerez toute l'Europe de leur côté. C'est en Égypte qu'il faut les frapper. Là, vous trouverez la véritable route du commerce de l'Inde ; vous enlèverez ce commerce aux Hollandais, vous assurerez l'éternelle domination de la France dans le Levant, vous réjouirez toute la chrétienté, vous remplirez le monde d'étonnement et d'admiration : l'Europe vous applaudira, loin de se liguer contre vous.

Ce sont ces vastes pensées, négligées par Louis XIV, qui remplissaient la tête du jeune général républicain.

Tout récemment encore on venait de songer à l'Égypte. M. de Choiseul avait eu l'idée de l'occuper, lorsque toutes les colonies d'Amériques furent en péril. On y songea encore lorsque Joseph II et Catherine menaçaient l'empire ottoman. Récemment le consul français au Caire, M. Magallon, homme distingué et très au fait de l'état de l'Égypte et de l'Orient, avait adressé des mémoires au gouvernement, soit pour dénoncer les avanies que les Mamelouks faisaient subir au commerce français, soit pour faire sentir les avantages qu'on tirerait de la vengeance exercée contre eux. Bonaparte s'était entouré de tous ces documents, et avait formé son plan d'après leur contenu. L'Égypte était, selon lui, le véritable point -intermédiaire entre l'Europe et l'Inde ; c'est là qu'il fallait s'établir pour ruiner l'Angleterre ; de là on devait dominer à jamais sur la Méditerranée, en faire, suivant une de ses expressions, un lac français, assurer l'existence de l'empire turc, ou prendre la meilleure part de ses dépouilles. Une fois qu'on se serait établi en Égypte, on pouvait faire deux choses : ou créer une marine dans la mer Rouge et aller détruire les établissements dans la grande péninsule indienne, ou bien faire de l'Égypte une colonie et un entrepôt. Le commerce de l'Inde ne pouvait manquer de s'y transporter bientôt pour abandonner le cap de Bonne-Espérance. Toutes les caravanes de la Syrie, de l'Arabie, de l'Afrique, se croisaient déjà au Caire. Le commerce seul de ces contrées pouvait devenir immense. L'Égypte était la contrée la plus fertile de la terre. Outre la grande abondance des céréales, elle pouvait fournir tous les produits de l'Amérique, et la remplacer entièrement. Ainsi, soit qu'on fît de l'Égypte un point de départ pour aller attaquer les établissements des Anglais, soit qu'on en fît un simple entrepôt, on était assuré de ramener le grand commerce dans ses véritables voies, et de faire aboutir ces voies en France.

Cette entreprise audacieuse avait ensuite, aux yeux de Bonaparte, des avantages d'à-propos. D'après les lumineux rapports du consul Magallon, c'était le moment de partir pour l'Égypte. On pouvait, en activant les préparatifs et le trajet, arriver aux premiers jours de l'été. On devait trouver alors la récolte achevée et recueillie, et des vents favorables pour remonter le Nil. Bonaparte soutenait qu'avant l'hiver il était impossible de débarquer en Angleterre ; que d'ailleurs elle était trop avertie ; que l'entreprise d'Égypte, au contraire, étant tout à fait imprévue, ne rencontrerait pas d'obstacles ; que quelques mois suffiraient pour l'établissement des Français ; qu'il reviendrait de sa personne en automne pour exécuter la descente en Angleterre ; que le temps serait alors favorable ; que l'Angleterre aurait envoyé dans l'Inde une partie de ses flottes, et qu'on rencontrerait bien moins d'obstacles pour aborder sur ses rivages. Outre tous ces motifs, Bonaparte en avait de personnels ; l'oisiveté de Paris lui était insupportable ; il ne voyait rien à tenter en politique ; il craignait de s'user ; il voulait se grandir encore. Il avait dit : Les grands noms ne se font qu'en Orient.

Le Directoire, qu'on a accusé d'avoir voulu se débarrasser de Bonaparte en l'envoyant en Égypte, faisait au contraire de grandes objections contre ce projet. Lareveillère-Lepeaux surtout était un des plus obstinés à le combattre. Il disait qu'on allait exposer trente ou quarante mille des meilleurs soldats de la France, les commettre au hasard d'une bataille navale, se priver du meilleur général, de celui que l'Autriche redoutait le plus, dans un moment où le continent n'était rien moins que pacifié, et où la création des républiques nouvelles avait excité de violents ressentiments ; que de plus, on allait peut-être exciter la Porte à prendre les armes, en envahissant une de ses provinces. Bonaparte trouvait réponse à tout. Il disait que rien n'était plus facile que d'échapper aux Anglais, en les laissant dans l'ignorance du projet ; que la France, avec trois ou quatre cent mille soldats n'en était pas à dépendre de trente ou quarante mille hommes de plus ; que, pour lui, il reviendrait bientôt ; que la Porte avait perdu l'Égypte depuis longtemps par l'usurpation des Mamelouks ; qu'elle verrait avec plaisir la France les punir ; qu'on pourrait s'entendre avec elle ; que le continent n'éclaterait pas de sitôt, etc. etc. Il parlait aussi de Malte, qu'il enlèverait en passant aux chevaliers et qu'il assurerait à la France. Les discussions furent très vives, et amenèrent une scène qu'on a toujours fort mal racontée. Bonaparte, dans un moment d'impatience, prononça le mot de démission. — Je suis loin de vouloir qu'on vous la donne, s'écria Lareveillère avec fermeté, mais, si vous l'offrez, je suis d'avis qu'on l'accepte. — Depuis cet instant, Bonaparte ne prononça plus le mot de démission.

Vaincu enfin par les instances et les raisons de Bonaparte, le Directoire consentit à l'expédition proposée. Il fut séduit par la grandeur de l'entreprise, par ses avantages commerciaux, par la promesse que fit Bonaparte, d'être de retour à l'hiver, et de tenter alors la descente en Angleterre. Le secret fut convenu, et, pour qu'il fût mieux gardé, on ne se servit pas de la plume des secrétaires. Merlin, président du Directoire, écrivait l'ordre de sa main, et l'ordre lui-même ne désignait pas la nature de l'entreprise. Il fut convenu que Bonaparte pourrait emmener trente-six mille hommes de l'ancienne armée d'Italie, un certain nombre d'officiers et de généraux à son choix, des savants, des ingénieurs, des géographes, des ouvriers de toute espèce et l'escadre de Brueys, renforcée d'une partie des vaisseaux restés à Toulon. Ordre fut donné à la trésorerie de lui délivrer un million et demi par décade. On lui permit de prendre trois millions sur les huit du trésor de Berne.

Bonaparte se mit à l'œuvre avec cette activité extraordinaire qu'il apportait à l'exécution de tous ses projets. Courant alternativement chez les ministres de la guerre, de la marine, des finances, de chez ces ministres à la trésorerie, s'assurant par ses propres yeux de l'exécution des ordres, usant de son ascendant pour hâter leur expédition, correspondant avec tous les ports, avec la Suisse, avec l'Italie, il fit tout préparer avec une incroyable rapidité. Il fixa quatre points pour la réunion des convois et des troupes : le principal convoi devait partir de Toulon, le second de Gênes, le troisième d'Ajaccio, le quatrième de Civita-Vecchia. Il fit diriger vers Toulon et Gênes les détachements de l'armée d'Italie qui rentraient en France, et vers Civita-Vecchia l'une des divisions qui avaient marché sur Rome. Il fit traiter en France et en Italie avec des capitaines de vaisseaux marchands, et se procura ainsi dans les ports qui devaient servir de points de départ, quatre cents navires. Il réunit une nombreuse artillerie ; il choisit deux mille cinq cents cavaliers des meilleurs, les fit embarquer sans chevaux, parce qu'il se proposait de les équiper aux dépens des Arabes. Il ne voulut emporter que des selles et des harnais, et ne fit mettre à bord que trois cents chevaux, pour avoir en arrivant quelques cavaliers montés et quelques pièces attelées. Il réunit des ouvriers de toute espèce. Il fit prendre à Rome les imprimeries grecque et arabe de la Propagande, et une troupe d'imprimeurs ; il forma une collection complète d'instruments de physique et de mathématiques. Les savants, les artistes, les ingénieurs, les dessinateurs, les géographes qu'il emmenait, s'élevaient à une centaine d'individus. Les noms les plus illustres s'associaient à son entreprise : Monge, Berthollet, Fourier, Dolomieux, étaient de l'expédition ; Desgenettes, Larrey, Dubois en étaient aussi. Tout le monde voulait s'attacher à la fortune du jeune général. On ne savait où l'on irait aborder ; mais on était prêt à le suivre partout. Desaix était allé, pendant les négociations d'Udine, visiter les champs de bataille, devenus si célèbres, eu Italie. Depuis lors il s'était lié d'amitié avec Bonaparte, et il voulut le suivre. Kléber était à Chaillot, boudant, selon son usage, le gouvernement, et ne voulant pas demander du service. Il allait voir souvent le grand maître dans l'art qu'il aimait passionnément. Bonaparte lui proposa de le suivre : Kléber accepta avec joie ; mais les avocats, dit-il, le voudront-ils ? C'est ainsi qu'il nommait les directeurs. Bonaparte se chargea de lever tous les obstacles. — Eh bien ! lui dit Kléber, qui croyait qu'on allait en Angleterre, si vous jetez un brûlot dans la Tamise, mettez-y Kléber, et vous verrez ce qu'il sait faire. — Le brave et savant Caffarelli Dufalga, qui avait perdu une jambe sur le Rhin, commandait le génie. Le faible, mais commode Berthier devait être le chef d'état-major. Retenu par une passion, il faillit abandonner le général qui avait fait sa fortune ; il fut honteux, s'excusa, et courut s'embarquer à Toulon. Brueys commandait l'escadre. Ganteaume était le chef de l'état-major de la marine. Tout ce que la France avait de plus illustre dans la guerre, les sciences, les arts, allait, sous la foi du jeune général, s'embarquer pour une destination inconnue.

La France et l'Europe retentissaient du bruit des préparatifs qui se faisaient dans la Méditerranée. On formait des conjectures de toute espèce. — Où va Bonaparte ? se demandait-on. Où vont ces braves, ces savants, cette armée ?— Ils vont, disaient les uns, dans la mer Noire, rendre la Crimée à la Porte. — Ils vont dans l'Inde, disaient les autres, secourir le sultan Tipoo-Saëb. Quelques-uns, qui approchaient du but, soutenaient qu'on allait percer l'isthme de Suez, ou bien débarquer sur les bords de l'isthme, et se rembarquer dans la mer Ronge pour aller dans l'Inde. D'antres touchaient le but même et disaient qu'on allait en Égypte. Un mémoire lu à l'Institut l'année précédente autorisait cette dernière conjecture. Les plus habiles, enfin, supposaient une combinaison plus profonde. Tout cet appareil, qui semblait annoncer un projet de colonie, n'était, suivant eux, qu'une feinte. Bonaparte voulait seulement, avec l'escadre de la Méditerranée, venir traverser le détroit de Gibraltar, attaquer le lord Saint-Vincent qui bloquait Cadix, le repousser, débloquer l'escadre espagnole, et la conduire à Brest, où aurait lieu la jonction si désirée de toutes les marines du continent. C'est pourquoi l'expédition de la Méditerranée s'appelait aile gauche de l'armée d'Angleterre.

Cette dernière conjecture fut justement celle qui domina dans la pensée du cabinet anglais. Il était depuis six mois dans l'épouvante, et ne savait de quel côté viendrait éclater l'orage qui se formait depuis si longtemps. Dans cette anxiété, l'opposition s'était un moment réunie au ministère et avait fait cause commune avec lui. Sheridan avait tourné son éloquence contre l'ambition, la turbulence envahissante du peuple français, et sauf la suspension de l'Habeas Corpus, avait sur tous les points, adhéré aux propositions du ministère. Pitt fit sur-le-champ armer une seconde escadre. On fit, pour la mettre à la mer, des efforts extraordinaires, et on renforça de dix grands vaisseaux l'escadre du lord Saint-Vincent, pour le mettre en mesure de bien fermer le détroit, vers lequel on supposait qu'allait se diriger Bonaparte. Nelson fut détaché avec trois vaisseaux par le lord Saint-Vincent, pour courir la Méditerranée et observer la marche des Français.

Bonaparte obtint enfin l'autorisation de partir pour Toulon. Il y arriva le 20 floréal an VI (9 mai 1798). Sa présence réjouit l'armée, qui commençait à murmurer et à craindre qu'il ne fût pm à la tête de l'expédition. C'était l'ancienne armée d'Italie. Elle était riche, couverte de gloire, et on pouvait dire d'elle que sa fortune était faite. Aussi avait-elle beaucoup moins de zèle à faire la guerre, et il fallait toute la passion que lui inspirait son général pour la décider à s'embarquer et à courir vers une destination inconnue. Cependant elle fut saisie d'enthousiasme en le voyant à Toulon. Il y avait huit mois qu'elle ne l'avait vu. Sur-le-champ Bonaparte, sans lui expliquer sa destination, lui adressa la proclamation suivante :

Soldats !

Vous êtes une des ailes de l'armée d'Angleterre. Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de sièges ; il vous reste à faire la guerre maritime.

Les légions romaines, que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette mer et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles furent braves, patientes à supporter la fatigue, disciplinées et unies entre elles.

Soldats ! l'Europe a les yeux sur vous ! vous avez de grandes destinées à remplir, des batailles à livrer, des dangers, des fatigues à vaincre ; vous ferez plus que vous n'avez fait pour la prospérité de la patrie, le bonheur des hommes, et votre propre gloire.

Soldats, matelots, fantassins, canonniers, cavaliers, soyez unis ; souvenez-vous que le jour d'une bataille vous avez besoin les uns des autres.

Soldats, matelots, vous avez été jusqu'ici négligés ; aujourd'hui la plus grande sollicitude de la République est pour vous : vous serez dignes de l'armée dont vous faites partie.

Le génie de la liberté qui a rendu, dès sa naissance, la République l'arbitre de l'Europe, veut qu'elle le soit des mers et des nations les plus lointaines.

On ne pouvait pas annoncer plus dignement une grande entreprise, en la laissant toujours dans le mystère qui devait l'envelopper.

L'escadre de l'amiral Brueys portait environ quarante mille hommes de toutes armes et dix mille marins. Elle avait de l'eau pour un mois, des vivres pour deux.

 

II. — PRISE DE MALTE (1798).

On mit à la voile le 30 floréal (19 mai), au bruit du canon, aux acclamations de toute l'armée. Des vents violents causèrent quelque dommage à une frégate à la sortie du port. Les mêmes vents avaient causé de telles avaries à Nelson, qui croisait avec trois vaisseaux, qu'il fut obligé d'aller au radoub dans les îles Saint-Pierre. Il fut ainsi éloigné de l'escadre française et ne la vit pas sortir. La flotte vogua d'abord vers Gênes, pour rallier le convoi réuni dans ce port, sous les ordres du général Baraguay d'Hilliers. Elle cingla ensuite vers la Corse, rallia le convoi d'Ajaccio, qui était sous les ordres de Vaubois, et s'avança dans la mer de Sicile, pour se réunir au convoi de Civita-Vecchia, qui était sous les ordres de Desaix. Le projet de Bonaparte était de se diriger sur Malte, et d'y tenter en passant une entreprise audacieuse, dont il avait de longue main préparé le succès par des trames secrètes. Il voulait s'emparer de cette île, qui, commandant la navigation de la Méditerranée, devenait importante pour l'Égypte, et qui ne pouvait manquer d'échoir bientôt aux Anglais, si on ne les prévenait.

L'ordre des chevaliers de Malte était comme toutes les institutions du moyen-âge : il avait perdu son objet et dès lors sa dignité et sa force. Il n'était plus qu'un abus, profitable seulement à ceux qui l'exploitaient. Les chevaliers avaient en Espagne, en Portugal, en France, en Italie, en Allemagne, des biens considérables, qui leur avaient été donnés par la piété des fidèles pour protéger les chrétiens allant visiter les saints lieux. Maintenant qu'il n'y avait plus de pèlerinages de cette espèce, le rôle et le devoir des chevaliers étaient de protéger les nations chrétiennes contre les Barbaresques, et de détruire l'infâme piraterie qui infeste la Méditerranée. Les biens de l'ordre suffisaient à l'entretien d'une marine considérable ; mais les chevaliers ne s'occupaient aucunement à en former une : ils n'avaient que deux ou trois vieilles frégates, ne sortant jamais du port, et quelques galères qui allaient donner et recevoir des fêtes dans les ports d'Italie. Les baillis, les commandeurs, placés dans toute la chrétienté, dévoraient dans le luxe et l'oisiveté les revenus de l'ordre. Il n'y avait pas un chevalier qui eût fait la guerre aux Barbaresques. L'ordre n'inspirait d'ailleurs plus aucun intérêt. En France on lui avait enlevé ses biens, et Bonaparte les avait fait saisir en Italie, sans qu'il s'élevât aucune réclamation en sa faveur. On a vu que Bonaparte avait songé déjà à pratiquer des intelligences dans Malte. Il avait gagné quelques chevaliers, et il se proposait de les intimider par un coup d'audace et de les obliger à se rendre, car il n'avait ni le temps ni les moyens d'une attaque régulière contre une place réputée imprenable. L'ordre, qui depuis quelque temps pressentait des dangers en voyant les escadres françaises dominer dans la Méditerranée, s'était mis sous la protection de Paul Ier.

Bonaparte faisait de grands efforts pour rejoindre la division de Civita-Vecchia ; il ne put la joindre qu'à Malte même. Les cinq cents voiles françaises se déployèrent à la vue de l'île, le 21 prairial (9 juin), vingt-deux jours après la sortie de Toulon. Cette vue répandit le trouble dans la ville de Malte. Bonaparte, pour avoir un prétexte de s'arrêter, et pour faire naître un sujet de contestation, demanda au grand-maître la faculté de faire de l'eau. Le grand-maître, Ferdinand de Hompesch, fit répondre par un refus absolu, alléguant les règlements qui ne permettaient pas d'introduire à la fois plus de deux vaisseaux appartenant à des puissances belligérantes. On avait autrement accueilli les Anglais quand ils s'étaient présentés. Bonaparte dit que c'était là une preuve de la plus insigne malveillance, et sur-le-champ fit ordonner un débarquement. Le lendemain, 22 prairial (10 juin), les troupes françaises débarquèrent dans l'île, et investirent complètement Lavalette, qui compte trente mille âmes à peu près de population, et qui est l'une des plus fortes places de l'Europe. Bonaparte fit débarquer de l'artillerie pour canonner les forts. Les chevaliers répondirent à son feu, mais très mal. Ils voulurent faire une sortie, et il y en eut un grand nombre de pris. Le désordre se mit alors à l'intérieur. Quelques chevaliers de la langue française déclarèrent qu'ils ne pouvaient pas se battre contre leurs compatriotes. On en jeta quelques-uns dans les cachots. Le trouble était dans les têtes ; les habitants voulaient qu'on se rendît. Le grand-maître, qui avait peu d'énergie, et qui se souvenait de la générosité du vainqueur de Rivoli à Mantoue, songea à sauver ses intérêts du naufrage, fit sortir de prison l'un des chevaliers français qu'il y avait jetés, et l'envoya à Bonaparte pour négocier. Le traité fut bientôt arrêté. Les chevaliers abandonnèrent à la France la souveraineté de Malte et des îles en dépendant ; en retour, la France promit son intervention au congrès de Rastadt, pour faire obtenir au grand-maître une principauté en Allemagne, et à défaut, elle lui assura une pension viagère de 300.000 francs, et une indemnité de 600.000 francs comptant. Elle accorda à chaque chevalier de la langue française 700 francs de pension, et 1.000 pour les sexagénaires ; elle promit sa médiation, pour que ceux des autres langues fussent mis en jouissance des biens de l'ordre dans leurs pays respectifs. Telles furent les conditions au moyen desquelles la France entra en possession du premier port de la Méditerranée, et de l'un des plus forts du monde. Il fallait l'ascendant de Bonaparte pour l'obtenir sans combattre ; il fallait son audace pour oser y perdre quelques jours, ayant les Anglais à sa poursuite. Caffarelli-Dufalga, aussi spirituel que brave, en parcourant la place dont il admirait les fortifications, dit ce mot : Nous sommes bien heureux qu'il y ait eu quelqu'un dans la place pour nous en ouvrir les portes.

Bonaparte leva l'ancre le 1er messidor (19 juin), après une relâche de dix jours. L'essentiel, maintenant, était de ne pas rencontrer les Anglais. Nelson, radoubé aux îles Saint-Pierre, était revenu le 13 prairial (1er juin) devant Toulon ; ruais l'escadre française en était sortie depuis douze jours. Apprenant que les Français avaient paru vers Malte, il les suivait, disposé à les attaquer s'il parvenait à les joindre.

Sur toute l'escadre française, on était prêt an combat. La possibilité de rencontrer les Anglais était présente à tous les esprits et n'effrayait personne. Bonaparte avait réparti sur chaque vaisseau de ligne cinq cents hommes d'élite, qu'on habituait tous les jours à la manœuvre du canon, et à la tête desquels se trouvait un de ces généraux si bien habitués au feu sous ses ordres. Il s'était fait un principe sur la tactique maritime, c'est que chaque vaisseau ne devait avoir qu'un but, celui d'en joindre un autre, de le combattre et de l'aborder. Des ordres étaient donnés en conséquence, et il comptait sur la bravoure des troupes d'élite placées à bord des vaisseaux. Ces précautions prises, il cinglait tranquillement vers l'Égypte. Cet homme qui, suivant d'absurdes détracteurs, craignait les hasards de la mer, s'abandonnait tranquillement à la fortune, au milieu des flottes anglaises, et avait eu l'audace de perdre quelques jours à Malte pour en faire la conquête. La gaieté régnait sur l'escadre ; on ne savait pas exactement où l'on allait, mais le secret commençait à se répandre, et on attendait avec impatience la vue des rivages qu'on allait conquérir. Le soir, les savants, les officiers-généraux qui étaient à bord de l'Orient, se réunissaient chez le général en chef, et là commençaient les ingénieuses et savantes discussions de l'Institut d'Égypte. Un instant, l'escadre anglaise ne fut qu'à quelques lieues de l'immense convoi français, et de part et d'autre on l'ignora. Nelson, commençant à supposer que les Français s'étaient dirigés sur l'Égypte, fit voile pour Alexandrie et les y devança ; mais ne les ayant pas trouvés, il vola vers les Dardanelles, pour tâcher de les y rencontrer. Par un bonheur singulier, l'expédition française n'arriva en vue d'Alexandrie que le surlendemain, 13 messidor (1er juillet). Il y avait un mois et demi à peu près qu'elle était sortie de Toulon.

Bonaparte envoya chercher aussitôt le consul français. Il apprit que les Anglais avaient paru l'avant-veille, et les jugeant dans les parages voisins, il voulut tenter le débarquement à l'instant même. On ne pouvait pas entrer dans le port d'Alexandrie, car la place paraissait disposée à se défendre ; il fallait descendre à quelque distance, sur la plage voisine, à une anse dite du Marabout. Le vent soufflait violemment, et la mer se brisait avec furie sur les récifs de la côte. C'était vers la fin du jour. Bonaparte donna le signal et voulut aborder sur-le-champ. Il descendit le premier dans une chaloupe ; les soldats demandaient à grands cris à le suivre à la côte. On commença à mettre les embarcations à la mer, mais l'agitation des flots les exposait à chaque instant à se briser les unes contre les autres. Enfin, après de grands dangers, on toucha le rivage. A l'instant une voile parut à l'horizon ; on crut que c'était une voile anglaise : Fortune, s'écria Bonaparte, tu m'abandonnes ! Quoi ! pas seulement cinq jours ! La fortune ne l'abandonnait pas, car c'était une frégate française qui rejoignait. On eut beaucoup de peine à débarquer quatre ou cinq mille hommes, dans la soirée et dans la nuit. Bonaparte résolut de marcher sur-le-champ vers Alexandrie, afin de surprendre la place et de ne pas donner aux Turcs le temps de faire des préparatifs de défense. On se mit tout de suite en marche. Il n'y avait pas un cheval de débarqué ; l'état-major, Bonaparte, et Caffarelli lui-même, malgré sa jambe de bois, firent quatre à cinq lieues à pied dans les sables, et arrivèrent à la pointe du jour en vue d'Alexandrie.

Cette antique cité, fille d'Alexandre, n'avait plus ses magnifiques édifices, ses innombrables demeures, sa grande population ; elle était ruinée aux trois quarts. Les Turcs, les Égyptiens opulents, les négociants européens habitaient dans la ville moderne, qui était la seule partie conservée. Quelques Arabes vivaient dans les décombres de la cité antique ; une vieille muraille, flanquée de quelques tours, enfermait la nouvelle et l'ancienne ville, et tout autour régnaient les sables qui, en Égypte, s'avancent partout où la civilisation recule.

Les quatre mille Français, conduits par Bonaparte, y arrivèrent à la pointe du jour : ils ne rencontrèrent sur cette plage de sable qu'un petit nombre d'Arabes, qui, après quelques coups de fusil, s'enfoncèrent dans le désert. Bonaparte partagea ses soldats en trois colonnes : Bon, avec la première, marcha à droite, vers la porte de Rosette ; Kléber, avec la seconde, marcha au centre, vers la porte de la Colonne ; Menou, avec la troisième, s'avança à gauche, vers la porte des Catacombes. Les Arabes et les Turcs, excellents soldats derrière un mur, firent un feu bien nourri ; mais les Français montèrent avec des échelles, et franchirent la vieille muraille. Kléber tomba le premier, frappé d'une balle au front. On chassa les Arabes de ruine en ruine, jusqu'à la ville nouvelle Le combat allait se prolonger de rue en rue et devenir meurtrier ; mais un capitaine turc servit d'intermédiaire pour négocier un accord. Bonaparte déclara qu'il ne venait point pour ravager le pays, ni l'enlever au Grand-Seigneur, mais seulement pour le soustraire à la domination des Mamelouks, et venger les outrages que ceux-ci avaient faits à la France. Il promit que les autorités du pays seraient maintenues, que les cérémonies du culte continueraient d'avoir lieu comme par le passé, que les propriétés seraient respectées. Moyennant ces conditions, la résistance cessa : les Français furent maîtres d'Alexandrie le jour même. Pendant ce temps, l'armée, avait achevé de débarquer. Il s'agissait maintenant de mettre l'escadre à l'abri, soit dans le port, soit dans l'une des rades voisines, de créer à Alexandrie une administration conforme aux mœurs du pays, et d'arrêter un plan d'invasion pour s'emparer de l'Égypte. Pour le moment, les dangers de la mer et d'une rencontre avec les Anglais étaient passés ; les plus grands obstacles étaient vaincus avec ce bonheur qui semble toujours accompagner la jeunesse d'un grand homme.

 

III. — ÉGYPTE. - PREMIERS PAS DE NAPOLÉON (1798).

L'Égypte, sur laquelle Bonaparte venait d'aborder, est le pays le plus singulier, le mieux situé, et l'un des plus fertiles de la terre. Sa position est connue. Elle est placée parallèlement à la mer Rouge et à l'isthme de Suez. Elle est la maîtresse de cet isthme. C'est cette contrée qui, chez les anciens et dans le moyen-âge, pendant la prospérité des Vénitiens, était l'intermédiaire du commerce de l'Inde. Telle est sa position entre l'Occident et l'Orient. Sa constitution physique et sa forme ne sont pas moins extraordinaires. Le Nil, l'un des grands fleuves du monde, prend sa source dans les montagnes de l'Abyssinie, fait six cents lieues dans les déserts de l'Afrique, puis entre en Égypte, ou plutôt y tombe, en se précipitant des cataractes de Syène, et parcourt encore deux cents lieues jusqu'à la mer. Ses bords constituent toute l'Égypte. C'est une vallée de deux cents lieues de longueur, sur cinq à six lieues de largeur. Des deux côtés elle est bordée par un océan de sables. Quelques chaînes de montagnes, basses, arides et déchirées, sillonnent tristement ces sables, et projettent à peine quelques ombres sur leur immensité. Les unes séparent le Nil de la mer Rouge, les autres le séparent du grand désert, dans lequel elles vont se perdre. Sur la rive gauche du Nil, à une certaine distance dans le désert, serpentent deux langues de terre cultivable, qui font exception aux sables, et se couvrent d'un peu de verdure. Ce sont les oasis, espèces d'îles végétales, au milieu de l'océan des sables. Il y en a deux, la grande et la petite. Un effort des hommes, en y jetant une branche du Nil, en ferait de fertiles provinces. Cinquante lieues avant d'arriver à la mer, le Nil se partage en deux branches, qui vont tomber à soixante lieues l'une de l'autre, dans la Méditerranée, la première à Rosette, la seconde à Damiette. Le triangle formé par ces deux grandes branches et par la mer a soixante lieues à sa base et cinquante sur ses côtés ; il s'appelle le Delta. C'est la partie la plus fertile de l'Égypte, parce que c'est la plus arrosée, la plus coupée de canaux. Le pays tout entier se divise' en trois parties, le Delta ou basse Égypte, qu'on appelle Bahireh ; la moyenne Égypte, qu'on appelle Ouestanieh ; la haute Égypte, qu'on appelle le Saïd.

Les vents étésiens, soufflant d'une manière constante du nord au sud, pendant les mois de mai, juin et juillet, entraînent tous les nuages formés à l'embouchure du Nil, n'en laissent pas séjourner un seul sur cette contrée toujours sereine, et les portent vers les monts d'Abyssinie. Là, ces nuages s'agglomèrent, se précipitent en pluie pendant les mois de juillet, août et septembre, et produisent le phénomène célèbre des inondations du Nil. Ainsi, cette terre reçoit, par les débordements du fleuve, les eaux qu'elle ne reçoit pas du ciel. Il n'y pleut jamais ; et les marécages du Delta, qui seraient pestilentiels sous le ciel de l'Europe, ne produisent pas en Égypte une seule fièvre. Le Nil, après son inondation, laisse un limon fertile, qui est la seule terre cultivable sur ses bords, et qui produit ces abondantes moissons consacrées autrefois à nourrir Rome. Plus l'inondation s'est étendue, plus il y a de terre cultivable. Les propriétaires de cette terre, nivelée tous les ans par les eaux, se la partagent tous les ans par l'arpentage. Aussi l'arpentage est-il un grand art en Égypte. Des canaux pourraient étendre l'inondation et auraient l'avantage de diminuer la rapidité des eaux, de les faire séjourner plus longtemps, et d'étendre la fertilité aux dépens du désert. Nulle part le travail de l'homme ne pourrait avoir de plus salutaires effets, nulle part la civilisation ne serait plus souhaitable. Le Nil et le désert se disputent l'Égypte, et c'est la civilisation qui donnerait au Nil le moyen de vaincre le désert, et de le faire reculer. On croit que l'Égypte nourrissait autrefois vingt millions d'habitants, sans compter les Romains. Elle était à peine capable d'en nourrir trois millions, quand les Français y entrèrent.

L'inondation finit à peu près en septembre. Alors commencent les travaux des champs. Pendant les mois d'octobre, novembre, décembre, janvier, février, la campagne d'Égypte présente un aspect ravissant de fertilité et de fraîcheur. Elle est couverte alors des plus riches moissons, émaillée de fleurs, traversée par d'immenses troupeaux. En mars, les chaleurs commencent ; la terre se gerce si profondément qu'il est quelquefois dangereux de la traverser à cheval. Les travaux des champs sont alors finis. Les Égyptiens ont recueilli toutes les richesses de l'année. Outre les blés, l'Égypte produit le meilleur riz, les plus beaux légumes, le sucre, l'indigo, le séné, la casse, le natron, le lin, le chanvre, le coton, tout cela avec une merveilleuse abondance. Il lui manque des huiles, mais elle les trouve vis-à-vis en Grèce ; il lui manque le tabac et le café, mais elle les trouve à ses côtés, dans la Syrie et l'Arabie. Elle est aussi privée de bois, car la grande végétation ne peut pas pousser sur ce limon annuel que le Nil dépose sur un fond de sable. Quelques sycomores et quelques palmiers sont les seuls arbres de l'Égypte. L'Égypte nourrit d'immenses troupeaux. Les volailles de toute espèce y fourmillent. Elle a ces admirables chevaux, si célèbres dans le monde par leur beauté, leur vivacité, leur familiarité avec leurs maîtres, et cet utile chameau, qui peut manger et boire pour plusieurs jours, dont le pied enfonce sans fatigue dans les sables mouvants, et qui est comme un navire vivant pour traverser la mer des sables.

Tous les ans arrivent au Caire d'innombrables caravanes, qui abordent comme des flottes des deux côtés du désert. Les unes viennent de la Syrie et de l'Arabie, les autres de l'Afrique et des côtés de Barbarie. Elles apportent tout ce qui est propre au pays du soleil, l'or, l'ivoire, les plumes, les châles inimitables, les parfums, les gommes, les aromates de toute espèce, le café, le tabac, les bois et les esclaves. Le Caire devient un entrepôt magnifique des plus belles productions du globe, de celles que le génie si puissant des Occidentaux ne pourra jamais imiter, car c'est le soleil qui les donne, et dont leur goût délicat les rendra toujours avides. Aussi le commerce de l'Inde est-il le seul dont les progrès des peuples n'amèneront jamais la fin. Il ne serait donc pas nécessaire de -faire de l'Égypte un poste militaire, pour aller détruire violemment le commerce des Anglais. Il suffirait d'y établir un entrepôt, avec la sûreté, les lois et les commodités européennes, pour y attirer les richesses du monde.

La population qui occupe l'Égypte est, comme les ruines des cités qui la couvrent, un amas des débris de plusieurs peuples. Des Cophtes, anciens habitants de l'Égypte, des Arabes conquérants de l'Égypte sur les Cophtes, des Turcs, conquérants sur les Arabes, telles sont les races dont les débris pullulent misérablement sur une terre dont ils sont indignes. Les Cophtes, quand les Français y entrèrent, étaient deux cent mille au plus. Méprisés, pauvres, abrutis, ils s'étaient voués, comme toutes les classes proscrites, aux plus ignobles métiers. Les Arabes formaient la masse presque entière de la population ; ils descendaient des compagnons de Mahomet. Leur condition était infiniment variée : quelques-uns, de haute naissance, faisant remonter leur origine jusqu'à Mahomet lui-même, grands propriétaires, ayant quelques traces du savoir arabe, réunissant à la noblesse les fonctions du culte et de la magistrature, étaient, sous le titre de cheiks, les véritables grands de l'Égypte. Dans les divans, ils représentaient le pays, quand ses tyrans voulaient s'adresser à lui ; dans les mosquées, ils composaient des espèces d'universités, on ils enseignaient la religion, la morale du Coran, un peu de philosophie, et de jurisprudence. La grande mosquée de Jemil-Azhar était le premier corps savant et religieux de l'Orient. Après ces grands, venaient les moindres propriétaires, composant la seconde et la plus nombreuse classe des Arabes ; puis les prolétaires, qui étaient tombés dans la situation de véritables ilotes. Ces derniers étaient des paysans à gage, cultivant la terre sous le nom de fellahs, et vivant dans la misère et l'abjection. Il y avait une quatrième classe d'Arabes, c'étaient les Bédouins ou Arabes errants : ceux-là n'avaient pas voulu s'attacher à la terre ; c'étaient les fils du désert. Montés sur des chevaux ou des chameaux, conduisant devant eux des troupeaux nombreux, ils erraient, cherchant des pâturages dans quelques oasis, ou venant annuellement ensemencer les lisières de terre cultivable, placées sur le bord de l'Égypte. Leur métier était d'escorter les caravanes ou de prêter leurs chameaux pour les transports. Mais, brigands eus foi, ils pillaient souvent les marchands qu'ils escortaient ou auxquels ils prêtaient leurs chameaux. Quelquefois même, violant l'hospitalité, qu'on leur accordait sur la lisière des terres cultivables, ils se précipitaient sur cette vallée du Nil, qui, large seulement de cinq lieues, est si facile à pénétrer ; ils pillaient les villages, et, remontant sur leurs chevaux, emportaient leur butin dans le fond du désert. La négligence turque laissait leurs ravages presque toujours impunis, et ne luttait pas mieux contre les brigands du désert qu'elle ne savait lutter contre ses sables. Ces Arabes errants, divisés en tribus sur les deux côtés de la vallée, étaient au nombre de cent ou cent vingt mille, et fournissaient vingt ou vingt-cinq mille cavaliers, braves, mais bons pour harceler l'ennemi, jamais pour le combattre.

La troisième race enfin était celle des Turcs ; mais elle était aussi peu nombreuse que les Cophtes, c'est-à-dire qu'elle s'élevait à deux cent mille individus au plus. Elle se partageait en Turcs et Mamelouks. Les Turcs, venus depuis la dernière conquête des sultans de Constantinople, étaient presque tous inscrits sur la liste des janissaires ; mais on sait qu'ils ne se font ordinairement inscrire sur ces listes que pour avoir les privilèges des janissaires, et qu'un très petit nombre sont réellement au service. Il n'y en avait que peu d'entre eux dans la milice du pacha. Ce pacha, envoyé de Constantinople, représentait le sultan en Égypte ; mais à peine escorté de quelques janissaires, il avait vu s'évanouir son autorité par les précautions même que le sultan Sélim avait prises autrefois pour la conserver. Ce sultan, jugeant que, par son éloignement, l'Égypte pourrait échapper à la domination de Constantinople, qu'un pacha ambitieux et habile pourrait s'y créer un empire indépendant, avait imaginé un contrepoids, en instituant la milice des Mamelouks. Mais, comme on ne peut pas vaincre les conditions physiques qui rendent un pays dépendant ou indépendant d'un autre, au lieu du pacha c'étaient les Mamelouks qui s'étaient rendus indépendants de Constantinople et maîtres de l'Égypte. Les Mamelouks étaient des esclaves achetés en Circassie. Choisis parmi les plus beaux enfants du Caucase, transportés jeunes en Égypte, élevés dans l'ignorance de leur origine, dans le goût et la pratique des armes, ils devenaient les plus braves et les plus agiles cavaliers de la terre. Ils tenaient à honneur d'être sans origine, d'avoir été achetés cher, et d'être beaux et vaillants. Ils avaient vingt-quatre beys, qui étaient leurs propriétaires et leurs chefs. Ces beys avaient chacun cinq ou six cents Mamelouks. C'était un troupeau qu'ils avaient soin d'alimenter, et qu'ils transmettaient quelquefois à leur fils, et plus souvent à leur Mamelouk favori, qui devenait bey à son tour. Chaque Mamelouk était servi par deux fellahs. La milice entière se composait de douze mille cavaliers à peu près, servis par vingt-quatre mille ilotes. Ils étaient les véritables maîtres et tyrans du pays. Ils vivaient ou du produit des terres appartenant aux beys, ou du revenu des impôts établis sous toutes les formes.

Deux beys supérieurs aux autres dominaient en ce moment l'Égypte. L'un, Ibrahim-Bey, riche, astucieux, puissant ; l'autre, Mourad-Bey, intrépide, vaillant et plein d'ardeur. Ils étaient convenus d'une espèce de partage d'autorité, par lequel Ibrahim-Bey avait les attributions civiles, et Mourad-Bey les attributions militaires. Celui-ci était chargé des combats ; il y excellait, et il avait l'affection des Mamelouks, tous dévoués à sa personne.

Bonaparte, qui au génie du capitaine savait unir le tact et l'adresse du fondateur, et qui avait d'ailleurs administré assez de pays conquis pour s'en être -fait un art particulier, jugea sur-le-champ la politique qu'il avait à suivre en Égypte. Il fallait d'abord arracher cette contrée à ses véritables maîtres, c'est-à-dire aux Mamelouks. C'était cette classe qu'il fallait combattre et détruire par les armes et la politique. D'ailleurs on avait des raisons à faire valoir contre eux, car ils n'avaient cessé de maltraiter les Français. Quant à la Porte, il fallait paraître ne pas attaquer sa souveraineté, et affecter au contraire de la respecter. Telle qu'elle était devenue, cette souveraineté était peu importante. Quant aux habitants, il fallait, pour se les attacher, gagner la véritable population, c'est - à- dire celle des Arabes. En respectant les cheiks, en caressant leur vieil orgueil, en augmentant leur pouvoir, en flattant un désir secret qu'on trouvait en eux, comme on l'avait trouvé en Italie, comme on le trouve partout, celui du rétablissement de l'antique patrie, de la patrie arabe, on était assuré de dominer le pays et de se l'attacher entièrement. Bien plus, en ménageant les propriétés et les personnes, chez un peuple qui était habitué à regarder la conquête comme donnant droit de meurtre, de pillage et de dévastation, on allait causer une surprise des plus avantageuses à l'armée française, et si, en outre, on respectait les femmes et le prophète, la conquête des cœurs était aussi assurée que celle du sol.

Bonaparte se conduisit d'après ces errements aussi justes que profonds. Doué d'une imagination tout orientale, il lui était facile de prendre le style solennel et imposant qui convenait à la race arabe. Il fit des proclamations qui étaient traduites en arabe et répandues dans le pays. Il écrivit au pacha : La république française s'est décidée à envoyer une puissante armée pour mettre fin aux brigandages des beys d'Égypte, ainsi qu'elle a été obligée de le faire plusieurs fois dans ce siècle contre les beys de Tunis et d'Alger. Toi, qui devrais être le maître des beys, et que cependant ils tiennent au Caire sans autorité et sans pouvoir, tu dois voir mon arrivée avec plaisir. Tu es sans doute déjà instruit que je ne viens point pour rien faire contre le Coran ni le sultan. Tu sais que la nation française est la seule et unique alliée que le sultan ait en Europe. Viens donc à ma rencontre, et maudis avec moi la race impie des beys. S'adressant aux Égyptiens, Bonaparte leur adressait ces paroles : Peuples d'Égypte, on vous dira que je viens pour détruire votre religion. Ne le croyez pas ; répondez que je viens vous restituer vos droits, punir les usurpateurs, et que je respecte plus que les Mamelouks, Dieu, son prophète et le Coran. Parlant de la tyrannie des Mamelouks, il disait : Y a-t-il une belle terre ? elle appartient aux Mamelouks. Y a-t-il une belle esclave, un beau cheval, une belle maison ? cela appartient aux Mamelouks. Si l'Égypte est leur ferme, qu'ils montrent le bail que Dieu leur en a fait. Mais Dieu est juste et miséricordieux pour le peuple, et il a ordonné que l'empire des Mamelouks finît. Parlant des sentiments des Français, il ajoutait : Nous aussi nous sommes de vrais musulmans. N'est-ce pas nous qui avons détruit le pape, qui disait qu'il fallait faire la guerre aux musulmans ? N'est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de Malte, parce que ces insensés croyaient que Dieu voulait qu'ils fissent la guerre aux musulmans ? Trois fois heureux ceux qui seront avec nous ! Ils prospéreront dans leur fortune et leur rang. Heureux ceux qui seront neutres ! Ils auront le temps de nous connaître, et ils se rangeront avec nous. Mais malheur, trois fois malheur à ceux qui s'armeront pour les Mamelouks et combattront contre nous ! Ils n'y aura pas d'espérance pour eux, ils périront.

Bonaparte dit à ses soldats : Vous allez entreprendre une conquête dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont incalculables. Vous porterez à l'Angleterre le coup le plus sûr et le plus sensible, en attendant que vous puissiez lui donner le coup de mort.

Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans ; leur premier article de foi est celui-ci : Il n'y a pas d'autre Dieu, que Dieu, et Mahomet est son prophète. Ne les contredisez pas ; agissez avec eux comme nous avons agi avec les Juifs, avec les Italiens. Ayez des égards pour leurs muphtis et leurs imams, comme vous en avez eu pour les rabbins et pour les évêques. Ayez pour les cérémonies que prescrit le Coran, pour les mosquées, la même tolérance que vous avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et celle de Jésus-Christ. Les légions romaines protégeaient toutes les religions. Vous trouverez ici des usages différents de ceux de l'Europe, il faut vous y accoutumer. Les peuples chez lesquels nous allons entrer traitent les femmes autrement que nous. Souvenez-vous que, dans tous les pays, celui qui viole est un lâche.

La première ville que nous rencontrerons a été bâtie par Alexandre. Nous trouverons à chaque pas de grands souvenirs, dignes d'exciter l'émulation des Français.

 

IV. — MARCHE SUR LE CAIRE. - BATAILLE DES PYRAMIDES. - ADMINISTRATION (1798).

Sur-le-champ, Bonaparte fit ses dispositions pour établir l'autorité française à Alexandrie, pour quitter ensuite le Delta et s'emparer du Caire, capitale de toute l'Égypte. On était en juillet, le Nil allait inonder les campagnes. Il voulait arriver au Caire avant l'inondation, et employer le temps qu'elle durerait, à faire son établissement. Il ordonna que tout demeurât dans le même état à Alexandrie, que les exercices religieux continuassent, que la justice fût rendue comme avant par les cadis. Il voulut succéder seulement aux droits des Mamelouks, et établir un commissaire pour percevoir les impôts accoutumés. Il fit former un divan, ou conseil municipal, composé des cheiks et des notables d'Alexandrie, afin de les consulter sur toutes les mesures que l'autorité française aurait à prendre. Il laissa trois mille hommes en garnison à Alexandrie, et en donna le commandement à Kléber, que sa blessure devait pour un mois ou deux, condamner à l'inaction. Il donna ensuite des ordres pour mettre la flotte à l'abri. C'était une question de savoir si les gros vaisseaux pourraient entrer dans le port d'Alexandrie. Une commission de marins fut chargée de sonder le port, et de faire un rapport. En attendant, la flotte fut mise à l'ancre dans la rade d'Aboukir. Bonaparte ordonna à Brueys de faire promptement décider la question, et de se rendre à Corfou, s'il était reconnu que les vaisseaux ne pouvaient pas entrer dans Alexandrie.

Après avoir vaqué à ces soins, il fit ses dispositions pour se mettre en marche. Une flottille considérable, chargée de vivres, d'artillerie, de munitions et de bagages, dut longer la côte jusqu'à l'embouchure de Rosette, entrer dans le Nil, et le remonter en même temps que l'armée française. Il se mit ensuite en marche avec le gros de l'armée, qui, privée des deux garnisons laissées à Malte et Alexandrie, était forte de trente mille hommes à peu près. Il avait ordonné à sa flottille de se rendre à la hauteur de Ramanieh, sur les bords du Nil. Là il se proposait de la joindre et de remonter le Nil parallèlement avec elle, afin de sortir du Delta et d'arriver dans la moyenne Égypte ou Bahireh. Pour aller d'Alexandrie à Ramanieh, il y avait deux routes ; l'une à travers les pays habités, le long de la mer et du Nil ; l'autre plus courte et à vol d'oiseau, mais à travers le désert de Damanhour. Bonaparte n'hésita pas et prit la plus courte. Il lui importait d'arriver promptement au Caire. On s'ébranla le 18 messidor (6 juillet). Quand les soldats se virent engagés dans cette plaine sans bornes, avec un sable mouvant sous les pieds, un ciel brûlant sur la tête, point d'eau, point d'ombre, n'ayant pour reposer leurs yeux que de rares bouquets de palmiers, ne voyant d'êtres vivants que de légères troupes de cavaliers arabes, qui paraissaient et disparaissaient à l'horizon, et quelquefois se cachaient derrière des dunes de sables pour égorger les traînards, ils furent remplis de tristesse. Déjà le goût du repos leur était venu, après les longues et opiniâtres campagnes d'Italie. Ils avaient suivi leur général dans une contrée lointaine, parce que leur foi en lui était aveugle, parce qu'on leur avait annoncé une terre promise, de laquelle ils reviendraient assez riches pour acheter chacun un champ de six arpents. Mais quand ils virent ce désert, le mécontentement s'en mêla, et alla même jusqu'au désespoir. Ils trouvaient tous les puits, qui de distance en distance jalonnent la route du désert, détruits par les Arabes. A peine y restait-il quelques gouttes d'une eau saumâtre, et très insuffisante pour étancher leur soif. On leur avait annoncé qu'ils trouveraient à Damanhour des soulagements ; ils n'y rencontrèrent que de misérables huttes, et ne purent s'y procurer ni pain ni vin, mais seulement des lentilles en assez grande abondance, et un peu d'eau. Il fallut s'enfoncer de nouveau dans le désert. Bonaparte vit les braves Lannes et Murat eux-mêmes saisir leur chapeau, le jeter sur le sable, le fouler aux pieds. Cependant il imposait à tous ; sa présence commandait le silence, et faisait quelquefois renaître la gaieté. Les soldats ne voulaient pas lui imputer leurs maux ; ils s'en prenaient à ceux qui trouvaient un grand plaisir à observer le pays. Voyant les savants s'arrêter pour examiner les moindres ruines, ils disaient que c'était pour eux qu'on était venu, et s'en vengeaient par des bons mots à leur façon. Caffarelli surtout, brave comme un grenadier, curieux comme un érudit, passait à leurs yeux pour l'homme qui avait trompé le général, et qui l'avait entraîné dans ce pays lointain. Comme il avait perdu une jambe sur le Rhin, ils disaient : il se moque de ça, lui, il a un pied en France ! Cependant, après de cruelles souffrances, supportées d'abord avec humeur, puis avec gaieté et courage, on arriva sur les bords du Nil le 22 messidor (10 juillet), après une marche de quatre jours. A la vue du Nile et de cette eau si désirée, les soldats s'y précipitèrent, et, en se baignant dans ses flots, oublièrent toutes leurs fatigues. La division Desaix vit galoper devant elle deux ou trois centaines de Mamelouks, qu'elle dispersa avec quelques volées de mitraille. C'étaient les premiers qu'on eût vus. Ils annonçaient la prochaine rencontre de l'armée ennemie. Le brave Mourad-Bey, en effet, ayant été averti, réunissait toutes ses forces autour du Caire. En attendant leur réunion, il voltigeait avec un millier de chevaux autour de notre armée, afin d'observer sa marche.

L'armée attendit à Ramanieh l'arrivée de la flottille ; elle se reposa jusqu'au. 25 messidor (13 juillet), et en partit le même jour pour Chébreïss. Mourad-Bey nous y attendait avec ses Mamelouks. La flottille, qui était partie la première, et qui avait devancé l'armée, se trouva engagée avant de pouvoir être soutenue. Mourad-Bey en avait une aussi, et du rivage il joignait son feu à, celui de ses djermes (vaisseaux légers égyptiens). On prit deux chaloupes canonnières à l'ennemi, et on le repoussa. L'armée arriva dans cet instant ; elle se composait de cinq divisions. Elle n'avait pas encore combattu contre ces singuliers ennemis. A la rapidité, au choc des chevaux, aux coups de sabre, il fallait opposer l'immobilité du fantassin, sa longue baïonnette, et des masses faisant front de tous côtés. Bonaparte forma ses cinq divisions en cinq carrés, au milieu desquels on plaça les bagages et l'état-major. L'artillerie était aux angles. Les cinq divisions se flanquaient les unes les autres. Mourad-Bey lança sur ces citadelles vivantes mille ou douze cents cavaliers intrépides, qui, se précipitant à grands cris et de tout le galop de leurs chevaux, déchargeant leurs pistolets, puis tirant leurs redoutables sabres, vinrent se jeter sur le front des carrés. Trouvant partout une haie de baïonnettes et un feu terrible, ils flottaient autour des rangs français, tombaient devant eux, ou s'échappaient dans la plaine de toute la vitesse de leurs chevaux. Mourad, après avoir perdu deux ou trois cents de ses plus braves cavaliers, se retira pour gagner le sommet du Delta, et aller nous attendre à la hauteur du Caire, à la tête de toutes ses forces.

Ce combat suffit pour familiariser l'armée avec ce nouveau genre d'ennemis, et pour suggérer à Bonaparte la tactique qu'il fallait employer avec eux. On s'achemina sur le Caire. La flottille se tenait sur le Nil à la hauteur de l'armée. On marcha sans relâche pendant les jours suivants. Les soldats eurent de nouvelles souffrances à essuyer, mais ils longeaient le Nil, et pouvaient s'y baigner tous les soirs. La vue de l'ennemi leur avait rendu leur ardeur. Ces soldats, déjà un peu dégoûtés des fatigues, comme il arrive toujours quand on a assez de gloire, je les trouvais, dit Bonaparte, toujours admirables au feu. Pendant les marches, l'humeur revenait souvent, et après l'humeur les plaisanteries. Les savants commençaient à inspirer beaucoup de respect par le courage qu'on leur voyait déployer : Monge et Berthollet, sur la flottille, avaient montré à Chebreïss un courage héroïque. Les soldats, tout en faisant des plaisanteries, étaient pleins d'égards pour eux. Ne voyant pas paraître cette capitale du Caire, si vantée comme une des merveilles de l'Orient, ils disaient qu'elle n'existait pas, ou bien que ce serait, comme à Damanhour, une réunion de huttes. Ils disaient encore qu'on avait trompé ce pauvre général, qu'il s'était laissé déporter comme un bon enfant, lui et ses compagnons de gloire. Le soir, quand on s'était reposé, les soldats, qui avaient lu ou entendu débiter les contes des Mille et une Nuits, les répétaient à leurs camarades, et on se promettait des palais magnifiques et resplendissants d'or. En attendant, on était toujours privé de pain, non que le blé manquât, on en trouvait partout au contraire ; mais on n'avait ni moulin, ni four. On mangeait des lentilles, des pigeons, et un melon d'eau exquis, connu dans les pays méridionaux sous le nom de pastèque. Les soldats l'appelaient sainte pastèque.

On approchait du Caire, et là devait se livrer la bataille décisive. Mourad-Bey y avait réuni la plus grande partie de ses Mamelouks, dix mille à peu près. Ils étaient suivis par un nombre double de fellahs, auxquels on donnait des armes, et qu'on obligeait de se battre derrière les retranchements. Il avait rassemblé aussi quelques mille janissaires ou spahis, dépendants du pacha, qui, malgré la lettre de Bonaparte, s'était laissé entraîner dans le parti de ses oppresseurs. Mourad-Bey avait fait des préparatifs de défense sur les bords du Nil. La grande capitale du Caire se trouve sur la rive droite du fleuve. C'était sur la rive opposée, c'est-à-dire sur la gauche, que Mourad-Bey avait placé son camp, dans une longue plaine qui s'étendait entre le Nil et les pyramides de Gizeh, les plus hautes de l'Égypte. Voici quelles étaient ses dispositions. Un gros village, appelé Embabeh, était adossé au fleuve. Mourad-Bey y avait ordonné quelques travaux, conçus et exécutés avec l'ignorance turque. C'était un simple boyau qui environnait l'enceinte du village et des batteries immobiles, dont les pièces, n'étant pas sur affût de campagne, ne pouvaient être déplacées. Tel était le camp retranché de Mourad. Il y avait placé ses vingt-quatre mille fellahs et janissaires, pour s'y battre avec l'opiniâtreté accoutumée des Turcs derrière les murailles. Ce village, retranché et appuyé au fleuve, formait sa droite. Ses Mamelouks, au nombre de dix mille cavaliers, s'étendaient dans la plaine, entre le fleuve et les pyramides. Quelques mille cavaliers arabes, qui n'étaient les auxiliaires des Mamelouks que pour piller et massacrer dans le cas d'une victoire, remplissaient l'espace entre les pyramides et les Mamelouks. Le collègue de Mourad-Bey, Ibrahim, moins belliqueux et moins brave que lui, se tenait de l'autre côté du Nil, avec un millier de Mamelouks, avec ses esclaves et ses richesses, prêt à sortir du Caire, et à se réfugier en Syrie, si les Français étaient victorieux. Un nombre considérable de djermes couvraient le Nil, et portaient toutes les richesses des Mamelouks. Tel était l'ordre dans lequel les deux beys attendaient Bonaparte.

Le 3 thermidor (21 juillet), l'armée française se mit en marche avant le jour. Elle savait qu'elle allait apercevoir le Caire et rencontrer l'ennemi. A la pointe du jour, elle découvrit enfin à sa gauche, et au delà du fleuve, les hauts minarets de cette grande capitale, et à droite, dans le désert, les gigantesques pyramides, dorées par le soleil. A la vue de ces monuments, elle s'arrêta comme saisi de curiosité et d'admiration. Le visage de Bonaparte était rayonnant d'enthousiasme ; il se mit à galoper devant les rangs des soldats, et leur montrant les pyramides : Songez, s'écria-t-il, songez que du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent. On s'avança d'un pas rapide. On voyait, en s'approchant, s'élever les minarets du Caire, on voyait fourmiller la multitude qui gardait Embabeh, on voyait étinceler les armes de ces dix mille cavaliers, brillants d'or et d'acier, et formant une ligne immense. Bonaparte fit aussitôt ses dispositions. L'armée, comme à Chébreïss, était partagée en cinq divisions. Les divisions Desaix et Reynier formaient la droite, vers le désert ; la division Dugua formait le centre ; les divisions Menou et Bon formaient la gauche, le long du Na. Bonaparte, qui, depuis le combat de Chébreïss, avait jugé le terrain et l'ennemi, fit ses dispositions en conséquence. Chaque division formait un carré ; chaque carré était sur six rangs. Derrière étaient les compagnies de grenadiers en pelotons, prêtes à renforcer les points d'attaque. L'artillerie était aux angles ; les bagages et les généraux au centre. Ces carrés étaient mouvants. Quand ils étaient en marche, deux côtés marchaient sur le flanc. Quand ils étaient chargés, ils devaient s'arrêter pour faire front sur toutes les faces. Puis quand ils voulaient enlever une position, les premiers rangs devaient se détacher, pour former des colonnes d'attaque, et les autres devaient rester en arrière, formant toujours le carré, mais sur trois hommes de profondeur seulement, et prêts à recueillir les colonnes d'attaque. Telles étaient les dispositions ordonnées par Bonaparte. Il craignait que ses impétueux soldats d'Italie, habitués de marcher au pas de marche, eussent de la peine à se résigner à cette froide et impassible immobilité des murailles. Il avait eu soin de les y préparer. Ordre était donné surtout de ne pas se hâter de tirer, d'attendre froidement l'ennemi, et de ne faire feu qu'à bout portant.

On s'avança presque à la portée du canon. Bonaparte, qui était dans le carré du centre, formé par la division Dugua, s'assura, avec une lunette, de l'état du camp d'Embabeh. Il vit que l'artillerie du camp, n'étant pas sur affût de campagne, ne pourrait pas se porter dans la plaine, et que l'ennemi ne sortirait pas des retranchements. C'est sur cette prévision qu'il basa ses mouvements. Il résolut d'appuyer avec ses divisions sur la droite, c'est-à-dire sur le corps des Mamelouks, en circulant hors de la portée du canon d'Embabeh. Son intention était de séparer les Mamelouks du camp retranché, de les envelopper, de les pousser dans le Nil, et de n'attaquer Embabeh qu'après s'être défait d'eux. Il ne devait pas lui être difficile de venir à bout de la multitude qui fourmillait dans ce camp, après avoir détruit les Mamelouks.

Sur-le-champ il donna le signal. Desaix, qui formait l'extrême droite, se mit le premier en marche. Après lui venait le carré de Reynier, puis celui de Dugua, où était Bonaparte. Les deux autres circulaient autour d'Embabeh, hors de la portée du canon. Mourad-Bey, qui, quoique sans instruction, était doué d'un grand caractère et d'un coup d'œil pénétrant, devina sur-le-champ l'intention de son adversaire, et résolut de charger pendant ce mouvement décisif. Il laissa deux mille Mamelouks pour appuyer Embabeh, puis se précipita avec le reste sur les deux carrés de droite. Celui de Desaix, engagé dans des palmiers, n'était pas encore formé, lorsque les premiers cavaliers l'abordèrent. Mais il se forma sur-le-champ, et fut prêt à recevoir la charge. C'est une masse énorme que celle de huit mille cavaliers galopant à la fois dans une plaine. Ils se précipitèrent avec une impétuosité extraordinaire sur la division Desaix. Nos braves soldats, devenus aussi froids qu'ils avaient été fougueux jadis, les attendirent avec calme, et les reçurent, à bout portant, avec un feu terrible de mousqueterie et de mitraille. Arrêtés par le feu, ces innombrables cavaliers flottaient le long des rangs, et galopaient autour de la citadelle enflammée. Quelques-uns des plus braves se précipitèrent sur les baïonnettes, puis, retournant leurs chevaux et les renversant sur nos fantassins, parvinrent à faire brèche, et trente ou quarante vinrent expirer aux pieds de Desaix, aux centre même du carré. La masse, tournant bride, se rejeta du carré de Desaix sur celui de Reynier qui venait après. Accueillie par le même feu, elle revint vers le point d'où elle était partie ; mais elle trouva sur ses derrières la division Dugua, que Bonaparte avait portée vers le Nil, et fut jetée dans une déroute complète. Alors la fuite se fit en désordre. Une partie des fuyards s'échappa vers notre droite, du côté des Pyramides ; une autre, passant sous le feu de Dugua,  alla se jeter dans Embabeh, où elle porta la confusion. Dès cet instant le trouble commença à se mettre dans le camp retranché. Bonaparte, s'en apercevant, ordonna à ses deux divisions de gauche de s'approcher d'Embabeh pour s'en emparer. Bon et Menou s'avancèrent sous le feu des retranchements, et, arrivés à une certaine distance, firent halte. Les carrés se dédoublèrent ; les premiers rangs se formèrent en colonnes d'attaque, tandis que les autres restèrent en carré, figurant toujours de véritables citadelles. Mais au même instant, les Mamelouks, tant ceux que Mourad avait laissés à Embabeh, que ceux qui s'y étaient réfugiés, voulurent nous prévenir. Ils fondirent sur nos colonnes d'attaque, tandis qu'elles étaient en marche. Mais celles-ci, s'arrêtant sur-le-champ et se formant en carré avec une merveilleuse rapidité, les reçurent avec fermeté, et en abattirent un grand nombre. Les uns se rejetèrent dans Embabeh, où le désordre devint extrême ; les autres, fuyant dans la plaine, entre le Nil et notre droite, furent fusillés ou poussés dans le fleuve. Les colonnes d'attaque abordèrent vivement Embabeh, s'en emparèrent, et jetèrent dans le Nil la multitude des fellahs et des janissaires. Beaucoup se noyèrent ; mais comme les Égyptiens sont excellents nageurs, le plus grand nombre d'entre eux parvint à se sauver. La journée était finie. Les Arabes, qui étaient près des Pyramides et qui attendaient la victoire, s'enfoncèrent dans le désert. Mourad, avec les débris de la cavalerie, et le visage tout sanglant, se retira vers la haute Égypte. Ibrahim, qui de l'autre rive contemplait ce désastre, s'enfonça vers Belbeïs, pour se retirer en Syrie. Les Mamelouks mirent aussitôt le feu aux djermes qui portaient leurs richesses. Cette proie nous échappa, et nos soldats virent pendant toute la nuit des flammes dévorer un riche butin.

La bataille nous avait à peine coûté une centaine de morts ou blessés ; car si la défaite est terrible pour des carrés enfoncés, la perte est nulle pour des carrés victorieux. Les Mamelouks avaient perdu leurs meilleurs cavaliers par le feu ou par les flots. Leurs forces étaient dispersées, et la possession du Caire nous était assurée. Cette capitale était dans un désordre extraordinaire. Elle renferme plus de trois cent mille habitants, et elle est remplie d'une populace féroce et abrutie, qui se livrait à tous les excès, et voulait profiter du tumulte pour piller les riches palais des beys. Malheureusement la flottille française n'avait pas encore remonté le Nil, et nous n'avions pas le moyen de le traverser pour aller prendre possession du Caire. Quelques négociants français qui s'y trouvaient furent envoyés à Bonaparte par les cheiks, pour convenir de l'occupation de la ville. Il se procura quelques djermes pour envoyer un détachement qui rétablît la tranquillité, et mît les personnes et les propriétés à l'abri des fureurs de la populace. Il entra le surlendemain dans le Caire, et alla prendre possession du palais de Mourad-Bey.

A peine fut-il établi au Caire, qu'il se hâta d'employer la politique qu'il avait déjà suivie à Alexandrie, et qui devait lui attacher le pays. Il visita les principaux cheiks, les flatta, leur fit espérer le rétablissement de la domination arabe, leur promit la conservation de leur culte et de leurs coutumes, et réussit complètement à les gagner par un mélange de caresses adroites et de paroles imposantes, empreintes d'une grandeur orientale. L'essentiel était d'obtenir des cheiks de la mosquée de Jemil-Azhar une déclaration en faveur des Français. C'était comme un bref du pape chez les chrétiens. Bonaparte y déploya tout ce qu'il avait d'adresse, et il y réussit complètement. Les grands cheiks firent la déclaration désirée, et engagèrent les Égyptiens à se soumettre à l'envoyé de Dieu, qui respectait le prophète, et qui venait venger ses enfants de la tyrannie des Mamelouks. Bonaparte établit au Caire un divan, comme il avait fait à Alexandrie, composé des principaux cheiks et des plus notables habitants. Il fut convenu que, dans toutes les provinces, il en serait établi de pareils, et que ces divans particuliers enverraient des députés au divan du Caire, qui serait ainsi le grand divan national.

Bonaparte résolut de laisser exercer la justice par les cadis. Dans son projet de succéder aux droits des Mamelouks, il saisit leurs propriétés, et fit continuer au profit de l'armée française la perception des droits précédemment établis. Pour cela, il fallait avoir les Cophtes à sa disposition. Il ne négligea rien pour se les attacher, en leur faisant espérer une amélioration dans leur sort. Il fit partir des généraux avec des détachements, pour redescendre le Nil, et aller achever l'occupation du Delta, qu'on n'avait fait que traverser. Il en envoya vers  le Nil supérieur, pour prendre possession de l'Égypte moyenne. Desaix fut placé avec sa division à l'entrée de la haute Égypte, dont il devait faire la conquête sur Mourad-Bey, dès que les eaux du Nil baisseraient avec l'automne. Chacun des généraux, muni d'instructions détaillées,- devait répéter dans tout le pays ce qui avait été fait à Alexandrie et au Caire. Ils devaient s'entourer des cheiks, capter les Cophtes, et établir la perception des impôts pour fournir aux besoins de l'armée.

Bonaparte s'occupa ensuite du bien-être et de la santé des soldats. L'Égypte commençait à leur plaire : ils y trouvaient le repos, l'abondance, un climat sain et pur. Ils s'habituaient aux mœurs singulières du pays, et en faisaient un sujet continuel de plaisanteries. Mais, devinant l'intention du général avec leur sagacité accoutumée, ils jouaient aussi le respect pour le prophète, et riaient avec lui du rôle que la politique les obligeait à jouer. Bonaparte fit construire des fours pour qu'ils eussent du pain. Il les logea dans les bonnes habitations des Mamelouks, et leur recommanda surtout de respecter les femmes. Ils avaient trouvé en Égypte des ânes superbes et en grand nombre. C'était un grand plaisir pour eux de se faire porter dans les environs, et de galoper sur ces animaux à travers les campagnes. Leur vivacité causa quelques accidents aux graves habitants du Caire. Il fallut défendre de traverser les rues trop vite. La cavalerie était montée sur les plus beaux chevaux du monde, c'est-à-dire sur les chevaux arabes enlevés aux Mamelouks.

Bonaparte s'occupa aussi de maintenir les relations avec les contrées voisines, afin de conserver et de s'approprier le riche commerce de l'Égypte. Il nomma lui-même l'émir-haggi. C'est un officier choisi annuellement au Caire pour protéger la grande caravane de la Mecque. Il écrivit à tous les consuls français sur la côte de Barbarie, pour avertir les beys que l'émir-haggi était nommé, et que les caravanes pouvaient partir. Il fit écrire par les cheiks au shérif de la Mecque que les pèlerins seraient protégés, et que les caravanes trouveraient sûreté et protection. Le pacha du Caire avait suivi Ibrahim-Bey à Belbeïs. Bonaparte lui écrivit, ainsi qu'aux divers pachas de Saint-Jean-d'Acre et de Damas, pour les assurer des bonnes dispositions des Français envers la Sublime Porte. Ces dernières précautions était malheureuse-nient inutiles ; et les officiers de la Porte se persuadaient difficilement que les Français, qui venaient envahir une des plus riches provinces de leur souverain, fussent réellement ses amis.

Les Arabes étaient frappés du caractère du jeune conquérant. Ils ne comprenaient pas qu'un mortel qui lançait la foudre fût aussi clément. Ils l'appelaient le digne enfant du prophète, le favori du grand Allah ; ils avait chanté dans la grande mosquée la litanie suivante :

Le grand Allah n'est plus irrité contre nous ! Il a oublié nos fautes, assez punies par la longue oppression des Mamelouks ! Chantons les miséricordes du grand Allah !

Quel est celui qui a sauvé des dangers de la mer et de la fureur de ses ennemis le favori de la victoire ? Quel est celui qui a conduit sains et saufs sur les rives du Nil les braves de l'Occident ?

C'est le grand Allah, le grand Allah, qui n'est plus irrité contre nous. Chantons les miséricordes du grand Allah !

Les beys mamelouks avaient mis leur confiance dans leurs chevaux ; les beys mamelouks avaient rangé leur infanterie en bataille.

Mais le favori de la victoire, à la tête des braves de l'Occident, a détruit l'infanterie et les chevaux des Mamelouks.

De même que les vapeurs qui s'élèvent le matin du Nil sont dissipées par les rayons du soleil, de même l'armée des Mamelouks a été dissipée par les braves de l'Occident, parce que le grand Allah est actuellement irrité contre les Mamelouks, parce que les braves de l'Occident sont la prunelle droite du grand Allah !

Bonaparte voulut, pour entrer davantage dans les mœurs des Arabes, prendre part à leurs fêtes. Il assista à celle du Nil, qui est une des plus grandes d'Égypte. Ce fleuve est le bienfaiteur de la contrée ; aussi est-il en grande vénération chez les habitants, et il est l'objet d'une espèce de culte. Pendant l'inondation, il s'introduit au Caire par un grand canal ; une digue lui interdit l'entrée de ce canal, jusqu'à ce qu'il soit parvenu à une certaine hauteur ; alors on la coupe, et le jour destiné à cette opération et un jour de réjouissance. Bonaparte fit illuminer la ville, et la journée s'acheva dans des festins. La fête du prophète ne fut pas célébrée avec moins de pompe ; Bonaparte se rendit à la grande mosquée, s'assit sur des coussins, les jambes croisées comme les cheiks, dit avec eux les litanies du prophète, en balançant le haut de son corps et agitant sa tête. Il édifia tout le saint collège par sa piété. Il assista ensuite au repas donné par le grand cheik, élu dans la journée.

C'est par tous ces moyens que le jeune général, aussi profond politique que grand capitaine, parvenait à s'attacher l'esprit du pays. Tandis qu'il en flattait momentanément les préjugés, il travaillait à y répandre un jour la science, par la création du célèbre Institut d'Égypte. Il réunit les savants et les artistes qu'il avait amenés, et, les associant à quelques-uns de ses officiers les plus instruits, il en composa cet Institut, auquel il consacra des revenus et l'un des plus vastes palais du Caire. Les uns devaient s'occuper à faire une description exacte du pays, et en dresser la carte la plus détaillée ; les autres devaient en étudier les ruines, et fournir de nouvelles lumières à l'histoire ; les autres devaient en étudier les productions, faire des observations utiles à la physique, à l'astronomie, à l'histoire naturelle ; les autres enfin devaient s'occuper à rechercher les améliorations qu'on pourrait apporter à l'existence des habitants, par des machines, des canaux, des travaux sur le Nil, des procédés adaptés à ce sol si singulier et si différent de l'Europe. Si la fortune. devait nous enlever un jour cette belle contrée, du moins elle ne pouvait nous enlever les conquêtes que la science allait y faire ; un monument se préparait (Fourier, Description de l'Égypte) qui devait honorer le génie et la constance de nos savants, autant que l'expédition honorait l'héroïsme de nos soldats.

 

V. — DÉFAITE NAVALE D'ABOUKIR (1798).

La conquête des provinces de la basse et de la moyenne Égypte s'était faite sans peine, et n'avait coûté que quelques escarmouches avec les Arabes. Il avait suffi d'une marche forcée sur Belbeïs pour rejeter Ibrahim-Bey en Syrie. Desaix attendait l'automne pour enlever la haute Égypte à Mourad-Bey, qui s'y était retiré avec les débris de son armée.

Mais, pendant ce temps, la fortune venait d'infliger à Bonaparte le plus redoutable de tous les revers. En quittant Alexandrie, il avait fortement recommandé à l'amiral Brueys de mettre son escadre à l'abri des Anglais, soit en la faisant entrer dans Alexandrie, soit en la dirigeant sur Corfou, mais surtout de ne pas rester dans la rade d'Aboukir, car il valait mieux rencontrer l'ennemi à la voile que de le recevoir à l'ancre. Brueys s'était décidé à partir pour Corfou. Mais étant fort attaché au général Bonaparte, il n'avait pas voulu mettre à la voile sans avoir des nouvelles de son entrée au Caire et de son établissement en Égypte. Le temps qu'il employa, soit à faire sonder les passes d'Alexandrie, soit à entendre des nouvelles du Caire, le perdit, et amena un des plus funestes événements de la révolution, et- l'un de ceux qui, à cette époque, ont le plus influé sur les destinées du monde.

L'amiral Brueys s'était embossé dans la rade d'Aboukir. Cette rade est un demi-cercle très régulier. Nos treize vaisseaux formaient une ligne demi-circulaire, parallèle au rivage. L'amiral, pour assurer sa ligne d'embossage, l'avait appuyée d'un côté vers une petite He, nommé l'îlot d'Aboukir. Il ne supposait pas qu'un vaisseau pût passer entre cet îlot et sa ligne pour la prendre par derrière ; et, dans cette croyance, il s'était contenté d'y placer une batterie de douze, seulement pour empêcher l'ennemi d'y débarquer. Il se croyait tellement inattaquable de ce côté qu'il y avait placé ses plus mauvais vaisseaux. Il craignait davantage pour l'autre extrémité de ce demi-cercle. De ce côté, il croyait possible que l'ennemi passât entre le rivage et sa ligne d'embossage ; aussi y avait-il mis ses vaisseaux les plus forts et les mieux commandés. De plus, il était rassuré par une circonstance importante, c'est que, cette ligne étant au midi, et le vent venant du nord, l'ennemi qui voudrait attaquer par ce côté aurait le vent contraire, et ne s'exposerait pas sans doute à combattre avec un pareil désavantage.

Dans cette situation, protégé vers sa gauche par un îlot qu'il croyait suffisant pour fermer la rade, et vers sa droite par ses meilleurs vaisseaux et par le vent, il attendit en sécurité les nouvelles qui devaient décider son départ.

Nelson, après avoir parcouru l'Archipel, après être retourné dans l'Adriatique, à Naples, en Sicile, avait obtenu enfin la certitude du débarquement des Français à Alexandrie. Il prit aussitôt cette direction, afin de joindre leur escadre et de la combattre. Il envoya une frégate pour la chercher et reconnaître sa position. Cette frégate l'ayant trouvée dans la rade d'Aboukir, put observer tout à l'aise notre ligne d'embossage. Après avoir achevé sa reconnaissance, elle retourna vers Nelson qui, étant informé de tous les détails de notre position, manœuvra aussitôt vers Aboukir. Il y arriva le 14 thermidor (1er août), vers les six heures du soir. L'amiral Brueys était à dîner ; il fit aussitôt donner le signal du combat. Mais on s'attendait si peu à recevoir l'ennemi, que le branle-bas n'était fait sur aucun vaisseau, et qu'une partie des équipages était à terre. L'amiral envoya des officiers pour faire rembarquer les matelots et pour réunir une partie de ceux qui étaient sur les convois. Il ne croyait pas que Nelson osât l'attaquer le soir même, et il croyait avoir le temps de recevoir les renforts qu'il venait de demander.

Nelson résolut d'attaquer sur-le-champ, et de tenter une manœuvre audacieuse, de laquelle il espérait le succès de la bataille. Il voulait aborder notre ligne par la gauche, c'est-à-dire par l'îlot d'Aboukir, passer entre cet îlot et notre escadre, malgré le danger des bas-fonds, et se placer ainsi entre le rivage et notre ligne d'embossage. Cette manœuvre était périlleuse, mais l'intrépide Anglais n'hésita pas. Le nombre des vaisseaux était égal des deux côtés, c'est-à-dire de treize vaisseaux de haut bord. Nelson attaqua vers huit heures du soir. Sa manœuvre ne fut d'abord pas heureuse. Le Culloden, en voulant passer entre l'îlot d'Aboukir et notre ligne, échoua sur un bas-fond. Le Goliath, qui le suivait, fut plus heureux, et passa ; mais poussé par le vent, il dépassa notre premier vaisseau, et ne put s'arrêter qu'à la hauteur du troisième. Les vaisseaux anglais le Zélé, l'Audacieux, le Thésée, l'Orion, suivirent le mouvement, et réussirent à se placer entre notre ligne et le rivage. Ils s'avancèrent jusqu'au Tonnant, qui était le huitième, et engagèrent ainsi notre gauche et notre centre. Leurs autres vaisseaux s'avancèrent par le dehors de la ligne, et la mirent entre deux feux. Comme on ne s'attendait pas dans l'escadre française à être attaqué dans ce sens, les batteries du côté du rivage n'étaient pas encore dégagées, et nos deux premiers vaisseaux ne purent faire feu que d'un côté ; aussi l'un fut-il désemparé, et l'autre démâté. Mais au centre, où était l'Orient, vaisseau amiral, le feu fut terrible. Le Bellérophon, l'un des principaux vaisseaux de Nelson, fut dégréé, démâté, et obligé d'amener. D'autres vaisseaux anglais, horriblement maltraités, furent obligés de s'éloigner du champ de bataille. L'amiral Brueys n'avait reçu qu'une partie de ses matelots ; cependant il se soutenait avec avantage ; il espérait même, malgré le succès de la manœuvre de Nelson, remporter la victoire, si les ordres qu'il donnait en ce moment à sa droite étaient exécutés. Les Anglais n'avaient engagé le combat qu'avec la gauche et le centre ; notre droite, composée de nos cinq meilleurs vaisseaux, n'avait aucun ennemi devant elle. L'amiral Brueys lui faisait signal de mettre à la voile et de se rabattre extérieurement sur la ligne de bataille : cette manœuvre réussissant, les vaisseaux anglais qui nous attaquaient par le dehors auraient été pris entre deux feux ; mais les signaux ne furent pas aperçus. Dans un cas pareil, un lieutenant ne doit pas hésiter de courir au danger, et de voler au secours de son chef. Le contre-amiral Villeneuve, brave, mais irrésolu, demeura immobile, attendant toujours des ordres. Notre gauche et notre centre restèrent donc placés entre deux feux. Cependant l'amiral et ses capitaines faisaient des prodiges de bravoure, et soutenaient glorieusement l'honneur du pavillon. Nous avions perdu deux vaisseaux, les Anglais aussi en avaient perdu deux, dont l'un était échoué, l'autre démâté ; notre feu était supérieur. L'infortuné Brueys fut blessé ; il ne voulut pas quitter le pont de son vaisseau : — Un amiral, dit-il, doit mourir en donnant des ordres. — Un boulet le tua sur son banc de quart. Vers onze heures, le feu prit au magnifique vaisseau l'Orient. Il sauta en l'air. Cette épouvantable explosion suspendit pour quelque temps cette lutte acharnée. Sans se laisser abattre nos cinq vaisseaux engagés, le Franklin, le Tonnant, le Peuple-Souverain, le Spartiate, l'Aquilon, soutinrent le feu toute la nuit. Il était temps encore pour notre droite de lever l'ancre et de venir à leur secours. Nelson tremblait que cette manœuvre ne fût exécutée, il était si maltraité qu'il n'aurait pu soutenir l'attaque. Cependant Villeneuve mit enfin à la voile, mais pour se retirer, et pour sauver son aile, qu'il ne croyait pas pouvoir exposer avec avantage contre Nelson. Trois de ses vaisseaux se jetèrent à la côte ; il se sauva avec les deux autres et deux frégates, et fit voile vers Malte. Le combat avait duré plus de quinze heures. Tous les équipages attaqués avaient fait des prodiges de valeur. Le brave capitaine Dupetit-Thouars avait deux membres emportés ; il se fit apporter du tabac, resta sur son banc de quart, et, comme Brueys, attendit d'être emporté par un boulet de canon. Toute notre escadre, excepté les vaisseaux et les deux frégates emmenés par Villeneuve, fut détruite. Nelson était si maltraité qu'il ne put pas poursuivre les vaisseaux en fuite.

Telle fut la célèbre bataille navale d'Aboukir, la plus désastreuse que la marine française eût encore soutenue, et celle dont les conséquences militaires devaient être les plus funestes. La flotte qui avait porté les Français en Égypte, qui pouvait les secourir ou les recruter, qui devait seconder leurs mouvements sur les côtes de Syrie, s'ils en avaient à exécuter, qui devait imposer à la Porte, la forcer à se payer de mauvaises raisons, et l'obliger à souffrir l'invasion de l'Égypte ; qui devait enfin, en cas de revers, ramener les Français dans leur partie, cette flotte était détruite. Les vaisseaux des Français étaient brûlés, mais ils ne les avaient pas brûlés eux-mêmes, ce qui était bien différent pour l'effet moral. La nouvelle de ce désastre circula rapidement en Égypte, et causa un instant de désespoir à l'armée. Bonaparte reçut cette nouvelle avec un calme impassible. — Eh bien ! dit-il, il faut mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens ! Il écrivit à Kléber : Ceci nous obligera à faire de plus grandes choses que nous n'en voulions faire. Il faut nous tenir prêts. La grande âme de Kléber était digne de ce langage. Oui, répondit Kléber, il faut faire de grandes choses ; j'y prépare mes facultés. — Le courage de ces grands hommes soutint l'armée et en rétablit le moral. Bonaparte chercha à distraire ses soldats par différentes expéditions, et leur fit bientôt oublier ce désastre. A la fête de la fondation de la république, célébrée le 1er vendémiaire, il voulut encore exalter leur imagination ; il fit graver sur la colonne de Pompée les noms des quarante premiers soldats morts en Égypte. C'étaient les quarante qui avaient succombé en attaquant Alexandrie. Ces quarante noms, sortis des villages de France, étaient ainsi associés à l'immortalité de Pompée et d'Alexandre. Il adressa à son armée cette singulière et grande allocution, où était retracée sa merveilleuse histoire :

Soldats !

Nous célébrons le premier jour de l'an VII de la République.

Il y a cinq ans, l'indépendance du peuple français était menacée ; mais vous prîtes Toulon, ce fut le présage de la ruine de vos ennemis.

Un an après, vous battiez les Autrichiens à Dégo.

L'année suivante, vous étiez sur le sommet des Alpes.

Vous luttiez contre Mantoue, il y a deux ans, et vous remportiez la célèbre victoire de Saint-Georges.

L'an passé, vous étiez aux sources de la Drave et de l'Isonzo, de retour de l'Allemagne.

Qui eût dit alors que vous seriez aujourd'hui sur les bords du Nil, au centre de l'ancien continent ?

Depuis l'Anglais, célèbre dans les arts et le commerce, jusqu'au hideux et féroce Bédouin, vous fixez les regards du monde.

Soldats, votre destinée est belle, parce que vous êtes dignes de ce que vous avez fait, et de l'opinion qu'on a de vous. Vous mourrez avec honneur, comme les braves dont les noms sont inscrits sur cette pyramide, ou vous retournerez dans votre patrie couverts de lauriers et de l'admiration de tous les peuples.

Depuis cinq mois que nous sommes éloignés de l'Europe, nous avons été l'objet perpétuel des sollicitudes de nos compatriotes. Dans ce jour, quarante millions de citoyens célèbrent Père des gouvernements représentatifs ! quarante millions de citoyens pensent à vous ; tous disent : C'est à leurs travaux, à leur sang, que nous devons la paix générale, le repos, la prospérité du commerce, et les bienfaits de la liberté civile.

La malheureuse bataille d'Aboukir vint, non pas détruire le prestige de l'entreprise, mais réveiller toutes les espérances des ennemis de la France ; elle priva les Français de tout leur ascendant dans le Levant, et donna à l'Angleterre une prépondérance décidée. La Porte déclara solennellement la guerre à la France, et, pour une province perdue depuis longtemps, se brouilla avec son amie naturelle, et se lia avec ses ennemis les plus redoutables, la Russie et l'Angleterre. Le sultan ordonna la réunion d'une armée pour aller reconquérir l'Égypte. Cette circonstance rendait singulièrement difficile la position des Français. Séparés de la France, et privés de tout secours par les flottes victorieuses des Anglais, ils étaient exposés en outre à voir fondre sur eux toutes les hordes de l'Orient. Ils n'étaient que trente mille environ pour lutter contre tant de périls.

 

VI. — EXPÉDITION DE SYRIE. - VICTOIRE D'ABOUKIR (1798-1799).

Bonaparte, après la bataille des Pyramides, s'était trouvé maître de l'Égypte. Il avait commencé à s'y établir, et avait distribué ses généraux dans les provinces, pour en faire la conquête.

Lui-même, il avait fait une marche jusqu'à Belbeïs, pour rejeter Ibrahim-Bey en Syrie, et il avait recueilli en route les débris de la caravane de la Mecque, pillée par les Arabes. Revenu au Caire, il continua à y établir une administration toute française. Une révolte, excitée au Caire, par les agents secrets de Mourad-Bey, fut durement réprimée, et découragea tout à fait les ennemis des Français. L'hiver de 1798 à 1799 s'écoula ainsi dans l'attente des événements. Bonaparte apprit dans cet intervalle la déclaration de guerre de la Porte, et les préparatifs qu'elle faisait contre lui, avec l'aide des Anglais. Elle formait deux armées, l'une à Rhodes, l'autre en Syrie. Ces deux armées devaient agir simultanément au printemps de 1799, l'une en venant débarquer à Aboukir, près d'Alexandrie, l'autre en traversant le désert qui sépare la Syrie de l'Égypte. Bonaparte sentit sur-le-champ sa position, et voulut, suivant son usage, déconcerter l'ennemi en le prévenant par une attaque soudaine. Il ne pouvait pas franchir le désert qui sépare l'Égypte de la Syrie, dans la belle saison, et il résolut de profiter de l'hiver, pour aller détruire les rassemblements qui se formaient à Acre, à Damas, et dans les villes principales. Le célèbre pacha d'Acre, Djezzar, était nommé séraskier (haut commandant) de l'armée réunie en Syrie. Abdallah, pacha de Damas, commandait son avant-garde, et s'était avancé jusqu'au fort d'El-Arisch, qui couvre l'Égypte du côté de la Syrie. Bonaparte voulut agir sur-le-champ. Il avait des intelligences parmi les peuplades du Liban. Les Druses et les Mutualis, mahométans schismatiques, lui offraient leurs secours, et l'appelaient de tous leurs vœux. En brusquant l'assaut de Jaffa, d'Acre et de quelques places mal fortifiées, il pouvait s'emparer en peu de temps de la Syrie, ajouter cette belle conquête à celle de l'Égypte, devenir maître de l'Euphrate, comme il était du Nil, et avoir alors toutes les communications avec l'Inde. Son ardente imagination allait plus loin encore, et formait quelques-uns des projets que ses admirateurs lui prêtaient en Europe. Il n'était pas impossible qu'en soulevant les peuplades du Liban, il réunît soixante ou quatre-vingt mille auxiliaires, et qu'avec ces auxiliaires, appuyés de vingt-cinq mille soldats, les plus braves de l'univers, il marchât sur Constantinople pour s'en emparer. Que ce projet gigantesque fût exécutable ou non, il est certain qu'il occupait son imagination ; et quand on a vu ce qu'il a fait, aidé de la fortune, on n'ose plus déclarer insensé aucun de ses projets.

Bonaparte se mit en marche en pluviôse (premiers jours de février), à la tête des divisions Kléber, Reynier, Lannes, Bon et Murat, fortes de treize mille hommes environ. Il arriva devant le fort d'El-Arisch le 29 pluviôse (17 février). Après un peu de résistance, la garnison se rendit prisonnière au nombre de treize cents hommes. On trouva dans le fort des magasins considérables. Ibrahim-Bey, ayant voulu le secourir, fut mise en fuite : son camp resta au pouvoir des Français, et leur procura un butin immense. Les soldats eurent beaucoup à souffrir en traversant le désert ; mais ils voyaient leur général marchant à leurs côtés, supportant, avec une santé débile, les mêmes privations, les mêmes fatigues, et ils n'osaient se plaindre. Bientôt on arriva à Gazah ; on prit cette place à la vue de Djezzar-Pacha, et l'on y trouva comme dans le fort d'El-Arisch, beaucoup de matériel et d'approvisionnements. De Gazah l'armée se dirigea sur Jaffa, l'ancienne Joppé. Elle y arriva le 13 ventôse (3 mars). Cette place était entourée d'une grosse muraille flanquée de tours. Elle renfermait quatre mille hommes de garnison. Bonaparte la fit battre en brèche, et puis somma le commandant, qui, pour toute réponse, coupa la tête au parlementaire. L'assaut fut donné, la place emportée avec une audace extraordinaire, et livrée à trente heures de pillage et de massacres. On y trouva encore une quantité considérable d'artillerie et de vivres de toute espèce. Il restait quelques mille prisonniers, qu'on ne pouvait pas envoyer en Égypte, parce qu'on n'avait pas les moyens ordinaires de les faire escorter, et qu'on ne voulait pas renvoyer à l'ennemi, dont ils auraient grossi les rangs. Bonaparte se décida à une mesure terrible, et qui est le seul acte cruel de sa vie. Transporté dans un pays barbare, il en avait involontairement adopté les mœurs : il fit passer au fil de l'épée les prisonniers qui lui restaient. L'armée consomma avec obéissance, mais avec une espèce d'effroi l'exécution qui lui était commandée.

Bonaparte s'avança ensuite sur Saint-Jean-d'Acre, l'ancienne Ptolémaïs, située au pied du mont Carmel. C'était la seule place qui pût encore l'arrêter. La Syrie était à lui, s'il pouvait l'enlever. Mais Djezzar s'y était enfermé avec toutes ses richesses et une forte garnison. Il comptait sur l'appui de Sidney Smith, qui croisait dans ces parages, et qui lui fournit des ingénieurs, des canonniers et des munitions. Il devait d'ailleurs être bientôt secouru par l'armée turque réunie en Syrie, que s'avançait de Damas pour franchir lé Jourdain. Bonaparte se hâta d'attaquer la place pour l'enlever comme celle de Jaffa, avant qu'elle fût renforcée de nouvelles troupes, et que les Anglais eussent le temps d'en perfectionner la défense. La tranchée fut ouverte le 30 ventôse (20 mars). Le général du génie Sanson, croyant être arrivé, dans une reconnaissance de nuit, au pied du rempart, déclara qu'il n'y avait ni contrescarpe ni fossé. On crut n'avoir à pratiquer qu'une simple brèche, et à monter ensuite à l'assaut. Le 5 germinal (25 mars), on fit brèche, on se présenta à l'assaut, et on fut arrêté par une contrescarpe et un fossé. Alors on se mit sur-le-champ à miner. L'opération se faisait sous le feu de tous les remparts et de la belle artillerie que Sidney Smith nous avait enlevée. La mine sauta le 8 germinal (28 mars), et n'emporta qu'une partie de la contrescarpe. Vingt-cinq grenadiers, à la suite du jeune Mailly, montèrent à l'assaut. En voyant ce brave officier poser une échelle, les Turcs furent épouvantés, mais Mailly tomba mort. Les grenadiers furent alors découragés, les Turcs revinrent ; deux bataillons qui suivaient furent accueillis par une horrible fusillade, leur commandant Laugier fut tué, et l'assaut manqua encore.

Malheureusement la place venait de recevoir plusieurs mille hommes de renfort, une grande quantité de canonniers exercés à l'européenne, et des munitions immenses. C'était un grand siège à exécuter avec treize mille hommes, et presque sans artillerie. On était au 12 germinal (1er avril). Il y avait déjà dix jours d'employés devant la place ; on annonçait l'approche de la grande armée turque ; il fallait poursuivre les travaux et couvrir le siège, et tout cela avec la seule armée d'expédition. Le général en chef ordonna qu'on travaillât sans relâche à miner de nouveau, et détacha la division Kléber vers le Jourdain, pour en disputer le passage à l'armée venant de Damas.

Cette armée s'élevait à environ vingt-cinq mille hommes. Plus de douze mille cavaliers en faisaient la force. Elle traînait un bagage immense. Abdallah, pacha de Damas, en avait le commandement. Bonaparte, instruit de la force de l'ennemi, se détacha avec la division Bon, pour soutenir Kléber, et livrer une bataille décisive.

Kléber, avec sa division, avait débouché dans les plaines qui s'étendent au pied du mont Thabor, non loin du village de Fouli. Il avait eu l'idée de surprendre le camp turc pendant la nuit, mais il était arrivé trop tard pour y réussir. Le 27 germinal (16 avril) au matin, il trouva toute l'armée turque en bataille. Quinze mille fantassins occupaient le village de Fouli, plus de douze mille cavaliers se déployaient dans la plaine. Kléber avait à peine trois mille fantassins en carré. Toute cette cavalerie s'ébranla et fondit sur nos carrés. Jamais les Français n'avaient vu tant de cavaliers caracoler, charger, se mouvoir dans tous les sens. Ils conservèrent leur sang-froid accoutumé, et les recevant à bout portant par un feu terrible, ils en abattirent à chaque charge un nombre considérable. Bientôt ils eurent formé autour d'eux un rempart d'hommes et de chevaux, et abrités par cet horrible abattis, ils purent résister six heures de suite à toute la furie de leurs adversaires. Dans ce moment Bonaparte débouchait du mont Thabor avec la division Bon. Il vit la plaine couverte de feu et de fumée, et la brave division Kléber résistant à l'abri d'une ligne de cadavres. Sur-le-champ, il partagea la division qu'il amenait en deux carrés ; ces deux carrés s'avancèrent de manière à former un triangle équilatéral avec la division Kléber, et mirent ainsi l'ennemi au milieu d'eux. Ils marchèrent en silence, et sans donner aucun signe de leur approche jusqu'à une certaine distance ; puis tout à coup Bonaparte fit tirer un coup de canon, et se montra alors sur le champ de bataille. Un feu épouvantable partant aussitôt des trois extrémités de ce triangle, assaillit les Mamelouks qui étaient au milieu, les fit tourbillonner sur eux-mêmes, et fuir en désordre dans toutes les directions. La division Kléber, redoublant d'ardeur à cette vue, s'élança sur le village de Fouli, l'enleva à la baïonnette, et fit un grand carnage de l'ennemi. En un instant toute ce.tte multitude s'écoula, et la plaine ne fut plus couverte que de morts. Six mille Français avaient détruit cette armée, que les habitants disaient innombrable comme les étoiles du ciel et les sables de la mer.

Pendant cet intervalle, on n'avait cessé de miner, de contreminer autour des murs de Saint-Jean-d'Acre. On se disputait un terrain bouleversé par l'art de sièges. Il y avait-un mois et demi qu'on était devant la place, on avait tenté beaucoup d'assauts, repoussé beaucoup de sorties, tué beaucoup de monde à l'ennemi ; mais, malgré de continuels avantages, on faisait d'irréparables pertes de temps et d'hommes. Le 18 floréal (7 mai), il arriva dans le port d'Acre un renfort de douze mille hommes. Bonaparte, calculant qu'ils ne pourraient pas être débarqués avant six heures, fait sur-le-champ jouer une pièce de vingt-quatre sur un pan de mur ; c'était à la droite du point où, depuis quelque temps, on déployait tant d'efforts. La nuit venue, on monte à la brèche, on envahit les travaux de l'ennemi, on les comble, on encloue les pièces, on égorge tout, enfin on est maître de la place, lorsque les troupes débarquées s'avancent en bataille, et présentent une masse effrayante. Rambaut, qui commandait les premiers grenadiers montés à l'assaut, est tué, Lannes est blessé. Dans le même moment, l'ennemi fait une sortie, prend la brèche à revers, et coupe la retraite aux braves qui avaient pénétré dans la place. Les uns parviennent à ressortir ; les autres, prenant un parti désespéré, s'enfuient dans une mosquée, s'y retranchent, y épuisent leurs dernières cartouches, et sont prêts à vendre chèrement leur vie, lorsque Sidney Smith, touché de tant de bravoure, leur fait accorder une capitulation. Pendant ce temps, les troupes de siège, marchant sur l'ennemi, le ramènent dans la place, après en avoir fait un carnage épouvantable et lui avoir enlevé huit cents prisonniers. Bonaparte, obstiné jusqu'à la fureur, donne deux jours de repos à ses troupes, et le 21 (10 mai) ordonne un nouvel assaut. On y monte avec la même bravoure, on escalade la brèche ; mais on ne peut pas la dépasser. Il y avait toute une armée gardant la place et défendant toutes les rues. Il fallut y renoncer.

Il y avait deux mois qu'on était devant Acre, on avait fait des pertes irréparables, et il eût été imprudent de s'exposer à en faire davantage. La peste était dans cette ville, et l'armée en avait pris le germe à Jaffa. La saison des débarquements approchait, et l'on annonçait l'arrivée d'une armée turque vers les bouches du Nil. En s'obstinant davantage, Bonaparte pouvait s'affaiblir au point de ne pouvoir repousser de nouveaux ennemis. Le fond de ses projets était réalisé, puisqu'il avait détruit les rassemblements formés en Syrie, et que de ce côté il avait réduit l'ennemi à l'impuissance d'agir. Quant à la partie brillante de ces mêmes projets, quant à ces vagues et merveilleuses espérances de conquêtes en Orient, il fallait y renoncer. Il se décida enfin à lever le siège. Mais son regret fut tel, que, malgré sa destinée inouïe, on lui a entendu répéter souvent, en parlant de Sidney Smith : Cet homme m'a fait manquer ma fortune.

Avant de quitter Saint-Jean-d'Acre, il voulut laisser une terrible trace de son passage : il accabla la ville de ses feux, et la laissa presque réduite en cendres. Il reprit la route du désert. Il avait perdu par le feu, les fatigues ou les maladies, près du tiers de son armée d'expédition, c'est-à-dire environ quatre mille hommes. Il emmenait douze cents blessés. Il se mit en marche pour repasser le désert. Il ravagea sur sa route tout le pays, et y imprima une profonde terreur. Arrivé à Jaffa, il en fit sauter les fortifications. Il y avait là une ambulance pour nos pestiférés. Les emporter était impossible ; en ne les emportant pas, on les laissait exposés à une mort inévitable, soit par la maladie, soit par la faim, soit par la cruauté de l'ennemi. Aussi Bonaparte dit-il au médecin Desgenettes qu'il y aurait bien plus d'humanité à leur administrer de l'opium qu'à leur laisser la vie ; à quoi ce médecin fit cette réponse fort vantée : Mon métier est de les guérir, et non de les tuer. On ne leur administra point d'opium, et ce fait servit à propager une calomnie indigne et aujourd'hui détruite.

 Bonaparte rentra enfin en Égypte après une expédition de près de trois mois. Il était temps qu'il y arrivât. L'esprit d'insurrection s'était répandu dans tout le Delta. Un imposteur, qui s'appelait l'ange El-Mohdhy, qui se disait invulnérable, et qui prétendait chasser les Français en soulevant de la poussière, avait réuni quelques mille insurgés. Les agents des Mamelouks l'aidaient de leur concours ; il s'était emparé de Damanhour, et en avait égorgé la garnison. Bonaparte envoya un détachement, qui dispersa les insurgés, et tua l'ange invulnérable. Le trouble s'était communiqué aux différentes provinces du Delta ; sa présence ramena partout la soumission et le calme. Il ordonna au Caire des fêtes magnifiques, pour célébrer ses triomphes en Syrie. Il n'avouait pas la partie manquée de ses projets, mais il vantait avec raison les nombreux combats livrés en Syrie, la belle bataille du mont Thabor, les vengeances terribles exercées contre Djezzar. Il répandit de nouvelles publications aux habitants, dans lesquelles il leur disait qu'il était dans le secret de leurs pensées, et devinait leurs projets à l'instant où ils les formaient. Ils ajoutèrent foi à ces étranges paroles du sultan Kébir, et le croyaient présent à toutes leurs pensées. Bonaparte n'avait pas seulement à contenir les habitants, mais encore ses généraux et l'armée elle-même. Un mécontentement sourd y régnait. Ce mécontentement ne provenait ni des fatigues, ni des dangers, ni surtout des privations, car l'armée ne manquait de rien, mais de l'amour du pays, qui poursuit les Français en tous lieux. Il y avait un an entier qu'on était en Égypte, et depuis près de six mois on n'avait aucune nouvelle de France. Aucun navire n'avait pu passer ; une sombre tristesse dévorait tous les cœurs. Chaque jour les officiers et les généraux demandaient des congés pour repasser en Europe. Bonaparte en accordait peu, on bien y ajoutait de ces paroles qu'on redoutait comme le déshonneur. Berthier lui-même, son fidèle Berthier, dévoré d'une vieille passion, demandait à revoir l'Italie. Il fut honteux pour la seconde fois de sa faiblesse, et renonça à partir. Un jour, l'armée avait formé le projet d'enlever ses drapeaux du Caire, et de marcher sur Alexandrie pour s'y embarquer. Mais elle n'en eut que la pensée, et n'osa jamais braver son général. Les lieutenants de Bonaparte, qui donnaient tous l'exemple des murmures, se taisaient dès qu'ils étaient devant lui, et pliaient sous son ascendant. Il avait eu plus d'un démêlé avec Kléber. L'humeur de celui-ci ne venait pas de découragement, mais de son indocilité accoutumée. Ils s'étaient toujours raccommodés, car Bonaparte aimait la grande âme de Kléber, et Kléber était séduit par le génie de Bonaparte.

On était en prairial (juin). L'ignorance des événements de l'Europe et des désastres de la France était toujours la même. On savait seulement que le continent était dans une véritable confusion, et qu'une nouvelle guerre était inévitable. Bonaparte attendait impatiemment de nouveaux détails, pour prendre un parti, et retourner, s'il le fallait, sur le premier théâtre de ses exploits. Mais avant, il voulait détruire la seconde armée turque, réunie à Rhodes, dont on annonçait le débarquement très prochain.

Cette armée, montée sur de nombreux transports, et escortée par la division navale de Sidney Smith, parut le 23 messidor (11 juillet) à la vue d'Alexandrie, et vint mouiller à Aboukir, la même rade où notre escadre avait été détruite. Le point de débarquement choisi par les Anglais était la presqu'île qui forme cette rade, et qui porte le même nom. Cette presqu'île étroite s'avance entre la mer et le lac Madieh, et vient se terminer par un fort. Les Turcs débarquèrent avec beaucoup de hardiesse, abordèrent les retranchements, le sabre au poing, les enlevèrent, et s'emparèrent du village d'Aboukir, dont ils égorgèrent la garnison. Le village pris, le fort ne pouvait guère tenir, et fut obligé de se rendre.

Quand Bonaparte apprit les détails du débarquement, il quitta le Caire sur-le-champ, et fit du Caire à Alexandrie une de ces marches extraordinaire dont il avait donné tant d'exemples en Italie. Il emmenait avec lui les divisions Lannes, Bon et Murat. Il avait ordonné à Desaix d'évacuer la haute Egypte, à Kléber et Reynier, qui étaient dans le Delta, de se rapprocher d'Aboukir.

Le 6 thermidor (24 juillet), il quitta Alexandrie. Il était le lendemain 7 à l'entrée de la presqu'île. Son projet était d'abord d'enfermer l'armée turque par des retranchements, et d'attendre, pour attaquer, l'arrivée de toutes ses divisions. Mais à la vue des dispositions faites par les Turcs, il changea d'avis, et résolut de les attaquer sur-le-champ, espérant les renfermer dans le village d'Aboukir, et les accabler d'obus et de bombes.

Les Turcs occupaient le fond de la presqu'île, qui est fort étroite. Ils étaient couverts par deux lignes de retranchements. A une demi-lieue en avant du village d'Aboukir, où était leur camp, ils avaient occupé deux mamelons de sable, appuyant l'un à la mer, l'autre au lac de Madieh, et formant ainsi leur droite et leur gauche. Au centre de ces deux mamelons était un village qu'ils gardaient aussi. Ils avaient mille hommes au mamelon de droite, deux mille à celui de gauche, et trois à quatre mille hommes dans le village. Telle était leur première ligne. La seconde était au village même d'Aboukir. Elle se composait d'une redoute, et se joignait à la mer par deux boyaux. Ils avaient placé là leur camp principal et le gros de leurs forces.

Bonaparte fit ses dispositions avec sa promptitude et sa précision accoutumées. Il ordonna au général Destaing de marcher avec quelques bataillons sur le mamelon de gauche, où étaient les mille Turcs ; à Lannes, de marcher sur le mamelon de droite, où étaient les deux mille autres, et à Murat, qui était au centre, de faire filer la cavalerie sur les derrières des deux mamelons. Ces dispositions sont exécutées avec une grande précision : Destaing marche sur le mamelon de gauche, et le gravit hardiment ; Murat le fait tourner par un escadron. Les Turcs, à cette vue, abandonnent leur poste, rencontrent la cavalerie, qui les sabre et les pousse dans la mer, où .ils aiment mieux se jeter que de se rendre. Vers la droite, la même opération s'exécute. Latines aborde les deux mille Mamelouks ; Murat les tourne ; ils sont également sabrés et jetés dans la mer. Destaing et Lannes se portent ensuite vers le centre, formé par un village, et l'attaquent de front. Les Turcs s'y défendent bravement, comptant sur un secours de la seconde ligne. Une colonne, en effet, se détache du camp d'Aboukir ; mais Murat, qui a déjà filé sur le derrière du village, sabre cette colonne, et la repousse dans Aboukir. L'infanterie de Destaing et celle de Lannes entrent au pas de charge dans le village, en chassent les Turcs, qu'on pousse dans tontes les directions, et qui, s'obstinant toujours à ne pas se rendre, n'ont pour retraite que la. mer, où ils se noient.

Déjà quatre à cinq mille avaient péri de cette manière ; la première ligne était emportée ; le but de Bonaparte était rempli, et il pouvait, resserrant les Turcs dans Aboukir, les bombarder, en attendant l'arrivée de Kléber et de Reynier. Mais il veut profiter de son succès et achever sa victoire à l'instant même. Après avoir laissé reprendre haleine à ses troupes, il marche sur la seconde ligne. La division Lanusse, restée eu réserve, appuie Lannes et Destaing. La redoute qui couvrait Aboukir était difficile à emporter ; elle renfermait neuf à dix mille Turcs. Vers la droite, un boyau la joignait à la mer ; vers la gauche, un autre boyau la prolongeait, mais sans joindre tout à fait le lac de Madieh. L'espace ouvert était occupé par l'ennemi, et balayé par de nombreuses canonnières. Bonaparte, habitué à porter ses soldats sur les plus formidables obstacles, les dirige sur la position ennemie. Ses divisions d'infanterie marchent sur le front et la droite de la redoute. La cavalerie, cachée dans un bois de palmiers, doit l'attaquer par la gauche, et traverser, sous le feu des canonnières, l'espace laissé ouvert entre la redoute et le lac Madieh. La charge s'exécute ; Lannes et Destaing poussent leur brave infanterie en avant ; la 32e marche, l'arme au bras, sur les retranchements, la 18e les tourne par l'extrême droite. L'ennemi, sans les attendre, s'avance à leur rencontre. On se joint corps à corps. Les soldats turcs, après avoir tiré leur coup de fusil et leurs deux coups de pistolet, font étinceler leur sabre. Ils veulent saisir les baïonnettes avec leurs mains ; mais ils les reçoivent dans les flancs avant d'avoir pu les saisir. On s'égorge ainsi sur les retranchements. Déjà la 18e est près d'arriver dans la redoute, mais un feu terrible d'artillerie la repousse et la ramène au pied des ouvrages. Le brave Leturcq est tué glorieusement en voulant se retirer le dernier ; Fugières perd un bras. Murat, de son côté, s'était avancé avec la cavalerie, pour franchir l'espace compris entre la redoute et le lac Madieh. Plusieurs fois il s'était élancé, et avait refoulé l'ennemi ; mais, pris entre les feux de la redoute et des canonnières, il avait été obligé de se reployer en arrière. Quelques-uns de ses cavaliers s'étaient même avancés jusqu'aux fossés de la redoute ; les efforts de tant de braves paraissaient devoir être impuissants. Bonaparte contemplait ce carnage, attendant le moment favorable pour revenir à la charge. Heureusement les Turcs, suivant leur usage, sortent des retranchements, pour venir couper les têtes des morts. Bonaparte saisit cet instant, lance deux bataillons, qui marchent sur les retranchements et s'en emparent. A la droite, la 18e profite aussi de l'occasion, et entre dans la redoute. Murat, de son côté, ordonne une nouvelle charge. L'un de ses escadrons traverse cet espace si redoutable qui règne entre les retranchements et le lac, et pénètre dans le village d'Aboukir. Alors les Turcs effrayés fuient de toutes parts. On en fait un carnage épouvantable ; on les pousse, la baïonnette dans les reins, et on les précipite dans la mer. Les Turcs qui ne sont ni tués ni noyés se retirent dans le fort d'Aboukir.

Plus de douze mille cadavres flottaient sur cette mer d'Aboukir, qui naguère avait été couverte des corps de nos marins : deux ou trois mille avaient péri par le feu ou le fer. Les autres, enfermés dans le fort, n'avaient plus d'antre ressource que la clémence du vainqueur. Telle est cette extraordinaire bataille, où, pour la première fois peut-être dans l'histoire de la guerre, l'armée ennemie fut détruite tout entière. C'est dans cette occasion que Kléber, arrivant à la fin du jour, saisit Bonaparte au milieu du corps, et s'écria : Général, vous êtes grand comme le monde !

 

VII. — RETOUR DE NAPOLÉON EN FRANCE (1799).

Ainsi, soit par l'expédition de Syrie, soit par la bataille d'Aboukir, l'Égypte était délivrée, du moins momentanément, des forces de la Porte. La situation de l'armée française pouvait être regardée comme assez rassurante. Après toutes les pertes qu'elle avait faites, elle comptait vingt-cinq mille hommes environ, mais les plus braves et les mieux commandés de l'univers. Chaque jour devait la faire mieux sympathiser avec les habitants, et consolider son établissement. Bonaparte y était depuis un an ; arrivé en été avant l'inondation, il avait employé les premiers moments à s'emparer d'Alexandrie et de la capitale, ce qu'il avait obtenu par la bataille des Pyramides. Après l'inondation, et en automne, il avait achevé la conquête du Delta, et confié à Desaix la conquête de la haute Égypte. En hiver, il avait tenté l'expédition de Syrie, et détruit l'armée turque de Djezzar au mont Thabor. Il venait, en été, de détruire la seconde armée de la Porte à Aboukir. Le temps avait donc été aussi bien employé que possible ; et tandis que la victoire abandonnait en Europe les drapeaux de la France, elle leur restait fidèle en Afrique et en Asie. Les trois couleurs flottaient triomphantes sur le Nil et le Jourdain, sur les lieux mêmes d'où est partie la religion du Christ.

Bonaparte ignorait encore ce qui se passait en France ; aucune des dépêches du Directoire ni de ses frères ne lui était arrivée : il était dévoré d'inquiétude. Pour tâcher d'obtenir quelques nouvelles, il faisait croiser des bricks avec ordre d'arrêter les vaisseaux de commerce, et de s'instruire par eux des événements qui se passaient en Europe. Il envoya â la flotte turque un parlementaire qui, sous le prétexte de négocier un échange de prisonniers, devait tâcher d'obtenir quelques nouvelles. Sidney Smith arrêta ce parlementaire, l'accueillit fort bien, et voyant que Bonaparte ignorait les désastres de la France, se fit un malin plaisir de lui donner un paquet de tous les journaux. Le parlementaire revint, et remit le paquet à Bonaparte. Celui-ci passa une nuit entière à dévorer ces feuilles, et à s'instruire de tout ce qui se passait dans sa patrie. Sur-le-champ sa détermination fut prise : il résolut de s'embarquer secrètement pour l'Europe, et d'essayer la traversée, au risque d'être saisi en route par les flottes anglaises. Il manda le contre-amiral Ganteaume, et lui enjoignit de mettre les frégates le Muiron et la Carrère en état de faire voile. Il ne fit part de son projet à personne, courut au Caire pour faire toutes ses dispositions, rédigea une longue instruction pour Kléber, auquel il voulait laisser le commandement de l'armée, et repartit aussitôt après pour Alexandrie.

Le 5 fructidor (22 août), emmenant avec lui Berthier, Lannes, Murat, Andréossy, Marmont, Berthollet et Monge, il se rendit, escorté de quelques-uns de ses guides, sur une plage écartée. Quelques canots étaient préparés ; ils s'embarquèrent, et montèrent sur les deux frégates le Muiron et la Carrère. Elles étaient suivies des chebecks la Revanche et la Fortune. A l'instant même on mit à la voile, pour n'être plus au jour en vue des croiseurs anglais. Malheureusement un calme survint : on trembla d'être surpris, on voulait rentrer à Alexandrie ; Bonaparte ne le voulut pas ! — Soyez tranquilles, dit-il, nous passerons ! — Comme César, il comptait sur la fortune.

La traversée n'était pas heureuse, et les vents contraires la prolongeaient. Plusieurs fois on avait vu les Anglais, et on avait craint de devenir leur proie. Lui seul, se promenant sur le pont de son vaisseau avec un air calme et serein, se confiant à son étoile, apprenait à y croire et à ne pas s'agiter pour des périls inévitables. Il lisait la Bible et le Coran, œuvres des peuples qu'il venait de quitter. Craignant, d'après les derniers événements, que le midi de la France ne fût envahi, il avait fait gouverner, non vers les côtes de Provence, mais vers celles du Languedoc. Il voulait débarquer à Collioure ou à Port-Vendres. Un coup de vent l'avait ramené vers la Corse. L'île entière était accourue an devant du célèbre compatriote. On avait ensuite fait voile vers Toulon. On allait arriver, lorsque, tout à coup, au coucher du soleil, on vit, sur le flanc gauche du vaisseau, trente voiles ennemies ; on les voyait au milieu des rayons du soleil couchant. On proposait de mettre un canot à la mer pour aborder furtivement à terre. Se confiant toujours dans le destin, Bonaparte dit qu'il fallait attendre. L'ennemi, en effet, disparut, et le 17 vendémiaire an VIII (9 octobre 1799), à la pointe du jour, les frégates le Muiron et la Carrère, les chebecks la Revanche et la Fortune, vinrent mouiller dans le golfe de Fréjus.

La nouvelle du départ du général Bonaparte causa dans l'armée une surprise douloureuse. On ne voulut d'abord pas y ajouter foi ; le général Dugua, commandant à Rosette, la fit démentir, n'y croyant pas lui-même, et craignant le mauvais effet qu'elle pouvait produire. Cependant le doute devint bientôt impossible, et Kléber fut officiellement proclamé successeur du général Bonaparte. Officiers et soldats furent consternés. Il avait fallu l'ascendant qu'exerçait sur eux le vainqueur de l'Italie, pour les entraîner à sa suite dans des contrées lointaines et inconnues ; il fallait tout son ascendant pour les y retenir. C'est une passion que le regret de la patrie, et qui devient violente, quand la distance, la nouveauté des lieux, des craintes fondées sur la possibilité du retour, viennent l'irriter encore. Souvent, en Égypte, cette passion éclatait en murmures, quelquefois même en suicides. Mais la présence du général eu chef, son langage, son activité incessante, faisaient évanouir ces noires vapeurs. Sachant toujours s'occuper lui-même et occuper les autres, il captivait au plus haut point les esprits, et ne laissait pas naître, ou dissipait autour de lui, des ennuis qui n'entraient jamais dans son âme. On se disait bien quelquefois qu'on ne reverrait plus la France ; qu'on. ne pourrait plus franchir la Méditerranée, maintenant surtout que la flotte avait été détruite à Aboukir ; mais le général Bonaparte était là, avec lui on pouvait aller en tous lieux, retrouver le chemin de la patrie, ou se faire une patrie nouvelle. Lui parti, tout changeait de face. Aussi la nouvelle de son départ fut-elle un coup de foudre. On qualifia ce départ des expressions les plus injurieuses. On ne s'expliquait pas ce mouvement irrésistible de patriotisme et d'ambition qui, à la nouvelle des désastres de la République, l'avait entraîné à retourner en France. On ne voyait que l'abandon où il laissait la malheureuse armée qui avait eu assez de confiance en son génie pour le suivre. On se disait qu'il avait donc reconnu l'imprudence de cette entreprise, l'impossibilité de la faire réussir, puisqu'il s'enfuyait, abandonnant à d'autres ce qui lui semblait désormais inexécutable. Mais, se sauver seul, en laissant au delà des mers ceux qu'il avait ainsi compromis, était une cruauté, une lâcheté même, prétendaient certains détracteurs : car il en a toujours eu, et très près de sa personne, même aux époques les plus brillantes de sa carrière !

Kléber n'aimait pas le général Bonaparte, et supportait son ascendant avec une sorte d'impatience. S'il se contenait en sa présence, il s'en dédommageait ailleurs par des propos inconvenants. Frondeur et fantasque, Kléber avait désiré ardemment prendre part à l'expédition d'Égypte, pour sortir de l'état de disgrâce dans lequel on l'avait laissé vivre sous le Directoire : et aujourd'hui il en était aux regrets d'avoir quitté les bords du Rhin pour ceux du Nil. Il le laissait voir avec une faiblesse indigne de son caractère. Cet homme, si grand dans le danger, s'abandonnait lui-même comme aurait pu le faire le dernier des soldats. Le commandement en chef ne le consolait pas de la nécessité de rester en Égypte, car il n'aimait pas à commander. A son exemple, tout le monde se mit à dire qu'on ne pouvait plus rester en Égypte, et qu'il fallait à tout prix revenir en France. D'autres sentiments se mêlèrent à cette passion du retour, pour altérer l'esprit de l'armée, et y faire naître les plus fâcheuses dispositions.

Une vieille rivalité divisait alors, et divisa longtemps encore les officiers sortis des armées du Rhin et d'Italie. Ils se jalousaient les uns les autres, ils avaient la prétention de faire la guerre autrement, et de la faire mieux ; et bien que cette rivalité fût contenue par la présence du général Bonaparte, elle était au fond la cause principale de la diversité de leurs jugements. Tout ce qui était venu des armées du Rhin montrait peu de penchant pour l'expédition d'Égypte ; au contraire, les officiers originaires de l'armée d'Italie, quoique fort tristes de se voir si loin de France étaient favorables à cette expédition, parce qu'elle était l'œuvre de leur général en chef. Après le départ de celui-ci, toute retenue disparut. On se rangea tumultueusement autour de Kléber, et on répéta tout haut avec lui, ce qui d'ailleurs commençait à être dans toutes les âmes, que la conquête de l'Égypte était une entreprise insensée, à laquelle il fallait renoncer le plus tôt possible. Cet avis rencontra néanmoins des contradicteurs : quelques généraux tels que Lanusse", Menou, Davout, Desaix surtout, osèrent montrer d'autres sentiments. Dès lors on vit deux partis : l'un s'appela le parti coloniste, l'autre le parti anticoloniste.

Cependant Kléber était le plus populaire des généraux parmi les soldats. Son nom fut accueilli par eux avec une entière confiance, et les consola un peu de la perte du général illustre qui venait de les quitter. La première impression une fois passée, les esprits, sans se remettre tout à fait, furent pourtant ramenés à plus de calme et de justice. On tint d'autres discours ; on se dit qu'après tout le général Bonaparte avait dû voler au secours de la France en périls ; et que d'ailleurs l'armée une fois établie en Égypte, ce qu'il avait pu faire de mieux pour elle, c'était d'aller à Paris pour y exposer vivement sa situation et ses besoins, et réclamer des secours, que lui seul pouvait arracher à la négligence du gouvernement.

 

VIII. — KLÉBER AUX COMMANDES (1799-1800).

Kléber retourna au Caire, se saisit du commandement avec une sorte d'appareil, et vint se loger sur la place Ezbekyeh, dans la belle maison arabe qu'avait occupée son prédécesseur. Il déploya un certain faste, moins pour satisfaire ses goûts que pour imposer aux Orientaux, et voulut faire sentir son autorité en l'exerçant avec vigueur. Mais bientôt les soucis du commandement qui lui étaient insupportables, les nouveaux dangers dont les Turcs et les Anglais menaçaient l'Égypte, la douleur de l'exil, qui était générale, remplirent son âme du plus sombre découragement. Après s'être fait rendre compte de l'état de la colonie, il adressa au Directoire une dépêche pleine d'erreurs, et la fit suivre d'un rapport de l'administrateur des finances, Poussielgue, rapport dans lequel les choses étaient présentées sous le jour le plus faux, et surtout le plus accusateur à l'égard du général Bonaparte.

Dans cette dépêche et ce rapport, le général Kléber et l'administrateur Poussielgue disaient que l'armée, déjà diminuée de moitié, se trouvait en ce moment réduite à 15.000 hommes environ ; que l'on manquait de canons, de fusils, de projectiles, de poudre ; qu'il y avait un déficit considérable dans les finances ; que des dangers de tout genre menaçaient la colonie ; que les deux anciens chefs des Mamelouks, Mourad-Bey et Ibrahim-Bey, se soutenaient toujours, l'un dans la haute Égypte, l'autre dans la basse Égypte ; que le célèbre pacha d'Acre, Djezzar, allait envoyer à l'armée turque un renfort de 30.000 soldats excellents ; que le grand vizir lui-même, parti de Constantinople, était déjà parvenu aux environs de Damas avec une puissante armée ; que les Russes et les Anglais devaient joindre une force régulière aux forces irrégulières des Turcs ; que, dans cette extrémité, il restait une seule ressource, celle de traiter avec la Porte ; et que, le général Bonaparte en ayant donné l'exemple et l'autorisation expresse dans les instructions laissées à son successeur, on allait essayer de stipuler avec le grand vizir une sorte de domination mixte, au moyen de laquelle la Porte occuperait la campagne d'Égypte, et percevrait le miri ou impôt foncier, la France occuperait les places et les forts, et percevrait le revenu des douanes. Kléber ajoutait que le général en chef avait bien vu venir la crise, et que c'était là le véritable motif de son départ précipité.

Telles furent les dépêches envoyées au Directoire par Kléber et M. Poussielgue. Le général Bonaparte y était traité comme un homme qu'on suppose perdu, et qu'on ne ménage guère. On le croyait en effet exposé au double danger d'être pris par les Anglais, ou sévèrement condamné par le Directoire pour avoir quitté son armée. Quel eût été l'embarras de ceux qui écrivaient ces dépêches, s'ils avaient su qu'elles seraient ouvertes et lues par l'homme objet de leurs calomnies, devenu aujourd'hui chef absolu du gouvernement ?

Kléber, trop insouciant pour s'assurer par lui-même de la véritable situation des choses, ne songeant seulement pas à examiner, si les états qu'il envoyait étaient d'accord avec ses propres assertions, Kléber ne croyait pas mentir : il transmettait par négligence et mauvaise humeur les ouï-dire que la passion avait multipliés autour de lui, au point de les convertir en une espèce de notoriété publique. Il avait cédé à de dangereuses exagérations, triste produit de la haine, de l'ennui, et de l'exil. Il était dominé à la fois par son chagrin et par celui de l'armée. Il avait entraîné les esprits, qui l'entraînaient, à leur tour, vers la fatale résolution d'une évacuation immédiate.

Dans cette disposition d'esprit, Kléber avait envoyé au vizir, qui était entré en Syrie, un de ses officiers, pour lui faire de nouvelles ouvertures de paix. Déjà le général Bonaparte, voulant brouiller le vizir avec les Anglais, avait eu l'idée d'essayer des négociations, qui, de sa part, n'étaient qu'une feinte. Ses ouvertures avaient été reçues avec assez de défiance et d'orgueil. Celles de Kléber obtinrent un meilleur accueil, par l'influence de sir Sidney Smith, qui s'apprêtait à jouer un grand rôle dans les affaires d'Égypte.

Kléber, sans y regarder de plus près, sans savoir s'il traitait avec des agents suffisamment accrédités, s'engagea d'une manière aveugle dans cette voie périlleuse, où l'entraînait un sentiment commun à toute l'armée, et où il aurait trouvé l'ignominie, si, heureusement pour lui, le ciel ne l'avait doué d'une âme héroïque, qui devait se relever avec éclat dès qu'il reconnaîtrait l'étendue de sa faute. Il entra donc en négociation, et offrit à sir Sidney Smith, ainsi qu'au vizir, lequel s'était avancé jusqu'à Gazah en Syrie, de nommer des officiers munis de pleins pouvoirs pour traiter. Kléber désigna Desaix et l'administrateur Poussielgue. Poussielgue était l'avocat de l'évacuation, Desaix tout le contraire. Ce dernier avait fait les plus grands efforts pour résister au torrent, pour relever le cœur de ses compagnons d'armes ; et il ne s'était chargé de la négociation entamée par Kléber que dans l'espoir de la traîner en longueur, et de laisser arriver de France des secours et des ordres. Il espérait toujours que le premier navire arrivant de France changerait peut-être les déplorables dispositions de l'état-major de l'armée. Il partit avec M. Poussielgue, et les deux plénipotentiaires se rendirent au fort d'El-Arisch, lieu destiné pour les négociations. Les conférences commencèrent dès leur arrivée.

Après de longs débats, il fut convenu que toute hostilité cesserait pendant trois mois ; que ces trois mois seraient employés par le vizir à réunir dans les ports de Rosette, d'Aboukir et d'Alexandrie, les vaisseaux nécessaires au transport de notre armée ; par le général Kléber à évacuer le haut Nil, le Caire, les provinces environnantes, et à concentrer ses troupes sur les points d'embarquement ; que les Français s'en iraient avec armes et bagages, c'est-à-dire avec les honneurs de la guerre. Les forts de Katieh, Salahieh, Belbeïs, formant la frontière de l'Égypte du côté du désert de Syrie, devaient être remis dix jours après la ratification, le Caire après quarante jours. Il était convenu que la ratification serait donnée sous huit jours par le général Kléber tout seul, sans recours au gouvernement français. Enfin, sir Sidney Smith s'engageait, en son propre nom et au nom du commissaire russe, à fournir des passeports à l'armée, afin qu'elle pût traverser les croisières anglaises.

Le projet de convention était terminé, il ne restait plus qu'à le signer. Le noble cœur de Desaix était révolté de ce qu'on l'obligeait à faire. Mais voyant le torrent, et y cédant lui-même, il apposa sa signature, le 28 janvier, sur cette malheureuse convention, célèbre depuis sous le titre de convention d'El-Arisch.

La chose faite, on commençait à en sentir la gravité. Desaix, revenu au camp, s'en exprimait avec douleur, et ne dissimulait pas son profond chagrin d'avoir été choisi pour une telle mission, et forcé de la remplir par un ordre du général en chef. Davout, Menou et quelques autres se répandaient en propos amers ; la division éclatait de toutes parts au camp de Salahieh.

Cependant on s'apprêtait à partir ; le gros de l'armée était tout à la joie de quitter ces parages lointains, et de revoir bientôt la France. Sir Sidney Smith avait regagné son bord. Le vizir s'approchait, et prenait possession, l'une après l'autre, des positions retranchées de Katieh, de Salahieh, de Belbeïs, que Kléber, pressé d'exécuter la convention, lui remettait fidèlement. Kléber retournait au Caire pour faire ses dispositions de départ, rappeler à lui les troupes qui gardaient la haute Égypte, concentrer son armée, et la diriger ensuite sur Rosette et Alexandrie, aux époques convenues pour l'embarquement.

Pendant que ces événements se passaient en Égypte, conséquences funestes d'un sentiment que les chefs de l'armée avaient secondé au lieu de le combattre, d'autres événements avaient lieu en Europe, conséquences exactes des mêmes causes. La dépêche accusatrice dirigée contre le général Bonaparte, et destinée au Directoire, avait été remise au général Bonaparte lui-même, devenu chef du gouvernement. Il avait été révolté de tant de faiblesses et de faussetés ; mais il sentait le besoin que l'armée avait de Kléber, il estimait les grandes qualités de ce général et, ne prévoyant pas que le découragement pet aller chez lui jusqu'à l'abandon de l'Égypte, il dissimula ses propres griefs. Il se hâta donc de faire partir de France des instructions, et l'annonce des grands secours qu'il préparait.

En même temps, le cabinet anglais avait reçu avis des ouvertures faites par Kléber au grand vizir et à sir Sidney Smith. Croyant l'armée française réduite à la dernière extrémité, il se hâta d'envoyer à lord Keith, commandant en chef dans la Méditerranée, l'ordre formel de ne lui accorder aucune capitulation, à moins qu'elle ne se rendît prisonnière de guerre. L'ordre, parti de Londres le 17 décembre, parvint à l'amiral Keith, dans l'île de Minorque, vers les premiers jours de janvier 1800, et, le 8 du même mois, cet amiral se hâta de communiquer à sir Sidney Smith les instructions qu'il venait de recevoir de son gouvernement. Il fallait du temps, surtout dans cette saison, pour traverser la Méditerranée. Les communications de lord Keith n'arrivèrent à sir Sidney Smith que le 20 février. Celui-ci en fut désolé. Il avait agi sans instruction précise de son gouvernement, comptant que ses actes seraient approuvés ; il se trouvait donc compromis à l'égard des Français, car il pouvait être accusé par eux de déloyauté. Mieux instruit d'ailleurs du véritable état des choses, il savait bien que Kléber ne consentirait jamais à se rendre prisonnier de guerre, et il voyait la convention d'El-Arisch, si habilement arrachée à une faiblesse d'un moment, tout à fait compromise. Il se hâta d'écrire à Kléber pour lui exprimer sa douleur, pour l'avertir loyalement de ce qui se passait, l'engager à suspendre sur-le-champ la remise des places égyptiennes au grand vizir, et le conjurer d'attendre de nouveaux ordres d'Angleterre, avant de prendre aucune résolution définitive.

Malheureusement, quand ces avis de sir Sidney Smith parvinrent au Caire, l'armée française avait déjà exécuté en partie la convention d'El-Arisch. Elle avait remis aux Turcs toutes les positions de la rive droite du Nil, et quelques-unes des positions du Delta. Les troupes étaient déjà, en marche pour Alexandrie, avec les bagages et les munitions. La division de la haute Égypte avait livré le haut Nil aux Turcs, et se repliait sur le Caire, pour se réunir vers la mer au reste de l'armée. Desaix, profitant de l'ordre qu'il avait reçu de se rendre en France, et ne voulant pas prendre part aux détails de cette honteuse retraite, était parti avec Davout. Mais tandis que Desaix et Davout s'embarquaient, M. de Latour-Maubourg, arrivant de France avec les dépêches du Premier Consul, les rencontra sur la plage ; il annonçait la révolution du 18 brumaire, et l'élévation au suprême pouvoir du général Bonaparte. Ainsi Kléber, au moment où il venait de se dessaisir des positions fortifiées, apprenait la non-exécution de la convention d'El-Arisch, et la nouvelle, non moins grave pour lui, de l'établissement du gouvernement consulaire.

Mais c'était assez de faiblesse pour un grand caractère ; on allait, par une offre déshonorante rappeler Kléber à lui-même, et en faire ce qu'il était véritablement, un héros. Il fallait ou subir le déshonneur, ou accepter une lutte désespérée ; Kléber n'hésita pas, et on va voir que, malgré une situation fort empirée, il sut faire ce qu'il avait jugé impossible quelques jours auparavant, et se donna ainsi à lui-même le plus noble des démentis.

Kléber contremanda sur-le-champ tous les ordres précédemment adressés à l'armée. Il ramena de la basse Égypte jusqu'au Caire une partie des troupes qui avaient déjà descendu le Nil ; il fit remonter ses munitions ; il pressa la division de la haute Égypte de venir le rejoindre, et signifia au grand vizir de s'arrêter dans sa marche vers le Caire, sans quoi il commencerait immédiatement les hostilités. Le grand vizir lui répondit que la convention d'El-Arisch était signée, qu'elle devait être exécutée ; qu'en conséquence il allait s'avancer sur la capitale. Au même instant arriva au quartier général un officier parti de Minorque, porteur d'une lettre de lord Keith à Kléber. Entre autres expressions, cette lettre contenait les suivantes : J'ai reçu des ordres positifs de Sa Majesté Britannique de ne consentir à aucune capitulation avec l'armée que vous commandez, excepté dans le cas où elle mettrait bas les armes, se rendrait prisonnière de guerre, et abandonnerait tous les vaisseaux contenus dans le port d'Alexandrie.

Kléber, indigné, fit mettre à l'ordre de l'armée la lettre de lord Keith, en y ajoutant ces simples paroles :

Soldats ! on ne répond à de telles insolences que par des victoires ; préparez-vous à combattre.

Le 20 mars 1800, avant la pointe du jour, l'armée française sortit du Caire, et se déploya dans les riches plaines qui bordent le Nil, ayant le fleuve à gauche, le désert à droite, et en face, mais au loin, les ruines de l'antique Héliopolis. La nuit, presque lumineuse dans ces climats, rendait les manœuvres faciles, sans toutefois les rendre distinctes pour l'ennemi. L'armée se forma en quatre carrés : deux à gauche sous le général Reynier, deux à droite sous le général Friant. Au centre de la ligne de bataille, la cavalerie était disposée en masse profonde, ayant l'artillerie légère sur ses ailes. A quelque distance en arrière et à gauche, un cinquième carré, moindre que les autres, était destiné à servir de réserve. On pouvait évaluer à un peu moins de 10.000 hommes les troupes que Kléber venait de réunir dans cette plaine d'Héliopolis. Elles étaient fermes et tranquilles.

Le jour commençait à paraître. Kléber était revêtu d'un riche uniforme. Monté sur un cheval de grande taille, il vint montrer aux soldats cette noble figure, qu'ils aimaient tant à voir, et dont la fière beauté les remplissait de confiance. Mes amis, leur dit-il en parcourant leurs rangs, vous ne possédez plus en Égypte que le terrain que vous avez sous vos pieds. Si vous reculez d'un seul pas, vous êtes perdus ! Le plus grand enthousiasme accueillit partout sa présence et ses paroles : et, dès que le jour fut fait, il donna l'ordre de marcher en avant.

On n'apercevait encore qu'une partie de l'armée du vizir. Dans cette plaine du Nil qui s'étendait devant nous, se voyait le village d'El-Matarieh, que les Turcs avaient retranché. Il y avait là une avant-garde de 5 à 6.000 janissaires, très bons soldats, escortés de quelques mille cavaliers. Un peu au delà, un autre rassemblement paraissait vouloir se glisser entre le fleuve et notre aile gauche, pour aller soulever le Caire sur nos derrières. En face, et beaucoup plus loin, les ruines de l'antique Héliopolis, un bois de palmiers, de fortes ondulations de terrain, dérobaient aux yeux de nos soldats le gros de l'armée turque. On pouvait estimer à 70 ou 80.000 hommes la réunion de toutes ces forces.

Kléber fit charger d'abord par un escadron des guides à cheval le détachement manœuvrant sur notre gauche pour s'introduire dans le Caire. Les guides s'élancèrent au galop sur cette troupe confuse. Les Turcs, qui ne craignaient jamais la cavalerie, reçurent le choc, et le rendirent à leur tour. Ils enveloppèrent complètement nos cavaliers, et allaient même les tailler en pièces, lorsque Kléber envoya à leur secours le 22e régiment de chasseurs et le 14e de dragons, qui, fondant sur l'épais rassemblement au milieu duquel les guides étaient comme enveloppés, le dispersèrent à coups de sabre, et le mirent en fuite. Les Turcs s'éloignèrent alors à perte de vue.

Cela fait, Kléber se hâta d'attaquer le village retranché d'El-Matarieh, avant que le gros de l'armée ennemie eût le temps d'accourir. Il chargea de ce soin le général Reynier, avec les deux carrés de gauche. Nos compagnies s'avancèrent en formant deux petites colonnes. Les braves janissaires ne voulurent pas les attendre, et marchèrent à leur rencontre. Nos grenadiers, les recevant de pied ferme, firent sur eux une décharge de mousqueterie à bout portant, en abattirent un grand nombre, puis les abordèrent baïonnette baissée. Tandis que la première colonne de grenadiers attaquait de front les janissaires, la seconde les prenait en flanc, et achevait de les disperser. Puis les deux colonnes réunies se jetèrent dans El-Matarieh, au milieu d'une grêle de balles. Elles fondirent à coups de baïonnette sur les Turcs qui résistaient, et, après un grand carnage, elles demeurèrent maîtresses de la position. Les Turcs s'enfuirent dans la plaine, et coururent en désordre vers le Caire, sous la conduite de Nassif-Pacha, le lieutenant du grand vizir.

Le village d'El-Matarieh, plein de dépouilles à la façon des Orientaux, offrait à nos soldats un ample butin. Mais on ne s'y arrêta pas ; soldats et généraux sentaient le besoin de n'être pas surpris au milieu d'un village, par la masse des troupes turques. L'armée, reprenant peu à peu son ordre du matin, s'avança dans la plaine, toujours formée en plusieurs carrés, la cavalerie au milieu. Elle dépassa les ruines d'Héliopolis, et aperçut au delà un nuage de poussière qui s'élevait à l'horizon, et s'avançait rapidement vers nous. Tout à coup ce nuage mobile s'arrêta, puis se dissipa sous un souffle de vent, et laissa voir l'armée turque, formant une longue ligne flottante de Seriaqous à El-Merg. Placée sur une élévation du terrain, elle dominait un peu le sol sur lequel nos troupes étaient déployées. Kléber alors donna l'ordre de se porter en avant. Reynier, avec les deux carrés de gauche, marcha vers Seriaqous ; Friant, avec les deux carrés de droite, se dirigea sur El-Merg. On vit alors les mille drapeaux de l'armée turque s'agiter, et une partie de ses escadrons fondre du village d'El-Merg sur les carrés de la division Friant. Les profondes gerçures du sol, effet ordinaire d'un soleil ardent sur une terre longtemps inondée, retardaient heureusement l'impétuosité des chevaux. Le général Friant, laissant arriver ces cavaliers turcs, ordonna tout à coup un feu de mitraille presque à bout portant, et les renversa par centaines. Ils se retirèrent en désordre.

Ce n'était là que le prélude d'une attaque générale. L'armée turque s'y préparait visiblement. Nos carrés attendaient de pied ferme, deux à droite, deux à gauche, la cavalerie au milieu, faisant face devant et derrière, et couverte par deux lignes d'artillerie. Au signal donné par le grand vizir, la masse de la cavalerie turque s'ébranle tout entière. Elle fond sur nos carrés, se répand sur leurs ailes, les tourne, et enveloppe bientôt les quatre fronts de notre ordre de bataille. L'infanterie française, que les cris, le mouvement, le tumulte de la cavalerie turque ne troublent point, demeure calme, la baïonnette baissée, faisant un feu continu et bien dirigé. En vain ces mille groupes de cavaliers tourbillonnent autour d'elle ; ils tombent sous la mitraille et les balles, arrivent rarement jusqu'à ses baïonnettes, expirent à ses pieds, ou se détournent, et fuient pour ne plus reparaître.

Après une longue et effroyable confusion, le ciel, obscurci par la fumée et la poussière, s'éclaircit enfin, le soleil se découvre, et nos troupes victorieuses aperçoivent devant elles une masse d'hommes et de chevaux, morts ou mourants, et au loin, aussi loin que la vue peut s'étendre, des bandes de fuyards courant dans tous les sens.

Lorsque Kléber se fut assuré de ses propres yeux que l'armée turque avait disparu, il résolut de rebrousser chemin, pour faire rentrer dans le de7oir les villes de la basse Égypte, et surtout celle du Caire.

Il arriva au Caire le 27 mars. De graves événements s'y étaient passés depuis son départ. La population de cette grande ville, qui comptait près de 300.000 habitants, qui était mobile, passionnée, portée au changement comme toute multitude, avait cédé aux suggestions des émissaires turcs, et s'était jetée sur les Français dès qu'elle avait entendu le canon d'Héliopolis. Accourue tout entière sous les murs de la ville pendant la bataille, et voyant Nassif-Pacha et Ibrahim-Bey avec quelques mille cavaliers et janissaires, elle avait cru ceux-ci vainqueurs. Ils s'étaient bien gardés de la détromper, et lui avaient affirmé, au contraire, que les Français venaient d'être exterminés, et le grand vizir de remporter une victoire complète. A cette nouvelle, 50.000 individus s'étaient levés au Caire, à Boulaq, à Gizeh. Armés de sabres, de lances, de vieux fusils, ils projetaient d'égorger les Français restés parmi eux. Mais 2000 hommes, retranchés dans la citadelle et dans les forts qui dominaient la ville, pourvus de vivres et de munitions, présentaient une résistance opiniâtre. Les Turcs, ne voyant pas moyen de vaincre cette résistance, s'en vengèrent sur les malheureux chrétiens qu'ils avaient sous la main. Ils commencèrent par massacrer une partie des habitants du quartier européen ; ils tuèrent plusieurs négociants, pillèrent leurs maisons, et enlevèrent leurs filles et leurs femmes. Ils recherchèrent ensuite ceux des Arabes, qui étaient accusés de bien vivre avec les Français, et de boire du vin avec eux. Ils les égorgèrent, et firent, comme de coutume, succéder le pillage au massacre.

Sur ces entrefaites arriva le général Friant, détaché de Belbeïs, puis enfin Kléber lui-même. Tous deux entrèrent par les jardins de la maison du quartier général. Quoique vainqueur de l'armée du vizir, Kléber avait une grave difficulté à surmonter, c'était de conquérir une ville immense, peuplée de 300.000 habitants, en partie révoltés, occupée par 20.000 Turcs, construite à l'orientale, c'est-à-dire percée de rues étroites, et divisée en massifs qui étaient de vraies forteresses. Ces massifs prenant leur jour en dedans, ne montrant au dehors que des murs élevés, avaient au lieu de toits des terrasses, d'où les insurgés faisaient un feu plongeant et meurtrier. Ajoutez que les Turcs étaient maîtres de toute la ville, excepté la citadelle et la place Ezbekyeh. Quant à cette dernière- place, ils l'avaient en quelque sorte bloquée, en fermant par des murs crénelés les rues qui venaient y aboutir.

Kléber montra ici autant de prudence qu'il venait de montrer d'énergie dans les combats. Il résolut de gagner du temps, et de laisser l'insurrection se fatiguer elle-même. Par le moyen de Mourad-Bey et des cheiks secrètement amis de la France, il entama des négociations avec les Turcs entrés dans le Caire. Nassif-Pacha et Ibrahim-Bey commençaient, en effet, à craindre d'être enfermés dans la ville, pris par les Français, et traités à la turque. Ils savaient d'ailleurs que l'armée du vizir était complètement dispersée. Ils se prêtèrent donc volontiers à des pourparlers, et consentirent à une capitulation, en vertu de laquelle ils pouvaient se retirer sains et saufs. Mais, au moment où cette capitulation allait être conclue, les révoltés du Caire, qui se voyaient abandonnés à la vengeance des Français, furent saisis d'effroi et de fureur, firent rompre les pourparlers, menacèrent d'égorger ceux qui voulaient les abandonner, et donnèrent même de l'argent aux Turcs pour les engager à combattre. Une attaque de vive force était donc indispensable pour achever la soumission. Mais avant de donner cette attaque, Kléber fit sommer les révoltés une dernière fois : ils refusèrent d'écouter cette sommation. Attachant toujours beaucoup de prix à ménager la ville, innocente d'ailleurs des fureurs de quelques fanatiques, Kléber voulut parl3r aux yeux par le moyen d'un exemple terrible. Il fit attaquer Boulaq, faubourg détaché du Caire, sur les bords du Nil.

Le 15 avril, la division Friant cerna Boulaq, et fit pleuvoir sur cette malheureuse bourgade une grêle de bombes et d'obus. Favorisés par ce feu, les soldats s'élancèrent à l'assaut, mais trouvèrent une vive résistance de la part des habitants et des Turcs. Chaque rue, chaque maison devint le théâtre d'un combat acharné. Kléber fit suspendre un instant cet horrible carnage, pour offrir leur pardon aux révoltés : ce pardon fut repoussé. L'attaque alors fut reprise ; le feu se propagea de maison en maison, et Boulaq en flammes essuya la double horreur d'un incendie et d'un assaut. Cependant, les chefs de la population s'étant jetés aux pieds du vainqueur, Kléber fit cesser l'effusion du sang, et sauva les restes de ce malheureux faubourg.

Cet horrible spectacle avait été aperçu de toute la population du Caire. Profitant de l'effet qu'il devait produire, Kléber fit attaquer la capitale elle-même. Une maison attenante à celle du quartier général, et encore occupée par les Turcs, avait été minée ; le feu fut mis à la mine ; Turcs et révoltés sautèrent en l'air. Ce fut le signal de l'attaque. Les troupes de Friant et de Belliard débouchèrent par toutes les issues de la place Ezbekyeh, tandis que le général Reynier se présentait par les portes du nord et de l'est, et que Verdier, des hauteurs de la citadelle, couvrait la ville de bombes. Le combat fut acharné. Les troupes de Reynier franchirent la porte de Bab-el-Charyeh, placée à l'extrémité du grand canal, et chassèrent devant elles Ibrahim-Bey et Nassif-Pacha, qui la défendaient. Les corps français se joignirent après avoir fait un affreux carnage. La nuit sépara les combattants. Plusieurs mille Turcs, Mamelouks et révoltés avaient succombé ; quatre cents maisons étaient en flammes.

Ce fut le dernier effort de la révolte. Les habitants, qui avaient longtemps retenu les Turcs, mirent le plus grand empressement à les supplier de sortir du Caire, et de leur laisser ainsi la liberté de négocier avec les Français. Kléber, auquel ces scènes meurtrières répugnaient, et qui tenait à épargner ses soldats, ne demandait pas mieux que de traiter. Les agents de Mourad-Bey lui servirent d'intermédiaires. Le traité fut bientôt conclu. Nassif-Pacha et Ibrahim-Bey durent se retirer en Syrie, escortés par un détachement de l'armée française. Ils avaient la vie sauve pour toute condition. Ils sortirent du Caire le 25 avril, laissant à la merci des Français les malheureux qu'ils avaient poussés à la révolte.

Ainsi se termina cette lutte sanglante, qui avait commencé par la bataille d'Héliopolis le 20 mars, et qui finissait le 25 avril, par le départ des derniers lieutenants du vizir, après 35 jours de combats, entre 20.000 Français d'une part, et de l'autre toutes les forces de l'empire ottoman, secondées par la révolte des villes égyptiennes.

Si Kléber avait vécu, l'Égypte nous eût été conservée, au moins jusqu'au jour de nos grands malheurs. Mais un événement déplorable allait enlever ce général, au milieu de ses exploits et de son sage gouvernement.

Ce n'est jamais sans danger qu'on ébranle profondément les grands sentiments de la nature humaine. L'islamisme tout entier s'était ému de la présence des Français en Égypte. Les fils de Mahomet avaient ressenti un peu de cette exaltation qui les poussa autrefois contre les croisés. On entendit retentir, comme au douzième siècle, les cris de la guerre sainte ; et il y eut des dévots musulmans qui firent vœu d'accomplir le combat sacré, lequel consiste à tuer un infidèle. En Égypte, où l'on voyait les Français de près, où l'on appréciait leur humanité, où l'on pouvait les comparer aux soldats de la Porte, surtout aux Mamelouks ; en Égypte enfin, où l'on était témoin de leur respect pour le prophète — respect ordonné par le général. Bonaparte —, l'aversion pour eux était moindre ; et, quand ils quittèrent plus tard le pays, le fanatisme était déjà sensiblement refroidi. Mais dans le reste de l'Orient on n'était frappé que d'une chose, c'était l'invasion par les infidèles d'une vaste contrée musulmane.

Un jeune homme, natif d'Alep, nommé Suleiman, qui était en proie à une grande exaltation d'esprit, qui avait fait des voyages à la Mecque et à Médine, qui avait étudié à la mosquée El-Azhar, la plus célèbre et la plus riche du Caire, celle où l'on enseigne le Coran et la loi turque, qui voulait enfin entrer dans le corps des docteurs de la foi, se trouvait errant dans la Palestine, quand les débris de l'armée du vizir la traversèrent. Il fut témoin des souffrances, du désespoir de ses coreligionnaires ; son imagination malade en fut vivement émue. L'aga des janissaires, qui avait eu occasion de le voir, excita encore son fanatisme par ses propres suggestions. Ce jeune homme offrit d'assassiner le sultan des Français, le général Kléber. On lui donna un dromadaire, et une somme d'argent pour faire le voyage. Il se rendit à Gazah, traversa le désert, vint au Caire, s'enferma plusieurs semaines dans la grande mosquée, où étaient reçus les étudiants, les pauvres voyageurs, aux frais de ce pieux établissement. Les riches mosquées sont en Orient ce qu'étaient autrefois en Europe les couvents ; on y trouve la prière, l'enseignement religieux, et l'hospitalité. Le jeune fanatique s'ouvrit de son projet aux quatre cheiks principaux de la mosquée, qui étaient les chefs de l'enseignement. Ils furent effrayés de sa résolution, des conséquences qu'elle pouvait entraîner, lui dirent qu'il ne réussirait pas, et causerait de grands malheurs à l'Égypte, mais se gardèrent néanmoins d'avertir les autorités françaises.

Quand ce malheureux fut assez confirmé dans sa résolution, il s'arma d'un poignard, suivit Kléber plusieurs jours, et, n'ayant pu l'approcher, imagina de pénétrer dans le jardin du quartier général, et de s'y cacher dans une citerne abandonnée. Le 14 juin, il se présenta devant Kléber, qui se promenait avec l'architecte de l'armée, Protain, et lui montrait les réparations à entreprendre dans la maison du quartier général, pour y faire disparaître les traces des bombes et des boulets. Il s'approcha comme pour demander une aumône, et, tandis que Kléber se disposait à l'écouter, il s'élança, et lui plongea plusieurs fois son poignard dans le cœur. Kléber tomba sous la violence de ces coups. L'architecte Protain, qui tenait un bâton, se jeta sur l'assassin, le frappa violemment à la tête, mais fut renversé à son tour par un coup de poignard. Aux cris des deux victimes, les soldats accoururent, relevèrent leur général expirant, cherchèrent et saisirent l'assassin, qu'ils trouvèrent blotti derrière un monceau de décombres.

Quelques minutes après cette scène tragique, Kléber n'était plus. L'armée versa sur lui des larmes amères. Les Arabes eux-mêmes, qui avaient admiré sa clémence après leur révolte, unirent leurs regrets à ceux de nos soldats. Une commission militaire, réunie sur-le-champ, jugea l'assassin, qui avoua tout. Il fut condamné suivant les lois du pays, et empalé. Les quatre cheiks qui avaient reçu sa confidence eurent la tête tranchée. On crut devoir à la sûreté des chefs de l'armée ces sanglants sacrifices. Vaine précaution ! Avec Kléber l'armée avait perdu un général, et la colonie un fondateur, qu'aucun des officiers restés en Égypte ne pouvait remplacer. Avec Kléber, l'Égypte était perdue pour la France ! Menou, qui lui succéda par ancienneté d'âge, était partisan ardent de l'expédition ; mais, malgré son zèle, il était tout à fait au-dessous d'une telle tâche. Un seul homme pouvait égaler Kléber, le surpasser même dans le gouvernement de l'Égypte, c'était celui qui trois mois auparavant s'était embarqué dans le port d'Alexandrie pour se rendre en Italie, et qui tombait à Marengo, le même jour, presque au même instant, où Kléber succombait au Caire : c'était Desaix ! Tous deux étaient morts le 14 juin 1800, pour l'accomplissement des vastes desseins du général Bonaparte. Singulière destinée de ces deux hommes, toujours placés à côté l'un de l'autre pendant leur vie, rapprochés encore au jour de leur mort, et pourtant si différents par tous les traits de l'âme et du corps !

Kléber était le plus bel homme de l'armée. Sa grande taille, sa noble figure où respirait toute la fierté de son intelligence prompte et sûre, en faisaient sur les champs de bataille le plus imposant des capitaines. Son esprit était brillant, original, mais inculte. Il lisait sans cesse et exclusivement Plutarque et Quinte-Curce ; il y cherchait l'aliment des grandes âmes, l'histoire des héros de l'antiquité. Il était capricieux, indocile et frondeur. On avait dit de lui qu'il ne voulait ni commander ni obéir, et c'était vrai. Il obéit sous le général Bonaparte, mais en murmurant ; il commanda quelquefois, mais sous le nom d'autrui, sous le général Jourdan, par exemple, prenant par une sorte d'inspiration le commandement au milieu du feu, l'exerçant en homme de guerre supérieur, et après la victoire, rentrant dans son rôle de lieutenant, qu'il préférait à tout autre. Kléber était licencieux dans ses mœurs et son langage, mais intègre, désintéressé, comme on l'était alors ; car la conquête du monde n'avait pas encore corrompu les caractères.

Desaix était presque en tout le contraire. Simple, timide, même un peu gauche, la figure toujours cachée sous une ample chevelure, il n'avait point l'extérieur militaire. Mais, héroïque au feu, bon avec les soldats, modeste avec ses camarades, généreux avec les vaincus, il était adoré de l'armée et des peuples conquis par nos armes. Son esprit solide et profondément cultivé, son intelligence de la guerre, son application à ses devoirs, son désintéressement, en faisaient un modèle accompli de toutes les vertus guerrières ; et tandis que Kléber, indocile, insoumis, ne pouvait supporter aucun commandement. Desaix était obéissant comme s'il n'avait pas su commander. Sous des dehors sauvages, il cachait une âme vive et très susceptible d'exaltation. Quoique élevé à la sévère école de l'armée du Rhin, il s'était enthousiasmé pour les campagnes d'Italie, et avait voulu voir de ses yeux les champs de bataille de Castiglione, d'Arcole et de Rivoli. Il parcourait ces champs, théâtre d'une immortelle gloire, lorsqu'il rencontra, sans le chercher, le général en chef de l'armée d'Italie, et se prit pour lui d'un attachement passionné. Quel plus bel hommage que l'amitié d'un tel homme ? Le général Bonaparte en fut vivement touché. Il estimait Kléber pour ses grandes qualités militaires, mais ne plaçait personne, ni pour les talents, ni pour le caractère, à côté de Desaix. Il l'aimait d'ailleurs ; entouré de compagnons d'armes qui ne lui avaient point encore pardonné son élévation, tout en affectant pour lui une soumission empressée, il chérissait dans Desaix un dévouement pur, désintéressé, fondé sur une admiration profonde.

 

IX. — MENOU AUX COMMANDES (1800-1801).

Lorsque Kléber mourut, l'Égypte paraissait soumise. Après avoir vu l'armée du grand vizir dissipée en un clin d'œil, et la révolte des trois cent mille habitants du Caire réprimée en quelques jours par une poignée de soldats, les Égyptiens regardaient les Français comme invincibles, et considéraient leur établissement sur les bords du Nil comme un arrêt du destin. Et d'ailleurs ils commençaient à se familiariser avec leurs hôtes européens, et à trouver que le nouveau joug était beaucoup moins lourd que l'ancien ; car ils payaient moins d'impôts que sous les Mamelouks et ne recevaient pas à l'époque de la perception du miri des coups de bâton, comme sous leurs coreligionnaires dépossédés. Mourad-Bey, ce prince mamelouk d'un caractère si brillant, si chevaleresque, et qui avait fini par s'attacher aux Français, tenait en fief la haute Égypte. Il se montrait vassal fidèle, payait exactement son tribut, et faisait avec soin la police du haut Nil. C'était une allié sur lequel on pouvait compter.

L'armée française de son côté, ayant partagé l'erreur de son général à l'époque de la convention d'El-Arisch, et l'ayant réparée avec lui dans les plaines d'Héliopolis, avait le sentiment de sa faute, et n'était pas disposée à y retomber. Comprenant qu'elle devait compte à la République d'une si belle possession, elle ne songeait plus à l'évacuer. D'ailleurs le général Bonaparte se trouvait aujourd'hui parvenu au pouvoir suprême ; elle s'expliquait maintenant les motifs de son départ, et ne le considérait plus comme un déserteur. Se croyant toujours présente aux yeux de son ancien général, elle n'avait plus aucune inquiétude sur son sort futur. Grâce, en effet, à la prévoyance du Premier Consul, qui faisait noliser des navires de commerce dans tous les ports, il ne passait pas une semaine sans qu'il entrât dans Alexandrie quelques bâtiments plus ou moins grands, qui apportaient des munitions, des denrées d'Europe, des journaux, la correspondance des familles, et les dépêches du gouvernement. Par suite de ces communications fréquentes, la patrie était comme présente à tous les esprits. La solde était au courant, les denrées à bas prix. Le commerce intérieur se rétablissait à vue d'œil. Les caravanes, bien protégées, commençaient à venir du centre de l'Afrique. Les Arabes de la mer Rouge se rendaient dans les ports de Suez et de Cosséir, où ils échangeaient le café, les parfums, les dattes, contre les blés et les riz de l'Égypte. Les Grecs, profitant du pavillon turc, et plus agiles que les croiseurs anglais, venaient apporter à Damiette, à Rosette et Alexandrie, de l'huile, du vin et diverses denrées.

Les ressources financières de l'Égypte, bien administrées, permettaient de satisfaire à tous les besoins de l'armée. L'armée était encore de 23.000 soldats, dont 6.000 moins valides, mais en était de défendre les citadelles, et 17 ou 18.000 bien portants, capables du service le plus actif. La cavalerie était superbe ; elle égalait les Mamelouks en bravoure, et les surpassait en discipline. L'artillerie de campagne était rapide, et bien servie. Il est certain que, bien commandés, ces 18.000 hommes, réunis à propos, et portés en niasse sur des troupes nouvellement débarquées, devaient, quoi qu'il arrivât, rester maîtres du rivage de l'Égypte. Mais il fallait qu'ils fussent bien dirigés c'était la condition du succès pour cette armée, comme pour toute autre.

Qu'on imagine Kléber, ou, ce qui aurait mieux valu, Desaix, le sage, le vaillant Desaix, laissé en Égypte, d'où le tira malheureusement la tendre affection du Premier Consul ; qu'on l'imagine, échappant au poignard musulman, et gouvernant l'Égypte pendant quelques années ! Qui peut douter qu'il ne l'eût convertie en une colonie florissante, qu'il n'y eût fondé un superbe empire ?

Mais au lieu de Kléber, au lieu de Desaix, c'est Menou qui était devenu général en chef de l'armée, par droit d'ancienneté. Ce fut un malheur irréparable pour la colonie, et ce fut une faute de la part du Premier Consul, de ne l'avoir pas remplacé. Une raison le décida en faveur de ce général, c'était son zèle connu pour la conservation et la colonisation de l'Égypte. Menou avait, en effet, vivement résisté au projet d'évacuation, combattu l'influence des officiers du Rhin, et s'était fait, en un mot, le chef du parti coloniste. Il avait même poussé l'enthousiasme jusqu'à se convertir à l'islamisme, et jusqu'à épouser une femme turque. Il s'appelait Abdallah Menou. Ces singularités faisaient rire nos soldats, naturellement railleurs, mais ne nuisaient pas à l'établissement dans l'esprit des Égyptiens. Menou avait de l'intelligence, de l'instruction, une grande application au travail, le goût des établissements coloniaux, toutes les qualités d'un administrateur, mais aucune des qualités d'un général. Dépourvu d'expérience, de coup d'œil, de résolution, il était, d'ailleurs, tout à fait disgracié sous le rapport physique. Il avait de l'embonpoint, la vue très faible, et montait gauchement à cheval. C'était un chef mal choisi pour des soldats aussi alertes et aussi hardis que les nôtres. De plus, il manquait de caractère, et, sous son autorité débile, les chefs de l'armée se divisant, furent bientôt en proie à des discordes funestes.

Sous le général Bonaparte, il n'y eut en Égypte qu'un esprit, qu'une volonté. Sous Kléber, il y eut un moment deux parties, les coloristes et les anticolonistes, ceux qui voulaient rester, ceux qui voulaient partir. Mais, après l'affront que les Anglais essayèrent d'infliger à nos soldats, affront glorieusement vengé à Héliopolis, après la nécessité reconnue de rester, tout rentra dans l'ordre. Sous l'autorité imposante de Kléber, il y eut union et ordre. Mais il s'écoula peu de temps entre la victoire d'Héliopolis et la mort de Kléber. Dès que Menou eut pris le commandement, l'union disparut. Toutes les jalousies de l'armée du Rhin contre l'armée d'Italie éclatèrent de nouveau. L'opposition résida au sein même des bureaux de l'état-major, et la discorde parmi les chefs de l'armée devint de plus en plus scandaleuse et inquiétante. Les gens sages gémissaient de l'ébranlement qui pouvait en résulter dans le commandement ; ébranlement fâcheux partout, mais plus fâcheux encore lorsqu'on est loin de l'autorité suprême, et placé au milieu de dangers continuels. C'est en querelles misérables, que ces esprits chagrins, aigris par l'exil, encouragés à la discorde par la faiblesse du commandement, employèrent le temps écoulé depuis Héliopolis jusqu'au moment présent, c'est-à-dire une année : temps précieux, qu'il aurait fallu employer à vivre unis, pour se préparer par l'union à vaincre le redoutable ennemi prêt à descendre en Égypte.

Le Nil baissait, les eaux rentraient dans leur lit, les terres inondées commençaient à sécher. L'époque des débarquements était venue. On touchait au mois de février 1801. Les Anglais et les Turcs se disposaient à livrer de nouveaux assauts à la colonie. 18.000 hommes réunis à Macri, dans l'Asie Mineure, les uns Anglais, les autres Hessois, Suisses, Maltais, Napolitains, conduits par des officiers exclusivement anglais, et soumis à une excellente discipline, allaient s'embarquer à bord de l'escadre de lord Keith, et descendre en Égypte, sous les ordres d'un bon général, sir Ralph Abercromby.

A ces 18.000 soldats européens devaient se joindre 6.000 Albanais, que le capitan-pacha transportait en ce moment sur son escadre, 6.000 cipayes venant de l'Inde par la mer Rouge, et une vingtaine de mille hommes, mauvais soldats d'Orient, prêts à rejoindre les 10.000 hommes du grand vizir en Palestine. C'étaient environ 60.000 soldats que l'armée d'Égypte allait avoir sur les bras. Elle n'avait à leur opposer que 18.000 combattants. Cependant c'était assez, et même plus qu'il n'en fallait, si la direction était bonne.

Le 28 février 1801, on aperçut, non loin d'Alexandrie, un canot anglais, qui semblait occupé à faire une reconnaissance. On mit des chaloupes à sa poursuite, on le prit ainsi que les officiers qu'il contenait, et qui étaient chargés de préparer le débarquement. Les notes trouvées sur eux ne laissèrent plus aucun doute. Immédiatement après, la flotte anglaise, composée de 70 voiles, parut en vue d'Alexandrie ; mais, écartée par un gros temps, elle prit le large. La fortune laissait encore une chance pour préserver l'Égypte des Anglais, car il était probable que leur descente à terre ne serait pas exécutée avant plusieurs jours. La nouvelle transmise par  Friant au Caire, y arriva le 4 mars, dans l'après-midi. Si Menou avait pris sur-le-champ une résolution prompte et sensée, tout pouvait être réparé. S'il avait fait refluer l'armée entière vers Alexandrie, la cavalerie y serait arrivée en quatre jours, l'infanterie en cinq, c'est-à-dire que le 8 et le 9 mars, on aurait pu avoir 10.000 hommes sur la plage d'Aboukir. Reynier, qui était au Caire, écrivit le jour même à Menou la lettre la mieux raisonnée. Il lui conseillait de négliger le vizir, qui ne prendrait pas l'initiative, de négliger Damiette, qui ne semblait pas le côté menacé, et de courir avec le masse de ses forces sur Alexandrie. Rien n'était plus juste. Mais il fallait se décider sur-le-champ, et marcher la nuit même. Menou ne voulut rien entendre, et devint absolu dans ses ordres, tout en restant incertain dans ses idées. Ne sachant pas discerner le point véritablement menacé, il envoya un renfort an général Rampon vers Damiette ; il dirigea Reynier avec sa division vers Belbeïs, pour faire face an vizir du côté de la Syrie. Le général Lanusse avait ordre de se diriger sur Ramanieh, et suivant les nouvelles trouvées sur ce point, de se porter de Ramanieh sur Alexandrie. Menou demeura de sa personne au Caire, avec une grosse partie de ses forces, attendant les nouvelles ultérieures dans cette position, si éloignée du littoral. On ne pouvait pousser plus loin l'incapacité.

Pendant ce temps, les événements marchaient avec rapidité. - La flotte anglaise était composée de 7 vaisseaux de ligne, d'un grand nombre de frégates, de bricks et de gros bâtiments de la compagnie des Indes, en tout 70 voiles. Elle portait à bord une masse considérable de chaloupes. Le point qu'ils choisirent pour débarquer, fut celui qu'on avait toujours choisi auparavant, c'est -à-dire la rade d'Aboukir.

La basse Égypte, ainsi que la Hollande, ainsi que Venise est un pays de lagunes. Le Nil, en se jetant dans la Méditerranée, a formé, devant ses nombreuses embouchures, un vaste demi-cercle de bancs de sable. Baigné d'un côté par la Méditerranée, ce demi-cercle est baigné de l'autre par les lacs Maréotis et Madieh, par le lac d'Edko, par les lacs Bourloz et Menzaleh. Tout débarquement en Égypte devait s'effectuer nécessairement sur l'un de ces bancs de sable. Conduits par l'exemple et la nécessité, les Anglais avaient choisi celui qui forme la plage d'Alexandrie. Ce banc, long d'environ quinze lieues, s'étendant entre la Méditerranée d'un côté, les lacs Maréotis et Madieh de l'autre, porte à l'une de ses extrémités la ville d'Alexandrie, et, à l'autre, présente un rentrant demi-circulaire, qui se termine à Rosette. C'est ce rentrant demi-circulaire qui forme la rade d'Aboukir. L'un des côtés de cette rade était défendu par le fort d'Aboukir, ouvrage des Français, battant de ses feux la plage environnante. Venaient ensuite quelques monticules de sable, régnant autour du rivage, et allant expirer à l'autre côté de la rade, dans une plaine sablonneuse et unie.

C'est au milieu de cette rade que la flotte anglaise vint mouiller, rangée sur deux lignes. Elle attendit sur ses ancres que la houle, devenue moins forte, permît de mettre, les chaloupes à la mer. Enfin, le 8 au matin, le temps étant plus calme, lord Keith distribua 5000 hommes d'élite, dans 320 chaloupes. Ces chaloupes s'avancèrent, ayant à chacune de leurs ailes une division de canonnières. Ces canonnières recevaient et rendaient une canonnade fort vive.

Le général Friant, accouru sur les lieux, s'était formé un peu en arrière du rivage, afin de mettre ses troupes à l'abri de l'artillerie anglaise. Il avait jeté, entre le fort d'Aboukir et le terrain qu'il occupait, un détachement de la 25e demi-brigade, avec quelques pièces de canon. A sa gauche même, il avait placé la 75', fort de deux bataillons, et cachée par les monticules de sable ; au centre, deux escadrons de cavalerie, l'un du 18e, l'autre du 20e de dragons ; enfin, à sa droite, la 61e demi-brigade, forte aussi de deux bataillons, et chargée de défendre la partie basse du rivage. Ces divers corps ne s'élevaient pas à plus de 1.500 hommes. Quelques avant-postes occupaient le bord de la mer ; l'artillerie française, placée sur les parties saillantes du terrain, balayait la plage de ses boulets.

Les Anglais s'avançaient à force de rames, les soldats couchés dans le fond des chaloupes, les matelots debout, maniant leurs avirons avec vigueur, et supportant avec sang-froid le feu de l'artillerie. Des matelots tombaient, d'autres les remplaçaient à l'instant. La masse, mue par une seule impulsion, s'approchait du rivage. Enfin, elle y touche ; les soldats anglais se lèvent du fond des chaloupes, et s'élancent à terre. Ils se forment, et courent aux escarpements sablonneux qui bordaient la rade. Le général Friant, averti par ses avant-postes, qui se retiraient, arrive un peu tard. Cependant il lance la 75e à gauche, sur les monticules de sable, la 61e à droite, vers la partie basse du rivage. Celle-ci se précipite avec ardeur, et la baïonnette baissée, sur les Anglais, qui de ce côté se trouvaient sans appui. Elle les pousse avec vigueur, les accule à leurs chaloupes, et y entre avec eux. Les grenadiers de cette demi-brigade s'emparent de douze embarcations, et s'en servent pour faire un feu meurtrier sur l'ennemi. La 75e, qui, avertie trop tard, avait laissé le temps aux Anglais d'envahir les escarpements de gauche, s'avance avec précipitation pour les enlever. Découverte par ce mouvement, et exposée au feu des canonnières, elle reçoit une affreuse décharge à mitraille, qui d'un coup tue 32 hommes et en blesse 20. Elle est accueillie, au même instant, par les redoutables feux de l'infanterie anglaise. Cette brave demi-brigade, un instant surprise, et placée d'ailleurs sur un terrain inégal, attaque avec une certaine confusion. Le général Friant veut la faire soutenir, en ordonnant une charge de cavalerie sur le centre des Anglais, qui se déployait déjà dans la plaine, après avoir franchi les premiers obstacles. Le commandant du 18e de dragons, plusieurs fois appelé pour recevoir les ordres du général, arrive après s'être fait attendre. Le général Friant, un milieu d'une grêle de balles, lui indique avec précision le point d'attaque. Cet officier, malheureusement peu résolu, n'aborde pas directement l'ennemi, perd du temps à faire un détour, lance mal son régiment, et fait tuer beaucoup de cavaliers et de chevaux, sans ébranler les Anglais, et sans dégager la 75e, qui s'acharnait à reprendre les hauteurs sablonneuses de gauche. Restait l'escadron du 20e. Un brave officier, nommé Boussart, qui le commandait, charge à la tête de ses dragons, et renverse tout ce qui se présente devant lui. Alors la 61e, qui, vers la droite, était demeurée maîtresse du rivage, sans pouvoir toutefois vaincre à elle seule la masse des ennemis, se ranime, se jette à la suite du 20e de dragons, pousse la gauche des Anglais sur leur centre, et déjà les oblige à se rembarquer. La 75e, de son côté, sous un feu épouvantable, fait de nouveaux efforts. Mais une troupe de 1200 hommes d'élite, composée de Suisses et d'Irlandais, tourne les monticules de sable, et déborde la gauche de la 75e. Celle-ci est de nouveau forcée de plier. Elle se retire, laissant à notre droite la 61e, acharnée à vaincre, mais compromise par ses succès même.

Le général Friant, voyante que, la 75e étant obligée de rétrograder, la 61° pourrait être enveloppée, ordonne alors la retraite, et l'effectue en bon ordre. Les grenadiers de la 61e, animés par le carnage et le succès, obéissent avec peine aux ordres du général, et, en se retirant, contiennent encore les Anglais par des charges vigoureuses.

Cette malheureuse journée du 8 mars entraîna la perte de l'Égypte. Le brave général Friant avait peut-être choisi sa première position un peu trop loin du rivage ; peut-être aussi avait-il trop compté sur la supériorité de ses soldats, et supposé trop facilement que les Anglais ne pourraient débarquer que peu de monde à la fois. Mais cette confiance était fort excusable, et, après tout, justifiée, car, s'il avait eu seulement un ou deux bataillons de plus, les Anglais eussent été repoussés, et l'Égypte sauvée. Mais que dire de ce général en chef, qui, depuis deux mois, averti du péril par toutes les voies, n'avait pas concentré ses forces à Ramanieh, ce qui lui aurait permis de réunir 10.000 hommes devant Aboukir, le jour décisif ? qui, averti encore le 4 mars, par une nouvelle positive parvenue ce jour-là au Caire, n'avait pas fait partir des troupes, qui auraient pu arriver le matin même du 8, et seraient par conséquent arrivées à temps pour repousser les Anglais ? Que dire aussi de cet amiral Ganteaumé, qui aurait pu déposer 4000 hommes dans Alexandrie, le jour même où la frégate la Régénérée en apportait 300, lesquels combattirent sur le rivage d'Aboukir ? Que dire de tant de timidités, de négligences, de fautes de tout genre, sinon qu'il y a des jours où tant s'accumule pour perdre les batailles et les empires ?

Cependant tout pouvait être réparé, si on profitait du temps qui restait encore, des forces qu'on avait à sa disposition, et des embarras dans lesquels les Anglais allaient se trouver placés, une fois descendus sur cette plage de sable. Si on voulait réussir à les arrêter, il ne fallait plus leur livrer de ces combats partiels et illégaux, qui leur donnaient confiance, qui faisaient perdre à nos troupes leur assurance accoutumée, et réduisaient nos forces déjà trop peu nombreuses. Même sans combattre, on avait la certitude, en se plaçant bien, de leur barrer le chemin. Il n'y avait donc qu'une chose utile à faire, c'était d'attendre que Menou, dont l'aveuglement était maintenant vaincu par les faits, eût réuni l'armée tout entière sous les murs d'Alexandrie.

Il fut résolu qu'on attendrait Menou, lequel s'était enfin décidé à diriger l'armée sur Alexandrie. Les troupes y arrivèrent les 19 et 20 mars, Il arriva de sa personne le 19, et put apprécier de ses yeux, combien était grande la faute d'avoir laissé prendre terre aux Anglais.

Les deux armées étaient en présence, occupant ce banc de sable, large d'une lieue, long de quinze ou dix-huit, sur lequel les Anglais avaient pris terre. L'armée française était en avant d'Alexandrie, sur un terrain assez élevé. Devant elle s'étendait une plaine sablonneuse, et çà et là des dunes, que l'ennemi avait soigneusement retranchées, de manière à former une chaîne continue de positions de la mer au lac Maréotis. A notre gauche, tout juste contre la mer, on voyait un vieux camp romain, espèce d'édifice carré, encore intact, et, un peu en avant de ce camp, un monticule de sable, sur lequel les Anglais avaient construit un ouvrage. C'est là qu'ils avaient établi leur droite, sous le double feu de cet ouvrage, et d'une division de chaloupes canonnières. Au milieu du champ de bataille, à distance égale de la mer et du lac Maréotis, se trouvait un autre monticule de sable, plus élevé, plus étendu que le précédent, et couronné de retranchements. Les Anglais en avaient fait l'appui de leur centre. Tout à fait à notre droite enfin, du côté des lacs, le terrain en s'abaissant, allait aboutir à la tête de la digue, pour laquelle on avait combattu quelques jours auparavant. Une suite de redoutes liait la position du centre avec la tête de cette digue. Les Anglais avaient là leur gauche, protégée, comme l'était leur droite, par une division de chaloupes canonnières, introduites dans le lac Maréotis Ce front d'attaque présentait dans son ensemble un développement d'une lieue à peu près ; il était garni de grosse artillerie, qu'on y avait traînée à bras, et défendu par une partie de l'armée anglaise. Mais le gros de cette armée se trouvait en bataille sur deux lignes, en arrière des ouvrages.

Il fut convenu qu'on s'ébranlerait le matin du 21 mars avant le jour, afin de mieux cacher nos mouvements, et d'être moins exposé au feu des retranchements ennemis. L'intention des généraux français était de brusquer ces retranchements, de les enlever en courant, puis de les dépasser, afin d'aller attaquer de front l'armée anglaise, rangée en bataille en arrière. En conséquence, notre gauche, sous Lanusse, devait se porter en deux colonnes sur l'aile droite des Anglais, appuyée à la mer. Le centre de notre armée, commandé par le général Rampon, avait ordre de passer entre le camp romain et la grande redoute du milieu, et d'assaillir l'armée anglaise elle-même, par delà les ouvrages. Notre aile droite, composée des divisions Reynier et Friant, mais commandée par Reynier, était chargée de se déployer dans la plaine à droite, et d'y feindre une grande attaque vers le lac Maréotis, pour persuader aux Anglais que le véritable péril était de ce côté. Afin de les confirmer dans cette idée, les dromadaires — Napoléon, durant la campagne de Syrie, avait organisé un régiment monté sur des dromadaires — devaient, en suivant le fond du lac Maréotis, faire une tentative sur la tête de la digue. On espérait que cette diversion rendrait plus facile la brusque attaque de Lanusse vers la mer.

Le 21 avant le jour on se mit en marche. Les dromadaires exécutèrent ponctuellement ce qui leur était prescrit. Ils traversèrent rapidement les parties desséchées du lac Maréotis, mirent pied à terre devant la tête de la digue, enlevèrent les redoutes, et en tournèrent l'artillerie contre l'ennemi. C'était assez pour tromper l'attention des Anglais, et l'attirer vers le lac Maréotis. Mais, pour exécuter avec succès le plan convenu du côté de la mer, il aurait fallu une précision difficile à obtenir, quand on opère la nuit, plus difficile encore, lorsqu'il n'y a pas pour diriger les mouvements un chef unique, qui calcule exactement le temps et les distances.

La division Lanusse, manœuvrant dans l'obscurité, s'avança salis ordre, et coudoya souvent nos troupes du centre. La première colonne marcha résolument à la redoute, qui était placée en avant du camp des Romains. Lanusse la dirigeait de sa personne, et la conduisit sur la redoute même. Mais tout à coup il s'aperçut que la seconde colonne faisait fausse route, et, au lieu de longer la mer pour assaillir la camp romain, se rapprochait trop de la première. Il courut à elle, afin de la ramener au but. Malheureusement il tomba frappé à la cuisse d'une blessure mortelle ; funeste événement qui allait avoir de déplorables conséquences ! Cet énergique officier enlevé soudainement à ses troupes, l'attaque se ralentit. Le jour qui commençait à poindre, indiquait aux Anglais où ils devaient porter leurs coups. Nos soldats, assaillis à la fois par le feu des canonnières, du camp romain et des redoutes, montrèrent une constance admirable.

Mais bientôt, tous leurs officiers supérieurs se trouvant atteints, ils restèrent sans direction, et se replièrent derrière quelques mamelons de sable à peine suffisants pour les couvrir. Pendant ce temps, la première colonne, que Lanusse avait quittée pour courir à la seconde, venait d'enlever le premier redan de la redoute placée sur une éminence à droite. Elle marcha ensuite directement sur le corps de l'ouvrage, mais elle échoua dans son attaque de front, et se détourna pour attaquer par le flanc. Le centre de l'armée, sous Rampon, voyant l'embarras de cette colonne, se détourna aussi de son but pour la seconder. La 32e demi-brigade, détachée du centre, vint assaillir la fatale redoute. Ce concours d'efforts amena une sorte de confusion. On s'acharna contre cet obstacle, et la brusque opération, qui devait d'abord consister à enlever en courant la ligne des ouvrages, se changea en une attaque longue, obstinée, qui fit perdre un temps précieux. La 21e demi-brigade, qui appartenait au centre, laissant la 32e occupée devant la redoute si vivement disputée, exécuta seule le plan projeté, dépassa la ligne des retranchements, et vint audacieusement se déployer en face de l'armée anglaise. Elle essuya et rendit un feu épouvantable. Mais il fallait la soutenir, et Menou, pendant ce temps, incapable de commander, se promenait sur le champ de bataille, n'ordonnant rien, laissant Reynier s'étendre inutilement, dans la plaine à droite, avec une force considérable, demeurée sans emploi.

On conseilla alors à Menou, de faire avec la cavalerie une charge à fond, sur la masse de l'infanterie anglaise, que la 21e était venue seule affronter. Menou, accueillant ce conseil, donne l'ordre de charger. Le brave général Roize se met aussitôt à la tête de ses 1.200 cavaliers, et fond impétueusement sur les Anglais. Cette cavalerie héroïque franchit d'abord un fossé, qui le séparait de l'ennemi, puis s'élance avec ardeur sur la première ligne de l'infanterie anglaise, la renverse, la culbute, et sabre un grand nombre de fantassins. Elle la force ainsi à reculer. Si Menou, dans ce moment, ou bien Reynier, suppléant son chef, avait porté notre aile droite à l'appui de notre cavalerie, le centre de l'armée anglaise, culbuté, entraîné au delà des ouvrages, nous eût laissé une victoire assurée. Les ouvrages, isolés, séparés de tout appui, Seraient tombés en nos mains. Mais il n'en fit rien. La cavalerie française, après avoir renversé une première ligne ennemie, voyant d'autres lignes à renverser encore, et n'ayant que la 21e demi-brigade pour appui, revint eu arrière, repassant sous le feu meurtrier des redoutes.

Dès ce moment, la bataille ne pouvait plus avoir de résultat. La seule chose qui restât à faire, était de se retirer. Menou en donna l'ordre, et les divisions se replièrent, en faisant bonne contenance mais en essuyant de nouvelles pertes par le feu des ouvrages.

Quel spectacle que la guerre, quand la vie des hommes, quand le sort des États, sont ainsi confiés à des chefs incapables ou divisés, et que le sang coule, à proportion de l'ineptie ou de la mauvaise volonté de ceux qui commandent !

Les pertes étaient grandes des deux côtés. Les Anglais avaient eu environ 2000 hommes hors de combat, entre autres le brave général Abercromby, transporté mourant à bord de la flotte. La perte des Français était à peu près égale. Placés toute une journée, sous un feu plongeant de front et de flanc, ils avaient eu beaucoup à souffrir. Le nombre d'officiers et de généraux frappés en combattant, était plus qu'ordinaire. Les généraux Lanusse et Roize étaient morts ; le général de brigade Silly avait eu la cuisse emportée ; le général Baudot était blessé de manière à ne laisser aucune espérance. Le général Destaing était atteint gravement. Rampon avait eu ses habits criblés de balles.

L'effet moral était encore plus fâcheux que la perte matérielle. Il ne restait aucun espoir d'obliger l'ennemi à se rembarquer. On allait avoir sur les bras, outre les Anglais débarqués vers Alexandrie, les Turcs venant de Syrie, le capitan-pacha arrivant avec l'escadre turque, et s'apprêtant à mettre à terre 6.000 Albanais du côté d'Aboukir ; enfin 6.000 cipayes amenés de l'Inde par la mer Rouge, et prêts à toucher à Cosséir, sur les côtes de la haute Égypte. Que faire au milieu de tant d'ennemis, avec une armée dont la vigueur, sans doute, était la même au feu, mais qui, lorsque les affaires de la colonie allaient mal, était toujours prête à dire, que l'expédition avait été une brillante folie, et qu'on la sacrifiait inutilement à une pure chimère ? Par surcroît de malheur, Mourad-Bey, dont la fidélité n'avait pas été un instant ébranlée, venait de mourir de la peste, et livrait ses Mamelouks à Osman-Bey, sur lequel on ne pouvait plus compter. La peste commençait à ravager le Caire. Tout allait donc au plus mal, et tendait à un dénouement funeste.

S'il avait fallu opposer quelque part une résistance désespérée, c'était à Ramanieh ; car, cette position perdue, le corps détaché du général Lagrange était séparé d'Alexandrie, et contraint de se replier sur le Caire. L'armée française était ainsi coupée en deux, une moitié confinée à Alexandrie, une moitié au Caire. Si, lorsqu'elle était réunie tout entière, elle n'avait pas pu disputer le terrain aux Anglais, il était bien impossible, que, coupée en deux, elle leur opposât une résistance efficace. Dans ce cas, elle ne devait plus avoir d'autre ressource que celle de signer une capitulation. La perte de Ramanieh était donc la perte définitive de l'Égypte. Les ennemis étaient environ douze mille contre quatre. Le danger était grand, cependant mieux valait combattre, et, si on était vaincu, se rendre prisonnier le soir sur le champ de bataille, après avoir lutté toute la journée, que d'abandonner une telle position sans l'avoir disputée. 4.000 hommes de pareilles troupes, voulant se bien défendre, avaient encore des chances de succès. Mais Lagrange, quoique fort dévoué aux idées de son général, et à la conservation de la colonie, ne jugeant pas la portée de cette retraite, abandonna Ramanieh le 10 mai au soir, pour se retirer sur le Caire. Il y arriva le 14 au matin. Il avait perdu à Ramanieh un convoi d'une immense valeur, et, ce qui était plus grave, les communications de l'armée.

 

X. — LE GÉNÉRAL BELLIARD. - ÉVACUATION DE L'ÉGYPTE (1801).

A partir de ce jour, plus rien en Égypte ne fut digne de critique, ou même d'intérêt. Les hommes y descendirent bientôt avec la fortune, au-dessous d'eux-mêmes. Ce fut partout la plus honteuse faiblesse, avec la plus déplorable incapacité. Et, quand nous parlons des hommes, c'est des chefs seuls que nous entendons parler ; car les soldats et les simples officiers, toujours admirables en présence de l'ennemi, étaient prêts à mourir jusqu'au dernier. On ne les vit pas manquer une seule fois à leur ancienne gloire.

Au Caire comme à Alexandrie il ne restait plus rien à faire, si ce n'est de capituler. Il n'y avait d'autre mérite à déployer que de retarder la capitulation ; mais c'est quelque chose que de retarder une capitulation. On semble en apparence ne défendre que son honneur, et souvent, en réalité, on sauve son pays ! Masséna, en prolongeant la défense de Gênes, avait rendu possible la victoire de Marengo. Les généraux qui occupaient le Caire et Alexandrie, en faisant durer une résistance sans espoir, pouvaient seconder encore très utilement les graves négociations de la France avec l'Angleterre. Ils ne le savaient pas, il est vrai ; c'est pourquoi, dans l'ignorance des services qu'on peut rendre en prolongeant une défense, il faut écouter la voix de l'honneur qui commande de résister jusqu'à la dernière extrémité. De ces deux généraux bloqués, le plus malheureux, car il avait commis le plus de fautes, Menou, en s'obstinant à retarder la reddition d'Alexandrie, fut encore utile aux intérêts de la France. Ce fut plus tard sa consolation, ce fut son excuse auprès du Premier Consul.

Lorsque les troupes détachées à Ramanieh rentrèrent dans le Caire, il y eut à délibérer sur la conduite à suivre. Le général Belliard était, par son grade, le commandant en chef. C'était un esprit avisé, mais plus avisé que résolu. Il convoqua un conseil de guerre. Il n'y avait évidemment que deux choses à faire : ou d'essayer, par une marche hardie, de descendre dans la basse Égypte, d'y surprendre le passage du Nil, et de rejoindre Menou vers Alexandrie, ou bien de se retirer à Damiette, ce qui était plus sûr, plus facile, surtout à cause de la multitude qu'on était obligé de traîner après soi. Puisqu'il ne s'agissait plus que de capituler, Damiette permettait de retarder de six mois au moins ce triste résultat. L'officier du génie d'Hautpoul proposa cette sage résolution ; mais, pour la suivre, il fallait prendre un parti difficile, celui d'évacuer le Caire. Le général Belliard, qui fut capable quelques jours après de rendre cette ville aux ennemis, par une déplorable capitulation, ne le fut point ce jour-là de l'évacuer volontairement, en conséquence d'une résolution militaire, forte et habile. Il se décida donc à rester dans cette capitale de l'Égypte, sans savoir ce qu'il allait y faire.

L'armée française, dégoûtée des humiliations auxquelles l'exposait l'incapacité des généraux, était complètement revenue aux idées qui amenèrent la convention d'El-Arisch. Elle se consolait de ses malheurs en rêvant le retour en France. Si un général résolu et habile lui eût donné les exemples qui fui.ent donnés à la garnison de Gênes par Masséna, elle les eût suivis ; mais il ne fallait rien attendre de pareil du général Belliard. Serré sur la rive gauche du Nil par l'armée anglo-turque venue de Ramanieh, sur la rive droite par le grand vizir, il offrit à l'ennemi une suspension d'armes, qui fut acceptée avec empressement, car les Anglais cherchaient moins ici l'éclat que l'utilité. Ce qu'ils souhaitaient avant tout, c'était l'évacuation de l'Égypte, n'importe par quel moyen. Le général Belliard assembla un conseil de guerre, au sein duquel la discussion fut fort orageuse. De graves plaintes furent élevées contre ce commandant de la division du Caire, surtout par le général Lagrange, ami de Menou, et partisan fort chaud de la conservation de l'Égypte. Au général Lagrange se joignirent les généraux Valentin, Duranteau, Dupas, soutenant vivement tous trois, que, pour l'honneur du drapeau, il fallait absolument combattre. Le général Belliard, voulant se montrer prêt à tout, fit examiner de nouveau la question de savoir si on se retirerait à Damiette, question aujourd'hui fort tardive et une autre question au moins étrange, celle de savoir si on se retirerait dans la haute Égypte. Ce dernier parti était insensé. Ce n'étaient là que les ruses de la faiblesse, cherchant à cacher sa confusion sous un faux semblant de témérité. Il fut donc résolu que l'on capitulerait ; et on ne pouvait faire autre chose, si on ne voulait être égorgés tous ensemble.

On envoya des commissaires au camp des Anglais et des Turcs afin de négocier une capitulation. Les généraux ennemis acceptèrent cette proposition avec joie, tant ils craignaient, même encore en ce moment, un retour de fortune. Ils accédèrent aux conditions les plus avantageuses pour l'armée. On convint qu'elle se retirerait avec les honneurs de la guerre, avec armes et bagages, avec son artillerie, ses chevaux, tout ce qu'elle possédait enfin, qu'elle serait transportée en France, et nourrie, pendant la traversée, aux frais de l'Angleterre. Ceux des Egyptiens qui voudraient suivre l'armée — et il y en avait un certain nombre de compromis par leurs liaisons avec les Français —, étaient autorisés à se joindre à elle. Ils avaient en outre la faculté de vendre leurs biens.

Cette capitulation fut signée le 27 juin, 1801, et ratifiée le 28. L'orgueil des vieux soldats d'Égypte et d'Italie souffrait cruellement. Ils allaient rentrer en France, non pas comme ils y rentrèrent en 1798, après les triomphes de Castiglione, d'Arcole et de Rivoli, fiers de leur gloire et des services rendus à la République : ils allaient y rentrer vaincus, mais ils allaient y rentrer, et, pour ces cœurs souffrant d'un long exil, c'était une joie involontaire qui les étourdissait sur leurs revers. Il y avait au fond des âmes une satisfaction qu'on ne s'avouait pas, mais qui perçait sur les visages. Les chefs seulement étaient soucieux ; en songeant au jugement que le Premier Consul porterait de leur conduite. Les dépêches dont ils accompagnaient la capitulation étaient empreintes de la plus humiliante anxiété. On choisit, pour porter ces dépêches, les hommes qui, par leurs actes personnels, étaient le plus exempts de tout blâme.

Menou était enfermé dans Alexandrie, et, comme Belliard, il ne lui restait qu'à se rendre. Il ne pouvait y avoir entre l'un et l'autre qu'une différence de temps. La peste faisait quelques victimes dans Alexandrie ; les vivres y manquaient, par suite de la faute qu'on avait commise de ne pas faire les approvisionnements de siège. Le scorbut diminuait chaque jour le nombre d'hommes en état de servir. Les Anglais avaient presque complètement investi la place, et ils entreprirent même le siège en règle du fort du Marabout.

L'infortuné Menou, réduit ainsi à l'inaction, ayant le loisir de penser à ses fautes, entouré du blâme universel, se consolait cependant par l'idée d'une résistance héroïque, comme celle de Masséna dans Gênes. Il l'écrivait au Premier Consul, et lui annonçait une défense mémorable. Les généraux Damas et Reynier étaient restés sans troupes à Alexandrie. Ils y tenaient un fâcheux langage, et n'avaient pas même, dans ces derniers instants, une attitude convenable. Menou les fit arrêter pendant une nuit, avec un grand éclat, et ordonna leur embarquement pour la France. Cet acte de vigueur après coup produisit peu d'effet. L'armée, dans son bon sens, blâmait sévèrement Reynier et Damas, mais n'estimait guère Menou. La seule grâce qu'elle lui faisait, c'était de ne point le haïr. Écoutant froidement ses proclamations, dans lesquelles il annonçait la résolution de mourir plutôt que de se rendre, elle était prête, s'il le fallait, à se battre à outrance, mais elle ne croyait plus guère à cette nécessité. Elle comprenait trop bien les conséquences de ce qui s'était passé au Caire, pour ne pas entrevoir une capitulation prochaine ; et dans Alexandrie comme au Caire, elle se consolait de ses revers, par l'espoir de revoir bientôt la France.

A compter de ce jour, plus rien d'important ne signala la présence des Français en Égypte, et l'expédition fut en quelque sorte terminée. Admirée comme un prodige d'audace et d'habileté par les uns, cette 'expédition a été considérée comme une brillante chimère par les autres, par ceux notamment qui affectent de peser toutes choses dans les balances d'une froide raison.

Ce dernier jugement, avec les apparences de la sagesse, est au fond peu sensé et peu juste.

Napoléon, dans sa longue et prodigieuse carrière, n'a rien imaginé qui fût plus grand, et qui pût être plus véritablement utile. Sans doute, si on songe que nous n'avons pas même conservé le Rhin et les Alpes, on doit se dire que l'Égypte, l'eussions-nous occupée quinze ans, nous aurait été plus tard enlevée, comme nos frontières continentales, comme cette antique et belle possession de l'île de France, que nous ne devions pas aux guerres de la Révolution. Mais à juger ainsi les choses, on pourrait aller jusqu'à se demander si la conquête de la ligne du Rhin n'était pas elle-même une folie et une chimère. Il faut, pour juger sainement une telle question, il faut supposer un instant nos longues guerres autrement terminées qu'elles ne l'ont été, et se demander si, dans ce cas, la possession de l'Égypte était possible, désirable, et d'une grande conséquence. A la question ainsi posée, la réponse ne saurait être douteuse. D'abord l'Angleterre était presque résignée en 1801 à nous concéder l'Égypte, moyennant des compensations. Ces compensations qu'on avait fait connaître à notre négociateur, n'avaient rien d'exorbitant. Il est hors de doute, que, pendant la paix maritime qui suivit, le Premier Consul, prévoyant la brièveté de cette paix, eût envoyé aux bouches du Nil d'immenses ressources, en hommes et en matériel, et que la belle armée expédiée à Saint-Domingue, où l'on alla chercher un dédommagement de l'Égypte perdue, aurait mis pour longtemps notre nouvel établissement à l'abri de toute attaque. Un général comme Decaen ou Saint-Cyr, joignant à l'expérience de la guerre l'art d'administrer, ayant, outre les 22.000 hommes qui restaient en Égypte de la première expédition, les 30.000 qui périrent inutilement à Saint-Domingue, placé avec 50.000 Français et un immense matériel, sous un climat parfaitement sain, sur un sol d'une fertilité inépuisable, cultivé par des paysans soumis à tous les maîtres, et n'ayant jamais leur fusil à côté de leur charrue, un général, disons-nous, comme Decaen ou Saint-Cyr, aurait pu avec de tels moyens défendre victorieusement l'Égypte, et y fonder une superbe colonie.

Le succès était incontestablement possible. Nous ajouterons que, dans la lutte maritime et commerciale, que soutenaient l'une contre l'autre la France et l'Angleterre, la tentative était en quelque sorte commandée. L'Angleterre venait, en effet, de conquérir le continent des Indes, et de se donner ainsi la suprématie dans les mers de l'Orient. La France, jusque-là sa rivale, pouvait-elle céder, sans la disputer, une semblable suprématie ? Ne devait-elle pas à sa gloire, à sa destinée, de lutter ? Les politiques ne peuvent pas répondre ici autrement que les patriotes. Oui, il fallait qu'elle essayât de lutter dans ces régions de l'Orient, vaste champ de l'ambition des peuples maritimes, et qu'elle essayât d'y faire une acquisition qui pût contrebalancer celle des Anglais. Cette vérité admise, qu'on cherche sur le globe, et qu'on nous dise, s'il y avait une acquisition mieux adaptée que l'Égypte au but qu'on se proposait ? Elle valait en elle-même les plus belles contrées, elle touchait aux plus riches, aux plus fécondes, à celles qui fournissent la plus ample matière au négoce lointain. Elle ramenait dans la Méditerranée, qui était notre nier alors, le commerce de l'Orient ; elle était en un mot, un équivalent de l'Inde, et en tout cas elle en était la route. La conquête de l'Égypte était donc pour la France, pour l'indépendance des mers, pour la civilisation générale, un service immense. Aussi notre succès fut-il souhaité plus d'une fois en Europe, dans ces courts intervalles de temps où la haine ne troublait pas l'esprit des cabinets. Pour un tel but, il valait la peine de perdre une armée, et non pas seulement celle qu'on envoya la première fois en Égypte, mais celle qu'on envoya depuis périr inutilement à Saint-Domingue, dans les Calabres et en Espagne ? Plût au ciel que, dans les élans de sa vaste imagination, Napoléon n'eût rien conçu de plus téméraire.

 

FIN DE L'OUVRAGE