Odoacre est vaincu une première fois sur les bords de l’Isonzo,
une seconde fois prés de Vérone. — Théodoric occupe Milan et la Ligurie. — Trahison de
Tufa. — Odoacre essaye d’entrer dans Rome qui lui ferme ses portes.- Il se
relève et soutient la campagne. — Siège de Théodoric dans Pavie. — Odoacre
est assiégé lui-même à Ravenne. — L’évêque de Ravenne concilie les deux rois.
— Traité passé entre eux pour le partage du gouvernement. — Théodoric tue
Odoacre, et se proclame roi d’Italie.
489 – 493
L’Isonzo, en langue latine Sontius, qui n’est aujourd’hui
qu’un cours d’eau intermittent, était alors un fleuve large et abondant,
alimenté par de vastes forêts défrichées depuis, et formait une limite digne
de l’Italie. Un pont relié à la route militaire des Alpes Juliennes le
traversait un peu au-dessus de son confluent avec les eaux torrentielles de la Rivière Froide.
Ces contrées, dont la possession intéressait au plus haut point la liberté de
l’Italie, avaient été bien des fois arrosées de sang romain ; plus d’une
grande cause, à plus d’une époque, s’y était décidée par les armes. En 235,
le sénat de Rome et les défenseurs du gouvernement civil y avaient abattu la
tyrannie militaire, en la personne de l’empereur Maximin, élu de la plus vile
soldatesque ; en 384, l’épée de Théodose y avait tranché contre le tyran
Eugène un débat plus important pour l’avenir du monde, celui de savoir si
l’Occident retournerait à ses anciens dieux ou resterait chrétien. Plus
récemment, Attila, venu pour détruire Rome ou l’englober dans son empire
asiatique, avait fait reposer ses bandes près du Sontius avant d’assiéger
Aquilée. Aujourd’hui deux rois barbares, enfants de ces mêmes bandes, tous
deux patrices romains et invoquant à l’appui de leurs prétentions le nom de
l’empereur d’Orient, allaient s’y disputer la souveraineté de l’Italie et les
débris du vieil empire d’Occident.
Le long voyage de Théodoric, ses marches et contremarches
avaient donné au patrice. Odoacre tout le loisir nécessaire pour rassembler
des forces et préparer une défense. Il avait convoqué les troupes barbares à
la solde de l’empire, ainsi qu’une partie des milices italiennes. Chaque chef
était accouru avec l’élite de ses hommes, et suivant le mot d’un
contemporain, Odoacre comptait sous son drapeau presque autant de rois que de
soldats[1]. Cette armée se
réunit dans un grand camp retranché, construit à la manière romaine en deçà
de l’Isonzo et qui n’était vraisemblablement qu’un ancien camp des légions
préposées à la garde de la frontière[2]. Couvert par le
fleuve, maître du pont et de la rive droite qu’il avait aussi fortifiée, le
patrice attendait tranquillement son ennemi dans une position qu’il jugeait
inexpugnable. A l’intérieur du camp, divisé par autant de quartiers que de
nations, on voyait flotter sur les tentes des chefs barbares les pavillons
ruge, hérule, scyre, turcilinge ou suève, et le labarum des Italiens sur le
prétoire du roi patrice. Ce ramas d’étrangers, formidable en apparence, était
faible en réalité ; les soldats ne s’aimaient pas, les chefs se jalousaient
et se soupçonnaient mutuellement ; des discussions ardentes éclataient entre
eux à tout propos : il y avait là une agglomération d’éléments discordants
plutôt qu’une armée[3]. Odoacre, en
cette circonstance, commit deux grandes fautes : la première de laisser aux
Ostrogoths le temps de reprendre des forces, tandis qu’il eût pu les écraser
à la descente des Alpes, quand ils arrivaient à demi morts de fatigue et de
besoin ; la seconde, d’emprisonner toutes ses troupes dans une enceinte où
elles se gênaient les unes les autres, lorsqu’il eût pu développer ses lignes
à l’abri d’une rivière profonde. Mais le Ruge s’était probablement piqué
d’honneur ; il jouait le rôle d’un général romain en face d’une invasion
barbare, et voulait faire une guerre romaine : la suite prouva qu’il avait eu
tort.
Cependant Théodoric se préparait de son côté. Ses hommes
avaient pris du repos ; sa cavalerie et son bétail s’étaient refaits dans de
gras pâturages, et sa Mille de chariots, fortifiée avec tout le soin
possible, protégeait suffisamment les enfants et les femmes. Il ne lui
restait plus qu’à combattre. Profitant de la nécessité où son ennemi s’était
mis de recevoir la bataille, il la livra à son heure et selon qu’il lui plut.
Au jour qu’il avait marqué, les Ostrogoths franchirent l’Isonzo sur plusieurs
points à la fois et commencèrent l’investissement du camp. Tout, cela ne se
fit pas sans d’énormes pertes en hommes et en chevaux ; niais la position tut
enlevée. L’attaque du camp offrait encore de grands dangers ; les soldats
d’Odoacre en dé, fendirent bien les approches, toutefois leur résistance fut
plus vive que longue[4]. Habitués à
combattre en rase campagne, ils se nuisaient dans leurs mouvements : chaque
chef voulait commander pour son compte et à sa guise ; aucune subordination,
aucune entente ne régnaient, parmi cette multitude épouvantée. Aussi quand
les Ostrogoths eurent commencé l’assaut du rempart, Ruges, Turcilinges,
Italiens, sortant par toutes les portes, se firent jour à travers les
assiégeants, et gagnèrent, comme ils purent, la plaine et les bois voisins[5]. Le patrice lui-même,
entraîné dans leur fuite, gagna Vérone à grand’peine, tandis que le roi goth
prenait possession du camp abandonné, qui lui servit de boulevard au delà de
l’Isonzo. Le premier pas de Théodoric en Italie était marqué par une victoire
; niais cette victoire, il la devait aux fautes de son adversaire, au moins
autant qu’à son habileté et à son courage.
Plutôt dispersée que détruite, l’armée italienne se rallia
sous les murs de Vérone, dont Odoacre avait fait sa place d’armes[6]. Des contingents
levés dans la haute Italie, sur les deux rives du Pô, compensèrent largement
les pertes qu’elle avait pu faire à la journée du Sontius. De meilleures
dispositions se faisaient remarquer dans les esprits. La discorde cessait de
diviser les chefs ; les soldats reprenaient courage ; et l’on finit par
passer de l’abattement immodéré à l’excès contraire. Le roi patrice put croire,
en effet, sa revanche assurée, lorsqu’il vit que Théodoric, au lieu de
poursuivre sa victoire et d’entrer en Vénétie, faisait une nouvelle et longue
halte sur la frontière ; or dans les conditions où se trouvaient les deux
armées, c’était beaucoup pour Odoacre d’avoir gagné du temps.
La bataille s’était donnée le 28 d’août[7] : Théodoric resta
près d’un alois clans le camp de l’Isonzo, sans oser aller plus avant. Malgré
le titre de libérateur qu’il prenait vis-à-vis des Italiens, il ne
s’apercevait point que les dispositions du pays lui fussent favorables. Il ne
pouvait pas d’ailleurs s’aventurer au delà du Pô, en laissant Vérone derrière
lui, et l’attaque d’une telle place l’effrayait. Il s’y résolut enfin, et
vers le 20 septembre il se mit en route avec tout son peuple, s’avançant, à petites
journées, par la voie romaine qui traversait Trévise et Vicence. Odoacre ne
l’attendit pas dans Vérone. A l’ouest des coteaux où cette ville s’élève en
amphithéâtre, s’étend une plaine de grandeur médiocre que limitent d’un côté
les dernières élévations des Alpes, de l’autre le cours sinueux et profond de
l’ Adige : elle portait alors le nom de Petit Champ de Vérone[8]. L’armée
italienne y prit position, appuyant sa droite sur le fleuve, sa gauche aux
collines du nord ; le patrice se plaça au centre, en couvrant son front de
bataille d’un large fossé palissadé[9]. Si les guerriers
barbares aimaient à déployer leurs lignes en rase campagne, le soldat italien
ne se croyait en sûreté que derrière des fortifications ; il fallait qu’il
eût en face de lui un fossé avec son revêtement de terre, des palissades de
pieux, des claies d’osier, en un mot tout le vieil attirail de la
castramétation romaine. La confiance ou plutôt une jactance superbe régnait
dans toute cette armée. On était sûr de la victoire, on se partageait déjà
les dépouilles des Goths. Si la langue et non le
bras gagnait les batailles, dit à ce propos un contemporain, le succès n’eût pas été douteux[10]. Théodoric,
arrivé le 29 septembre au soir, fit halte à quelque distance pour observer
son ennemi. La nuit, déjà sombre, lui permettait de compter les feux de
bivouac qui scintillaient, brillants et nombreux, comme les étoiles du ciel[11]. Il jugea par leur
nombre à quelle armée il avait affaire, et sans en être effrayé ; il prit ses
mesures pour que l’attaque eût lieu dès le lendemain, au point du jour.
La première aube blanchissait à peine et le clairon
commençait à retentir à travers les campements des Goths[12], lorsque
Théodoric vit entrer dans sa tente Amalafride et Eréliéva, qui cherchaient
vainement à cacher sous un visage riant les, mortelles inquiétudes de leur
âme. C’était pour ces vaillantes ‘femmes un moment solennel, l’approche de la
victoire ou celle de la captivité, de la mort peut-être. Elles sentaient
qu’entre Odoacre et Théodoric la partie n’était pas égale, puisqu’une
défaite, réparable pour le premier, serait la ruine complète du second. Cette
pensée avait, tenu en éveil toute la nuit la mère et la sœur du roi
ostrogoth. Au moment où elles parurent dans sa tente, il avait déjà revêtu sa
cuirasse d’acier et ceignait sa longue épée, pendant que des écuyers lui
laçaient aux jambes des bottines de pourpre[13]. Il devina
l’émotion de ces femmes qui lui étaient si chères, et souriant à
Eréliéva : Ô ma mère ! lui
dit-il, ton nom est fameux chez toutes les
nations, parce que, au jour de ma naissance, tu as enfanté un homme ; oui,
c’est bien un homme que tes flancs ont porté, un homme que ton lait a nourri
: la journée qui commence en fournira une nouvelle preuve. Avec cette épée,
je soutiendrai la gloire des Amales. Que font les titres des aïeux, si l’on
ne sait point les rehausser par sa propre gloire ? J’en prends à témoin mon
père, le meilleur des exemples : lui qui ne fut jamais le jouet de la
fortune, et ne dut au hasard des batailles que ce qu’il lui avait arraché
d’avance ![14] Interrompant bientôt
ce monologue qui l’animait trop à son gré, il reprit d’un ton caressant : Allons, chère mère et chère sœur, donnez-moi, afin que je
la revête, la tunique que vous avez fabriquée pour moi, cette trame merveilleuse
tissue de vos mains. Je veux être plus beau, en ce jour de combat, que je ne
le fus jamais en aucun jour de fête. Celui qui ne me reconnaîtrait pas à la
vigueur de mon bras, me reconnaîtra du moins à ma parure. Voilà l’appât que
j’offre à ceux qui voudront mourir, ou bien, ajouta-t-il en riant,
le prix qui attend mon vainqueur[15]. Réconfortées
par sa gaieté, les deux femmes lui tendirent le précieux vêtement, qu’il
endossa par-dessus sa cuirasse ; puis sautant à cheval, il disparut.
Cette scène d’attendrissement retarda son départ, de sorte
que le combat était engagé sur beaucoup de points, lorsqu’il arriva. Déjà
même le centre de son armée pliait[16] : il fit des
efforts héroïques pour le retenir, niais ses troupes n’écoutaient plus rien,
la peur plus puissante que sa voix les emportait. Bientôt le désordre fut à
son comble. Il en devait être ainsi,
nous dit le contemporain qui nous a transmis ces détails ; le ciel voulait que, dans ce jour, Théodoric éprouvât un
échec éclatant, afin de bien montrer qu’il accordait la victoire non à la
multitude des soldats, mais à la vertu du général[17]. Fatigué de
cette lutte inutile contre des fuyards, et ne comptant plus que sur lui-même,
le roi goth appela à son aide, comme au combat de l’Ulca, les hommes de bonne
volonté ; il se mita leur tête, et tous ensemble se précipitèrent, en
phalange serrée, sur l’ennemi. Leur choc fit une trouée sanglante dans les
rangs d’Odoacre où l’on criait déjà victoire : ce fut le tour des Italiens
d’hésiter, tandis que les Goths se ralliant avec confiance derrière leur
chef, reprenaient l’offensive. Enfin, le principal corps, celui que
commandait, le patrice d’Italie, fut rompu et dispersé.
Théodoric voyant sa supériorité établie au centre de
bataille, se porta vers l’aile droite italienne qui s’appuyait sur l’Adige :
il cherchait à la prendre en flanc afin de la culbuter dans le fleuve. Cette
manœuvre plaça les troupes d’Odoacre dans une position désespérée, entre un
assaillant qui ne faisait point de quartier et un obstacle qui ne permettait
pas la retraite. I1 leur fallait vaincre ou vendre chèrement leur vie : c’est
ce que firent ces braves dont l’histoire confesse hautement le courage. Bien
des fois les bataillons goths vinrent se briser contre eux, et jonchèrent la
terre de leurs morts. Théodoric allait de rang en rang, toujours exposé au
plus grand danger, toujours décidant la victoire. Si la cotte d’armes aux
couleurs éclatantes, ouvrage d’Amalafride et d’Eréliéva, éblouit souvent dans
la mêlée les yeux de l’ennemi, nul ne fut assez hardi pour y porter la main.
Cependant les Ruges et les Hérules acculés contre le fleuve essayèrent de le
franchir à la nage ; ils s’y jetaient tout armés, espérant par leur masse
lutter contre le flot, mais le flot les soulevait en tourbillonnant, ils
s’entraînaient l’un l’autre, et périssaient par milliers dans les gouffres[18]. Les
contemporains nous font de ce désastre une peinture lamentable. La terre, nous disent-ils, grossissait l’Adige de ruisseaux de sang, tandis que les
cadavres des hommes et des chevaux, accumulés dans les bas fonds du fleuve,
formaient comme une digue qui faisait refluer ses eaux[19]. Cependant le
centre italien, en pleine déroute, se sauvait dans la direction de Vérone ;
Odoacre lui-même fuyait. Théodoric courut de ce côté avec sa cavalerie pour
s’emparer de la ville ; et il y pénétrait par une porte, quand son rival en
sortait par une autre[20].
La victoire avait été achetée bien cher et la plaine était
couverte de cadavres appartenant presque en nombre égal aux deux armées :
Théodoric ne donna la sépulture qu’aux siens. Quoique les habitants `de
Vérone l’eussent accueilli avec faveur, soupçonnant dans cet accueil plus de
crainte que d’affection , il voulut que ces milliers de corps morts pourrissent
aux portes de leur ville , comme un monument de sa force ou un exemple de ses
vengeances. Ils y restèrent, en effet, abandonnés aux vautours et aux loups,
desséchés par le soleil, lavés par les pluies d’hiver, et quinze ans après,
le Petit Champ de Vérone paraissait encore tout blanc d’ossements, qu’aucune
main amie n’avait osé rendre à la terre. Théodoric, favorisé par la fortune,
était alors roi d’Italie ; il avait des poètes, des orateurs, des
panégyristes soldés pour admirer officiellement tout ce qu’il avait fait ; et
l’un d’eux, ce même Ennodius cité par nous tant de fois, ne rougit pas de
prononcer en sa présence ces tristes et honteuses paroles, non moins indignes
d’un Romain que d’un prêtre :
Salut, Adige, le plus
magnifique des fleuves, toi, qui sans altérer la pureté de tes ondes,
balayas, dans un joui, célèbre, les souillures de notre patrie et la lie de
l’univers ! Salut plaine de Vérone, anoblie par ces ossements blanchis
qui proclament la gloire de notre roi ! Quand le souvenir de nos anciennes
douleurs vient nous oppresser ; nous nous rassurons en te contemplant. Que la
marque des maux soufferts par notre ennemi se perpétue ici sous nos yeux,
jusqu’à ce que l’oubli ait effacé dans nos cœurs la cicatrice de ceux qu’il
nous a faits. Le beau festin offert par Théodoric aux oiseaux de proie !
Pourquoi les bêtes de la terre et de l’air ne l’ont-ils pas épargné, afin que
son aspect réjouît plus pleinement nos regards ? — Oh ! je voudrais que Rome fût ici ! Je voudrais que,
malgré le poids des siècles, elle arrivât sur ses jambes branlantes ! Comme
la joie de ce spectacle la rajeunirait ! ... Reine du monde, pourquoi restes-tu là-bas enfouie au
milieu de tes temples ? Ce qui s’est passé sur ces bords t’a valu plus de
consuls que tu ne comptais auparavant, de candidats ![21]
Odoacre était rentré dans Ravenne[22], où, sans perdre
courage, il s’était mis à rassembler une troisième armée, tandis que les
Ostrogoths restaient prudemment concentrés autour de Vérone. En effet, Milan
et le reste de la Ligurie,
occupés par de fortes garnisons, tenaient pour le parti d’Odoacre. Cette
trêve forcée donna naissance à une autre guerre que celle des armes, à la
guerre des appels, des proclamations, des défis publics. L’Italie, si
longtemps un objet d’admiration pour le monde, lui offrit alors un spectacle
à la fois étrange et lamentable. On voyait deux rois barbares, patrices
romains, l’un d’Orient, l’autre d’Occident, revendiquer la possession de Rome
et des Italiens, tous deux au même titre et au nom de l’empereur de
Constantinople. L’un siégeait à Vérone avec une sorte de gouvernement nouveau
qui se prétendait le vrai ; l’autre à Ravenne avec un gouvernement qui
fonctionnait depuis treize ans. De Vérone et de Ravenne sortaient des lettres
au sénat, des déclarations au peuple, des promesses, des menaces, qui se
croisaient et se combattaient, du pied des Alpes à la mer de Sicile. Le
patrice de Vérone, sa pragmatique en train, invoquait la cession solennelle
et l’investiture qu’il avait reçues de Zénon, son père d’armes. Celui de
Ravenne faisait valoir une souveraineté longue et incontestée, et sa
reconnaissance par ce même Zénon. Si Théodoric, caressant pour le sénat de
Rome, promettait de ranimer la flamme de ce flambeau
étouffé par la tyrannie[23] et exprimait en
termes pompeux son enthousiasme pour de grands souvenirs ; Odoacre parlait de
son adoption par ce corps auguste, de la liberté dont il jouissait sous son
gouvernement, de la paix donnée à l’Italie, de la gloire rendue aux aigles
romaines. Ils s’efforçaient d’agir, chacun à sa façon, sur les populations
italiennes, mais le sénat était le but principal de leurs manœuvres : Odoacre
cherchait à le retenir, Théodoric à le gagner.
Au fond, Théodoric n’avait point l’es sympathies des
Italiens. On ne voyait pas sans une surprise mêlée de blâme, cet oppresseur
de l’Orient, ce fils qui n’avait arraché à son père la cession de l’Occident
qu’en l’assiégeant dans Constantinople, parler de la tyrannie d’un homme dont
les Italiens ne se plaignaient pas. Qui l’avait demandé ? Qui avait désiré ce
prétendu libérateur, suivi de cinq ou six cent mille bouches affamées, prêtes
à dévorer l’Italie ? Ce qui avant tout soulevait d’indignation les cœurs
honnêtes, c’était la conduite de Zénon. Ce césar de Constantinople traitait
la mère vénérée de l’univers comme une marchandise qu’on donne, qu’un retire,
qu’on offre encore au premier venu, suivant son caprice ou sa frayeur.
Aujourd’hui, il en faisait, entre deux prétendants avoués par lui, le prix
d’une joute, ou l’appât d’un combat singulier. Les Italiens ne lui
pardonnaient pas non plus l’indigne comédie qu’il jouait naguère à la face du
monde, lorsqu’il recommandait solennellement le sénat et le peuple de Rome au
barbare qu’il envoyait pour les conquérir. Ces réflexions amères engageaient
beaucoup de vrais Romains à repousser l’intervention de Théodoric dans leurs
affaires, et à soutenir son rival jusqu’au bout.
Ce n’est pas qu’Odoacre excitât un grand enthousiasme
parmi ses partisans ; son joug, rude à toutes les époques, était devenu plus
oppressif, depuis cette campagne du Danube qui avait exalté son orgueil. Les
dilapidations, les prodigalités étaient plus fortes que jamais sous son
gouvernement. On trouvait difficilement justice auprès de lui, plus rarement
auprès de ses officiers. Les pillages publics
avaient cessé d’être des crimes, dit énergiquement un auteur du
temps[24]. A l’exemple de
cet intendant de l’empereur Auguste, qui multipliait le nom des mois, pour
multiplier l’impôt payé mensuellement, son préfet du prétoire Pélagius avait
trouvé le moyen de doubler le montant des rôles de contribution, et sa fraude
fut difficile à réprimer. Malgré tant de justes sujets de plainte, on tenait
à Odoacre ; on préférait le tyran en place au tyran inconnu et non encore
gorgé de terres et d’argent. Des sénateurs, environnés de la considération
publique, servaient Odoacre, et le servirent volontairement jusqu’à sa mort,
identifiant ses intérêts avec ceux de l’Italie. Le comte Piérius combattait
dans son armée avec dévouement ; Libérius[25], le plus honnête
et un des plus illustres membres du sénat, commandait à Césène et veillait
sur la résidence d’Odoacre ; d’autres personnages lion moins importants
gardaient les forteresses de la Cispadane. Quant aux chefs barbares ils se
montraient fidèles à leur roi, en dépit de ses revers : une faute d’Odoacre
changea subitement l’état des choses[26].
Il entrait dans le plan du patrice d’attirer Théodoric
vers le centre de l’Italie, et de lui couper la retraite sur les Alpes, en
soulevant les populations cispadanes dévouées au parti italien. Ce projet
exigeait qu’Odoacre, laissant Ravenne à sa propre défense, allât s’enfermer
dans les murs de Rome, fit appel au sénat, à la noblesse, au peuple, et
confondit autant que possible sa cause avec celle de la métropole du monde.
C’était un sûr moyen de combattre l’autorité de l’empereur d’Orient, et de
neutraliser l’effet de sa pragmatique. Odoacre, légalement, n’était-il pas
l’élu des Romains, et le sénat n’avait-il pas aboli en sa faveur la dignité
impériale dans la Romanie
d’Occident ? Il avait donc le droit de dire aux sénateurs : Nos deux causes étant communes par vous, protégez votre
ouvrage. Ce raisonnement que pouvait se faire Odoacre, ne manquait
au fond ni de vérité ni de force ; toutefois, le patrice aurait dû se
demander d’abord si Rome consentirait à soutenir pour lui les horreurs d’un
siège, peut-être celles d’un sac, ce qui était fort douteux. Depuis que la
lutte d’Anthémius et de Ricimer, au pied du Capitole, avait mis la ville
éternelle à deux doigts de sa perte, le peuple et le sénat, par un accord
tacite, s’étaient créé une sorte de droit de neutralité dans la guerre civile
: résignée à être le prix de la victoire, Rome ne voulait plus être l’arène
du combat. C’est dans cette pensée qu’elle avait fermé ses portes à
l’empereur Glycérius poursuivi par Népos, et à l’empereur Népos poursuivant
Glycérius : ferait-elle autre chose pour un Barbare en guerre contre un autre
Barbare ?
Ces craintes tourmentaient sans doute Odoacre, et bien
qu’il comptât dans l’assemblée sénatoriale de chauds amis, dans le peuple des
partisans assurés, il jugea à propos de fortifier leur appui par un peu
d’intimidation. Parti de Ravenne avec une armée, il se présenta devant Rome
pour l’occuper[27].
Le sénat, offensé de cette espèce de violence, lui fit fermer les portes[28] ; les habitants
armés coururent aux remparts ; et tous lui déclarèrent, du haut des murs,
qu’ils ne le recevraient point. C’était une mesure de prudence dans l’intérêt
de Rome et non un acte de révolte contre Odoacre ; et en effet, le sénat,
malgré cette exclusion, persista à reconnaître le patrice d’Italie pour le
seul pouvoir légitime, duquel émanait l’administration ; les papes en firent
autant dans leurs rapports avec l’autorité temporelle[29]. Cet état de
chose si bizarre se prolongea pendant toute la durée de la guerre,
c’est-à-dire pendant plus de quatre années encore. La conduite du sénat
couvrant de sa neutralité les reliques sacrées de la vieille Rome, et
conjurant sa propre ruine, put sembler sagesse aux Italiens, mais elle irrita
profondément le Ruge qui, sous les yeux des habitants, se mit à ravager
cruellement toute la campagne romaine par le fer et le feu[30]. Cet éclat d’une
rage impuissante lui nuisit grandement, en donnant à l’acte du sénat un
caractère qu’il n’avait pas : les populations italiennes s’émurent ; le parti
d’Odoacre en fut ébranlé. Théodoric plus adroit se garda bien de vouloir
troubler dans la quiétude de sa tombe le fantôme de cette souveraineté
expirée ; il comprit, comme le premier des Césars, que n’avoir point Rome
contre soi, c’était l’avoir pour soi.
Après ce coup désespéré, le patrice d’Italie rentra dans
Ravenne, et son rival sortit de Vérone : le moment était venu pour le
roi goth de poursuivre sa marche dans la Transpadane. Milan
était alors occupé par une division d’Hérules, sous le commandement du maître
des milices Tufa, Hérule lui-même, et réputé l’un des plus solides appuis du
parti de son maître. Dès le mois d’avril précédent, il avait reçu de lui la
mission de défendre la
Ligurie pied à pied, si l’ennemi forçait les lignes de
l’Isonzo[31],
et Odoacre lui avait confié à cet effet quelques-unes des troupes sur lesquelles
il comptait le plus. La présence de cet homme et de son armée au nord du Pô,
avait été le grand épouvantail de Théodoric, la cause principale de sa longue
halte autour de Vérone. Cependant, à l’approche des Ostrogoths, le maître des
milices sembla balancer ; après s’être avancé à quelque distance comme pour
livrer bataille, il quitta brusquement la partie, tirant droit vers le Pô, et
laissant Milan à découvert. Dans cette situation, la capitale de la Ligurie n’avait qu’une
chose à faire, se rendre pour éviter les malheurs d’une prise d’assaut :
elle le fit, et ses habitants, l’archevêque Laurentius en tête, introduisirent
Théodoric dans leurs murs[32].
Laurentius, métropolitain d’Épiphane et son ami, était
comme lui un de ces hommes, chefs de peuples sous la chasuble sacerdotale, un
de ces grands citoyens de la
Rome chrétienne, qui avait succédé à la Rome civile et à la Rome militaire, pour jamais
disparues. Avec des caractères différents, mais avec la même conscience et la
même gloire, Épiphane et Laurentius exerçaient le même ministère de
consolation et de protection, sur le troupeau confié à leurs soins. Si
l’onction d’Épiphane et son éloquence persuasive manquaient à Laurentius,
celui-ci possédait en retour une force d’âme indomptable, et autant de goût à
braver la persécution que de résignation à la souffrir. Il prit franchement
le rôle de conseiller de sa ville, dans la démarche qu’elle voulait faire, et
il en accepta pour l’avenir toute la responsabilité[33]. Théodoric se
voyant si bien reçu à Milan, y transporta son quartier général, ainsi que le
campement de son peuple. Quelques jours après son installation, se passa un
événement tout à fait imprévu, et, en apparence, de bon augure pour les
Goths. Cette division hérule, qui se retirait avec Tufa à travers les plaines
du Lambro ou du Tessin, fit tout à coup volte face, et par une marche
rétrograde se rapprocha de Milan. Son attitude d’ailleurs n’avait rien d’hostile
; elle revenait en bon ordre, drapeaux levés, et ses armes étincelaient au
soleil comme dans une parade. Elle revenait, non pour combattre, mais pour se
rendre[34] ; le maître des
milices lui-même déposa le premier son épée aux pieds du vainqueur. Le
spectacle de cette troupe farouche se livrant sans condition et de propos
délibéré, causa une grande joie aux Ostrogoths, un grand étonnement aux
Italiens ; quant à Théodoric, il accueillit le chef des transfuges avec une
confiance qu’on put blâmer déjà comme excessive et imprudente.
L’Hérule Tufa, parvenu à la maîtrise des milices dans
l’armée d’Odoacre par de longs services sous le drapeau romain, ne passait
pas pour un homme bien honorable et bien sûr[35]. En fait de
désertion, il n’en était pas à son coup d’essai ; on l’avait vu trahir
successivement bien des princes tombés, et sacrifier, sans scrupule, bien des
causes qu’il avait soutenues. Pourtant l’impudence de sa conduite actuelle,
cette trahison éclatante, méditée, discutée avec ses soldats et opérée à la
face du jour, frappa diversement les imaginations. Beaucoup de gens
trouvèrent la chose inexplicable ; d’autres se contentèrent de dire, comme
une explication suffisante : C’est un Hérule ![36] tant la mauvaise
foi et la noire perfidie de ce peuple, étaient proverbiales en Italie. Quant
à Théodoric, le succès lui inspira une sécurité sans bornes ; il crut voir
arriver à lui, dans un court délai, tous les chefs et tous les corps d’armée
de son rival. Non seulement. il rendit à Tufa un commandement important dans
ses propres troupes, mais il refusa son serment de fidélité, soit qu’il voulut
s’attacher encore davantage cet homme en s’abandonnant à lui sans réserve,
soit qu’il se crût suffisamment garanti, contre un retour possible, par
l’éclat scandaleux de sa soumission.
La reddition de Milan fut un signal pour les autres villes
de la Ligurie
transpadane, qui se soumirent l’une après l’autre sans résistance. Pavie fit
connaître au roi des Goths sa résolution, par l’intermédiaire d’Épiphane, son
ambassadeur ordinaire dans les circonstances calamiteuses. L’évêque partit
pour Milan, sous l’appareil modeste qui lui était ordinaire et rehaussait
encore l’éclat de son mérite ; à peine arrivé, il fut introduit près de
Théodoric, qui le reçut, environné des grands de sa cour. La réputation de ce
prêtre mêlé aux affaires du monde et chargé de tant de missions délicates, de
l’ambassadeur privilégié des empereurs et des peuples, avait pénétré jusqu’à
Constantinople, et le roi goth, depuis longtemps, le connaissait par la voix
publique. En Italie, il avait appris à le vénérer encore davantage, car le
nom d’Épiphane n’était jamais prononcé par une bouche italienne, qu’avec
admiration et respect. Sa venue le remplit donc d’une curiosité
bienveillante. Après l’avoir contemplé quelque temps en silence, comme s’il
eût cherché à deviner sous ces traits vénérables la grandeur du génie et
celle de la renommée, Théodoric se tournant vers sa suite, lui dit : Regardez bien cet homme ; il n’a pas son pareil dans tout
l’Orient ; le voir est déjà un bonheur, habiter près de lui sera pour nous
une sécurité ![37]
Cependant le héros de la grande trahison hérule, Tufa,
poussait, excitait son nouveau maître à prendre l’offensive au delà du Pô, et
remplissait Milan de ses bravades. A l’en croire, ses Hérules et quelques
troupes ostrogothes suffiraient aisément à terminer la guerre ; lui-même se
chargeait de prendre Ravenne et d’amener, aux pieds du roi des Goths, Odoacre
chargé de chaînes. Son assurance était telle que Théodoric le crut. Il donna à
l’ancien maître des milices de Ligurie une armée composée d’une partie des
Hérules qui s’étaient soumis avec lui, et d’un corps d’élite pris dans ses
propres troupes. Tufa partit, franchit le Pô à Crémone et, se dirigea sur
Ravenne[38],
par Bologne, et Faventia. Jusque-là il n’avait rencontré aucun ennemi, mais à
Faventia[39]
il se trouva en face d’Odoacre lui-même, retranché dans une position
avantageuse, et couvrant avec des forces imposantes les deux routes de
Ravenne et de Rome qui se croisaient à Forum Livii pour former là grande voie
Émilienne. Il se passa là quelque chose que l’histoire n’a pas bien éclairci.
Au lieu d’en venir aux mains, Odoacre et Tufa s’abouchèrent ; leurs armées en
firent autant[40],
et les troupes ostrogothes, cernées de toutes parts, furent contraintes à
mettre bas les armes. Les officiers qui les commandaient, les Comtes du
patrice Théodoric, comme dit l’histoire, mis aux fers par ordre du roi des
Ruges, allèrent croupir dans les prisons de Ravenne, en attendant le triomphe
de leurs compagnons[41]. Telle fut la
seconde trahison des Hérules. On se demanda si elle avait été chez Tufa un
effet de la peur ou du remords, et même si elle n’était pas déjà préméditée à
Milan ; si sa désertion éclatante en Ligurie ne cachait pas déjà le piège
tendu à Théodoric pour prix de sa confiance. Chacun l’interpréta comme il
voulut ; mais tout en exécrant la perfidie de l’Hérule, on condamna la
légèreté du roi goth qui se fiait sans réflexion à un traître. Lorsque la
nouvelle de ce désastre arriva dans son camp, la colère de Théodoric ne
connut plus de bornes. Secouant le drapeau de la vengeance[42], pour parler le
langage de son panégyriste, il déclara tout Hérule digne de mort ; et ordonna
que le jour même on égorgeât, sans en excepter aucun, les soldats de cette
nation qui se trouvaient dans les garnisons de la Haute Italie :
l’ordre cruel fut exécuté.
La vengeance ne réussit pas mieux au roi Amale que sa
confiance irréfléchie, car, peu de jours après, une autre désertion plus
éclatante eut lieu dans son armée, celle de Frédéric, fils de Fava ; de ce
même homme à l’instigation duquel, en partie du moins, il avait entrepris la
guerre. Frédéric, son parent, et bien plus son drapeau vis-à-vis des
Barbares, puisqu’il représentait les Ruges que venait venger Théodoric,
Frédéric l’abandonna pour aller se joindre à celui qui deux ans auparavant
traînait au Capitole sa mère Ghisa, et faisait décapiter son père. L’histoire
n’indique pas les motifs qui portèrent ce fils de Fava, d’un naturel il est
vrai, bien féroce, à trahir le défenseur de sa race[43]. Peut-être
n’avait-il pas rencontré près de son allié les honneurs ou les profits qu’il
en attendait. Peut-être avait-il sollicité sans succès quelque grand
commandement qu’une prudence fort naturelle lui avait fait refuser. Quoi
qu’il en soit, prenant un jour ses précautions pour échapper à la
surveillance du chef, il déserta de l’autre côté du Pô, et se rendit au camp
d’Odoacre. Une partie des Ruges le suivit, l’autre resta dans l’armée de
Théodoric. La perte de Frédéric et même celle de ses soldats, gens d’une
indiscipline effrénée, n’était pas au fond un grand malheur pour le roi des
Goths ; cependant elle lui causa un abattement douloureux. Ces deux échecs,
arrivés coup sur coup, ébranlèrent son courage. Devenu inquiet du sort même
de sa nation, il évacua Milan et les autres villes liguriennes difficiles à
défendre, afin de concentrer toutes ses forces dans Pavie[44].
Ce parti était grave pour les Ostrogoths, qui de
l’offensive passaient à la défensive, et devaient s’attendre à être bientôt
assiégés dans leurs positions. Il était grave aussi pour les villes
liguriennes qui avaient reçu le vainqueur et redoutaient les représailles
d’Odoacre ; grave surtout pour Pavie qui allait loger, nourrir, défendre au
besoin un peuple entier de Barbares. Épiphane habitué à considérer d’en haut
les révolutions de ce monde comme des épreuves ou des châtiments de Dieu,
s’arma d’une énergie nouvelle pour faire face à des devoirs nouveaux. Peu de
jours s’écoulèrent entre la résolution de Théodoric et son départ, tant il
craignait qu’Odoacre ne profitât de ce mouvement des Goths pour l’attaquer.
On vit donc défiler bientôt, par la chaussée de vingt-deux milles[45] qui séparait
Milan de Pavie, l’attirail complet d’une nation nomade en voyage : des
maisons roulantes, des chariots de bagage, des troupeaux, des bandes de
cavaliers et de fantassins armés, mêlés à une foule innombrable de vieillards
et de femmes portant à leur cou des enfants ou les traînant par la main.
L’enceinte de la ville, faite pour contenir une forte garnison, une armée au
besoin, était trop étroite pour une pareille multitude[46]. Aussi, quand
toutes les maisons eurent été garnies de leurs hôtes barbares, il fallut
construire des cabanes dans les rues, sur les places, jusque sur le terre-plein
des remparts, pour en loger de nouveaux. On transforma les édifices publics
en espèces de caravansérails, où les familles ostrogothes campèrent pêle-mêle[47] ; quelquefois on
enlevait les charpentes des toits pour dresser en plein air de vastes hangars
sous l’abri desquels les chariots venaient se ranger par files. Pavie alors
présenta le spectacle singulier d’une ville romaine combinée avec un camp de
nomades.
Dans ce mélange confus de citoyens craintifs et de
barbares violents, Épiphane put exercer tout à loisir ce don de servir et de
consoler qu’il avait reçu de la providence. Décidé à rester neutre entre les
deux rois, afin de mieux garantir la sécurité de son troupeau, il obtint
d’abord de Théodoric qu’il respecterait sa neutralité. Le contact de cet homme
de paix eut sur le roi des Goths une influence merveilleuse. Épiphane,
attentif aux moindres détails, l’éclairait par de sages avis, le calmait dans
ses colères, le ramenait enfin à des sentiments chrétiens ou romains, quand
le démon de la barbarie semblait vouloir le ressaisir et l’entraîner. De son
côté, Théodoric employait pour gagner son hôte vénérable, tout ce qu’il
possédait de charme dans l’esprit et de grâce dans la familiarité. Il disait
souvent à ses Goths qui ne le comprenaient pas toujours : Épiphane est la vraie muraille de Pavie, que ne saurait
ébranler le bélier du Ruge, ni franchir la fronde du Baléare. Je dépose avec
confiance, sous sa garde, ma mère et ma famille, ainsi que les vôtres, afin
d’être libre de toute préoccupation pour reprendre bientôt la guerre[48].
Ces événements se passaient dans les derniers mois de
l’année 489 : l’année 490 s’ouvrit pour les malheureux Italiens sous des
auspices encore plus sinistres. Odoacre prenait activement ses mesures pour
envahir la Ligurie
dès les premiers jours du printemps, tandis que Théodoric, par des ambassades
réitérées en Gaule, sollicitait l’assistance des Barbares établis dans l’est
et le midi de cette
ancienne province romaine. Ses envoyés s’adressèrent en même temps aux
Burgondes et aux Visigoths[49], offrant aux uns
et aux autres l’amitié de leur maître avec l’alliance de son peuple. Ils
furent bien reçus des Visigoths, chez qui parlait, outre la voix du sang,
puisqu’ils formaient avec les Ostrogoths deux rameaux d’un tronc commun, la
voix des intérêts plus puissante encore que celle-là. Marie, fils d’Euric, ce
terrible conquérant de l’Auvergne et de la Narbonnaise[50], avait succédé
chez les Visigoths à son père mort en 484. C’était un bien faible héritier
d’un royaume si grand et formé si violemment, qui avait à se maintenir non
seulement contre des sujets mal soumis, mais contre des voisins mécontents.
Les Francs, dont les possessions venaient de s’étendre jusqu’à la Loire par les récentes
victoires de Clovis, et les Burgondes, qui avaient essayé de défendre
l’Auvergne contre les Wisigoths, ne voyaient point sans dépit et sans
inquiétude le royaume de Toulouse embrasser l’Aquitaine entière avec une partie
de l’Espagne. Déjà même, entre Clovis et le fils d’Euric avait éclaté une
première querelle où celui-ci avait honteusement cédé. Marie put donc
considérer comme un événement heureux pour son peuple et pour lui-même
l’arrivée des Ostrogoths au sud des Alpes, et la proposition du chef des
Amales.
Près de lui se trouvait en Aquitaine un jeune roi de cette
famille, cousin germain de Théodoric, ce Vidémir venu des bords du Danube en
Italie, avec une branche des Ostrogoths, dans l’année 473, et dont le peuple,
ainsi qu’il a été raconté plus haut, avait été réuni à celui d’Euric, par une
lâche concession de Glycélius[51]. Les sujets de
Vidémir accueillirent avec une grande joie l’idée de retrouver et de servir
des frères dont le souvenir ne s’était point effacé de leur mémoire ; Marie
vit dans leur alliance un moyen de se fortifier contre ses voisins. Quand les Goths de l’Est posséderont l’Italie,
pouvait-il se dire, et ceux de l’Ouest
l’Aquitaine et l’Espagne, quel peuple germain, sarmate ou hun, ne tremblera
pas à leur nom ? Il promit à Théodoric tout ce que celui-ci
demandait, et se disposa à faire partir une armée pour la Transpadane, dès que
les chemins seraient praticables.
Mais les mêmes sentiments, les mêmes raisons qui
déterminaient Marie, entraînèrent Gondebaud en sens contraire. Ce roi, devenu
tout-puissant chez les Burgondes par la ruine de ses frères, reçut mal les propositions
de Théodoric. Son intérêt n’était point de laisser les Goths s’établir en
Italie, lorsqu’ils étaient déjà en Aquitaine, et que par ce double voisinage
ils pourraient peser doublement sur lui : loin donc de prendre parti pour
leur cause, il déclara s’unir à celle d’Odoacre. Les prétextes ne lui
manquaient pas pour colorer sa politique. L’ancien
patrice Gondebaud, neveu du patrice Ricimer, et généralissime des armées
romaines sous deux empereurs, n’était-il pas un vrai Romain ? Les Burgondes
qui avaient mêlé si souvent leurs drapeaux aux aigles romaines, et versé leur
sang pour les intérêts de l’empire des deux côtés des Alpes, n’étaient-ils
pas les alliés naturels des Italiens ? Comment venait-on lui demander de
livrer à des étrangers un pays qui le regardait comme son protecteur, et
conseiller aux Burgondes de trahir un peuple ami, au profit de gens qui ne
pouvaient que-leur être suspects. Une telle alliance n’était pas possible, et
le roi des Goths, en la proposant, faisait outrage à Gondebaud, s’il ne lui
tendait pas un piège[52]. Tels furent,
comme on doit le supposer par quelques mots des historiens, les raisonnements
que se fit Gondebaud, et le fond de sa réponse aux ambassadeurs ostrogoths.
Quand ceux-ci furent partis, il équipa une petite armée destinée à franchir
lestement les Alpes par la route que les Burgondes tenaient sous leur main,
tandis que les troupes visigothes , non encore réunies , auraient un long
voyage à faire des bords de la
Garonne à ceux du Tessin.
Effectivement Gondebaud descendit en Italie dès que le
permirent les neiges des Alpes : il s’y présenta en libérateur[53] qui venait
défendre la Romanie
occidentale contre les entreprises d’un Goth d’Orient. Il parlait peu
d’Odoacre et beaucoup de son affection personnelle pour les Romains, à qui,
disait-il, il amenait d’anciens amis. En ce moment, la cause de Théodoric
semblait désespérée, et l’on redoutait l’arrivée d’Odoacre altéré de
vengeance ; on crut donc aux paroles de Gondebaud ; on fut heureux de les
entendre et l’on accueillit les Burgondes comme de véritables frères. Les
citadins leur ouvraient les portes des villes, les habitants des campagnes
accouraient en foule au-devant d’eux. Nous vous
reconnaissons, leur disaient-ils avec une confiance naïve ; c’est bien là votre costume, votre armure, votre drapeau,
tant de fois l’auxiliaire du nôtre : vous êtes nos Burgondes ; soyez les bienvenus
![54]
Pour réponse à ces doux propos, les soldats de Gondebaud enlevaient les
femmes, dévastaient les maisons, traînaient en captivité les laboureurs
valides, pour les transplanter en Burgondie. Gondebaud avait raison, ce
n’était pas une guerre d’ennemi qu’il faisait à l’Italie, c’était mieux ;
c’était une expédition de voleur et de pirate. La guerre n’était pour lui
qu’un prétexte, car il ne se souciait pas plus d’Odoacre que de Théodoric ;
mais au moment où l’Italie pouvait changer de maître, il venait prélever sa
part de butin et transporter au delà des Alpes tout ce qui était
transportable. Les malheureux paysans que ses soldats emmenaient, enchaînés
par bandes comme des esclaves, invoquaient dans leur détresse le nom de
l’ancien patrice, neveu de Ricimer, ne supposant pas que ces traitements
pussent leur être infligés par son ordre. Ce que
vous faites là, disaient-ils leurs ravisseurs, sera sans excuse près de votre roi, prenez-y garde. Votre
roi est bon ; il ne vous a jamais commandé des crimes qui font horreur à
toute âme civilisée[55]. De nobles
matrones, des vierges, obligées de marcher sous le fouet, les mains liées
derrière le cou, protestaient par des paroles semblables, entrecoupées de
sanglots et de cris. Quand leurs cris devenaient trop perçants, on les
frappait ; quand elles essayaient de résister, on les tuait[56].
Cette expédition valut à la Burgondie bien des
milliers de captifs, à fixer dans les champs, comme serfs, bien des milliers
de femmes à revendre au marché ou à troquer plus tard contre des rançons. Lorsque
Épiphane, en 496, alla négocier de la part de Théodoric la délivrance de ces
prisonniers, leur nombre s’élevait encore à plus de 6.000[57], et la ville de
Lyon en rendit jusqu’à 400 dans un seul jour. Ainsi se conduisaient les
libérateurs germains de l’Italie. Durant toute cette campagne, Gondebaud se
garda bien d’approcher de Pavie où il eût rencontré Théodoric ; il ne chercha
point non plus à faire sa jonction avec Odoacre dont il ne se souciait guère,
ainsi qu’on l’a dit. Quoique ce brigandage fût prémédité et conduit dans son
seul intérêt, il servit indirectement le patrice d’Italie dont il prépara le
retour au nord du Pô.
On aurait pu croire la mesure des souffrances humaines
comblée après le passage de ce barbare, l’apparition d’Odoacre irrité fit
voir qu’il n’en était rien. La fumée des incendies annonçait au loin sa
marche. Les populations, fuyant devant lui comme des troupeaux épouvantés,
couraient se cacher au fond des bois, dans les montagnes, dans les marais, partout
enfin où il n’était pas[58]. Lorsqu’il parut
devant Milan, on eût cru voir une ville morte, tant elle était déserte et
silencieuse. Il n’y trouva que l’archevêque et un petit nombre de fidèles
restés avec leur pasteur à la garde des choses saintes. Leur présence
n’empêcha pas l’Arien d’accabler du poids de sa colère les églises qui furent
toutes dépouillées ou détruites[59], comme s’il eût
voulu se venger des catholiques sur leur Dieu même. Laurentius maltraité,
jeté aux fers, malgré son grand âge, et traîné de prison en prison, souffrit
la faim, le froid, la maladie[60], sans que la
sérénité de son âme en parût un instant troublée. Il répétait héroïquement ce
mot de l’apôtre : C’est quand je souffre, que je
suis fort[61] ; et en effet,
chacune de ses tortures semblait donner une énergie nouvelle à ses ouailles,
un démenti nouveau à ses bourreaux. Son tour de triomphe vint plus tard. Il
eut le bonheur de relever les églises ruinées sous ses yeux, et de les rendre
au Dieu des catholiques plus magnifiques et plus vastes[62]. Il vit aussi
les peuples de la Ligurie
réunis dans un même sentiment d’admiration et de respect, fêter son jour
natal comme celui d’un père : un des poètes alors en vogue consacra à cette
solennité presque nationale un petit poème que nous avons encore.
Ce poète était Ennodius, le futur biographe d’Épiphane et
son successeur à l’évêché de Pavie, le futur panégyriste de Théodoric. Il apparaît
pour la première fois dans l’histoire, au milieu des misères de cette année
h90, et n’avait alors que seize ans. Orphelin de père et de mère, privé de
tout par la mort d’une tante qui l’avait élevé[63], le jeune
Ennodius restait seul, sans conseils, sans biens, sans protection, quand la
guerre entre Odoacre et Théodoric vint bouleverser l’Italie. I1 épuisa toutes
les calamités de ce temps de misère, les angoisses de l’épouvante, la fuite,
l’exil, la faim surtout, conséquence inévitable de tant de ravages. La faim, dit-il lui-même, dans quelques lignes d’une âpre énergie, la faim savait
bien reprendre ceux qui se sauvaient de l’épée. Les riches se croyaient
heureux, parce que l’argent leur ouvrait le chemin des hautes montagnes et la
porte des citadelles, mais l’aiguillon du besoin plus acéré que la pointe des
dards ou le tranchant des glaives, venait les assiéger sur leurs roches
imprenables, et les réduisait comme les autres[64]. Dans ce sauve
qui peut universel, les évêques se mirent à fortifier les positions qui
pouvaient servir de refuge à leur peuple contre la violence des gens de
guerre. Honoratus, évêque de Novare, fit construire par la main de ses
diocésains un château formidable dans lequel eux et lui se défendirent
vaillamment[65].
Quelques évêques allèrent plus loin ; ils organisèrent des corps de défense
permanents que, dans les formules du temps, on appelle soldats ou milice de
l’Église[66].
La féodalité commençait.
Cependant les Visigoths envoyés par Alaric ayant fait leur
jonction avec les Ostrogoths sous les murs de Pavie[67], cet accroissement
de forces mit Théodoric en état de tenir la campagne. Il n’était pas resté
tranquille, tout ce temps, dans l’enceinte de Pavie ; Odoacre était venu l’y
assiéger ; et avait tenté à plusieurs reprises d’emporter la place d’assaut,
mais sans succès. La saison lui était contraire : le froid, la chaleur, la
pluie, tout semblait favoriser son ennemi. La discorde se mit de nouveau dans
son armée ; ses soldats se battaient et s’entretuaient. Pour prévenir de plus
grands maux, il reprit le pillage interrompu de la Ligurie, qui plaisait
beaucoup mieux à ces bandes avides que les fatigues d’un long siège. Peu de
temps après s’opéra la jonction des Visigoths d’Alaric avec l’armée
ostrogothe, et Théodoric sortit de Pavie. Odoacre, craignant d’être enfermé à
son tour dans Milan, évacua cette ville pour se fortifier derrière l’Adda, où
Théodoric le vint chercher avec toutes ses forces.
Ce fut le 11 août 490 que se livra, sur les bords de cette rivière
fameuse par tant d’autres combats, la troisième grande bataille où le maître
actuel et le futur maître de l’Italie se trouvaient en présence[68]. Elle ne fut pas
moins sanglante que celle de l’Adige. Les peuples
y tombèrent en grand nombre des deux côtés, nous dit un document
contemporain ; mais Odoacre fut encore vaincu. Parmi les Italiens restés sur
le champ de bataille, le roi patrice eut à pleurer un de ses fidèles
officiers, le comte Piérius[69], celui-là même
qui avait si heureusement accompli la translation des provinciaux du Norique,
et amené le corps de saint Séverin en Italie. Sa mort laissa un grand vide
dans les rangs du parti qui, malgré les cruautés d’Odoacre, croyait soutenir
avec lui une cause italienne. Les pertes de Théodoric ne furent ni moindres
en nombre, ni moins poignantes. Toujours battu en rase campagne, et enfin
découragé, Odoacre prit la résolution de se retrancher dans Ravenne, mais il
plaça dans les forteresses et les châteaux de l’Italie Cispadane d’assez
fortes garnisons pour inquiéter les Goths s’ils voulaient passer outre, et
leur couper la retraite en cas de revers.
Pourtant Théodoric n’hésita pas à tenter la fortune dans
les nouvelles conditions que lui offrait son ennemi. Depuis un an qu’il était
arrivé en Italie, il avait toujours été vainqueur dans les batailles et
toujours emprisonné le lendemain, tantôt dans la Vénétie,
tantôt dans la Ligurie,
tantôt même dans l’enceinte d’une ville, sans avoir encore osé paraître au midi du Pô. Il pensa avec raison
que le temps était venu de se montrer au parti que ses appels et les fautes
d’Odoacre lui avaient gagné ; et de forcer, en tout cas, les villes de l’Italie
centrale à se déclarer pour l’un ou pour l’autre. Dans cette vue, il résolut
de marcher sur Ravenne, en laissant derrière lui, sous bonne garde, à Pavie,
sa mère avec les familles de son peuple et les bagages de son armée. Pour
cette garde, il choisit de préférence à tous autres le petit corps de soldats
ruges demeurés sous ses drapeaux, malgré la désertion de leur roi Frédéric[70]. Ce choix était
dicté sans doute par des considérations de prudence : il pouvait craindre que
la fidélité de ces Barbares ne se trouvât exposée à trop de tentations, en
face de leur roi et de leurs compatriotes transfuges. La mesure avait
néanmoins un inconvénient considérable, celui de laisser Épiphane et les
habitants de Pavie livrés aux soldats les plus sauvages et les plus
indisciplinés de l’armée ostrogothe. S’ils avaient rempli le camp de
Théodoric de leur turbulence et déserté son drapeau jusque sous ses yeux, que
ne feraient-ils pas lorsque le roi des Goths ne serait plus là pour leur
inspirer une crainte salutaire ?
L’espèce de neutralité qu’Épiphane avait voulu se créer au
milieu du tumulte des armes, avait été reconnue et respectée des deux chefs
ennemis, et imposée par eux, autant qu’il était possible, à leurs armées.
Odoacre s’y était soumis, pendant le siège de Pavie, bien qu’il pût
soupçonner l’évêque d’avoir un penchant secret pour son rival ; mais il
craignit qu’une seule violence exercée sur l’homme de Dieu, comme on l’appelait,
n’indisposât toute l’Italie, et n’excitât peut-être contre le coupable les
vengeances du ciel. Cette convention tacite entre les deux rois et le prêtre
dura autant que les conflits du siège. Comme une providence toujours en éveil
pour la sauvegarde des Romains, Épiphane allait d’une armée à l’autre,
calmant les colères, plaidant la cause du faible et protégeant la vie et les
biens de son troupeau contre les rigueurs de la guerre. Magistrat autant
qu’évêque, il commandait au nom de la loi, il suppliait au nom de la charité.
Si quelque femme était insultée, il réclamait le châtiment du ravisseur ; si
quelque laboureur était arraché à son champ, quelque troupeau enlevé, quelque
grange pillée, il menaçait, jusqu’à ce qu’il eût obtenu ou la liberté de
l’homme, ou la restitution des biens ravis[71]. Il ne
pardonnait qu’à ceux qui le dépouillaient lui-même ; et un jour, suivant le
récit d’Ennodius, il admit à sa table des soldats qui maraudaient sur ses
terres. Et ce n’était pas seulement le Romain qu’Epiphane couvrait de sa
protection, mais le Barbare lui-même, lorsqu’il était pauvre et opprimé. Sa
sainte charité ne le garantissait pourtant ni des insultes, ni parfois des
mauvais traitements de ces hommes dont elle refrénait les excès. Trois ans entiers, ajoute le contemporain que
nous venons de citer, Épiphane vécut sous cette
croix ; et Dieu qui lui donnait la force de souffrir, connut seul le poids de
ses maux[72].
Le temps de ses plus rudes épreuves fut celui qu’il passa
face à face avec les Ruges, dans les murs de Pavie, après le départ de
Théodoric. On n’eût pu imaginer de plus redoutables gardiens pour la sécurité
d’une ville. Les compatriotes des deux Frédéric et de Ghisa étaient comme eux
des sauvages cruels, dominés par tous les instincts de la rapacité et de la
violence[73].
On disait d’eux, ainsi que je l’ai déjà rapporté, qu’ils croyaient avoir
perdu leur journée, quand elle s’était écoulée sans crime. Ces cœurs féroces
cédèrent pourtant à la puissance morale d’Épiphane. Il fit sentir à des passions sans frein l’autorité du
prêtre, écrit à ce propos son biographe. Une pitié jusqu’alors inconnue se glissa dans des âmes
imbues d’une perversité naturelle. — Qui
croirait, sans un profond étonnement, que des Ruges aimèrent et craignirent
un évêque, un catholique, un Romain, eux qui ne daignent pas même obéir à leurs
rois ?[74] Mais aussi que
de peines, que d’efforts, que de vertus sublimes, exigèrent de pareilles
conversions !
La campagne entreprise par Théodoric ne fut ni facile ni
courte : à chaque pas se rencontraient des châteaux et des villes fortifiées
qu’il fallait assiéger ou bloquer[75] ; aucune
désertion n’avait lieu dans les troupes barbares d’Odoacre, et quant aux
populations italiennes, elles se montraient ou sympathiques à leur patrice,
ou indifférentes à son rival. Cependant, les Ostrogoths ayant forcé les
approches de Ravenne, vinrent camper dans le bois de Pins, appelé Pinetum[76] qui, de la
lisière occidentale des marais, se prolongeait pendant plusieurs milles sur
les dunes de l’Adriatique. C’est là qu’Odoacre avait pris position en 476, lorsqu’il
assiégeait Augustule dans cette même ville où des forces redoutables et un
ennemi victorieux l’emprisonnaient maintenant à son tour. De sombres
anniversaires, des rapprochements sinistres semblaient poursuivre le roi des
Ruges, au fond de ce repaire des empereurs romains dont il avait si
violemment fermé le cycle. Sa première défaite sur l’Isonzo avait eu lieu le
28 août, jour correspondant à celui où, onze ans auparavant, il faisait
décapiter dans Plaisance Oreste, son ancien maître. C’était encore près de
Plaisance et dans le même mois d’août, qu’il avait subi tout récemment sa
troisième défaite, près de l’Adda. Enfin, cette Pinaie de Ravenne, centre des
opérations de son ennemi, était souillée du sang de Paulus, versé par ses
mains. Des esprits portés au merveilleux voyaient dans ces rapports fortuits
l’indice d’une fatalité vengeresse attachée aux pas d’Odoacre, et l’inquiétude
gagnait jusqu’à ses plus chauds partisans.
J’ai décrit ailleurs cette cité de Ravenne, si bien
choisie au Ve
siècle pour être la capitale d’un empire, qui ne savait plus que se défendre.
Tour à tour île et terre ferme, suivant l’heure du jour et l’alternative du
flux et reflux de l’Adriatique, elle était doublement protégée par la nature
: l’invasion périodique du flot dans les lagunes la garantissait du côté de la
terre, tandis que son retrait, laissant le rivage à sec, la protégeait contre
les dangers venus de la mer[77]. La connaissance
de ces mouvements variables et de leurs effets, donnait à l’habitant de
Ravenne, sur l’assaillant étranger, un avantage considérable, soit pour
diriger, soit pour repousser une attaque. Le siège régulier d’une pareille
place était d’ailleurs impossible ; le blocus même restait incomplet, malgré
toutes les précautions, et l’opération de Théodoric consista surtout à couper
à l’ennemi l’accès de la campagne, en même temps qu’il gênait son
ravitaillement par mer. Dans ce but, il s’établit fortement au nord entre les
trois bras du Pô, dont le plus petit traversait la ville ; et tournant au
sud, vers le quartier de Classe, il occupa la plage et menaça le port. Les
assiégés de leur côté le harcelaient par des sorties continuelles qui ne
laissaient de repos aux Goths ni la nuit, ni le jour ; leurs ouvrages à peine
commencés étaient aussitôt détruits. Enfin, Odoacre eut pour lui deux
puissants auxiliaires, la disette et l’air pestilentiel des marais, qui
décimèrent bientôt l’armée de Théodoric.
Telle fut la guerre que se livrèrent les deux rivaux
pendant trois années, sans qu’il survint entre eux rien de décisif. Une nuit,
pourtant, Odoacre faillit enlever le roi goth au milieu de son camp.
Profitant d’une obscurité épaisse, il prit avec lui les Hérules, troupe
légère, excellente pour les coups de main, et franchit à pas de loup la
chaussée percée d’arches qu’on appelait le pont Candidien[78]. Le maître des
milices, Lévila, l’accompagnait. Ils arrivèrent sans être aperçus jusqu’aux
avant-postes ostrogoths qu’ils massacrèrent, puis Odoacre lança ses Hérules
dans la partie du camp contiguë au marais, et située à trois milles de la
ville. La surprise réussit au delà de toute espérance. Les anciens compagnons
de Tufa qui avaient à venger le meurtre de leurs frères égorgés en Ligurie
par ordre de Théodoric, tombant sur des gens endormis, se multiplièrent en
quelque sorte pour frapper et tuer, et le camp regorgea de carnage.
Cette scène se passait dans le quartier de Theudis, un des
princes ostrogoths, et le principal lieutenant de Théodoric. Le roi campé
plus au sud, dans le bois de Pins, près de la maison de plaisance des Césars,
avait son quartier séparé de celui de Theudis par un fossé palissadé. Odoacre
victorieux poussa les Hérules de ce côté ; mais Théodoric, averti par les
fuyards, avait eu le temps de se préparer. On se battit corps à corps le long
du marais ou dans le bois, au milieu des ténèbres ; Théodoric manœuvrait pour
tourner son adversaire et lui couper la retraite du pont Candidien ; Odoacre
s’efforçait d’en conserver les abords. La mêlée fut terrible sur ce terrain
marécageux, que défonçait le pied des chevaux, et où l’on se heurtait en
aveugles, amis et ennemis. Repoussés enfin vers la chaussée, les Hérules s’y
précipitent sans ordre, encombrent de leur foule l’étroit défilé, et se
culbutent les uns les autres dans le marais. Ils y tombent en grand nombre et
périssent suffoqués. Lévila se noya ou fut tué dans le fleuve Veïens en
voulant couvrir la retraite[79]. Odoacre
lui-même ne regagna qu’à grand’peine la porte de la ville. Cette affaire eut
lieu le 10 ou le 15 juillet de l’année 491 ; elle put passer pour une
quatrième victoire des Goths, quoiqu’ils eussent perdu toute une division de
leur armée[80]
; toutefois le Ruge n’était nullement en humeur de se rendre et le siège
continua.
Théodoric mit à profit les loisirs de ce long blocus pour
attaquer les places de l’Italie centrale qui tenaient pour son ennemi- ; il
les réduisit toutes[81], à l’exception
de Césène où commandait le patrice Libérius. En face de ce fidèle serviteur
d’Odoacre, la séduction échoua aussi bien que la menace et les assauts[82]. La farte ville
de Césène, avec sa citadelle creusée dans le roc, dominait les environs de
Ravenne dont elle n’était séparée que de quelques milles, et troublait par
des sorties fréquentes les opérations du siège. Théodoric ne négligea donc,
rien pour s’en rendre maître ; voyant enfin ses efforts trompés par la
vigilance de Libérius, il tourna la place et alla surprendre Ariminum dont il
s’empara.
Ariminum, aujourd’hui Rimini, était le port de
ravitaillement de Ravenne. Là se rendaient les flottilles de navires légers
qu’on appelait Dromons[83], et qui servaient
soit au cabotage de la côte, soit à l’approvisionnement de la ville
impériale. Maîtresses de la mer, ces flottilles se rendaient avec leur
chargement de vivres près des îles qui regardent Ravenne au levant ; elles
s’y tenaient à l’ancre jusqu’à ce que l’heure du flux leur permît d’aborder
le port ; leur provision déposée, elles reprenaient la mer, et allaient se
recharger sur divers points de la côte, qui tenait presque tout entière pour
Odoacre.
La possession d’Ariminum fit passer dans les mains de
Théodoric les instruments du ravitaillement de Ravenne ; il put affamer la
ville assiégée et presser l’ennemi de tous les côtés. Cependant il ne réunit
‘pas assez de navires armés pour tenter sur le port une attaque de vive
force. Ses progrès dans le centre de l’Italie étaient lents et contestés. Il
eut même besoin de reparaître de temps en temps à Pavie, pour maintenir sous
son obéissance les cités riveraines[84] du Pô. Celles de
l’Italie méridionale refusèrent unanimement de le reconnaître, les unes par
attachement pour Odoacre, les autres par esprit d’indépendance municipale. Il
y en eut qui chassèrent leurs magistrats et secouèrent tout frein de
gouvernement : le Brutium particulièrement fut en proie à la plus dangereuse
anarchie. Cette circonstance créa entre Théodoric et Cassiodore, père du
futur questeur du roi des Goths, et lui-même ancien serviteur d’Odoacre, de
premiers rapports qui se développèrent plus tard. Propriétaire d’immenses
domaines dans cette province, il parvint à y rétablir l’ordre, par sols
autorité privée à défaut de celle des lois, et put la remettre aux mains du
nouveau maître, préservée et pacifiée. Ainsi firent sur divers points
d’autres nobles romains que la„crainte des désordres sociaux rejetait, en
quelque sorte malgré eux, dans le parti des Goths.
Quant à la ville de Rome, Théodoric eut la sagesse de ne
la violenter en rien, ne l’inquiétant ni par attaque ni par menace, et
respectant comme un droit sa prétention bizarre à la neutralité. Le sénat de
son côté, resta sous l’empire du fait créé par quinze ans de règne, jusqu’à
ce que le sort des batailles en eût décidé autrement ; de sorte que
l’administration publique s’exerçait toujours au nom d’Odoacre. Les relations
de la ville éternelle avec le patrice assiégé durent être, pendant ce temps,
de plus en plus irrégulières et rares, on le conçoit assez ; nous savons
toutefois qu’elles n’avaient point cessé en 492, puisque le pape Gélase, élu
le 2 mars de cette année, se vante d’avoir résisté à. certains ordres
d’Odoacre touchant le règlement de l’église, attendu qu’ils blessaient la
justice[85].
Il y avait donc à Rome et par conséquent dans les autres villes de l’Italie
non soumises aux Goths, des lieutenants du roi patrice, qui continuaient à
commander en son nom. Les monnaies étaient, comme auparavant, frappées à son
monogramme, tantôt avec son effigie, tantôt avec celle des empereurs
d’Orient. Une d’elles présente la tête et la légende de l’empereur Anastase,
qui lie monta sur le trône de Constantinople que le 11 avril 491, pendant la
seconde année du blocus de Ravenne[86].
La neutralité du corps du sénat ne liant point ses membres
individuellement, ils prirent parti, avec une entière liberté, du côté où
leurs idées, leurs intérêts, les circonstances les portèrent. Dans ce combat
d’influence, Odoacre, prisonnier au milieu des lagunes du Pô, et sans contact
avec les hommes, eut naturellement le dessous. Théodoric, au contraire, armé
de tous les moyens d’agir, exerçait sur ceux qui l’approchaient une véritable
fascination, par la vivacité de son intelligence, l’essor hardi de sa pensée,
et son penchant à choisir le bien, quand l’orgueil ou la passion n’y faisait
point obstacle. La gloire historique attachée au nom de Rome l’éblouissait[87] ; et il se
prenait à aimer sincèrement la ville éternelle, en songeant qu’il la
posséderait un jour. Son maître et ami Artémidore le secondait sans doute
dans ces négociations délicates, déployant pour le servir tout ce qu’il avait
acquis en Orient d’habileté et de pratique des hommes. Aussi vit-on beaucoup
de membres de la noblesse romaine passer successivement sous le drapeau de
Théodoric, et dans le nombre Faustus Niger, que les contemporains qualifient
de chef du sénat. Ce fut une recrue précieuse pour le roi goth, que la cour
de Constantinople semblait renier ou du moins abandonner, depuis bientôt
trois ans, et qui sentait le besoin de rétablir avec elle les relations
interrompues ; or, quel ambassadeur pourrait parler avec plus d’autorité à
l’empereur d’Orient des affaires de l’Occident, que ce chef du sénat de Rome,
ce représentant présumé du patriciat occidental ?
Tout rapport d’amitié avait cessé effectivement entre
Zénon et son fils d’armes, dès l’arrivée des Goths au midi des Alpes. Après avoir lancé dans les
aventures d’une conquête lointaine, ce fils dont la présence lui causait tant
d’embarras, le père attendait patiemment le résultat de la campagne, assez
peu soucieux de savoir qui l’emporterait, et espérant peut-être au fond de
l’âme que les deux rivaux se détruiraient l’un l’autre à son profit. Il avait
donc décliné peu à peu toute responsabilité -dans les événements de cette
guerre, et Théodoric se trouvait maintenant isolé en Italie, et démenti en
quelque façon par l’empereur dont il invoquait à chaque instant l’autorité[88]. Ce n’est pas
que Zénon reconnût davantage Odoacre ; les lettres des deux patrices devaient
rester également sans réponse, mais la difficulté était plus grande pour
Théodoric dont ce silence obstiné paraissait la condamnation évidente. Il
demanda en conséquence à Zénon une seconde investiture de l’Italie, plus
solennelle que la première, le droit de vêtir le manteau de pourpre, signe de
la puissance suprême sur les Romains, et le titre de roi des Romains et des
Barbares, en Occident[89]. Faustus Niger
se chargea de porter à Constantinople ces propositions, et d’en rapporter la
réponse. Théodoric se flattait que l’esprit faible et inconstant de
l’empereur céderait à l’ascendant d’un tel délégué ; et au fond il voulait
arracher à l’auteur de ta pragmatique une interprétation de cet acte dans le
sens qu’il y attachait lui-même, que les Goths y attachèrent après lui, mais
que tous les empereurs repoussèrent invariablement, jusqu’à Justinien[90]. La mort
dispensa Zénon des ennuis de cette négociation nouvelle : il avait cessé de
vivre dès les premiers jours d’avril 491 ; avant l’arrivée de Faustus à
Constantinople.
Ce chef du sénat occidental arriva dans des circonstances
peu favorables au succès de sa mission, d’ailleurs fort délicate. Au lieu
d’un prince qui avait habitué Théodoric à sa pusillanimité, il trouvait une
cour préoccupée de graves intérêts et une ville presque en révolution. La
mort de Zénon, accompagnée de particularités mystérieuses, avait mis en émoi
toutes les passions. On discutait, on s’accusait avec acharnement, on prenait
parti pour ou contre le nouvel empereur, Anastase ; et les accusations
remontaient jusqu’à l’impératrice elle-même. Les derniers jours du malheureux
Trascalissée avaient été livrés aux égarements d’une folie cruelle. Depuis
que les magiciens avaient conspiré contre lui, tout homme qui lui déplaisait
devenait à ses yeux un magicien qu’il s’empressait de faire disparaître, sauf
à le pleurer ensuite si l’innocence de sa victime était reconnue. Par malheur,
beaucoup de victimes furent reconnues innocentes ; et Zénon, dont le cœur
n’était pas entièrement fermé aux remords, croyait entendre dans le silence
de la nuit des voix qui l’appelaient pour le maudire. Il finit par se faire
magicien lui-même, afin de mieux échapper à la magie. Sous le poids de ces
perpétuelles appréhensions qu’il essayait d’étouffer dans la débauche, la
maladie dont il était affecté s’exaspéra. La vie l’abandonnait subitement au
milieu d’un festin ; son cœur cessait de battre ; il restait sans mouvement,
roide et froid comme un cadavre. La mort, à ce qu’il paraît, vint le visiter
pendant une de ces crises terribles ; mais on répandit le bruit que l’impératrice,
feignant de se tromper sur son insensibilité apparente, l’avait fait sceller tout
vivant dans un tombeau où il était mort de faim : supplice qu’il avait
lui-même inventé pour son rival Basilisque[91]. Ce qui sembla
confirmer ces abominables rumeurs, c’est qu’avec la même précipitation
qu’elle avait, mise à l’enterrer, Ariadne fit nommer empereur à sa place.
Anastase, silentiaire du palais, que la malignité publique lui donnait pour amant,
et qu’elle épousa presque aussitôt.
Au milieu de ces graves débats, la voix du négociateur
italien fut à peine écoutée. Le nouvel empereur, accumulant prétextes sur
prétextes, évitait de répondre aux questions que lui posait Théodoric ; et
Faustus, traîné de délai en délai, bafoué par tous les artifices de la
politique byzantine, n’entretenait plus son maître que du récit de ses
déconvenues. Théodoric était hors de lui : il voyait son armée se consumer
sans fruit dans les fatigues d’un long blocus dont rien ne lui faisait
présager la fin. Campés dans la boue et soumis aux plus rudes privations, les
Ostrogoths murmuraient contre leur roi ; ils maudissaient une guerre qui ne
leur avait encore rapporté que des souffrances et des mécomptes[92].
Les mêmes mécontentements, et de plus grands encore
régnaient à l’intérieur de la ville, où tous, soldats et habitants, mouraient
de faim. Quoique la flotte de Théodoric fût trop faible pour tenter une
attaque sur le poil., elle suffisait à le bloquer et le ravitaillement ne se
faisait plus. Ravenne était donc en proie à une véritable famine : un
boisseau de blé s’y vendait six pièces d’or[93], et bientôt on
fut réduit à la plus abjecte nourriture. Un morne désespoir s’empara de la
population romaine, mais les Barbares souffraient sans parler de se rendre.
En proie à une sorte de rage, ils y puisaient on ne sait quelle force
inconnue, qui les soutenait jusqu’à ce que leur corps tombât de consomption.
Dans cet état violent, ils éclataient, à tout propos, en injures les uns
contre les autres ; des injures ils passaient aux coups. Le caractère
intraitable des Ruges se signalait, au milieu de ce désordre, par des rixes
continuelles. Ils se soulevèrent enfin, Frédéric à leur tête, se jetèrent sur
leurs compagnons, et ensanglantèrent les rues de Ravenne[94]. Ainsi la guerre
civile se mêlait à la guerre étrangère, au sein de cette ville infortunée,
dont on pouvait avec assurance prophétiser la ruine prochaine.
Ravenne avait alors pour évêque Jean, que ses visions avaient
fait surnommer Angeloptès[95], c’est-à-dire le
Voyeur d’anges. Au mysticisme le plus exalté, se joignait chez ce prêtre un
caractère résolu, opiniâtre. et, en ce qui concernait le gouvernement de son
église, une fermeté qui allait jusqu’à la rudesse[96]. Prenant en
pitié ce peuple condamné à périr, il vint trouver Odoacre, lui parla
hardiment de la nécessité de faire la paix ; et le Ruge, étonné de ses
discours, l’autorisa à se rendre au camp de Théodoric, suivant son désir.
Jean partit processionnellement avec son clergé, précédé de la croix, ainsi
qu’il convenait à une telle ambassade[97], et franchit, au
grand étonnement des deux armées, la longue chaussée du pont Candidien. Les avant-postes
des Goths le laissèrent passer sans mot dire, et Jean fut conduit en présence
du roi qui occupait alors, à l’extérieur de Ravenne, comme on l’a vu tout à
l’heure, le quartier appelé Petit Palais. En proie à tant de difficultés,
Théodoric accueillit le négociateur avec un empressement respectueux, et des
préliminaires de conciliation s’ouvrirent par l’intermédiaire de cet homme de
paix[98]. L’évêque allait
de l’un à l’autre, à travers la chaussée, portant et rapportant les
propositions, mais l’œuvre était laborieuse ; aucun ne voulait céder. Il fut
enfin convenu que les deux rois habiteraient ensemble Ravenne, sur un pied
d’égalité, et se partageraient comme des frères le gouvernement de l’Italie[99]. L’accord fut conclu
le 27 février de l’année h93. Odoacre, pour sûreté de sa parole, livra en
otage son fils Thélane[100], jeune homme né
probablement d’une femme barbare, car l’histoire ne parle nulle part d’une
épouse romaine d’Odoacre. Le 5 mars suivant, Théodoric faisait, en grande
pompe et sous la conduite de l’évêque, son entrée dans Ravenne, par le
quartier de Classe.
Une pareille convent on était fort bizarre assurément, et
on ne comprend guère comment elle pouvait s’exécuter dans la pratique ;
cependant un écrivain grave, et qui avait pu recueillir sur les lieux mêmes
la tradition, encore récente lorsqu’il écrivait, Procope nous affirme que tel
fut l’accord intervenu entre Odoacre et Théodoric. Peut-être s’étaient-ils
partagé le territoire italien, de manière que chacun en administrât une
portion avec un pouvoir souverain ; peut-être et plus probablement,
étaient-ils convenus de gouverner la péninsule indivise, chacun à tour de
rôle, à la façon des anciens consuls de la république. Dans cette hypothèse,
sans doute, le sénat serait resté debout avec ses vieux privilèges
honorifiques et son autorité nominale : seulement le patriciat de deux rois
barbares aurait remplacé à la tête du gouvernement romain le vieux consulat
des Publicola et des Brutus. Ainsi, par une amère dérision du sort. Rome
expirante eût présenté la parodie des jours brillants de sa jeunesse. Voilà
ce qu’on peut supposer de plus raisonnable d’après les termes de Procope. Ce
qui ressort des faits, c’est que les armées restèrent distinctes et que les
patrices occupèrent dans Ravenne des quartiers séparés. Cette tentative de
rapprochement ne produisit qu’une trêve mal observée. La paix à peine jurée
semblait déjà compromise ; il courait de sourdes rumeurs sur les dispositions
des deux rois, qui prêtaient par leur attitude à plus d’une conjecture
sinistre. On les voyait s’observer l’un l’autre avec inquiétude, et chacun
d’eux accusait son rival de perfidie.
On était dans l’attente de quelque grand événement d’une
reprise d’hostilités peut-être ; des conciliabules avaient lieu entre les
officiers ostrogoths, des réunions clandestines entre les soldats. Ravenne
allait se trouver livrée à la plus effroyable catastrophe, quand tout à coup
les dispositions parurent changer. Théodoric afficha le retour le plus
sincère à des sentiments pacifiques ; et pour célébrer la concorde
définitivement rétablie, il invita Odoacre, son fils, et ses principaux
officiers à un festin où il assisterait lui-même avec les chefs de son armée[101]. Afin que la
solennité reçût plus d’éclat et que les convives fussent plus nombreux : et
plus à l’aise, le roi goth fit dresser les tables en plein air, sous un bois
de lauriers, dans les jardins du palais[102]. Le dîner fut,
à ce qu’il paraît, plein d’entrain et de cordialité. Les convives burent
copieusement ; la joie circulait avec les coupes autour des tables, et les
soupçons d’Odoacre s’étaient dissipés dans les fumées du vin, lorsque
Théodoric, se levant brusquement, donne le signal du massacre. Chaque Goth
tombe sur son voisin, Ruge, Hérule, Turcilinge ou Scyre, et le frappe d’une
arme qu’il tenait cachée. Théodoric assaille et tue de sa main Odoacre[103]. Après le père,
il saisit le fils, que protégeait le caractère sacré d’otage, le renverse au
milieu des mets et l’égorge. Aonulf, heureusement pour lui, manquait à ce
repas de mort ; il put se sauver, et trouver un refuge dans ces mêmes
contrées du Danube qu’il dévastait naguère si cruellement. C’est ainsi que le
patrice Théodoric, fils d’armes de l’empereur Zénon, sut, par un seul et même
expédient, se débarrasser d’un collègue et d’une convention jurée en face de
Dieu[104].
Tandis que ces choses se passaient dans le bois de
lauriers du palais, les soldats goths, répandus par la ville, faisaient main
basse sur les partisans d’Odoacre ; partout où ils les pouvaient rencontrer,
ils les tuaient eux et leur race, disent les historiens[105]. Les mêmes
horreurs s’accomplirent hors de Ravenne. C’était une conspiration de tout un
peuple pour en exterminer un autre : conspiration conduite avec un
sang-froid, gardée avec un secret presque incroyables. S’il peut exister
quelque chose de plus effrayant que l’image de Théodoric, rouge de vin et de
fureur, massacrant sur la table d’un festin le collègue qu’il a attiré par
ses caresses, c’est cette complicité de toute la nation des Goths exécutant
le même forfait, à la même heure, dans des lieux si différents, sans
provocation ni colère[106]. Voilà pourtant
le tableau qui ressort des textes historiques, par malheur fort incomplets.
Quelques contemporains, dans le but de justifier les Goths et leur chef,
rejettent sur son rival la première pensée du guet-apens, de sorte que
Théodoric n’aurait fait que prévenir Odoacre en le tuant[107]. Cette version
ne peut pas être celle de l’histoire dont les plus importants témoignages
attribuent formellement au roi des Goths l’idée comme la conduite d’une si
odieuse trahison[108].
Théodoric n’avait plus de collègue ni d’ennemis. Peu
soucieux alors des termes de sa pragmatique et des irrésolutions de
l’empereur d’Orient, il quitta sans plus attendre l’habit de sa nation[109], endossa le
manteau de pourpre et se fit proclamer roi des Goths et des Romains : ce
qu’on traduisit plus tard par roi d’Italie[110]. La fiction du
patriciat romain sous laquelle Odoacre avait gouverné pendant près de
dix-sept années, s’évanouissait en même temps que la souveraineté des
empereurs orientaux, sur le dernier débris de l’empire d’Occident. Non
seulement Rome et l’Italie avaient un roi, mais elles cessaient de
s’appartenir à elles-mêmes. Un peuple étranger, sujet de ce roi, les tenait
sous le joug à titre de conquête : une nouvelle ère commentait dans leur
histoire.
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