Consulat de Théodoric. — Il assiège Constantinople et
arrache et 7énon un décret pragmatique pour la cession de l’Italie. — Caractère
de ce décret. — Les Ostrogoths veulent passer en Italie par mer. — Forcés de
reprendre la route de terre, ils rencontrent les Gépides dans la vallée de la Save. — Bataille de Ulca.
— Les Goths traversent les Alpes et arrivent en Vénétie.
484 – 488
Vivre en romain, habiter
Constantinople comme un de ses citoyens, et prendre part au gouvernement de
la grande république des Césars, tel était l’idéal de Théodoric,
et le vœu qu’il exprimait au patrice Adamantius, dans leur conférence près
d’Épidamne : ce vœu allait enfin s’accomplir. Aussi le roi goth dut
tressaillir de joie, lorsqu’un messager d’état, Mercure de l’Olympe byzantin,
vint sous le costume de l’ancien dieu, avec des ailes aux épaules et un
caducée au poing, déposer entre ses mains une évocatoire[1] : c’était le
sacré mandement par lequel l’empereur daignait appeler près de lui un sujet,
ou lui accordait la faveur de sa présence. Laisse
de côté tout loisir et tout délai, disait la formule officielle,
et rends-toi promptement dans notre ville, afin que ta diligence à jouir de
notre aspect, nous fasse voir qu’il t’est agréable[2]. » A ces phrases
d’usage se joignirent ici les communications particulières de l’empereur à
son fils d’armes. Zénon lui faisait pressentir les honneurs qui l’attendaient
dans la métropole de l’Orient ; il ajoutait que, sachant la répugnance des
Goths à se rendre en Pautalie, il leur concédait un territoire sur le Bas
Danube, partie dans la Dacie
riveraine, partie dans la
Mésie inférieure, avec Noves pour capitale : c’était mieux
que la petite Scythie sollicitée naguère avec tant d’ardeur par Théodoric.
Celui-ci, au comble de ses désirs, précipita l’installation de son peuple
dans ce nouveau cantonnement, sans toutefois y présider lui-même : ses
regards étaient tournés vers Constantinople, et les maisons roulantes des
Ostrogoths avaient perdu tout charme pour lui.
Il reçut dans la cité de Constantin l’accueil le plus
empressé. Outre le brevet de commandant en chef de la province de Thrace,
Zénon lui donna celui de Maître des milices, in
prœsenti, qui était une sorte de ministère de la guerre ; il le
logea au palais, le fit marcher de pair avec tout ce qu’il y avait de hauts
personnages à la cour, et enfin le désigna consul pour l’année suivante. Ce
ne fut pas tout. Cette suprême dignité qui ruinait les plus riches Romains,
en les glorifiant, n’apporta que des honneurs à Théodoric, l’empereur ayant
voulu payer sur le trésor impérial les frais du consulat de son fils. La
pompe déployée à cette occasion dépassa les plus grandes magnificences qu’on
eût encore vues sous son règne : ce fut le cérémonial d’un triomphe, plutôt
que celui d’un consulat[3]. Quand on sait
l’affection profonde dont Théodoric entourait sa mère et sa sœur, on ne peut,
guère douter qu’il n’ait voulu les avoir l’une et l’autre pour témoins et
compagnes de sa gloire ; et l’on aime à se figurer Amalafride et Éréliéva,
assistant, dans le cortège des impératrices, aux fêtes qui remplirent alors
Constantinople de tumulte et de joie. Leur air et leur costume, si cette
supposition est vraie, durent présenter un étrange contraste au milieu de
cette cour molle et voluptueuse ; et les vigoureuses Germaines, aux cheveux
roux, qui maniaient la hache aussi lestement que le fuseau et marchaient
fières sous de longues stoles brunes, un diadème barbare au front, ne furent
pas, on peut le croire, la moindre des curiosités de la journée. Éréliéva
était catholique, quoique le peuple goth fût arien ; et les Grecs, lors de
son baptême, avaient changé son nom, trop rude pour leurs oreilles, en celui
d’Eusébie, qu’elle portait à Constantinople[4]. Ils permirent
pourtant au consul de garder le sien, le mot gothique de Theuderikh ou
Thiodrek s’étant adouci dans la prononciation vulgaire de façon à n’avoir
plus rien de choquant pour la délicatesse hellénique. Sa forme la plus
habituelle en Occident, Theodoricus, en avait même fait un nom presque
romain.
Dans ce retour à la vie civilisée, Théodoric dut se livrer
avec passion aux amusements de l’esprit dont il avait été sevré si longtemps.
Sans avoir la culture des lettres, il en avait réellement le goût ; surtout
il en affichait la vanité. Il voulait passer aux yeux des Romains pour un
connaisseur en fait d’arts, et un promoteur zélé des études libérales ; il
s’attribue ce rôle avec une certaine recherche dans les lettres écrites en
son nom par Cassiodore. C’eût été presque le blesser que de ne lui pas
répéter à tout propos qu’il était Grec par l’esprit, et que rien ne restait
en lui de la barbarie originelle. La Grèce t’a élevé au doux giron de la civilisation, par une
prescience de l’avenir, lui disait en Italie son panégyriste
Ennodius. Te prenant sur le seuil de la vie, elle
te modela pour elle-même. Tandis que tu la réjouissais enfant, par ta présence,
elle pourvoyait à sa sûreté, en se formant d’avance un protecteur[5]. Voilà le langage
qu’aimait et provoquait le roi des Goths : mais les murailles de
Thessalonique, et les monuments de tant de grandes cités ruinées par ses
mains protestèrent longtemps contre des flatteries qu’il ne sut mériter que
plus tard.
Il revit Artémidore, d’ambassadeur redevenu philosophe et
courtisan ; leur liaison fut bientôt si étroite, que ce Grec, s’attachant à
sa fortune, consentit à le suivre en Italie. C’était un homme d’une science
variée, d’une nature droite, mais timide et pleine de réserve. Ce que Théodoric
estimait en lui plus que sa profonde raison et les conseils de son
expérience, c’étaient les conversations instructives ou amusantes dont il
égayait la table royale[6] : du moins les
lettres de Cassiodore appuient beaucoup sur ce détail, d’un intérêt fort
secondaire. La philosophie si chère aux Grecs avait sans cloute sa part dans
ces entretiens du festin ; malheureusement elle glissait sur l’âme passionnée
du Barbare, comme les leçons de grammaire sur son esprit rétif à la règle.
Théodoric n’apprit pas plus à être modéré dans ses désirs, à se posséder
lui-même et à respecter la vie des autres, qu’à lire ou à signer son nom.
Cette sévie barbare des conquérants du Ve siècle avait quelque chose de vivace,
d’indomptable, que la civilisation n’entamait pas. On raconte que, l’élève
d’Artémidore, devenu roi d’Italie, se laissait comparer volontiers à Trajan
et à Valentinien Ier[7]. Malgré
l’éminence de ses qualités, lorsqu’il se faisait sincèrement romain et
civilisé, il n’approcha jamais de Trajan, cet idéal des grands empereurs. Il
eut plus de ressemblance avec Valentinien Ier, mélange de bien et de mal, encore
imposant dans sa rudesse ; avec cet empereur bizarre qui avait deux ours pour
commensaux[8],
dans son palais. Théodoric, par ses instincts et ses fureurs sauvages,
renfermait en lui-même un hôte aussi terrible parfois que les compagnons de
Valentinien.
Zénon arracha bientôt son fils d’armes aux ravissements de
cette vie oisive, pour le renvoyer sur les champs de bataille où se
présentait une occasion de paver ses bienfaits. L’Asie romaine était
gravement troublée par une de ces révolutions qui ébranlaient périodiquement
le trône de Constantinople, au souffle de l’impératrice mère, car cette femme
ne pouvait vivre sans l’agitation politique et sans les intrigues. Après
avoir chassé, puis rappelé Zénon, elle conspirait avec ses propres ennemis
pour le chasser encore. Sa longue domination, sous les rognes de son mari et
de son gendre, lui avait créé une puissance redoutable qu’il était également
dangereux de vouloir briser ou de subir, et Zénon ne savait faire ni l’un ni
l’autre. La révolte actuelle, née de causes en réalité futiles, prit par son
intervention un caractère tellement sérieux, que l’empereur, un moment, put
se croire perdu. C’est alors qu’il recourut à Théodoric, sur la fidélité
duquel il comptait sans réserve, puisque Théodoric, étranger et barbare,
obligé de l’empereur et ne devant rien à l’empire, était libre des influences
qui pesaient sur les généraux romains. J’exposerai brièvement l’origine et les
péripéties de cette grande commotion qui, changeant l’état des relations
entre Zénon et son fils et les opposant de nouveau l’un à l’autre, eut un contrecoup
funeste sur les destinées de l’Italie[9].
L’âge n’avait fait que développer chez cet empereur les vices
d’un caractère irascible et faible, toujours porté aux extrêmes, toujours
passant d’une résolution désespérée à l’abandon le plus complet de lui-même
et des affaires publiques ; mais ce dernier état lui était plus habituel.
Quand Vérine ne régnait pas, les plus chers intérêts de l’empire se
trouvaient livrés à des favoris qui faisaient la guerre à Vérine, et c’est ce
qui était arrivé pendant les années précédentes ; toutefois le favori du jour
n’était pas d’humeur à se laisser débusquer par une femme, et, une fois la
lutte engagée, il était homme à la poursuivre jusqu’au bout. On le nommait
Plus. Compatriote et camarade d’enfance de Zénon, il avait été son vrai
libérateur dans la dernière guerre civile, où chargé par Basilisque de
couvrir Constantinople avec, une armée, il avait fait déserter cette armée et
livré Constantinople : aussi devint-il tout-puissant après le rétablissement
de son ami[10].
Nommé patrice et principal ministre, son premier soin fut d’écarter des
abords du trône l’impératrice Vérine, qui accoutumée de longue main aux
variations de son gendre, parut avoir accepté sa disgrâce. Mais du fond de la
retraite où elle rivait reléguée dans un coin du palais, elle guettait
l’occasion de surprendre le favori et de le frapper à son tour : l’occasion
se présenta comme d’elle-même.
Doué d’un esprit vif, curieux, subtil à la manière des
Grecs d’Asie, le patrice Illus joignait aux talents militaires le goût de
l’étude et un penchant prononcé pour certaines spéculations hardies, fort en
vogue dans ce temps. Sa table était ouverte à quiconque professait ou
prétendait pratiquer quelque doctrine extraordinaire. Dans cette Rome bizarre
des rives du Bosphore, Illus était le Mécène des charlatans et des sophistes.
On voyait affluer chez lui ce troupeau vagabond et famélique de gens
d’esprit, qui couraient la
Grèce de ville en ville, vivant de leur science ou de leur
savoir faire : philosophes, poètes, grammairiens, orateurs, hérésiarques
chrétiens, professeurs de sciences occultes ; ceux-là surtout trouvaient bon
accueil près d’Illus. Pour le moment, il hébergeait dans son palais un prêtre
renégat, astrologue et politique original, qui expliquait les événements du
monde par la combinaison des atomes. Ce savant homme dut pourtant céder la
place à un nouveau venu que précédait une réputation éclatante, dans les
écoles de l’empire d’Orient.
Le nouveau venu se nommait Pamprépius. Il était de Thèbes,
en Égypte, et on le disait passé maître dans ces enseignements mystérieux
dont les gymnases d’Alexandrie étaient alors le sanctuaire. La théurgie
n’avait point de secrets pour lui, les démons, à ce qu’on prétendait, lui
obéissaient aveuglément ; et sa taille chétive, son teint basané, ses traits
d’une difformité repoussante, semblaient confirmer la croyance populaire, en imprimant
à ce maître des enfers un cachet vraiment diabolique. Athènes voulut l’avoir
pour professeur public de grammaire ; il y vint et s’y lia avec le célèbre
philosophe Proclus[11], l’ennemi des
chrétiens et l’oracle du parti qui nourrissait encore en cachette l’espoir
d’une restauration du polythéisme. Accusé de pratiques sacrilèges et de
magie, Pamprépius reçut des magistrats l’ordre de vider les lieux ; et de la
ville presque païenne d’Athènes, nous dit un historien. il se transporta dans
la ville toute chrétienne de Constantinople. La ferveur orthodoxe des
Byzantins ne les empêcha pas d’accueillir avec une grande faveur le
thaumaturge persécuté. On se pressa pour le voir ; on courut l’entendre ;
mais il appartint de choit à Illus qui l’enleva pour ainsi dire dans sa
maison. Là, Pamprépius, couvert par un si puissant patronage, ne dissimula
plus ni son amour pour l’hellénisme[12] (on appelait ainsi
l’ancienne religion grecque symbolisée par les nouveaux Platoniciens),
ni ses relations prétendues avec les génies ; et bientôt la demeure d’Illus
fut signalée comme un repaire d’idolâtres et de magiciens, qui jour et nuit
consultaient les esprits infernaux, sur la mort de l’empereur et sur le rétablissement
des dieux déchus[13].
C’est là que Vérine attendait le favori. Profitant d’un
voyage qu’il faisait pour certaines affaires dans les provinces d’Asie, elle
va trouver Zénon qu’elle effraye du tableau de l’anxiété publique. Êtes-vous de moitié avec cet homme pour renverser le
christianisme, lui dit-elle ; ou bien
attendez-vous patiemment qu’il accomplisse sur vous les oracles des démons ?
Vérine touchait le côté sensible ; et Zénon, réveillé en sursaut dans son
apathie, expulsa le philosophe qui partit en prophétisant son retour. Il
revint, en effet, avec Illus, plus puissant, plus audacieux qu’auparavant. Non
seulement le patrice le réinstalla dans sa maison, mais il exigea que Zénon
le nommât sénateur et l’admit aux délibérations de ses conseils : Zénon obéit
; et Vérine, sacrifiée à la rancune du favori, dut à son tour partir pour
l’exil. On la conduisit, comme prisonnière d’État, dans le château fort de
Papyre, au milieu des montagnes de l’Isaurie[14]. Elle tempêta,
elle pleura ; ni ses pleurs, ni sa colère ne lui ramenèrent Zénon, retombé
sous la main d’Illus, dans ce sommeil léthargique où il se plaisait tant.
L’impératrice Ariadne intervint alors ; et ne comptant
plus sur l’empereur, elle implora du favori lui-même la grâce de sa mère ;
elle s’humilia jusqu’à la lui demander en pleurant. Quoi donc ! s’écria insolemment Illus, Augusta, aussi, trouverait-elle son compte dans un
changement de règne ?[15] Il faisait
allusion à certains bruits répandus sur les liaisons d’Ariadne avec le
silentiaire Anastase. Ce coup brutal blessa au cœur la fière impératrice ; se
relevant avec dignité, elle alla trouver l’empereur, et lui rapporta ce
qu’elle venait d’entendre. Zénon, lui
dit-elle résolument, Illus et moi ne pouvons
rester ensemble dans ce palais ; décidez qui doit partir[16]. — C’est à vous de rester, à lui de partir, et je vous remets
le soin d’y pourvoir, s’écria Zénon, qu’une injure si directe
avait fait sortir une seconde fois de sa torpeur. Ariadne ne laissa pas à
cette colère le temps de se calmer. Quelques jours après, comme Illus montait
les degrés du cirque, un vigoureux Alain, soldat dans le corps des
domestiques, lui asséna sur la tête un coup d’épée qui devait lui fendre le
crâne. Le spathaire d’Illus détourna l’épée avec son bras, mais la pointe
atteignit, en glissant, l’oreille droite du patrice, et la coupa net[17]. Il fut ramené
chez lui, baigné dans son sang. Zénon hâta le supplice du meurtrier, comme
s’il eût éprouvé un grand déplaisir ; toutefois le favori ne prit point le
change et se sauva en Asie, avant que sa plaie fût entièrement cicatrisée. On
raconte que pour cacher la difformité de son oreille, il porta dès lors une
ample calotte qui lui emboîtait la nuque et descendait fort bas sur les
tempes[18].
Une fois en sûreté, Illus gagna l’Isaurie, son pays natal,
et se rendit au château de Papyre, où sa victime, l’impératrice mère, était
emprisonnée. Papyre, situé dans d’âpres montagnes, et d’ailleurs
soigneusement fortifié, passait pour imprenable ; les empereurs y possédaient
un trésor (probablement
la caisse des revenus publics de plusieurs provinces) placé sous la garde
de quelques troupes : Illus fit main basse sur le trésor, acheta la garnison
et brisa les fers de Vérine[19]. Les deux
ennemis se réconcilièrent dans une même pensée, celle de renverser ensemble
l’homme dont ils s’étaient avec tant d’acharnement disputé la faveur. Ils se
sentaient indispensables l’un à l’autre : Illus pouvait entraîner des chefs
militaires et lever une armée ; Vérine avait seule l’autorité suffisante pour
entraîner les peuples, et transférer la couronne impériale. Niais qui choisir
pour empereur ? Le patrice se récusait ; sa difformité faisait taire son
ambition ; quelle figure, en effet, pourrait-il faire sur le trône de
Constantin avec sa calotte, et son oreille coupée, qu’on lui reprocherait
incessamment ? L’incertitude dura longtemps, quoique les candidats ne
manquassent pas. Pamprépius, qui avait rejoint son maître, dissipa tous les
doutes, en présentant comme l’élu des démons un certain général Léontius,
Syrien de naissance et affilié secrètement aux pratiques de l’hellénisme[20] : Léontius fut
adopté.
On chargea Vérine d’annoncer le nouvel Auguste aux
magistrats et aux peuples de l’Orient par une proclamation qu’elle fit en son
propre nom, et que nous avons encore. Elle y disait que veuve de l’empereur Léon, elle avait donné le diadème des
césars à l’Isaurien Trascalissée, soi-disant Zénon[21], mais que ledit Trascalissée s’en étant rendu indigne par
sa tyrannie et son mépris du bien public, Vérine Augasta[22] le lui retirait pour le transférer au très pieux empereur
Léontius. Elle fit plus, elle ceignit de ses mains à cet homme le
bandeau impérial en grande solennité, dans l’église de Saint-Pierre de Tarse,
en Cilicie[23],
au milieu d’une foule immense accourue de toutes les contrées de l’Orient.
Léontius fut acclamé et reconnu jusque dans la grande Arménie[24], tant le nom de
l’impératrice Vérine avait de puissance même au-dehors ! Il en avait trop
pour les conspirateurs. A peine la cérémonie était-elle achevée, qu’Augusta,
saisie par des soldats, fut reconduite dans sa prison de Papyre où elle
mourut, au bout de peu de temps, consumée par le chagrin[25]. Ariadne, plus
tard, obtint de Zénon que son corps fût ramené à Constantinople, où il reçut
une sépulture impériale[26].
Ainsi s’éteignit dans le châtiment de ses propres fautes
ce génie fatal qui avait dominé deux règnes d’empereurs et bouleversé trois
fois l’empire. Comparable aux Livie, aux Agrippine, aux Julie de l’ancienne
Rome, qu’elle égala par l’ambition, et qu’elle surpassa par la puissance,
elle n’aboutit qu’à devenir le jouet de quelques fanatiques intrigants que
démentait sa raison et que méprisa toujours son orgueil.
Cette bizarre révolution dut sa force à son étrangeté
même. On ne s’arma pas pour les princes : Zénon ne le méritait guère, et
Léontius encore moins ; on ne s’arma pas davantage pour l’intérêt de l’État :
qu’avait à faire l’État avec Léontius et ses amis ? De folles et ridicules
superstitions, interdites par les vrais polythéistes, soulevèrent une partie
de l’Orient romain contre l’autre. Ce fut une révolution de philosophes
thaumaturges dans les villes, d’obscurs sorciers dans les campagnes, agitant,
ceux-là les adeptes d’une fausse science, ceux-ci la plus ignorante populace,
remuant tout ce qu’il restait de levain païen dans la société, et proclamant
comme un messie de l’hellénisme ce prosélyte douteux qui se faisait couronner
dans une église. Sous l’autre bannière se rangèrent naturellement les gens
sensés et la majorité des communions chrétiennes, le clergé orthodoxe en
tête. Il y eut pourtant des évêques qui se laissèrent gagner par l’esprit de
parti, jusqu’à prêter leur appui aux fauteurs de l’idolâtrie ; celui
d’Antioche fut du nombre[27]. Quant à
l’armée, elle était tiraillée en sens contraires par les opinions ou
l’ambition de ses officiers. L’Ostrogoth Théodoric devint, dans cette
circonstance, un homme précieux pour Zénon, et ses sujets barbares une milice
précieuse pour l’empire : inaccessibles aux folies qui entraînaient le soldat
romain, et n’ayant rien à attendre de Léontius, ils semblaient les meilleurs soutiens
de l’empereur et de l’ordre public romain. Zénon chargea donc Théodoric du
commandement de la guerre, mais par une faute inexplicable, il ne l’en
chargea qu’à moitié, lui donnant pour collègue un autre barbare romanisé,
Jean, surnommé le Scythe, à cause de son origine probablement gothique[28]. Théodoric put
voir là un acte de défiance ; il put y voir aussi une injure, puisque,
sortant du consulat, il se trouvait placé de pair avec un homme qui n’avait
point été consul. De ce jour-là, ses ombrages reparurent, et les sentiments
de reconnaissance commencèrent à s’altérer de nouveau entre l’obligé et le
bienfaiteur.
Quoi qu’il en soit, Théodoric et ses Goths se battirent
bien ; les Valémiriens[29] (comme les appelle un
historien qui confond, ainsi que beaucoup d’autres, l’oncle de Théodoric,
Valémir, avec son père Théodémir), les Valémiriens firent des prodiges
de valeur. Illus, jusqu’alors vainqueur dans toutes les rencontres, recula
peu à peu devant eux et se retira vers l’Isaurie, son pays. De défaite en
défaite il se vit réduit au seul château de Papyre où il s’enferma, près du
cadavre de sa victime. L’armée impériale l’y vint assiéger sous la conduite
de Jean-le-Scythe. Quant à Théodoric, soit que son mécontentement eût atteint
les dernières limites, soit qu’il regardât une guerre de siége comme indigne
de lui, il quitta brusquement l’armée, et ramena ses Ostrogoths de l’autre
côté du Bosphore[30]. Cette
circonstance faillit éterniser le siège de Papyre qui dura, dit-on, cinq
années.
Les misérables fanatiques, emprisonnés derrière ses
murailles, souffrirent pendant ce long blocus tout ce qu’il y a au monde de
privations et d’angoisses ; ils le firent sans découragement et, sans
murmure. Lorsque le désespoir était près de les gagner, Pamprépius, que le
tyran avait pris pour son maître des offices, les consolait et les soutenait
par des prédictions. Au défaut des nouvelles de la terre, interceptées
soigneusement par les assiégeants, il leur en apportait du ciel ou de l’enfer
; il consultait les astres, il interrogeait les démons : et toujours astres
et démons lui annonçaient une délivrance prochaine avec un triomphe assuré.
La délivrance devait s’opérer par le moyen de Trocundus, frère d’Illus, qui
était allé lever des auxiliaires barbares dans le Caucase ; de semaine en
semaine, d’année en année on attendait son retour que Pamprépius prophétisait
toujours avec le même succès. Une fois pourtant arriva l’avis trop certain
que Trocundus, battu et pris par Jean-le-Scythe, avait été décapité depuis
longtemps. Cette découverte perdit le prophète. En renonçant à leur dernière
illusion, les assiégés rougirent de leur crédulité passée. Irrité de n’avoir
jamais été que l’instrument et le jouet d’un fourbe, Illus livra le
thaumaturge aux soldats qui le mirent en pièces, et jetèrent ses membres par-dessus
la muraille dans le camp ennemi[31]. Malgré leur
état désespéré, malgré la peste et la famine qui les décimaient, ces hommes indomptables
refusaient de se rendre, lorsqu’un parent d’Illus livra à Jean-le-Scythe une
des portes du château. Les assiégeants entrèrent. Le roi Léontius et
le tyran Illus, suivant l’expression d’un chroniqueur du temps, qui
les qualifie d’après le rôle qu’ils jouèrent réellement dans cette étrange
révolution, reçurent la mort qu’ils avaient bien méritée[32]. Leurs têtes,
portées à Constantinople, sur des fers de lances, et promenées en grande
cérémonie tout autour du cirque, allèrent ensuite sécher au pilori, de
l’autre côté du port, dans le faubourg des Sykes[33]. Celle de
l’ancien favori, coiffée de sa calotte, dut être un spectacle bien
divertissant pour la populace de Byzance.
Le retour de Théodoric, rentré dans Constantinople dès
l’année 484, ne fut pas un mince embarras pour Zénon. L’ancien consul
revenait mécontent et ne parlait pas seulement d’injustices commises contre
son droit, mais de piéges dressés contre sa vie. Que pouvaient être ces
piéges ? Comment Zénon, qui avait besoin d’un bras dévoué dans des
circonstances si critiques pour son trône, et qui trouvait celui d’un fils
comblé de faveurs, aurait-il voulu perdre ce fils, après l’avoir armé ? C’eût
été un acte de folie inexplicable, à moins de raisons que l’histoire ne
fournit pas. Quelques contemporains, il est vrai, ont vaguement répété que
Théodoric avait découvert des embûches tendues contre lui par Zénon[34], mais d’autres
accusent nettement le roi des Goths d’ingratitude envers son bienfaiteur : Aucune faveur, disent-ils, aucun bienfait, ne pouvaient contenter cet homme insatiable[35]. La dernière
version est de beaucoup la plus vraisemblable ; et alors on se demande ce qui
pouvait manquera Théodoric. Tout ne lui avait-il pas été prodigué, maîtrises,
patriciat, consulat et jusqu’à l’adoption par les armes ? Quoi qu’il en soit,
Zénon, pour calmer son esprit irritable, essaya de lui donner encore. Dans
l’embarras de trouver quelque grandeur nouvelle, et le triomphe ne pouvant
être décerné à un général qui désertait le champ de bataille, il lui fit
dresser une statue équestre, en bronze, aux portes du palais[36], comme s’il se
fût agi d’un César.
Pendant l’année suivante 485, un péril soudain qui
menaçait à la fois la frontière romaine et les cantonnements ostrogoths du Bas
Danube, rapprocha pour un montent le fils d’armes et son père. On voyait
apparaître, venant des grandes steppes du Tanaïs et du Dniepr. un peuple
asiatique jusqu’alors inconnu en Europe, les Bulgares, dont la laideur, la
cruauté et les mœurs impures ont été plus tard si fameuses dans les contrées
du Danube. Ils formaient une branche détachée de la vaste confédération
hunnique, branche plus hideuse encore et plus redoutable que celle des Huns
d’Attila[37].
Les Romains en furent épouvantés, les Barbares mêmes tremblèrent ; et
l’inquiétude ne fut pas moins grande à d’oves qu’à Constantinople. Théodoric
demanda et obtint le commandement des forces qui devaient marcher contre eux[38] ; là du moins,
il n’aurait ni collègue, ni rival. Elles se composèrent de Romains et de Goths.
La guerre ne fut pas longue, mais vive et un moment incertaine. Dans une
grande bataille où les premiers rangs de son armée pliaient, Théodoric, par son
exemple et sa bravoure, décida la victoire : il assaillit au milieu de la
mêlée et tua de sa main le roi des Bulgares appelé Libertem[39]. La horde
refoulée vers le nord regagna les solitudes du Dniepr. Après cette expédition
aussi rapide que décisive, et dont la gloire s’accrut par la suite avec la
terreur du nom bulgare, le roi ostrogoth, couvert de lauriers qui cette fois
n’appartenaient qu’à lui, revint à Byzance, pour s’y replonger dans les
délices de cette vie romaine qu’il aimait tant.
Il s’y laissait en quelque sorte absorber, oubliant son
peuple, ou paraissant du moins s’en préoccuper fort peu, lorsque les
événements arrivés sur le Haut Danube en 487 et h88, l’expédition d’Odoacre
dans le Norique, les massacres du Rugiland, et la translation des provinciaux
romains au midi des
alpes, répandirent une vive agitation d’un bout à l’autre de la vallée. Les
peuples germains de ces pays, même les plus forts, ne voyaient pas sans
inquiétude le drapeau italien replanté sur une terre qu’ils tenaient déjà
pour barbare ; et l’émigration des populations romaines qui venait. les
priver de sujets riches et laborieux, excita au plus haut point leur colère.
Enfin, la captivité de Fava, sa mort tragique suivie de l’extermination de
son peuple, semblèrent à ces rois un défi que leur jetait le Ruge qui
gouvernait l’Italie, et une menace pour eux tous. L’émotion, gagnant de
proche en proche, arriva jusqu’aux Goths ; ruais là elle prit des proportions
formidables. Habituée à se faire par orgueil ou par intérêt la patronne de
causes qui n’étaient pas siennes, la fière nation soumise aux Amales trouva
mauvais qu’un aventurier tel qu’Odoacre, parce qu’il était patrice romain,
vint parler en maître sur les bords du Danube. Elle qui n’avait cessé de
nuire aux Ruges quand ils étaient ses voisins, et de tourmenter de toute
façon Flaccithée et sa race[40], se prit
subitement pour eux d’une vive compassion ; elle se plaignit plus haut que
tous les antres de l’insolence ét de la cruauté des Italiens.
Ce fut bien pis, lorsque Frédéric, fils de Fava, arriva
dans Noves, fugitif, implorant titi asile de Théodoric, son allié. L’état
misérable de l’exilé, ses larmes, ses récits, ses exécrations contre le Ruge,
remuèrent profondément tous les cœurs ; et l’absence prolongée de Théodoric
laissant le champ libre aux manœuvres des ambitieux et des jaloux qui ne manquaient
pas plus là qu’ailleurs ses ennemis profitèrent de l’occasion pour tourner
contre lui l’irritation publique[41]. On murmura de
cette absence qui privait le peuple goth de direction et de conseil dans les
circonstances où il en avait le plus besoin ; puis on l’accusa directement
lui-même comme s’il eût pu être responsable d’événements arrivés à plus de
cieux cents lieues de sa frontière. L’héritier des Amales était, disait-on,
bien peu soucieux de l’intérêt des Barbares, depuis qu’il s’était fait Romain
: il ne l’était pas davantage de son propre honneur, lui qui laissait traîner
au Capitole, et décapiter par le bourreau un roi, son parent, sans oser tirer
l’épée.
Aux blessures de la vanité se joignait chez les Ostrogoths
une souffrance plus réelle, résultat d’une profonde misère. Depuis cinq ans
que ce peuple occupait deux provinces du Bas Danube, il les avait complètement
épuisées ; l’argent avait disparu des villes et le colon romain désertait des
campagnes où il était traité en esclave. Les Goths dénués de tout n’en
travaillaient pas davantage ; et les termes de la pension que leur payait
l’empire à titre de solde, allaient aussitôt se dissiper en débauches, tandis
que leurs familles mouraient de faim. Le campement de Noves avait donc fini
par présenter l’aspect du plus complet dénuement. En semblables
circonstances, la ressource naturelle des nations barbares fédérées était
dans la guerre ; soit la guerre déloyale contre l’empire et le ravage de ses
provinces, soit la guerre plus honnête contre d’autres Barbares. Les Goths ne
s’étaient jamais fait scrupule d’en agir ainsi ; mais cette ressource leur
manquait aujourd’hui sous un roi qui voulait être Romain. Théodoric, en
effet, avait renoncé par un traité solennel à laisser faire à son peuple
aucune prise d’armes sans la consentement de l’empereur[42] ; et bien que
cette clause ordinaire des capitulations entre l’empire et les Barbares n’eût
guère aux yeux de ceux-ci qu’une valeur de forme, le contrat entre Théodoric
et l’empereur revêtait un autre caractère, à cause de la personne du
contractant. Un fils de l’empereur, un consul, un maître des milices, in prœsenti, pouvait-il employer pour nourrir
son peuple les procédés violents d’un Ghibult., d’un Libertem ou d’un Fava ?
Irait-il piller, comme roi barbare, les mêmes provinces qu’il était tenu de
défendre comme magistrat ? Que penseraient de lui Constantinople et la cour ?
Ces raisons avaient jusqu’alors enchaîné la volonté de Théodoric qui se
refusait obstinément soit à des déprédations dans les provinces pannoniennes,
soit à une expédition extérieure que l’empire n’aurait point approuvée.
Le peuple goth ne comprenait rien à ces délicatesses de
conscience. Il se crut sacrifié et rejeta sur son roi la responsabilité de
ses maux. La bonne foi de l’Amale, voulant exécuter la convention qu’il avait
jurée, parut aux uns un abandon de l’intérêt national, aux autres une
trahison. Lui qui ne manquait de rien à Constantinople, disait-on, trouvait
tout simple que les siens manquassent des choses les plus nécessaires[43] ; dans
l’embarras de les nourrir d’une manière qui plût aux Romains, il préférait ne
les pas nourrir du tout.. Ces plaintes amères passaient de bouche en bouche.
Des orateurs en manteau de peaux circulaient d’un village à l’autre, poussant
la multitude à des résolutions extrêmes. Enfin il fut décidé, dans le conseil
de la nation, que des ambassadeurs seraient envoyés immédiatement à
Constantinople avec un message pour Théodoric ainsi conçu : Ô roi ! tandis que tu t’engraisses aux festins des Grecs,
ton peuple meurt de faim. Pour ton intérêt et le sien, laisse au plus tôt le
royaume des Romains et reviens au milieu de nous ; autrement ne prenant
conseil que de nous-mêmes, nous irons, sans toi, comme il nous conviendra,
chercher une terre qui nous fasse vivre[44].
Le message était rude : il rendit Théodoric à lui-même.
Réveillé en sursaut au milieu de ses rêves ; le roi goth alla prendre congé
de Zénon, et partit, pour loves. A mesure qu’il approchait, ses illusions
romaines se détruisaient une à une ; il sentait qu’il était un Barbare, voué
à l’existence d’une nation barbare : le son de sa langue maternelle, et la
vue des tentes de son pays en dissipèrent la dernière fumée. Son retour
changea en allégresse la colère des Goths, qui retrouvaient enfin leur roi.
Théodoric redevint le vieil homme, le héros sauvage du lac Pelsod, de Naïsse
et d’Épidamne. Mais que faire ? Il se sentait, lié par des conventions
solennelles qu’il rougissait de fouler aux pieds. Son âme balançait, en proie
à mille résolutions diverses ; le nom d’Odoacre le décida. L’image de
l’Italie possédée par ce Ruge vint s’offrir à lui, comme en Macédoine, comme
en Épire, mais avec une obsession plus invincible. Alors son parti fut pris.
Sans rien mander à Constantinople, sans rien dévoiler de ses desseins, il mit
sur pied une forte armée avec laquelle il s’avança vers les défilés de la
Thrace[45].
Cette expédition soudaine, mystérieuse, en pleine paix,
surprit les provinciaux romains autant qu’elle les effraya. On suivait avec
anxiété la marche de cet ancien consul, à travers les villes qu’il commandait
naguère ; les magistrats accouraient sur son passage ; on lui offrait les
vivres et l’argent que ses soldats savaient bien enlever eux-mêmes, si l’on
tardait trop. Il franchit ainsi l’Hémus, puis la muraille qui servait de
rempart à la Thrace,
et, sûr de ne rencontrer devant lui aucun obstacle, il se dirigea en droite
ligne sur Constantinople. Ou avait pu croire d’abord que la nation vagabonde
des Goths cherchait encore un nouveau cantonnement ou voulait recommencer ses
promenades en Grèce ; l’étonnement, fut à son comble, lorsqu’on la vit
menacer la capitale même de l’empire. Quelle raison poussait ce Barbare, dont
la statue figurait dans le palais de l’empereur à ruiner le prince et la
république qui l’avaient adopté ? Comment fallait-il appeler la guerre que
faisaient actuellement son peuple allié de l’empire dans deux campagnes
récentes, une guerre civile ou une guerre étrangère ? Les habitants des
villes de Thrace, de hauts fonctionnaires de l’État des amis particuliers de
Théodoric, venaient l’interroger pour connaître ses intentions ou ses griefs
: il éludait les questions et marchait toujours[46]. Soli attitude
prit un caractère de plus en plus hostile à mesure qu’il approchait de
Constantinople ; il brûlait, il dévastait tout à plaisir. Arrivé au bourg de
Mélantiade[47],
à cinq lieues de la ville, il s’arrêta pourtant, comme touché de compassion[48], disent les
historiens, et parut attendre avec quelque inquiétude ce que résoudrait
l’empereur. Il avait décliné jusqu’alors toute explication sur sa conduite,
voulant être entendu de Zénon lui-même dans une audience où ils
s’expliqueraient seul à seul : Zénon consentit à sa demande ; et le père et
le fils se retrouvèrent en présence ; pour la dernière fois, sous les lambris
de ce palais qui les avait abrités si longtemps.
L’histoire nous a conservé les principaux traits de cette
entrevue où le caractère des deux interlocuteurs se dessine dans toute la sincérité
de leur nature : Zénon, timide et cauteleux ; Théodoric, hardi et rusé en même
temps ; celui-là ne songeant qu’à se délivrer du péril actuel par un
faux-fuyant, l’autre arrachant de force la concession qu’il désire, et
renvoyant à l’avenir le soin d’expliquer ce qu’elle est. Le premier abord
entre eux devait être difficile et embarrassé, on le comprend bien : ce fut
Théodoric qui prit la parole ; il le fit avec cette bonhomie apparente sous
laquelle les Germains de ce temps savaient déguiser leurs plus profondes et
plus insidieuses combinaisons. Sans chercher à motiver ou à excuser sa prise
d’armes, il aborda Zénon comme si aucun événement important ne s’était passé
depuis leurs adieux dans ce palais. Le remerciant avec effusion des bienfaits
dont il n’avait cessé de le combler : Jamais,
lui dit-il, rien ne m’a manqué à votre service, ô
empereur ! Mais si votre piété me le permet, j’exposerai librement devant
vous te désir de mon cœur[49]. — Tu peux parler sans crainte, répondit Zénon,
stupéfait sans doute de l’assurance imperturbable de son fils.
Eh bien ! continua
Théodoric, ce pays de l’Hespérie gouverné pendant
tant de siècles par vos prédécesseurs les Césars ; cette ville de Rome, tête
et dominatrice de l’univers, pourquoi sont-ils passés maintenant sous la
tyrannie d’un roi des Ruges et des Turcilinges ? J’irai là-bas avec ma
nation, si tu le veux, je délivrerai ce pars, et te déchargerai du poids des
pensions que tu nous payes. Si je réussis, Dieu aidant, la gloire de votre
piété rayonnera sur les contrées de l’Occident. Il convient, en effet, que
moi, qui suis votre serviteur et votre fils, je tienne ce royaume de votre
munificence, et non point cet homme que vous ne connaissez pas, qui opprime
sous un joug tyrannique votre sénat, et sous les fers de la captivité une
portion de votre république. Oui, si je suis vainqueur, je posséderai
l’Italie par votre bienfait ; si je suis vaincu, non seulement votre piété ne
perdra rien, mais elle gagnera l’argent que je lui coûte[50].
Tel fut, suivant Jornandès ou plutôt suivant Cassiodore,
que Jornandès n’a fait qu’abréger et qui avait peut-être appris cette scène
de la bouche même du roi des Goths, le discours de Théodoric à son père
d’armes ; l’historien ajoute que celui-ci témoigna un grand chagrin de se
séparer de son fils, mais qu’il finit par y consentir. D’autres récits plus
vraisemblables affirment que non seulement Zénon accorda avec joie ce que
désirait Théodoric, ruais qu’il prit sur lui les avances de la proposition. Que ne vas-tu en Italie, lui aurait-il dit, renverser Odoacre et conquérir l’empire d’Occident ? Tu
trouveras là de l’occupation pour tes Goths. Il vaut mieux que Rome et
l’Italie obéissent à un homme agrégé, comme toi, à notre république, plutôt
qu’à un usurpateur, à un tyran étranger ; il vaut mieux aussi pour toi,
chasser de nos terres cet usurpateur, que de tourner, à ton dans et péril,
tes armes contre ton prince[51]. La première
version vient des Goths qui voulaient dans cette circonstance avoir eu
l’initiative de l’expédition d’Italie ; la seconde est celle de l’empire
romain qui la revendiquait pour lui-même. Quel que fut celui des deux
interlocuteurs à qui l’initiative appartint, ils tombèrent d’accord sur le
fait, et, sans perdre le temps en discours, ils passèrent à la rédaction d’un
traité.
Pour une cession aussi importante soit du territoire, soit
du gouvernement romain. Zénon pensa qu’il était besoin d’un acte public rendu
dans la plus grande solennité des décrets impériaux. Ces actes, appelés Pragmatiques, étaient délibérés préalablement
dans le conseil privé du prince. Puis dans le sénat : c’était une règle
invariable et la sanction des mesures qu’ils ordonnaient[52]. Celui-ci fut
délibéré et voté, toute affaire cessante : il attribuait l’Italie au roi des
Goths et à son peuple. C’est dans ces termes généraux que s’exprime
l’histoire, sans nous dire de quelle formule de droit se servit la
pragmatique, et quelles stipulations mutuelles elle put contenir. Suivant
toute probabilité, elle fut brève, peu explicite, et la chancellerie romaine
y garda un vague favorable à la prompte terminaison du différent. D’ailleurs,
ni l’empereur ni le roi des Goths ne se mettaient en peine des obscurités ;
l’un se proposait de les éclaircir par la politique, l’autre par l’épée ;
l’un n’avait rien de plus à cœur que d’être autorisé à partir, il tardait à
l’autre d’être débarrassé de cet ingrat barbare et de son peuple. Quant au
sénat de Constantinople, à l’aspect des incendies qui fumaient autour de
Mélantiade, il ne songeait qu’à sa propre sûreté, et laissait Rome pourvoir à
la sienne comme elle voudrait. Ce qui est certain, c’est que, quelle que fut
la teneur de la pragmatique, Zénon n’eut jamais l’intention d’abandonner
l’Italie aux Goths en toute souveraineté, et Théodoric n’eut pas davantage
celle d’y reconnaître un autre souverain que lui-même[53] : mais chacun
renferma soigneusement sa pensée dans son âme. Théodoric, en qualité de
patrice, reçut des mains de l’empereur le décret de cession, devant le sénat,
le peuple et l’armée assemblés au palais. En lui remettant le précieux
brevet, l’empereur lui plaça sur la tête un carré d’étoffe de pourpre, symbole
de l’autorité impériale, et qu’on appelait pour cette raison le voile sacré[54]. C’était là le
cérémonial des investitures ; Zénon conférait à Théodoric celle de l’Italie,
au nom de l’empire d’Orient. Quand tout fut achevé, l’Auguste de
Constantinople recommanda, avec une feinte émotion, à celui qui allait être
un autre lui-même en Occident., le sénat et le peuple romain d’au delà des
mers ; puis il le congédia, la joie au cœur.
Théodoric, non moins joyeux, ramena son armée sur les
bords du Danube, et fit proclamer dans tous les villages de son cantonnement
le prochain départ des Ostrogoths. Il ne se borna pas à cette mesure : comme
s’il eût été le maître de toutes les populations de race gothique résidant en
divers lieux dans la Romanie
orientale, il leur signifia l’ordre de le rejoindre dans le plus court délai,
et de le suivre au delà des Alpes. La plupart obéirent ; et l’on vit affluer
du côté de Noves une multitude immense de Barbares, attirés par la nouveauté
de l’entreprise ou par la confiance qu’inspirait le chef. On eût dit une migration du monde en Ausonie, selon le mot
fort exagéré d’ailleurs d’un écrivain du temps[55]. La tradition
gothique, reproduite par Vitigès, un des successeurs de Théodoric, pendant la
guerre de Justinien, évaluait à deux cent mille le nombre des hommes armés
descendus en Italie à la suite du conquérant[56]. On ne saurait
fonder sur une donnée aussi vague aucun calcul sérieux touchant la population
ostrogothique, comme ont voulu le faire quelques auteurs modernes. Il est
même très douteux que les divers groupes de cette race en Orient aient jamais
présenté deux cent mille combattants ; or Théodoric ne les entraîna pas tous.
Non seulement il en resta plusieurs en Mésie et dans la Chersonèse
taurique, mais des corps nombreux de Goths mercenaires continuèrent à porter
les armes sous le drapeau des empereurs d’Orient.
Durant ces préparatifs des Goths, Frédéric, qui devait
faire partie de l’expédition, se rendit dans le Rugiland pour y rallier les
débris de sa nation, dispersés par l’épée d’Aonulf. Il balaya les bois,
courut les montagnes, fit appel aux pays voisins, et finit par ramasser une
petite armée qu’il amena au camp de Théodoric. Ce furent d’ailleurs de
tristes auxiliaires que ces compagnons du fils de Fava : rien de plus
misérable que leur accoutrement, rien de plus féroce que leur caractère aigri
par la privation et les souffrances ; ils ne savaient que voler et tuer, et
Théodoric eut à réprimer plus d’une fois les excès de leur indiscipline. Quant
à Frédéric, leur digne maître, s’il était un des principaux moteurs de
l’expédition, il ne s’en montra, quand il fallut payer de sa personne, ni
l’agent le plus utile, ni le soldat le plus dévoué.
Cependant la rive du Bas Danube, entre les Portes de
Trajan et le Pont-Euxin, présenta bientôt le spectacle d’une vaste
fourmilière de travailleurs : les uns fabriquant ou réparant des chars,
d’autres recueillant du blé dans la campagne, d’autres enfin rassemblant le
bétail en immenses troupeaux. Bientôt les trains de chariots purent se
mouvoir comme des villes roulantes où l’on emmagasina, avec les ustensiles de
cuisine et les vêtements, tout ce que réclamaient les premiers besoins de la
vie, durant un long voyage[57]. On n’oublia pas
les meules destinées à écraser le grain pour l’alimentation de chaque jour.
Ce soin, ainsi que les occupations sédentaires du ménage, était laissé aux
serviteurs et aux femmes enceintes[58] : les femmes
valides prenaient pour elles des travaux plus pénibles, soignaient le bétail,
coupaient le bois et maniaient au besoin l’épée. Le peuple ostrogoth avait
fait tant & courses depuis dix ans et changé si fréquemment de demeure,
que les apprêts de la nouvelle migration furent lestement terminés. Au jour
convenu, Théodoric, prenant la tête des colonnes, donna le signal du départ.
Son œil se reportait souvent en arrière, avec une tendre sollicitude, sur un
chariot plus orné que les autres, et occupant dans le convoi une place
privilégiée : c’était la maison mobile qui renfermait les objets de sa plus chère
affection, sa mère, sa sœur, ses deux filles et les enfants de sa sœur[59].
Deux routes conduisaient des rives du Bas Danube en
Italie. L’une, remontant le fleuve jusqu’à Singidon, prenait ensuite la
\allée de la Save,
pour gagner le grand col des alpes Juliennes : c’était la voie de terre et la
route d’étape des légions. L’autre franchissait les monts Dardaniens, traversait
la Macédoine,
puis l’Épire, et communiquait par mer d’Épidamne à Brindes ou sur tout autre
point de la côte italique : c’était la voie maritime dont nous avons déjà
parlé. Théodoric choisit celle-ci, quoique la plus longue, et voici les
raisons de sa préférence. On entrait alors dans l’automne de cette année 488,
qui avait vu s’accomplir la transplantation des provinciaux du Norique, et se
consommer le désastre des Ruges ; les pays du Haut Danube offraient l’aspect
d’un véritable désert, les Alpes elles-mêmes étaient pleines de brigands ou
de Barbares occupés à fouiller dans les décombres des villes romaines, pour y
recueillir quelque proie abandonnée. Théodoric craignit d’attirer sur lui ces
pillards et de se créer de grands embarras, s’il suivait la route de terre ;
il appréhendait en outre qu’Odoacre, dont l’armée rentrait à peine en
Vénétie, ne reprit position dans les Alpes, en se voyant attaqué de ce côté.
Au contraire, son débarquement en Italie serait une surprise qui déjouerait
les prévisions de l’ennemi, et mettrait aux mains des Goths le midi de cette presqu’île, tandis
qu’Odoacre ne songerait qu’à garantir le nord ; Rome elle-même pouvait être
enlevée par un coup de plain. Voilà ce que se disait Théodoric. Quant aux
moyens de transport par mer, ils lui paraissaient assurés, car il connaissait
la côte, et savait quel nombre de vaisseaux ou de bateaux pontés elle pouvait
fournir pour une pareille entreprise, qui le préoccupait lorsqu’il était en
Épire. Peut-être même, s’il avait confié à l’empereur son plan de campagne,
celui-ci lui avait-il promis l’assistance d’une flotte impériale, comme jadis
Léon à Glycérius et à Népos. En tout cas, le roi goth comptait emprunter à
ces riches provinces de quoi entretenir grassement son peuple, tandis que du
côté des Alpes, il ne pouvait attendre que la famine.
Si c’était là son calcul, les faits n’y répondirent point.
Après avoir descendu le revers des monts Albaniens, Théodoric se trouva pris
comme dans un piège. Le pays lui était hostile ; tous les navires avaient disparu
de la côte, et la flotte impériale, si elle avait été promise, n’était ni
arrivée ni annoncée[60]. Rester en Épire
ou en Dalmatie, pour y fabriquer par voie de réquisition la quantité de
navires nécessaires au transport de tant, de monde, c’eut été perdre un temps
précieux, et de plus se faire battre en arrivant. Théodoric préféra non pas
rebrousser chemin par la
Mésie, ce qui lui répugnait pour bien des raisons, mais
remonter la côte à travers le pays des Taulantiens[61]. Il se proposait
de gagner la vallée de la Save
et le passage des Alpes Juliennes, par la chaîne secondaire qui relie ces
montagnes aux monts d’Albanie, et quoique cette contrée sauvage n’offrît que
des routes difficiles et peu fréquentées, il s’y jeta hardiment avec la
multitude qu’il traînait à sa suite.
Ce fut un dur voyage, rendu plus dur encore par les
difficultés d’un hiver précoce. La neige, tombée en abondance, fit
promptement disparaître la trace des chemins, et il semble, au récit du
contemporain qui nous décrit la marche des Goths, qu’ils s’égarèrent plus
d’une fois, ou furent égarés par leurs guides. Ils n’avançaient sur ces
pentes abruptes recouvertes d’une croûte glissante que le pic ou la hache à
la main. Le bétail et les chevaux tombaient en grand nombre sans pouvoir se
relever, laissant le passage embarrassé de cadavres et de chariots. La barbe
touffue et la longue chevelure des hommes étaient toutes blanches de frimas[62] ; leurs tuniques
de laine gelées sur leur corps y devenaient tellement adhérentes, qu’on ne
pouvait les détacher qu’en les brisant[63]. Le couronnement
de tant de maux fut la famine suivie de la peste[64]. Le pays ne
fournissant sur ces hauts plateaux que des animaux sauvages, il fallait les
aller chasser dans les bois ou les attaquer au fond des cavernes[65]. Épuisée enfin
par tant de privations, l’armée de Théodoric n’était plus en état de
poursuivre sa marche, lorsqu’elle atteignit la vallée de la Save, en avant d’Émona.
La Save,
dont les eaux profondes et tranquilles parcourent un large bassin, reçoit
vers sa partie supérieure des affluents plus tumultueux, qui s’apaisent en se
confondant avec elle et participent bientôt à la placidité de son cours. Ceux
qu’envoie la chaîne des monts Liburniens se signalent entre tous par leur
volume et leur impétuosité. Un des principaux, l’Ulca, dont on ne sait
malheureusement ni le nom actuel ni la position exacte, coupait la route
romaine sur un point que quelques modernes, à tort suivant nous, confondent
avec le lieu appelé dans les anciens itinéraires Pons
Ulcæ[66].
En tout cas, le pont n’existait plus ; la chaussée était détruite. Le
torrent, grossi par les neiges d’hiver, se précipitait en tourbillonnant vers
la Save, et
repoussé de sa rive gauche par un banc de rochers, se déversait à droite sur
uni fond bas et marécageux. On eût dit le fossé d’une fortification naturelle[67], au delà de
laquelle l’œil apercevait comme des sentinelles et un campement de soldats.
En cet endroit existait jadis, suivant toute apparence, un poste romain
établi pour la sûreté de la route ; mais les éclaireurs ostrogoths
reconnurent en approchant de la rive les signes distinctifs des Gépides[68]. Effectivement,
une armée gépide se tenait là, sous les armes, toute prête à disputer le
passage aux arrivants. Inquiet d’une pareille découverte, Théodoric envoya un
parlementaire au chef de cette troupe, pour lui proposer son amitié, et
obtenir de lui le libre accès de la rivière.
Ce chef se trouva être le roi Triopstila lui-même,
successeur d’Ardaric, et de tout temps hostile aux Ostrogoths. Lorsque
ceux-ci, en 473, avaient quitté la Pannonie, sous la conduite de Théodémir, pour
envahir la Macédoine,
les Gépides s’étaient jetés sur les terres qu’ils laissaient vacantes, et
avaient occupé Sirmium, Le retour des Goths les inquiéta ; à peinte connurent-ils
leur marche vers la vallée de la
Save, que Triopstila accourut leur barrer passage sur
l’Ulca, frontière des nouvelles possessions gépides[69]. L’envoyé de
Théodoric qui venait parler d’amitié fut donc éconduit honteusement[70] : Triopstila
espérait avoir bon marché d’un ramas d’affamés, dont l’aspect était vraiment
misérable. Par suite de cette confiance même, l’incertitude et le
découragement se mirent dans les rangs des Ostrogoths ; l’idée d’attaquer un
tel ennemi, dans une position si redoutable, faisait hésiter, jusqu’au plus
hardi. Les entreprises tentées pour forcer le passage furent d’abord
malheureuses : tantôt les hommes disparaissaient engloutis dans les
fondrières de la rive, tantôt le courant du fleuve les emportait, et s’ils parvenaient
à le franchir à la nage, ils tombaient sous une grêle de traits qui, lancés
de haut en bas, ne manquaient jamais leur but[71].
Pourtant il fallait passer quel que fût le péril ; une
attaque générale fut donc résolue, mais malgré la bravoure des Goths, leurs
forces épuisées les trompèrent. Après une tentative vivement dirigée, non
moins vivement repoussée, on les vit reculer dans le plus grand désordre, et
les efforts pour les ramener restèrent impuissants. Théodoric, en ce moment
suprême, recourut à sa ressource la plus énergique pour agir sur l’esprit des
siens. L’ascendant du roi des Goths dans les batailles tenait surtout à son
ardeur impétueuse, qu’il savait communiquer à ceux qui l’entouraient et
répandre ensuite de proche en proche dans les rangs les plus éloignés, car il
était le plus intrépide en même temps que le plus robuste soldat de son armée.
Voyant le désordre de ses troupes, il se fit apporter l’étendard royal, si ne
de sa présence au combat, et commanda qu’on le déployât sur sa tête : Voilà, dit-il d’une voix forte, le signe qui vous indiquera le chemin de l’ennemi. Que les
braves le suivent et n’en regardent, pas d’autre, s’ils veulent savoir où et
comment on se bat ! Le courage a-t-il souci du nombre ? Quelques hommes de
cœur gagnent les batailles, la foule en recueille le fruit. Allons, qu’on
déploie cet étendard bien haut, afin que l’ennemi aussi le voie et sache où
je suis. S’il me cherche, tant mieux ; je le cherche aussi, et malheur à qui
se trouvera devant moi ![72] Alors, suivant
un antique usage de sa nation, et comme pour prendre les auspices de la
guerre, dit un écrivain du temps, on lui présenta une coupe remplie de vin[73] ; il la vida
d’un trait et partit.
A la suite du chef, tout ce qu’il y avait parmi les Goths
de jeunesse aventureuse et dévouée s’avança d’abord, le reste s’ébranla peu à
peu ; bientôt le combat se rétablit sur toute la ligne de l’Ulca. Où se
portait l’étendard royal, des masses serrées, impénétrables se précipitaient
avec une impétuosité qui renversait tout. Théodoric, suivant le mot du
contemporain que nous venons de citer, semblait déchaîné autour de lui ; c’était
un torrent dans les blés, un lion au milieu des troupeaux[74]. La rivière fut
franchie, et le bord opposé pris d’assaut, malgré les pierres, les traits,
l’épée des Gépides qui épuisèrent à défendre leur position tout ce qu’ils
avaient d’armes et de vaillance. Chassés du plateau, ils sont à leur tour
culbutés dans le fleuve qui les emporte au fond des gouffres, pêle-mêle avec
les cadavres des Goths. Bientôt leur camp est enlevé ; ils se dispersent[75], et Triopstila
périt en combattant[76]. La nuit vint
qui arrêta la poursuite des fuyards. Les Ostrogoths trouvèrent sous les
tentes gépides des magasins abondamment pourvus de vivres et de butin,
provenant des villes pannoniennes. Ils purent s’y refaire tout à leur aise ;
et leur roi prolongea sa halte dans ce lieu sauvage, devenu un paradis de
délices pour des affamés[77].
Après un repos suffisant, ils reprirent leur marche avec
plus de courage. A quelque distance de Mica, des bandes de Sarmates[78], accourues pour
observer et piller, s’il était possible, les déprédateurs de l’Orient, se
montrèrent à droite et à gauche de la route. Théodoric écarta sans grande
peine ces brigands qui harcelaient son arrière-garde. Tranquilles désormais
du côté des Barbares, les Ostrogoths franchirent le col des Alpes Juliennes ;
et sur le versant méridional, les tièdes haleines de l’été vinrent recréer
leurs corps exténués par les privations. L’hiver et le printemps presque tout
entier s’étaient écoulés durant ce périlleux voyage. Quand ils atteignirent
la frontière de Vénétie, les herbes étaient déjà hautes, disent les
historiens. Théodoric y fit une nouvelle halte[79], et rangea sa
cité mobile dans les immenses prairies qui bordaient les deux côtés de la
Rivière Froide[80]
et le bord oriental de l’Isonzo.
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