RÉCITS DE L’HISTOIRE ROMAINE AU Ve SIÈCLE

 

CHAPITRE IX — MORT DE SÉVERIN — ODOACRE DANS LE NORIQUE.

 

 

Odoacre écrit à Séverin. — Situation des Romains du Norique. — Lutte du saint et de ses moines contre les Alamans, les Hérules et les Ruges. — Envahissement graduel de la province. — Mort de Séverin. — Son monastère est pillé ; désordres dans la famille royale des Ruges. — Odoacre envoie une armée dans le Rugiland. — Les provinciaux du Norique ramenés en Italie. — Funérailles triomphales de Séverin ; son corps est transporté au château de Lucullanum.

480 — 488

Ce soldat ruge de si haute taille et de si maigre accoutrement qui, allant chercher les aventures en Italie, s’était arrêté dans la cellule de Séverin, pour tirer de lui quelque prédiction, et à qui le moine avait dit en souriant : Tu es grand, et pourtant tu grandiras encore ! Ce soldat, grandi en effet, car il était devenu roi et patrice, n’oublia dans sa prodigieuse métamorphose ni la prophétie ni le prophète. Un de ses premiers soins, sous les lambris du palais de Ravenne, fut d’écrire au saint une lettre pleine d’une affection toute filiale, où lui rappelant sa visite, sa pauvreté d’alors, et le mot qui avait décidé de sa fortune en éveillant son ambition, il ajoutait ces paroles : Si ton cœur forme quelque vœu, ô père vénéré ! Confie-le-moi, et ton vœu sera satisfait[1]. Séverin profita de l’occasion à sa manière. Il y avait alors en Norique un certain Ambrosius, ancien partisan d’Oreste, à ce qu’on suppose, et comme tel frappé de bannissement par Odoacre : Séverin demanda sa grâce et l’obtint. Ce fut tout ce qu’il sollicita jamais du nouveau maître de l’Italie[2].

La fortune vraiment miraculeuse d’Odoacre était l’objet de toutes les conversations, dans toutes les classes de la société romaine, même dans cette petite cour de cénobites et de réfugiés laïques ou prêtres, qui faisaient cercle autour de Séverin, à Favianes, à Passau et jusqu’au fond du désert[3]. Un jour donc, la question des mérites du roi patrice était agitée dans la cellule du saint, avec un surcroît de vivacité, les uns blâmant, la plupart admirant avec des hyperboles qui sentaient la flatterie[4], ce rude soldat monté si haut, qu’aucune puissance humaine, disait-on, n’était capable de le renverser : le règne d’Odoacre touchait alors à son apogée. Séverin, plongé dans une méditation profonde, semblait étranger à cette controverse, lorsque se réveillant tout à coup comme en sursaut : De quel roi parlez-vous là ?[5] demanda-t-il. — D’Odoacre, répondirent les interlocuteurs. — Odoacre ! s’écria-t-il, oh ! vous assisterez bientôt à sa chute ; car la prospérité de son règne ne dépassera pas treize ou quatorze ans[6].

Un tel jugement porté sur le roi patrice au moment où il avait surmonté toutes les oppositions au dedans et au dehors, surprit grandement les auditeurs, mais Séverin ne s’expliqua pas. Son œil, habile à sonder les mystères du monde barbare, avait sans doute entrevu, au fond de l’Orient, à la suite des Ostrogoths, l’orage qui viendrait bientôt éclater sur l’Italie. L’existence inquiète de ce peuple toujours mécontent de ce qu’il possédait, toujours en quête de demeures nouvelles, de guerres nouvelles, et de butin ; l’ardente ambition de Théodoric, et son ingérence dans les affaires occidentales, bien que repoussée par Zénon, préoccupaient sans doute Séverin, et pouvaient déterminer ses prévisions. Tandis que des hommes à courte vue, ne considérant que la tranquillité actuelle de l’Italie, pronostiquaient au roi des nations un long règne incontesté, Séverin lisait déjà sa chute dans les conseils des Ostrogoths.

Au milieu de cette tempête qui venait de balayer en Occident, empire et empereurs, le petit gouvernement de Séverin restait encore debout. Le moine était toujours là protégeant entre les Alpes et le Danube, une poignée de Romains, cernés par les barbares. Depuis la perte de la Gaule, Rome ne possédait plus hors de l’Italie que le coin de terre préservé par la dictature théocratique de Séverin. C’était sa dernière province. Mais depuis trente-trois ans que7cette dictature durait, elle s’était affaiblie comme tout le reste. Les peuples barbares se poussant l’un l’autre, couvraient peu à peu la Rhétie et le Norique ; et Séverin, vieilli, sentait ses forces décroître en même temps que les périls augmentaient pour son œuvre. Toutefois son courage et sa confiance n’en étaient point ébranlés.

Sans doute, le départ des Goths avait causé d’abord un grand soulagement aux provinces riveraines du Danube, et particulièrement à celle de Norique : mais les vides laissés par les émigrants s’étaient successivement remplis. Leurs voisins barbares s’étaient rués à l’envi sur leur héritage resté vacant. Des Sarmates étaient venus fixer leurs tentes aux environs du lac Pelsod, dans l’ancienne résidence de Théodémir ; les Gépides, passant le Danube, avaient occupé la rive gauche de la Save avec la forte place de Singidon ; et ces déplacements en amenèrent d’autres dans les diverses parties de la vallée. Les Alamans, les Thuringiens, les Hérules, se rapprochèrent des habitations romaines : chaque jour, quelque lambeau de territoire était envahi, quelque château forcé, quelque ville pillée ou menacée. Séverin, aidé de ses moines, faisait face au danger comme il pouvait. Il s’était donné pour lieutenant sur le Haut Danube l’évêque de Lauréacum, Constance, homme courageux, austère, infatigable, cligne de lui, en un mot, et dans le Haut Norique, sur le point important de Tiburnie, un autre prêtre énergique et dévoué, nommé Paulin. Les moines étaient tous sur la brèche, pareils à des gens qui défendent un îlot, contre le flot montant des inondations et que le flot déborde de toutes parts. Séverin, chargé directement du Norique occidental, continuait à s’appuyer sur les Ruges qui, malgré bien des incertitudes et des faiblesses, se montraient toujours ses plus solides amis.

J’ai raconté plus haut comment la tille de Passau avait été surprise et ruinée par les Suèves, vers l’année 483, tandis que ses habitants étaient, occupés à faire la moisson. Il avait fallu la repeupler en quelque sorte : Séverin y avait transporté la population des châteaux voisins, trop faibles pour se garantir eux-mêmes ; et Passau était redevenue une place respectable, dépôt des richesses mobilières de toute la contrée. Mais ces richesses même enflammèrent la convoitise des Barbares du voisinage : Suèves, Alamans, Hérules, Thuringiens, guettèrent à qui mieux mieux l’occasion de la surprendre et de la piller. Les Alamans surtout la tenaient en observation, dirigeant, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, des reconnaissances à proximité des portes. Les magistrats veillaient jour et nuit, et les habitants faisaient bonne garde, empêchant l’approche des espions et des coureurs de la campagne.

Les Alaman avaient toujours pour roi ce Ghibuld dont j’ai déjà parlé, à propos d’une négociation ouverte entre lui et Séverin, au nom de la même ville de Passau, négociation qui n’aboutit point. C’était un homme fourbe et cupide, plein de calculs et de ruses grossières qu’il cherchait à déguiser sous une apparente bonhomie. A l’en croire, on pouvait se fier à lui qui était un Barbare sans malice, esclave de sa parole et dévoué sans réserve à ses amis ; mais il ne parlait jamais tant de sa bonne foi et de son amitié, que lorsqu’il méditait une trahison. Un jour que Séverin se trouvait à Passau, Ghibuld fit avertir les magistrats qu’il viendrait incessamment rendre visite au saint[7] pour qui il ressentait, disait-il, une affection si tendre, et dont la présence le comblerait de joie. Ce message ne trompa personne ; on comprit que le but réel de Ghibuld était d’observer l’état de la ville, d’en examiner les défenses et peut-être d’y tenter un coup de main, si l’occasion lui semblait propice. Alarmés au dernier point, les habitants coururent au logis de Séverin, et lui firent part de leurs craintes qu’il partageait d’ailleurs lui-même. Il s’empressa de les rassurer. C’est moi qui me rendrai au-devant de lui, leur dit-il : le Barbare n’entrera pas dans vos murs[8].

Prévoyant bien que Ghibuld suivait de près son message, afin de profiter du premier moment d’indécision, Séverin sortit, en compagnie de quelques clercs ; et après un court trajet, il rencontra le roi qui s’avançait vers la ville avec une escorte de cavaliers. Son apparition sembla contrarier le Barbare, dont la contenance et les paroles embarrassées révélèrent assez la déconvenue. Le moine l’arrêta ; et fixant sur lui un de ces regards qui semblaient plonger jusqu’à l’âme, il le remercia de sa visite, en homme qui en connaissait le motif caché. Sa parole était empreinte d’une telle sévérité, que le roi se mit à trembler de tous ses membres[9] ; et plus tard il confessa à ses soldats que jamais ni en guerre, ni dans tout autre péril, il n’avait éprouvé pareil tremblement[10]. Séverin était maître du Barbare ; il avait saisi son secret et déjoué sa ruse ; il lui fit jurer que non seulement il ne ravagerait plus les campagnes de Passau, mais encore qu’il rendrait à la liberté tous les habitants tombés en son pouvoir[11]. Dompté par la peur, Ghibuld, jura tout ce qu’on voulut ; mais le lendemain, lorsque Séverin lui envoya par un de ses diacres nommé Amantius, la liste des prisonniers, il était revenu à d’autres idées et refusa de recevoir le diacre[12]. Les Alamans, de leur côté, craignant de perdre leurs captifs, chassèrent du camp le malencontreux envoyé. Il fallut de nouvelles sommations du saint, de nouvelles terreurs du roi barbare, pour le décider à remplir sa promesse. Soixante et dix provinciaux, délivrés de leurs chaînes, furent ramenés par Amantius dans les murs de Passau[13].

Cette soif de pillage qui excitait Ghibuld et son peuple reçut, à quelque temps de là, un aliment de plus. Non loin de Passau, sur les bords d’une petite rivière, alors appelée Quintana, se trouvait une ville du même nom, autrefois prospère, et servant de résidence à un préfet de cavalerie. Dans son état actuel, Quintana ne pouvait plus se défendre, et ses habitants, un beau jour, profitant de l’éloignement momentané des Barbares, déménagèrent en toute hâte, et coururent se renfermer arec leurs meubles dans l’enceinte de Passau. Ghibuld, à son retour ne trouva que des maisons vides et désertes. Furieux de se voir enlever une pareille proie, il s’en prit à Passau qu’il vint assiéger avec toute son armée, comptant bien dépouiller les deux peuples du même coup, nous dit l’historien de cette guerre[14] ; mais Séverin dirigea sur son hypocrite ami, le roi alaman, une si vigoureuse sortie de toute la garnison, qu’il fut culbuté et obligé de fuir. Il s’enfuit, mais pour rallier ses gens plus loin et recommencer la lutte dans quelques jours. Après la victoire, comme les vainqueurs rentraient en triomphe dans la ville, Séverin seul ne partageait pas l’allégresse générale : Ô mes fils, leur dit-il avec tristesse. Dieu nous donne l’avantage encore une fois[15] ; mais ce serait le tenter que de rester ici plus longtemps. Les Barbares nous menacent de tous cotés ; il nous enveloppent, et la victoire d’aujourd’hui n’est qu’une trêve. Partons donc ; descendons le Danube tous ensemble, jusqu’à la ville de Lauréacum[16], dont l’assiette est plus forte, et où nous trouverons des frères disposés à nous recevoir. Il donna l’ordre du départ, et presque tous le suivirent. Ceux à qui le cœur manqua pour quitter le sol natal, périrent dans la même semaine sous le fer des Thuringiens[17]. A compter de ce jour, Passau ne fut plus qu’une solitude, campement des Barbares, ou domicile des bêtes fauves ; et la Romanie danubienne recula d’une étape, le long du fleuve, en se concentrant vers l’Orient.

Assurément, Lauréacum bâti dans le Delta que forment à leur confluent le Danube et le Lorch, et muni d’une forte muraille du gîté de la terre, était pour les Romains de la Rhétie et du Haut Norique un excellent refuge, mais quelle vie y menaient ces malheureux ! Il ne leur suffisait, pas de combattre, il leur fallait aussi se garder et, se nourrir, passer le jour au labourage ou à la moisson, la nuit sur le rempart, et c’était quand les bras tombaient de lassitude et les paupières de sommeil, qu’arrivait le danger des surprises. Sans les excitations de Séverin et de ses moines, ils eussent préféré souvent une fausse sécurité et du repos à la vigilance qui les sauvait. On raconte qu’un jour, pendant son absence, un de ses diacres, nommé Valens, apporta aux habitants de la ville une lettre par laquelle le saint leur recommandait instamment de veiller à leur sûreté : Faites bonne garde, leur écrivait-il, passez les nuits sur vos murailles, car un grand péril vous menace[18]. D’où le savait-il ? Il ne s’expliquait pas, et les espions, soudoyés par les magistrats, donnaient au contraire l’assurance d’une parfaite tranquillité au dehors[19]. On se moqua donc du messager de malheur qui enrayait ainsi les gens sans raison ; on vaqua aux travaux ordinaires de la journée, puis chacun rentra dans sa maison et se mit au lit. Le diacre cependant persistait dans ses avertissements avec une opiniâtreté digne d’un élève de Séverin : Aux armes, criait-il dans les rues, je vous jure que l’ennemi est proche : lapidez-moi si je mens ![20] Il finit par émouvoir les hommes sensés ; bon nombre d’habitants se levèrent et le suivirent, d’abord à l’église où ils prièrent ensemble, puis au rempart. Pendant ces allées et venues, un magasin à foin prit feu, probablement au contact d’une torche : on courut éteindre l’incendie, et un grand tumulte eut lieu sur divers points de la muraille. Quand les premiers rayons du jour vinrent éclairer la plaine, on aperçut du rempart nombre d’échelles abandonnées à travers les champs, et des habitants, sortis à la découverte, trouvèrent dans un bois voisin un attirail complet d’escalade[21]. Les Barbares s’y étaient donné rendez-vous, pour cette nuit même[22] ; puis voyant les allées et venues qui se faisaient dans la ville, ils se crurent trahis et s’enfuirent.

La guerre n’était pas le seul danger que courussent les villes romaines, environnées de Barbares amis ou ennemis, mais tous haletants après elles comme des bêtes fauves après une proie. Il leur était impossible de se fier à aucun. Le Barbare le plus débonnaire ne sachant jamais résister à une tentation de pillage, l’ami devenait souvent plus redoutable que l’ennemi, car il avait la même convoitise, avec plus d’occasions de la satisfaire. D’ailleurs les Barbares honnêtes ne manquaient pas de sophismes pour mettre leur conscience d’accord avec leurs appétits. C’est ce qu’éprouva la ville de Lauréacum, de la part du Germain le plus bienveillant de ces contrées, Fava, roi des Ruges, l’élève et l’ami de Séverin. Ce roi, voyant les attaques incessantes dont Lauréacum était l’objet, se fit à lui-même ce singulier raisonnement : Voici une ville hors d’état de résister longtemps, et qui va tomber sous la main d’ennemis féroces décidés à la détruire. Moi, au contraire, je la sauverai, si je la prends : je garantirai de la mort ces Romains que j’aime, et du même coup je me procurerai des sujets riches et industrieux, qui peupleront mes villes du Danube, et tout le voisinage[23]. Après s’être ainsi mis en paix vis-à-vis de lui-même, il marcha avec une grande armée vers Lauréacum, pour en transplanter la population, corps et biens, dans les pays tributaires des Ruges[24]. Qu’on s’imagine l’effroi des habitants à cette étrange nouvelle ; tous en masse ils courent trouver Séverin, leur conseil, leur recours, leur espérance ; et Séverin rempli lui-même d’inquiétude, car il connaissait les Barbares, et savait que dans leur intelligence bornée riels n’était plus difficile à combattre que les sophismes de la cupidité, se met en route accompagné de quelques prêtres. Il lui tardait d’arriver près de Fava avant que l’approche de Lauréacum eût excité encore davantage la soif du gain chez ce roi et chez ses soldats.

Il chemina toute la nuit sans s’arrêter, et au lever du jour le campement des Barbares dressé à vingt milles de Lauréacum se développa sous ses yeux[25]. Il se fit conduire aussitôt près du roi. En l’apercevant à pareille heure et en pareil équipage, couvert de poussière et de sueur, le roi troublé s’écria : Qu’y a-t-il donc, serviteur de Dieu ? Qui t’amène vers nous si précipitamment ?Que la paix soit avec toi, roi très bon ![26] répondit Séverin avec calme. C’est le Christ qui m’envoie te demander grâce pour ses sujets. Rappelle-toi les bienfaits dont il n’a cessé de combler ton père dans tout le cours de sa vie ; oui, la main de Dieu s’est étendue sur lui, parce qu’il ne faisait rien sans me consulter, et flue mes avertissements étaient sa règle. La constante prospérité de son règne a démontré aux yeux de tous que la, soumission du cœur vaut mieux pour un roi que la présomption de sa force et l’orgueil des victoires. Fava comprit où tendait ce discours, et visiblement mécontent, il repartit : Je ne souffrirai point que ces brigands d’Alamans et de Thuringiens pillent, égorgent, réduisent en esclavage un peuple dont je suis l’ami : non, cela ne sera pas, tant que j’aurai en ma puissance des villes et des châteaux pour le mettre en sûreté[27]. — Quoi donc ! s’écria le moine avec animation, car il voyait quelle insatiable envie de posséder se cachait sous ce faux semblant de protection ; est-ce ton arc, est-ce ton épée qui ont sauvé ce peuple des menaces et des dangers de tous les jours ? S’il vit, c’est par la providence de Dieu ![28] Et sentant bien que la transplantation des habitants de Lauréacum était un projet irrévocablement arrêté dans l’esprit du Barbare, il reprit avec plus de mesure : Dieu sans doute les réservait pour ton service ! Eh bien, écoute-moi, roi très bon, ces hommes t’appartiennent dès maintenant ; mais si tu vas les chercher avec un appareil effrayant d’armes et de soldats, ils ressembleront moins à un peuple ami qui vient à toi, qu’à un peuple ennemi que tu traînes en esclavage. Confie-les à ma foi ; retourne sur tes pas, avec ton armée, c’est moi qui te les conduirai jusqu’au dernier[29].

Le moine mit dans ces dernières paroles une telle autorité, que Fava resta sans réponse. Il ramena son armée à Favianes, et Séverin rentra dans la ville. Si son intervention n’avait pas sauvé de l’exil les malheureux habitants, elle les sauvait au moins des outrages, des rapines, de tous les excès d’une irruption barbare. Ils se résignèrent et firent leurs apprêts d’émigration. Je vous établirai à Favianes, près de mon monastère, leur répétait-il avec tendresse ; et nous ne nous quitterons plus. Les hommes attelèrent en pleurant les chariots de bagage pour y placer leurs meubles, les femmes prirent les petits enfants dans leurs bras ; et tout ce peuple dit adieu à ses foyers. Jamais l’humanité, dans aucun âge du monde, n’éprouva de plus grandes misères ; jamais, non plus, peut-être, elle ne vit éclater de plus grandes vertus. Séverin était pour ces infortunés la vivante image de Dieu[30]. Campé avec eux, pour ainsi dire, aux portes de Favianes, il continua d’être leur soutien dans le présent, leur unique espoir dans l’avenir. Quelquefois lorsqu’il passait près de leurs demeures, ils lui criaient, les bras tendus, avec l’accent du désespoir : Père très saint, sommes-nous condamnés à mourir sur cette terre d’Égypte ? Notre délivrance n’arrivera-t-elle jamais ? ?Ayez confiance, répondait-il ; votre servitude finira ; vous reverrez tous cette Italie où reposent les ossements de vos pères ![31]

Cependant, vers la fin de l’année 481, Séverin tomba dans une maladie de langueur, qui lui donna le pressentiment de sa mort prochaine. Lorsqu’il se crut irrévocablement frappé, il manda près de lui le roi des Ruges et sa très avare et très cruelle épouse, Ghisa, pour leur adresser un dernier avertissement au nom du ciel. Dans quelques paroles pleines d’affection, il exhorta le roi à gouverner doucement et équitablement les peuples qui lui étaient soumis. Tu dois te conduire envers eux, lui disait-il, comme si chaque jour Dieu allait te demander compte de ce que tu fais pour leur bonheur[32]. Se tournant ensuite vers la reine, et de sa main décharnée montrant la poitrine du roi : Ghisa, s’écria-t-il avec feu, qu’aimes-tu le mieux l’or et l’argent, ou bien l’âme qui anime cette poitrine ?Je préfère mon mari à toutes les richesses du monde, répondit Ghisa étonnée. — Eh bien donc, continua le moine, cesse d’opprimer les innocents de peur que leur affliction ne s’élève vers Dieu, et ne dissipe la fumée de votre puissance, car c’est toi qui souvent pervertis les bonnes intentions du roi. — Serviteur de Dieu, interrompit-elle avec angoisse, la crainte commençant à la gagner, pourquoi nous accueilles-tu ainsi ?Je ne suis rien qu’un pauvre pécheur, reprit-il, et je vais paraître devant le Seigneur : mais je vous atteste et vous supplie tous deux de vous séparer de l’iniquité, et de couronner de bonnes actions par de bonnes mœurs. C’est à la mesure de vos œuvres que, Dieu proportionnera le bonheur de votre règne. Après ces paroles, il les congédia.

Il fit venir ensuite Frédéric, à qui il réservait principalement ses sévérités et ses menaces Ce fils puîné de Flaccithée avait reçu de son frère Fava la possession de Favianes et du territoire environnant, au grand désespoir des malheureux provinciaux dont il était censé le protecteur, et qui ne trouvaient en lui qu’un maître insatiable et cruel. Séverin dans toute sa force avait eu peine à réprimer les instincts cupides de cet homme qui lui échappait par sa bassesse hypocrite ; que serait-ce, quand cet unique frein disparaîtrait ? Que deviendraient alors les dépôts du monastère, ces charités amassées à si grande peine et dont le besoin croissait en proportion de la misère publique ? Cette pensée tourmentait le moine sur son grabat, et c’est alors qu’il demanda Frédéric. En le voyant entrer, il lui dit : Sache que l’heure de ma mort est proche, et que je m’en vais au Seigneur ; veuille donc m’écouter avec attention et soumission. Garde-toi, je t’en préviens, de toucher aux dépôts qui me sont confiés : c’est le bien des pauvres et celui des captifs, si tu osais y porter la main, la colère du ciel ne serait pas lente à te châtier. — Homme de Dieu, repartit Frédéric, troublé par ce ton menaçant, en quoi avons-nous mérité tes reproches ?[33] Loin d’en vouloir au trésor de tes saintes largesses dont tout le monde sait l’emploi, que ne sommes-nous assez riche pour le grossir de nos propres dons ! C’est ce que nous voudrions avant tout, ajouta-t-il d’un ton doucereux ; nous souhaiterions aussi comme notre père Flaccithée le bienfait de tes prières, car c’est aux mérites de ta sainteté qu’il a dû la prospérité de son règne[34]. Séverin n’écoutait point ces lâches flatteries dont il connaissait la fausseté, et poursuivant son idée, il s’écria : Oui, en quelque occasion que ce soit, si tu veux forcer mon monastère et piller mes magasins, tu éprouveras à l’instant même cette vengeance de Dieu dont je te parle ; et plus tard elle te ressaisira encore[35]. Frédéric, je ne le souhaite pas, mais je t’en avertis ! Le Barbare se répandit en protestations et en promesses auxquelles la frayeur pouvait donner une sincérité passagère ; puis il reprit le chemin de Favianes.

Le 5 janvier 482, Séverin ressentit une vive douleur au côté ; le 6 et le 7 elle empira, et le saint comprit que le moment suprême était venu. Il réunit ses disciples au milieu de la nuit, pour les exhorter à la pénitence, et après les avoir embrassé tous l’un après l’autre : Frères, leur dit-il, souvenez-vous du patriarche Joseph[36] : Dieu vous visitera après ma mort, et vous fera passer de la captivité d’Égypte sur la terre de ses promesses, alors emportez avec vous mes os : faites-le pour vous, non pour moi[37]. Puis, comme si quelque vision effrayante eût traversé son esprit, il s’écria avec feu : Ce pays que nous habitons, ces champs cultivés, ces villes, ne seront bientôt plus qu’un vaste désert, où les Barbares cherchant de l’or, et n’ayant plus de vivants à piller, fouilleront les sépulcres des morts ![38] Ce furent ses dernières préoccupations en ce monde. Concentrant dès lors toutes ses pensées vers le ciel, il expira dans la journée du 8, en récitant le psaume 150 : Ô nations ! Louez toutes le Seigneur... Après lui avoir fermé les yeux, ses disciples ensevelirent son corps qu’ils déposèrent, sans l’embaumer, dans un tombeau de pierre. La pieuse congrégation continua de subsister sous la direction du prêtre Lucillus ; mais son génie de gouvernement, son esprit héroïque et presque divin, son autorité sur les Barbares, étaient descendus dans la tombe avec son fondateur.

Tandis que ces scènes lugubres se passaient dans l’intérieur du couvent, le frère de Fava, rendu à lui-même, oubliait peu à peu, avec le sentiment de la peur, les promesses qu’il avait faites au saint. De la ville de Favianes, où il se tenait en observation, il suivait de l’œil l’agonie de Séverin, trop lente à son gré, comptant les jours et les heures ; puis quand il le vit bien mort et enfermé dans le sépulcre, il envoya une troupe de soldats cerner le monastère dont il fit le pillage en règle[39]. Les portes furent brisées, les magasins forcés, et les vêtements, le blé, les provisions de toute sorte destinées aux indigents allèrent s’empiler sur des chariots ou sur des barques, pour être transportées dans les domaines du roi[40]. Frédéric ne se, sentait point d’aise ; jamais il ne s’était vu si riche. Sa cupidité augmentant par la possession, il alla du vol au sacrilège. La pauvre chapelle du couvent contenait quelques vases précieux employés au service divin, entre autres un calice d’argent qui avait plus d’une fois excité la convoitise du Barbare[41]. Ces objets étaient gardés soigneusement dans un coffre ou tabernacle placé sur l’autel et fermant à clef. Frédéric appela à lui l’intendant de ses domaines, qui était suivant toute apparence un Romain, et lui ordonna de monter à l’autel, d’enfoncer le tabernacle, d’en retirer les vases et de les lui livrer ; mais l’intendant s’y refusa, quelque impérieux que fût l’ordre de son maître[42]. Celui-ci s’adressa alors à un autre Romain qui se trouvait là[43] : c’était un soldat de profession, enrôlé, à ce qu’il semblerait, dans les troupes ruges et nommé Avitianus. Frédéric l’obligea, par la menace des plus grands supplices, à exécuter en sa présence l’acte qu’il avait commandé. Doublement effrayé de la menace et du sacrilège, Avitianus monta lentement et comme malgré lui les marches de l’autel, brisa le tabernacle et mit la main sur le calice ; mais il ressentit aussitôt dams tous les membres un tremblement qui ne le quitta plus. On le crut possédé du démon[44]. Lui-même partageant cette idée, se mit à errer de lieu en lieu, objet de la compassion et de l’effroi publics, jusqu’à ce qu’ayant embrassé la vie religieuse, il se bâtit dans un îlot désert de la Méditerranée, un ermitage où il trouva enfin le repos. Quant à Frédéric, enhardi par l’impunité de son crime, il ajouta la violence aux déprédations, chassa les moines et enleva leurs meubles : Il eût emporté jusqu’aux murailles, nous dit l’écrivain témoin de ces choses, s’il avait pu les transporter comme tout le reste au delà du Danube[45]. Il triomphait dans son impiété : le châtiment auquel il ne croyait plus ne tarda pourtant pas à l’atteindre.

Quelques semaines à peine s’écoulèrent, et toute cette famille royale des Ruges, divisée par les plus mauvaises passions, se combattait avec acharnement, le frère contre le frère,, le neveu contre l’oncle ; et, l’homme de Dieu n’était plus là pour calmer les querelles ou les prévenir. Comme si quelque remords incessant, quelque furie vengeresse, eût aiguillonné Frédéric, il semblait avoir perdu la possession de lui-même[46] ; sa cruauté ne connaissait point de bornes. Tyran de ses sujets, il se faisait le dominateur insolent de ses proches ; sa famille tremblait devant lui. Nos lecteurs n’ont peut-être pas oublié ce jeune fils de Ghisa, nommé Frédéric comme son oncle, et que sa mère avait racheté des mains des ouvriers orfèvres, en leur rendant la liberté. L’enfant devenu presque un homme, se montrait par la violence de ses passions le digne fils d’une telle mère. On ignore pour quelle grave insulte faite à lui-même ou à son père, il prit son oncle en une haine mortelle ; mais, un mois environ après le pillage du monastère, il lui dressait une embûche et le tuait[47].

Ce meurtre ne fit qu’augmenter le désordre auquel la contrée était en proie. Les voisins des Ruges en profitèrent pour fondre sur eux, leur arracher des lambeaux de leur territoire, et piller les malheureux provinciaux, enjeu de toutes ces guerres. La congrégation de Séverin, reconstituée sous le prêtre Lucillus, ainsi que je l’ai dit, n’avait plus qu’une ombre d’autorité qui s’en allait décroissant chaque jour, malgré le courage persévérant des moines. On peut croire que dans cette situation ils députèrent quelques-uns des leurs vers Odoacre, le plus secrètement possible, à cause des Barbares, lui faisant savoir leur propre danger et celui des villes romaines, si l’Italie ne leur venait en aide. Dès lors, en effet, Odoacre sembla se préoccuper plus qu’il n’avait encore fait, de ce débris de province occidental où il avait passé sa jeunesse : on eût dit que l’image de Séverin lui apparaissait comme un phare au milieu de ces lointains souvenirs, et l’incitait à sauver son œuvre prête à périr. Quelque vifs que fussent de tels aiguillons, Odoacre hésitait pourtant à prendre un parti, comme si quelque avertissement intérieur fût venu l’arrêter au moment d’agir : il ne se décida à la guerre que dans l’année 486.

Qu’on ne croie pas que ce Ruge qui foulait le marbre des palais de Ravenne, occupait le trône d’Honorius, et parlait à l’Italie de la voix des Césars, se fût acquis par sa fortune beaucoup d’influence sur ses compatriotes, les Ruges sauvages du Danube. Le fils d’Edicon, le soldat aux sales vêtements de peaux, devenu presque empereur, n’était aux eux de Fava et des autres rois germains qu’un parvenu, qu’ils eussent rougi de traiter en égal. Lorsqu’un Ricimer, un Gondebaud, rois et fils de rois, gouvernaient le monde romain, au nom des empereurs, les rois germains s’inclinaient devant eux sans hésitation, parce qu’ils retrouvaient là un de leurs pairs : mais la basse naissance d’Odoacre ne faisait qu’accroître leur fierté. Ils méprisaient Rome d’obéir à un pareil maître ; et le langage que tenaient entre eux ces Barbares misérables, passant de leur bouche dans celle des Italiens, ennemis d’Odoacre, se retrouve çà, et là dans les auteurs du temps. Chose bizarre ! il en est un qui ose reprocher à Odoacre vaincu par Théodoric l’humilité de son origine comparée à celle des Amales[48], comme si l’empire romain eût été fort honoré de finir sous le pied de cette aristocratie des forêts : Odoacre de son côté, prenant très au sérieux sa fortune, revendiquait un droit de propriété sur les villes romaines du Norique. Les derniers événements de Favianes, le pillage du couvent de Séverin, l’oppression des moines, et jusqu’aux sanglantes querelles de la dynastie royale des Ruges, tout l’engageait à faire une apparition au nord des Alpes, pour y rétablir la souveraineté de l’Italie[49] : peut-être aussi le plaisir de montrer sa force à ces compatriotes qui le méconnaissaient, fût-il pour beaucoup dans sa résolution. En tout cas, il ne se dissimula pas qu’une guerre entre les Ruges et lui ferait une guerre à mort qui s’étendrait probablement aux nations voisines, inquiètes de voir le drapeau romain replanté sur les bords du Danube. Il réunit donc le plus de forces qu’il put et en prit le commandement en personne.

Il entra dans les Alpes Juliennes, au printemps de l’année 487 avec une armée composée d’Italiens et d’auxiliaires barbares, Hérules, Turcilinges, Alains et Ruges[50]. Il commandait ces Barbares à la fois comme leur roi et comme patrice d’Italie, et ses Ruges venaient faire à son profit sur les bords du Danube ; la guerre civile, en même temps que la guerre étrangère. Féléthée n’essaya point de se défendre au delà du fleuve, il se replia avec son peuple à l’approche d’Odoacre, et se concentra dans le Rugiland. Quant aux villes romaines, elles accueillirent en libérateurs ces Italiens et ces mercenaires qui leur venaient au nom de la patrie ; et devant l’espoir d’une vie désormais toute romaine, le souvenir des maux passés se dissipa. Lorsque la rive droite du Danube eut été balayée entièrement de ses occupants barbares, Odoacre passa sur la rive gauche, dans le Rugiland[51] proprement dit. Là le vieux Ruge, quittant son enveloppe romaine, sembla retrouver toute sa férocité native. il exerça sur sa patrie d’origine des vengeances que l’histoire exprime par ce peu de mots énergiques[52] : Il l’accabla de ce que la défaite a de plus affreux. Le camp royal fut saccagé, l’armée battue à plusieurs reprises et dispersée ; le roi et sa femme Ghisa réduits en captivité. Frédéric, échappé à la mort, se réfugia dans les bois. On put croire que la nation des Ruges avait cessé d’exister[53].

Ce que firent pendant cette guerre les populations romaines du Norique, si cruellement traitées depuis la mort de Séverin, on peut facilement le supposer. Elles aidèrent de leurs informations, et de leurs bras au besoin, le libérateur qu’elles avaient appelé ; mais quand il partit sans laisser derrière lui une force suffisante pour les protéger, leur état devint pire qu’auparavant. Odoacre, en détruisant pour ainsi dire sa nation, croyait avoir, par ce coup épouvantable, fondé son autorité personnelle sur les bords du Danube, et reconquis à l’Italie son ancienne province. En effet, tout se taisait sous l’émotion d’un pareil exemple ; les Barbares recherchaient avec empressement l’alliance du patrice ; et celui-ci put espérer que le Norique rendu à la liberté serait garanti, quelque temps du moins, par le retentissement de ses victoires. Il dit donc adieu aux provinciaux, et repassa les Alpes avec une multitude immense de prisonniers[54], parmi lesquels figuraient le roi et la reine des Ruges[55]. Cette guerre produisit une singulière révolution dans le caractère d’Odoacre, jusqu’alors si prudent et si maître de lui-même. Les fumées de la vanité, peut-être aussi celles de la vengeance satisfaite, semblèrent lui avoir obscurci l’esprit. Il voulut monter au Capitole comme un vieux Romain, triompher des Barbares et fouler aux pieds, à la face du monde, 1a nation dont le sang coulait dans ses veines. Rentré en Italie, il prit avec ses captifs et son armée le chemin de Rome où il s’était fait préparer une réception magnifique.

On ressuscita, à cette occasion, la pompe des ovations romaines qui n’était plus alors qu’un vain souvenir, et il fallut recourir sans doute aux documents de l’histoire pour régler le cérémonial de la fête. Le cortège, suivant la tradition, déboucha par la voie triomphale. Odoacre était porté sur le char d’or à l’usage des successeurs de Constantin, et orné comme eux de ce disque de pierreries qui effaçait l’éclat du jour[56], si toutefois l’or et les pierreries n’avaient pas été déjà la proie de ses soldats. Autour du char flottaient, déroulant leurs longues queues au vent, les dragons de pourpre des cohortes auxquels se mêlaient sur les enseignes barbares des représentations d’animaux hideux[57]. Rien ne manqua à la gloire du Roi Patrice ni les félicitations du sénat ; ni ces formidables acclamations du peuple qui ébranlaient en cadence les collines du Tibre et se faisaient entendre jusqu’à Ostie[58]. Il put même, en passant, reconnaître sur le front des palais la trace des ruines qu’il avait faites. On traînait devant lui Fava chargé de chaînes, à côté de l’altière Ghisa. Pour être Romain jusqu’au bout, le triomphateur fit frapper clé la hache le roi vaincu au sortir du Capitole[59] ; Ghisa dont il épargna le sang fut jetée au fond d’un cachot.

Le triomphe d’Odoacre avait été célébré à la fin de décembre 487[60] ; et avant le printemps suivant, les provinciaux du Norique payaient chèrement ces vaniteuses et inutiles cruautés. Frédéric, sorti des bois, avait rallié les Ruges fugitifs, et appelait à lui d’autres barbares. Ils s’abattirent tous ensemble sur les villes romaines comme une troupe de vautours, tuant, déchirant, emportant leur proie avec eux. L’homme qui n’avait pas hésité, encore adolescent, à se souiller du meurtre de son oncle, versa avec délices des torrents de sang romain. Les provinciaux se défendirent vaillamment, hais leurs forces s’épuisaient dans la lutte, et ils firent dire au roi Odoacre que s’il n’envoyait sans retard à leur secours, c’en était fait du nom romain, au nord des Alpes[61].

Dans cette conjoncture pressante, Odoacre avait à choisir entre deux partis : placer en permanence dans le Norique de fortes garnisons pour conserver au gouvernement italien quelques villes sans importance, ou bien en ramener les habitants au midi des Alpes, et abandonner le pays aux Barbares ; ce dernier parti lui parut le plus sage[62]. Il envoya donc sur les bords du Danube une nouvelle armée commandée par son frère Aonulf ou Onoülf[63], auquel il adjoignit le comte des domestiques, Piérius, spécialement chargé de la transplantation des provinciaux. Aonulf avait un mandat plus terrible qu’il remplit au gré du Patrice. Dés son arrivée, il pénétra dans le Rugiland, où, cette fois, l’extermination fut complète. Le frère d’Odoacre ne laissa rien debout, ni cabanes, ni moissons ; ni arbres : le Rugiland ne fut plus qu’un de ces déserts faits de main d’homme, comme les Germains savaient les créer[64]. Les forêts ne garantissant plus suffisamment la population ruge fugitive, elle chercha refuge dans des contrées plus éloignées. Frédéric se sauva chez les Ostrogoths qui occupaient alors un cantonnement sur le bas Danube, autour de Noves, dans la seconde Mésie[65], et, malgré l’ancienne inimitié des deux races, il y trouva un asile, des promesses d’appui, et de la sympathie pour son malheur.

Quand la mission d’Aonulf fut accomplie, celle de Piérius commença. Des proclamateurs se répandirent dans la contrée, allant de ville en ville prévenir les sujets romains qu’ils eussent à se tenir prêts au jour et au lieu marqués, avec leurs familles et leurs meubles[66], pour suivre l’armée romaine en Italie. Les préparatifs de ce grand départ s’opérèrent avec ordre, sous la direction des magistrats, et pendant ce temps la congrégation de Séverin, réunie à Favianes, vaqua à un pieux et suprême devoir envers son fondateur. Suivant la recommandation expresse faite par le saint sur son lit de mort, lorsqu’il dit à ses disciples : Quand le Seigneur vous visitera pour vous retirer de l’Égypte, emportez avec vous mes os ; le prêtre Lucillus procéda solennellement à son exhumation. Ce fut pour le monastère de Favianes un instant d’émotion inexprimable. Les moines, assemblés autour du sépulcre, après l’office du soir[67], s’agenouillèrent en silence pour assister au descellement de la pierre qui recouvrait le monument. Au signal donné par l’abbé, le couvercle tomba et laissa voir le corps de Séverin intact et encore reconnaissable aux traits du visage, à la barbe et aux cheveux[68]. La mort semblait ne l’avoir pas atteint, quoiqu’il fût là depuis six ans et qu’on ne l’eût pas embaumé. Lucillus aidé de ses moines changea les suaires, et releva le cadavre qui fut déposé dans un cercueil préparé pour la circonstance ; le cercueil lui-même fut placé dans un grand chariot attelé de plusieurs chevaux, semblable aux maisons roulantes des pasteurs[69]. Un oratoire avait été ménagé sous la couverture du chariot, à côté des reliques du saint, afin qu’on pût s’y relayer pour prier : telles furent les dispositions prises dans le monastère.

Au jour fixé, le convoi partit de Favianes sous la conduite du comte Piérius, ralliant à chaque station les habitants formés en groupes sur le passage[70]. Le char funèbre marchait en tête ; autour et derrière se tenaient les moines, chantant par intervalles des versets des psaumes[71], puis venaient les hommes en état de faire une longue route ; les femmes, les enfants, les vieillards, étaient rangés dans des chariots près des provisions et, du bagage. Des troupes sous les armes ouvraient et fermaient le cortége. On eût dit un peuple nomade retournant au désert. Ils gravirent ainsi, et redescendirent les pentes des Alpes, sans être inquiétés, ni par les brigands, ni par les Barbares : le seul bruit humain qui troubla ces âpres vallées, pendant leur long voyage, fut l’écho de leurs chants sacrés. On fit halte à Feltre[72], ville épiscopale des bords de la Piave, soit que l’évêque fût connu de Lucillus, soit qu’avant de pousser plus loin sa marche, la congrégation désirât s’assurer un établissement permanent pour elle-même, et pour des reliques dont elle ne voulait, point se séparer. Là donc, pour me servir du langage mystique des actes, l’arche d’alliance conduisant le nouvel Israël, s’arrêta aux limites de la terre promise[73]. Des commissaires envoyés par le gouvernement d’Odoacre y vinrent chercher les familles émigrantes pour les répartir sur divers points de l’Italie, où on leur distribua des terres[74].

Les reliques de Séverin restèrent cinq ans dans leur établissement provisoire, exposées à la vénération des fidèles, et sans être de nouveau inhumées[75]. Elles attiraient à Feltre un grand concours de peuple, et le récit des miracles qu’elles opéraient, disait-on, sur les malades et les infirmes, occupa bientôt tous les esprits, depuis les Alpes jusqu’à la mer de Sicile. La biographie légendaire était à cette époque le genre de littérature le plus en vogue et le mieux cultivé par les gens de goût. Aux actes simples et touchants, mais tant soit peu rustiques, des premiers chrétiens, avaient succédé les histoires savamment composées et prétentieusement écrites, dont Sulpice Sévère avait donné le modèle dans sa vie de saint Martin. C’étaient de petits morceaux achevés où l’auteur déployait son érudition classique, avec tous les enjolivements du style à la mode. On se passait de main en main ces productions ardemment recherchées, avidement lues, et qui possédaient, entre tous les écrits du temps, le privilège des émotions populaires. De beaux esprits laïques disputaient aux prêtres et aux religieux la faveur de raconter la pieuse vie d’un moine ou d’un évêque, tant, ce sujet bien traité procurait de gloire à l’écrivain[76]. Or, l’Italie ne tarda pas à être inondée de biographies racontant les œuvres de saint Séverin en Pannonie, et de lettres qui exaltaient la vertu de ses reliques. C’est à la lecture d’une de ces lettres qu’une riche matrone de Naples, nommée Barbaria, eut l’idée de conquérir pour son pays ce dépôt des grâces du ciel[77]. On était alors en 493 : le prêtre Lucillus ne vivait plus ; Odoacre lui-même avait disparu avec son gouvernement, et les Goths étaient maîtres de l’Italie. Le nouvel abbé de la communauté, Martianus, reçut de Barbaria l’offre d’un monastère pour ses moines, et d’une église pour son saint, s’ils consentaient à se transporter sur ses propriétés de Lucullanum, avec les restes de leur fondateur[78]. Le pape Gélase unit ses instances à celles de Barbaria[79]. Feltre, en effet, était un lieu trop voisin de la frontière, et les Ostrogoths, en passant, avaient peut-être troublé les cendres de leur vieil ennemi ; il reposerait plus paisiblement, pensait-on, au cœur de l’Italie : Martianus consentit.

Replacé sur son chariot comme sur un trône, Séverin traversa l’Italie du nord au sud dans un appareil où les éclats de l’allégresse publique se mariaient bizarrement à la pompe austère des funérailles. Du fond de son cercueil, il semblait un triomphateur regagnant ses États après de longues victoires. Les évêques venaient au-devant de lui, aux confins de leurs villes ; les chemins, les rues, les places et jusqu’aux toits des maisons étaient encombrés de fidèles qui restaient à l’attendre le jour et la nuit. On déposait des malades par rangées le long des routes, sur des grabats, pour qu’ils l’aperçussent au passage. Heureux ceux qui pouvaient toucher le char ou se glisser dessous[80], dans les moments de halte[81]. Un riche sénateur, tourmenté par d’intolérables douleurs de tête, obtint la faveur d’appuyer son front près du cercueil, et se retira guéri. On ne tarissait pas de récits plus merveilleux les uns que les autres. Barbaria reçut les reliques au château de Lucullanum, dont elle possédait une partie. Un cloître fut construit pour les moines, près des jardins où le fils d’Oreste achevait sa vie épicurienne ; une église consacrée sous le vocable de saint Séverin s’éleva sur le coteau[82], et donna son nom au village. La mémoire d’un pauvre moine, grand par le cœur et par le dévouement à la patrie, domina dès lors le golfe de Baïa avec ses îles, fameuses par tant d’autres souvenirs, enveloppant dans un même oubli les débauches du second des empereurs et les infortunes du dernier.

 

 

 

 



[1] Eugip., Vit. S. Sever., 40.

[2] Tantis itaque sanctus alloquiis invitatus, Ambrosium quemdam exulantem rogat absolvi ! cajus Odobagar gratulabundus paruit imperatis. Eugip., Vit. S. Sever., 40.

[3] Multi sacerdotes et spirituales viri, neenon et laïci nobiles atque religiosi, vel indigenæ, vel de longinquis regionibus confluentes... Eugip., Epist. præf., 4.

[4] Dum memoratum regem multi nobiles, humana, ut fieri solet, adulatione laudarent. Eugip., Vit. S. Sever., 40.

[5] Interrogat quem tantis præconiis prætulissent ? respondent Odobagarum regem. Eugip., Vit. S. Sever., 40.

[6] Odobagar, inquit, integer inter tredecim et quatuordecim annos, videlicet integros, regnabit. Eugip., Vit. S. Sever., 40.

[7] Ad eum videndum desideranter. Eugip., Vit. S. Sever., 27.

[8] Ne adventu suo eam civitatem prægravaret. Eugip., Vit. S. Sever., 27.

[9] Tanta constantia regem allocutus est, ut tremere coram eo vehementius cœperit. Vit. S. Sever., 27.

[10] Sed et postea suis exercitibus indicavit, nunquam se, nec re bellica, nec aliqua formidine, tanto tremore fuisse concussum. Vit. S. Sever., 27.

[11] Rogavit doctor piissimus, ut sibi potius præstaturus, gentem suam romana vastatione cohiberet, et captivos quos sui tenuerant gratanter absolveret. Vit. S. Sever., 27.

[12] Multis diebus (Amantius) non potuit nuntiari. Vit. S. Sever., 27.

[13] Revesit fere septuaginta captivas. Eugip., Vit. S. Sever., 35.

[14] Qua causa plus inflammati sunt, credentes se duorum populos oppidorum uno impetu prædaturos. Vit. S. Sever., 35.

[15] Vir Dei ita victores alloquitur : filii, ne vestris viribus palmam præsentis certaminis imputatis, scientes vos Dei nunc prwsidio liberatos... quibusdam concessis induciis... Eugip., Vit. S. Sever., 35.

[16] Mecum itaque ad oppidum Laureacum congregati descendite. Eugip., Vit. S. Sever., 35.

[17] Quicumque enim ibidem contra hominis Dei interdictum manserunt, Thuringis irruentibus in eadem hebdomade, alii quidem trucidati, alii in captivitatem deducti, pœnas dedere contemptus. Eugip., Vit. S. Sever., 35.

[18] Vit. S. Sever., 38.

[19] At illi nihil adversi per exploratores sentire se penitus affirmabant. Vit. S. Sever., 38.

[20] Eugip., Vit. S. Sever., 38.

[21] Cives portis egressi, haud procul à muris scalas jacentes inveniunt. Eugip., Vit. S. Sever., 38.

[22] Hostes silvarum occultatione morantes... Eugip., Vit. S. Sever., 38.

[23] Eugip., Vit. S. Sever., 39.

[24] Assumpto veniebat exercitu... Eugip., Vit. S. Sever., 39.

[25] Cui tota nocte festinans, in vicesimo ab urbe milliario, matutinus occurrit. Eugip., Vit. S. Sever., 39.

[26] Eugip., Vit. S. Sever., 39.

[27] Eugip., Vit. S. Sever., 39.

[28] Eugip., Vit. S. Sever., 39.

[29] Eugip., Vit. S. Sever., 39.

[30] Eugip., Vit. S. Sever., 39.

[31] Eugip., Vit. S. Sever., 39.

[32] Eugip., Vit. S. Sever., 39.

[33] Eugip., Vit. S. Sever., 51.

[34] Eugip., Vit. S. Sever., 54.

[35] Eugip., Vit. S. Sever., 54.

[36] Eugip., Vit. S. Sever., 49.

[37] Eugip., Vit. S. Sever., 49. — Voici les versets de la Genèse auxquels il est fait allusion ici : Post mortem meam, Deus visitabit vos, et ascendere faciet de terra ista ad terram quam juravit Abraham, Isaac et Jacob. — Cumque adjurasset eos (Joseph), atque dixisset : Deus visitabit vos : asportate ossa mea vobiscum de loco isto ; mortuus est. Genèse, L, v. 23, 25. C’est cette scène bien connue de tous les assistants que leur rappelait Séverin mourant.

[38] Eugip., Vit. S. Sever., 49.

[39] Eugip., Vit. S. Sever., 54.

[40] Vestes pauperibus deputatas, et alla nonnulla, credidit auferenda. Eugip., Vit. S. Sever., 54.

[41] Eugip., Vit. S. Sever., 54.

[42] Eugip., Vit. S. Sever., 54.

[43] Militem Avitianum nomine. Eugip., Vit. S. Sever., 54.

[44] Mox incessabiliter vexatus omnium membrorum tremore, dæmonio corripitur. Eugip., Vit. S. Sever., 54.

[45] Eugip., Vit. S. Sever., 54.

[46] Fredericus vero barbara cupiditate semper immanior... Eugip., Vit. S. Sever., 54.

[47] Intra mensis spatium a Friderico fratris filio interfectus, prædam pariter amisit et vitam. Eugip., Vit. S. Sever., 54.

[48] Metuebat parentes exercitus quem meminisse originis suæ admonebat houor alienus. Ennod., Paneg. Theodor., p. 400.

[49] Inter Odoachar et Feletheum qui et Fava dietus est, magnarum inimicitiarum fomes exarsit. Paul Diacre, Gest. Lang., I, 19. — Eugip., Vit. S. Sever., 54.

[50] Adunatis ergo Odoachar gentibus quæ ejus ditioni parebant, id est Thureilingis, et Herulis, Rugorumque parte, quos jam dudum possederat, nec non etiam Italiæ populis... Paul Diacre, Gest. Lang., I, 19.

[51] Venit in Rugiland. Paul Diacre, Gest. Lang., I, 19.

[52] Pugnavit cum Rugis, ultima eos clade conficiens. Paul Diacre, Gest. Lang., I, 19.

[53] Frederico fugato, patre quoque Fava capto, eum ad Italiam cum noria conjuge, videlicet Gisa transmigravit. Eugip., Vit. S. Sever., 54.

[54] Copiosam secum multitudinem abduxit. Paul Diacre, Gest. Lang., I, 19.

[55] Fava capto... eum noxia conjuge, videlicet Gisa. Eugip., Vit. S. Sever., 54. — Odovacer, Phæba rege Rugorum victo, captoque potitus est. Cassiodore, Chron.

[56] Insidebat (Constantius) aureo solus ipse carpento, fulgenti claritudine lapidum variorum : quo mitante, lux quædam misceri videbatur alterna. Ammien Marcellin, XVI, 10.

[57] Dracones... velut ira perciti sibilantes, caudarumque volumina relinquentes in ventum. Ammien Marcellin, XVI, 10.

Multumque tumet per nubila serpens,

Iratus stimulante roto.

Claudian, III, Consul. honor.

[58] Montium littorumque intonante fragore... Ammien Marcellin, XVI, 10.

[59] Feletheum insuper extinxit. Paul Diacre, Gest. Lang., I, 19.

[60] Sub XVII. Kal. Dec. Anon. Cuspin.

[61] Eugip., Vit. S. Sever., 51-55.

[62] Universos jussit ad Italiam migrare Romanos. Eugip., Vit. S. Sever., 55.

[63] Fratrem suum misit cum multis exercitibus Aonulfum. Eugip., Vit. S. Sever., 55. — Isidore, dans sa chronique, le nomme Onoülf.

[64] Tacite, Germanie.

[65] Ante quem denno fagiens Fridericus ad Theodoricum regem qui tune apud Novam civitatem provinciæ Mœsiæ morabatur profectus est. Eugip., Vit. S. Sever., 55.

[66] Dum universi per comitem Pierium compelluntur exire... Eugip., Vit. S. Sever., 55.

[67] Præmissa cum monachis vesperæ psalmodia, sepulturæ locum imperat aperiri. Eugip. Vit. S. Sever., 56.

[68] Integram corporis compagem cum barba pariter ac capillis. Eugip. Vit. S. Sever., 56.

[69] Linteaminibus immutatis, in loculo, multo jam tempore ante præparato, funus includitur, carpentum trahentibus equis. Eugip. Vit. S. Sever., 56.

[70] Cunctis nobiscum provincialibus idem iter agentibus, oppidis super ripam Danubii relictis. Eugip. Vit. S. Sever., 56.

[71] Multitudo psallentium. Eugip., Vit. S. Sever., 56.

[72] Ad Castellum nomine Feletem. Eugip., Vit. S. Sever., 56. Les uns ont voulu voir dans ce lieu la ville de Feltres en Vénétie, les autres Monte-Feltro, aujourd’hui Saint-Léon dans la marche d’Ancône. Nous croyons que les détails qui suivent correspondent mieux avec la première hypothèse.

[73] Translatio Corp. S. Severini ap. Bolland. 8 januar.

[74] Per diversas Italiæ regiones, varias suæ peregrinationis sortiti sunt sedes. Eugip., Vit. S. Sever., 55.

[75] Eugip., Vit. S. Sever., 56.

[76] Eugip., Vit. S. Sever., Epist. præfat.

[77] Illustris fæmina Barbaria, B. Severinum, quem fama vel litteris optime noverat... Eugip., Vit. S. Sever., 56.

[78] In Castello Lucullano, in mausoleo quod prædicta fæmina condiderat. Eugip., Vit. S. Sever., 56.

[79] S. Gelasii sedis Romanæ pontificis auctoritate. Eugip., Vit. S. Sever., 56.

[80] Processa, civis Neapolitana, ingressa sub vehiculum quo venerabile corpus portabatur... Eugip., Vit. S. Sever., 56.

[81] Caput vehiculo credens apposuit. Eugip., Vit. S. Sever., 56.

[82] Eugip., Vit. S. Sever., ad fin. — Translatio S. Sever. Bolland. 8 januar.