RÉCITS DE L’HISTOIRE ROMAINE AU Ve SIÈCLE

 

CHAPITRE VIII — LE ROI ODOACRE, PATRICE D’ITALIE.

 

 

Situation de l’Italie. — Odoacre distribue à ses soldats le tiers du territoire. — Nature de son gouvernement. — Ambassades de Nepos, d’Odoacre et du sénat de Rome h l’empereur Zénon. — Glycerius fait tuer Nepos. — Élection du pape Félix. — Brouilleries de l’évêque de Rome et du patriarche de Constantinople. — Schisme entre les Églises d’Orient et d’Occident.

476 — 484

Odoacre ne resta dans Ravenne que le temps nécessaire pour établir une ombre de gouvernement, puis il alla prendre possession de l’Italie. Ses troupes avides de pillage se répandirent de tous côtés, comme une armée victorieuse[1] dans un pays conquis, ce fut la même conduite, le même spectacle lamentable : des campagnes ravagées, des villes sans défense incendiées et pillées ; d’autres essayant de résister et punies de leur courage par la ruine. L’histoire atteste qu’en plusieurs lieux, les soldats ne laissèrent pas une âme vivante, pas une maison debout[2]. Précédé par ces exemples, Odoacre entra dans Rome épouvantée, et s’y fit confirmer, sans obstacle, l’autorité souveraine qu’une révolution venait de placer dans ses mains[3]. Il garda le titre de roi sans y attacher une dénomination de territoire ou de peuple, et sans prendre ni le manteau de pourpre des césars, ni les insignes des rois germains[4]. De là résulte la grande variété de dénominations sous lesquelles les contemporains le désignent, les uns l’appelant roi des Hérules, les autres roi des Ruges, des Turcilinges et des Scyres, d’autres enfin roi des nations, ce qui indiquait mieux le vrai caractère de cette royauté décernée par des soldats de peuples divers ; mais nul ne le qualifie de roi d’Italie, et lui-même ne s’attribua jamais un pareil titre. Sous son habit militaire qu’il ne quitta que beaucoup plus tard, il se présentait devant le sénat, comme un dictateur barbare, chef d’une armée auxiliaire en révolte. Il y fit décréter, selon toute apparence, dans la forme légale, la confiscation du tiers des terres de l’Italie, au profit de ses soldats, en accomplissement de sa promesse. Les mêmes formes furent employées pour la distribution générale qui s’opéra d’après les procédés administratifs usités clans l’empire. On consulta les registres du cadastre, servant de base à la répartition de l’impôt foncier et de la capitation ; ils furent dépouillés région par région, canton par canton, puis des arpenteurs publics allèrent délimiter dans chaque propriété particulière, ce qui fut désigné en langage officiel par les mots de tiers ou de tierce portion[5].

C’est ici le lieu d’exposer aussi brièvement qu’il sera possible la constitution administrative de l’Italie, ainsi que l’état de son agriculture et de sa population, au moment où elle entrait dans cette nouvelle phase de son histoire.

Il y avait déjà près de deux siècles que l’Italie avait cessé d’être une reine vis-à-vis des autres parties de l’empire. Descendue au niveau de ses sujettes, elle n’était plus qu’une simple province soumise aux taxes publiques et aux obligations du recrutement militaire, dont les premiers empereurs l’avaient affranchie. Dioclétien fit peser sur elle cette loi d’égalité[6] qui abolissait le privilège des conquérants, effaçant ainsi du monde romain la dernière empreinte de l’épée.

Un préfet du prétoire, chef suprême de l’administration civile et de la justice, et au-dessous de lui des gouverneurs provinciaux portant les noms de consulaire, correcteur, président ou juridique[7], administrèrent dès lors l’Italie à l’instar du reste de l’empire. Chaque gouverneur avait à ses côtés un conseil provincial, chargé de donner son avis sur les besoins et les intérêts de sa province, de veiller sur l’administration du gouverneur, et de porter ses plaintes s’il en était besoin au préfet du prétoire et dans certains cas au prince lui-même. Le diocèse italique eut aussi sa représentation composée des délégués des conseils provinciaux, et surveillante née du préfet du prétoire[8]. Quoique les attributions de ces conseils fussent essentiellement spéciales et bornées aux intérêts de leur circonscription, l’empereur les consultait quelquefois sur des questions générales intéressant tout l’empire. C’est ainsi que Nepos avait soumis à l’assemblée des cités liguriennes la question de paix ou de guerre, qu’après un mûr examen celle-ci conseilla la paix[9].

Les municipalités venaient ensuite, cette base de tout édifice politique, ce premier et ce dernier de tous les pouvoirs, celui qui les précède et leur survit. L’organisation municipale fit la force et la gloire de l’administration romaine aux époques prospères de l’empire. L’Italie en avait donné le type qui s’était modifié, étendu, régularisé sous la main des jurisconsultes, et avait fini par être appliqué uniformément aux provinces. Un conseil municipal ou curie, deux magistrats principaux chargés de l’administration sous le nom de duumvirs, un édile chargé de la police et un curateur comptable des deniers de la ville et gérant du patrimoine commun, formaient le corps administratif d’une cité[10]. Valentinien 1er avait ajouté aux anciennes magistratures municipales, celle du défenseur sur laquelle nous nous arrêterons quelque peu, parce que son importance grandit rapidement, et qu’à la fin du Ve siècle, elle était devenue, par une conséquence du malheur des temps, le pouvoir prépondérant du municipe.

La loi romaine, par cette création du défenseur, avait voulu constituer dans un temps où des nécessités déjà très fortes pesaient sur la société romaine, un protectorat de l’individu contre les abus de l’autorité, de quelque côté qu’ils vinssent, du pouvoir central ou de la ville elle-même. Les duumvirs et la curie, les gouverneurs et leurs officiaux, eurent dès lors un surveillant attentif ; et afin que son action ne fût ni embarrassée par des liens de corporation, ni affaiblie par des ménagements de confraternité, la loi le voulut étranger à la curie[11]. Le peuple, les notables, les curiales et l’évêque, le nommèrent directement[12]. Ses fonctions duraient cinq ans pendant lesquels il ne pouvait se démettre sans l’agrément du prince, sous peine d’une amende de trente livres d’or[13]. Armé d’une juridiction directe assez bornée dans les villes, plus étendue dans les campagnes, il remplissait, en dehors de sa compétence de juge, l’office de magistrat instructeur. Dans les cas de rapt, d’adultère, de violation de domicile, il faisait saisir le prévenu et le livrait au tribunal après une information sommaire[14]. Chaque jour, à chaque heure, il avait libre accès près des fonctionnaires de tout ordre, pour l’accomplissement de sa charge :

La protection de ce peuple t’est confiée, afin que tu sois pour lui un vrai père, écrivaient au défenseur d’une des cités de l’empire, les augustes, Gratien, Valentinien II et Théodose. Tu ne souffriras donc point que les habitants de la ville, non plus que ceux de la campagne soient injustement taxés ; tu t’opposeras aux excès des gouverneurs, sauf le respect dû à leur dignité. Leur porte te sera ouverte à toute réquisition, et tu veilleras à ce que l’insolence de leurs officiaux soit réprimée. Tu écarteras avec soin de ceux que ton devoir est de défendre comme des fils, toute exaction ou rapine que des agents infidèles tenteraient d’exercer[15]... Un pouvoir si indéterminé, confié en quelque sorte à la conscience du magistrat, dut s’accroître, on le comprend aisément, soit par l’impuissance des autres, soit par leurs excès, et dégénérer en une dictature municipale.

Le peuple, ainsi qu’on vient de le voir, n’était pas exclu de toute participation au gouvernement de la ville : outre l’élection du défenseur à laquelle il avait une grande part, il concourait à celle des duumvirs. de l’évêque, des agents salariés de la commune, avocats et médecins publics[16] ; il délibérait sur les aliénations des biens communaux proposées par la curie[17], sur les députations à envoyer au prince, et sur les recours à former près de lui[18]. Les élections municipales et épiscopales où parfois l’ancienne licence se donnait carrière, souvent troublées par les brigues, la corruption ou la violence, présentaient encore une lointaine image de ces comices jadis si tumultueux de Rome républicaine.

Les curies dont la constitution énergique et féconde avait fait pendant les trois premiers siècles de l’empire, la prospérité du monde romain, tombèrent ensuite dans un déplorable état de faiblesse, de misère et de tyrannie. La commune étant la base sur laquelle sont assises ces superpositions artificielles qu’on appelle gouvernements politiques, elle souffre la première de leurs malheurs ou de leurs fautes. Or, lorsqu’un gouvernement menacé par une conquête étrangère, a pour mission (et ce fut celle du gouvernement romain), non seulement de défendre sa forme politique, mais de protéger une grande société en péril et la civilisation elle-même ; quand ce gouvernement se trouve assailli sur tous les points à la fois, au nord, au midi, à l’est et jusque sur la mer, par des ennemis sans cesse renaissants, et que cette guerre du monde barbare contre le monde civilisé, faite sous son drapeau, se prolonge sans interruption pendant deux siècles, alors les ressorts administratifs, usés lentement, ont perdu toute vigueur, et la société s’affaisse sur elle-même.

Si l’énergie des institutions municipales avait fait dans les temps prospères la grandeur et la gloire de la société romaine, par une conséquence logique, elle précipita sa ruine dans les temps malheureux. Cette même force, cette même violence d’action qui servait à féconder, aida plus tard à détruire. Pour comprendre l’esprit des municipalités romaines, si antipathique aux idées de liberté, il faut remonter à Rome républicaine dont elles étaient l’image. Rome ignora toujours la liberté dans le sens que les nations modernes attachent à ce mot : elle ne connut que l’amour de la patrie. Le dévouement au municipe, la subordination complète de l’intérêt particulier à l’intérêt communal, et de l’individu à la cité, furent des principes empruntés à l’ancienne république, et qui se retranchèrent clans ces petites démocraties locales, quand la grande eut cessé d’exister. La maxime, Salvam esse Rempublicam opportet, appliquée aux organisations communales, produisit l’obligation des fonctions curiales et celle des magistratures[19] : on fut membre du corps de sa cité, magistrat, avocat, médecin publie, comme on était tributaire et soldat de l’empire ; on dut à la patrie locale son temps, ses talents, son crédit, l’éclat de son nom et de sa fortune, comme à l’État son argent et son sang. Ce ne fut pas tout une responsabilité réelle et personnelle pesa sur ces magistrats, qui pouvaient l’être malgré eux ; leurs personnes et leurs biens répondirent de leur administration ; et l’on ne put se soustraire à ces fonctions obligatoires sans des peines graves, car c’était une désertion : le curial déserteur était ramené à sa municipalité, comme le soldat réfractaire à son drapeau[20].

De même que l’individu était obligé envers la cité, la cité le fut envers l’État. Chargée par la loi du recouvrement des contributions publiques, elle dut en garantir le produit, et fut soumise aux règles de responsabilité des agents financiers. Il y avait assurément dans cette intervention de la commune entre le contribuable et l’État quelque chose de bon, de paternel pour ainsi dire ; car l’autorité municipale, en rapport direct avec tous, au fait des ressources et des intentions de tous, et sachant tenir compte des circonstances, était un receveur plus indulgent, plus équitable, que le représentant inflexible du pouvoir central. Mais aux époques de détresse, quand l’État aux abois ne put plus admettre de non-valeurs dans l’impôt, il pressura les municipalités pour obtenir tout ce que l’impôt devait rendre, leur laissant leur recours contre les individus, et celles-ci se récupérèrent par tous les moyens violents. Alors cette intervention paternelle du pouvoir communal entre le contribuable et le gouvernement se transforma en une véritable oppression : Autant, de curiales, autant de tyrans ![21] s’écriait un moraliste du Ve siècle. Ce rôle était peu séduisant pour des hommes de cœur. On chercha à s’y soustraire en changeant d’état, en entrant dans l’armée, clans le clergé, en s’expatriant, en dénaturant la propriété qui vous faisait curial ; mais la loi veillait, terrible, impitoyable, et venait river le fugitif aux honneurs de sa cité comme à la plus dure des servitudes.

Entre les exactions fiscales et les ravages incessants des barbares, quel pouvait être l’état de l’agriculture ? on ne saurait l’imaginer plus déplorable. La Ligurie, l’Emilie, le versant méridional des Alpes, restaient en partie incultes ; la Toscane, le Samnium, la Campanie, éloignées cependant du théâtre ordinaire des invasions, n’en avaient pas moins leurs solitudes et leurs friches ; mais la dépopulation de l’Italie tenait à des causes anciennes et profondes, dont les misères de la guerre ne firent qu’accélérer-les effets. La grande propriété, suivant le mot bien connu de Pline, avait déjà perdu ce pays à l’époque de la plus grande puissance romaine[22]. Cette métropole du monde, domicile obligé des sénateurs et demeure favorite des riches provinciaux, s’était transformée en un immense jardin parsemé de palais et de villas construits avec les dépouilles de l’univers. La culture des champs y fit place aux prairies et aux bois, le travail des hommes libres au travail des esclaves ; et le produit de la terre devint presque nul sous des bras serviles. On crut trouver un remède à ce mal par l’institution du colonat ; mais le colonat ne rendit pas le territoire italien au travail fécondant des bras libres, il ne fit que substituer un travail à moitié libre au labeur improductif des esclaves. La guerre pesa d’un triple poids sur cette race infortunée des colons, attachés à leurs champs et serfs de la terre. Les ravages des Barbares, les exactions du fisc, le recrutement militaire se réunirent pour les accabler, et par suite de leur dépérissement, des régions entières restèrent désertes.

Si Odoacre s’était borné à distribuer ces campagnes sans culture et sans maître, en faisant de ses soldats des laboureurs, il eût rendu service à l’Italie ; mais ce n’était point là ce qu’entendait l’armée des nations

il lui fallait, comme aux vétérans de Sylla, aux compagnons de César, à ceux d’Auguste et d’Antoine, les meilleurs champs, du bétail, et des bras romains pour semer et moissonner. Les Visigoths, les Burgondes, les Ostrogoths, établis dans leurs cantonnements en corps de nation, avec l’attirail complet des peuples nomades, bétail, chariots, instruments de labour, cultivaient tant bien que mal par la main de leurs familles les terres qui leur étaient assignées : les Barbares d’Odoacre n’avaient ni famille, ni troupeaux, ni organisation de travail ; c’étaient des soldats qui n’apportaient que leur épée.

Lorsqu’on cherche dans le passé de l’histoire romaine quelque fait comparable à la spoliation exercée par Odoacre au profit de son armée, il faut remonter jusqu’aux dictatures de Sylla et de César, et au triumvirat d’Auguste. Sylla assigna des terres en Italie aux soldats de quarante-sept, légions. César y fonda treize colonies militaires, les triumvirs dix-huit, Auguste a lui seul trente-deux ; mais tous ces établissements, fruits d’occupations tyranniques, furent inféconds pour l’agriculture : Étrangers à l’usage de se marier et d’élever des enfants, dit à ce sujet un historien romain[23], les soldats se dispersaient bientôt ; ils désertaient leur champ après l’avoir épuisé, et ne laissaient aucune postérité clans leurs maisons abandonnées. Dès le temps de Cicéron, les terres distribuées par Sylla à ses vétérans, avaient presque toutes passé à d’autres possesseurs ; et les vétérans mouraient de faim. La colonisation d’Odoacre n’eut pas plus de succès : quelques années après, une grande partie de ce tiers barbare était rentrée dans des mains romaines.

Cette grande révolution, qui changeait l’ordre politique en Occident, s’accomplit sans aucune opposition de la part de l’empire oriental, en proie lui-même aux révolutions, et ballotté entre la guerre civile et les intrigues de palais. Nous avons laissé Zénon fugitif, essayant de remuer l’Isaurie, et l’impératrice Vérine, déçue clans ses calculs ambitieux, se tournant contre le frère qu’elle avait appelé, pour tendre la main au gendre qu’elle avait banni. Ce même homme qui s’était laissé jouer comme un enfant stupide par les ruses d’une femme, retrouva dans l’exil une énergie inattendue ; errant de châteaux en châteaux avec une poignée de fidèles, ici victorieux, là battu et emprisonné, il finit par intéresser à sa cause, non pas seulement l’Isaurie, sa patrie d’origine, mais les autres provinces de l’Asie grecque. Tandis que Zénon relevait ainsi son parti, Basilisque voyait faiblir le sien. Des idées religieuses assez bizarres et un penchant marqué pour l’hérésie, avaient attiré tout d’abord vers lui les sectes dissidentes, qui travaillèrent avec ardeur au succès de sa cause. Il dut les payer de cet appui, non seulement par des faveurs directes, mais encore par des vexations de tout genre contre l’Église de Constantinople, alors catholique : ce qui lui valut la haine de tous les catholiques de l’Orient. En second lieu, Théodoric le Louche, son bras droit dans la guerre, affichait à la cour des manières de protecteur, reprenant le rôle des Ardabures, ses parents, froissant l’orgueil des généraux romains, et ruinant, comme à plaisir, le peu de popularité qu’avait pu se faire Basilisque. Enfin, Vérine disgraciée, presque prisonnière, mais toujours puissante en intrigues, semait l’inimitié contre lui, provoquant des complots partout, dans le sénat, dans le peuple, dans l’armée, et jusque chez les Ostrogoths de Macédoine. A ces trois causes d’affaiblissement pour Basilisque, s’ajoutaient le mauvais choix de ses agents et la vénalité de ses généraux.

Les propositions combinées de Zénon et de Vérine aux Ostrogoths de Macédoine, arrivèrent à Théodoric l’Amale, qui avait succédé à la royauté de son père, mort à Cerre, l’année précédente[24] : pour le moment, il se trouvait à Noves, sur le Danube, cherchant pour son peuple un autre cantonnement, du côté de la petite Scythie[25]. A la réception des lettres impériales, le jeune homme tressaillit, de joie : ardent, ambitieux, en quête d’honneurs pour lui-même, d’aventures héroïques pour les siens, désireux surtout de mettre un pied dans les affaires de Constantinople, il eût provoqué au besoin l’occasion qui venait s’offrir à lui. Théodoric et Zénon n’étaient pas inconnus l’un à l’autre. A l’époque où le premier séjournait à Constantinople comme otage des Romains, il avait trouvé, près du gendre de l’empereur, alors tout-puissant au palais, une bienveillance presque paternelle. Ces souvenirs d’enfance parlèrent au cœur du jeune homme ; et il promit de servir avec dévouement la cause de Zénon. Un autre motif l’y invitait encore : l’attitude superbe du Louche, et cette limite fortune dont il jouissait avec une arrogance insupportable. Un Amale et son peuple pouvaient-ils combattre sous le même drapeau que cet aventurier sans aïeux, chef d’un ramas de déserteurs et de brigands, qu’il osait faire passer pour une branche des Ostrogoths ? Non, le camp naturel de l’Amale était celui de Zénon, puisque le Louche soutenait Basilisque.

Plein de ces idées, il mit son armée en marche, et s’avança sur Constantinople ; mais il arriva trop tard pour agir en personne. Les généraux de Basilisque, imitateurs des hauts faits de leur maître pendant qu’il commandait devant Carthage, vendaient à l’ennemi leur inaction ; ils vendirent ensuite leur concours. De proche en proche, Zénon victorieux atteignit le Bosphore ; une émeute lui ouvrit les portes de Constantinople. L’Amale déconcerté d’un succès qui rendait son assistance inutile, n’en fut pas moins accueilli dans la ville avec de grands honneurs. Quant à Zénon, il ne put réprimer, après tant de traverses, un retour à ses mœurs passées. Basilisque, réfugié avec ses enfants et sa femme dans une des églises de Constantinople, s’était livré à lui, sous la condition qu’on épargnerait leur sang, et la condition avait été acceptée par Zénon, sous la foi du serment[26] : il la tint en enfermant Basilisque et les siens au fond d’une citerne sans eau dont il fit murer l’orifice[27]. Lorsque plus tard on ouvrit ce sépulcre de vivants, on trouva les malheureux embrassés les uns aux autres, et morts clans les convulsions de la faim. Ainsi le gendre de Vérine reprenait au bout de vingt mois les rênes du gouvernement de l’Orient.

Malgré l’horrible cruauté dont il venait de donner la preuve, Zénon n’était point resté sourd aux leçons de l’exil ; le malheur l’avait corrigé d’une partie de ses vices ; et son nouveau gouvernement parut d’abord une réaction volontaire contre l’ancien. La vieille impératrice remonta sur le trône à ses côtés. On rappela les amis de Léon précédemment éloignés ; enfin la cause catholique sembla triompher sans réserve.

En religion comme en politique, l’Isaurien se modelait, en apparence du moins, sur son sage prédécesseur.

Nul projet n’avait été plus cher à l’empereur Léon, que la nomination de Nepos au trône impérial d’Occident ; aussi l’on se demanda soit à Constantinople, soit à Rome, ce qu’allait faire Zénon clans les nouvelles circonstances où se trouvait l’Italie : Odoacre lui-même n’était pas sans inquiétude, et certaines démarches de Nepos, parvenues à ses oreilles, justifiaient ses appréhensions. En effet, le prince de Dalmatie, moins philosophe qu’Augustule et poursuivi de plus de regrets, s’était hâté d’envoyer une ambassade à Zénon, pour le féliciter de son retour et traiter aussi du sien. Nous avons offert l’un et l’autre, lui faisait-il dire, un exemple pareil de la mobilité des choses humaines, tous deux victimes des inconstances de la fortune et de la perversité des hommes. Tends-moi donc la main, toi qui as obtenu justice du sort, et fais que ton bonheur ne soit pas perdu pour le mien. Chaudement, appuyé par l’impératrice Vérine, il demandait de l’argent, des soldats, l’envoi d’une nouvelle flotte en Occident[28] : l’affaire fut accueillie favorablement dans le conseil impérial, qui, changeant de règle en changeant de prince, crut de nouveau l’honneur romain engagé dans cette entreprise. Le succès, d’ailleurs paraissait hors de doute ; Nepos en répondait. Odoacre fut naturellement l’objet de beaucoup de conjectures : quel était cet homme ? Que voulait-il ? Que ferait-il ? On regarda comme une circonstance heureuse qu’il n’eût pas nommé d’empereur en remplacement d’Augustule, et l’on compta sur lui pour agir près du sénat. Nepos, afin de l’attirer tout d’abord dans ses intérêts, imagina de lui envoyer le titre de patrice avec force louanges et promesses de toutes sortes[29]. Théodoric l’Amale, qui eut vent de ces négociations, offrit de réinstaller, a ses risques et périls, avec ses seuls Ostrogoths, l’empereur déchu sur le trône de Rome[30] : Zénon n’accepta pas, soit qu’il se défiât d’un service si désintéressé en apparence, soit qu’il rougît d’imposer par de tels moyens un empereur à l’Italie.

Odoacre contre-mina ces projets avec une astuce de barbare qui valait bien la fourberie proverbiale des Grecs. Il voulut avant tout se couvrir de l’autorité du sénat de Rome, en le faisant intervenir entre Zénon et lui ; mais comme la vénérable assemblée était aussi par trop sous sa main, et qu’on n’eût pas manqué de crier à la violence s’il avait lui-même provoqué cette intervention, il mit en avant son pensionnaire Augustule. Des trois empereurs vivants qui s’étaient assis quelques jours sur le trône occidental, un seul pouvait adresser au sénat des conseils sinon des ordres. C’était Romulus Augustus qui n’avait point été expulsé comme les autres, qu’aucune révolution civile n’avait condamné, et qui était censé avoir déposé volontairement la pourpre. A la prière d’Odoacre, il écrivit au sénat une lettre dans laquelle il exposait son avis sur la circonstance présente, avec un choix de termes et un ton général qui sentaient encore le commandement[31]. Cet avis était que l’Occident n’avait plus besoin d’un empereur particulier pour se gouverner, et que les choses, telles qu’elles existaient, se trouvaient arrangées pour le meilleur profit de l’Italie : voilà ce que le sénat de Rome, suivant Romulus Augustus, devait soutenir fermement, en face de Zénon.

Dans cette missive inattendue, le sénat reconnut aisément la main d’Odoacre. Peu soucieux de s’attirer, par une résistance inconsidérée, la colère du roi des nations. il ne l’était guère plus de voir rentrer en Italie Nepos, plein de rancune, et faisant payer aux sénateurs, l’un après l’autre, tous ses déboires passés : il obéit donc à la sommation de l’empereur déchu. Lune députation prise dans l’assemblée alla porter à Constantinople le prétendu vœu de l’Italie, et en développer verbalement les motifs. Le message disait, comme l’avait voulu le fils d’Oreste : Qu’un seul empereur suffisait désormais pour administrer et défendre les deux parties de l’empire ; que le sénat de Rome avait désigné à cet effet, pour l’Occident, Odoacre, homme distingué dans la science du gouvernement non moins que dans celle des armes ; et qu’il priait Zénon de conférer à ce roi la dignité de patrice, en même temps que l’administration de l’Italie[32]. Tout ayant été réglé de cette manière, Odoacre écrivit lui-même à Zénon pour lui demander le titre de patrice, comme s’il ne l’avait pas déjà reçu de Nepos[33] ; et comme, si encore la question du rétablissement de l’empire, qui devait se discuter à Constantinople, eût été déjà résolue négativement par le fait, il joignit à sa lettre un paquet contenant les ornements impériaux[34], dont il faisait remise à l’empereur d’Orient, seul et unique souverain de la Romanie. L’officier, chargé de la lettre et du paquet, se mit en route avec tes députés du sénat. Odoacre avait fait ramasser soit à Ravenne, soit à Rome, tout ce qui restait de manteaux de pourpre et de diadèmes ayant appartenu aux césars ; et la défroque d’Auguste, de Trajan, de Théodose, réunie à celle d’Augustule, alla décorer quelque cabinet de curiosités dans le palais de Constantinople.

Les deux ambassades arrivèrent donc ensemble en Orient, où elles trouvèrent un envoyé de Nepos déjà installé, et chargé probablement d’observer leurs démarches. Zénon les reçut en audiences séparées, avec un accueil fort différent, caressant et affectueux pour le messager d’Odoacre, dur jusqu’à l’excès pour les sénateurs. A ceux-ci, il reprocha amèrement l’antagonisme du sénat de Rome, son opposition à tous les désirs de l’Orient : il rappela Anthémius et Nepos. L’Orient, disait-il, vous avait donné deux empereurs, vous avez tué l’un et chassé l’autre. Si maintenant vous me demandez ce que vous avez à faire, la chose est claire, et n’exige pas de longues explications, votre empereur Nepos est vivant, recevez-le comme vous le devez[35]. A l’envoyé d’Odoacre, il fit de grands éloges du roi. Nepos avait bien fait, disait-il, de lui envoyer la dignité de patrice, dont il était vraiment digne, et lui, Zénon, la lui offrirait, si Nepos ne l’eût pas prévenu. — Je le loue, ajouta-t-il, de prendre enfin les manières et le costume qui conviennent à un Romain[36]. L’empereur, qui l’a honoré du plus illustre des titres, sera pour lui le bienvenu, je n’en doute point. Ses intentions étant toutes pour le bien de l’Italie, il n’a rien de mieux à faire que de réintégrer Nepos. Dans la lettre qu’il écrivit en outre en réponse à celle d’Odoacre, il le qualifiait de patrice[37], et lui recommandait chaleureusement son protégé. Zénon mit dans toute cette affaire une dose de sentiments affectueux qui ne lui était pas ordinaire ; mais il songeait à lui-même, et la frappante similitude de sa destinée avec celle de Nepos, avait attendri son cœur[38]. L’envoyé du prince dalmate, dont la tâche ne fut ni difficile ni longue, put donc rapporter à son maître la nouvelle d’une réintégration prochaine sur le trône d’Italie.

Elle était prochaine assurément dans les désirs de Zénon ; mais cet empereur, trop confiant dans l’effet de ses paroles, soit aux sénateurs de Rome, soit à l’envoyé d’Odoacre, et désireux d’ailleurs d’arriver au résultat sans effusion de sang, attendit apparemment que la chose s’accomplît d’elle-même. Il ne fit aucun armement, ne prit aucune mesure décisive, et bientôt d’autres affaires plus directes vinrent à la traverse, et le détournèrent de celle-ci. Odoacre profita, avec son habileté ordinaire du répit que la fortune lui laissait. Il agit, comme si la déclaration du sénat de Rome avait été admise par l’empereur d’Orient, comme si celui-ci avait accepté le gouvernement des deux empires, comme si, enfin, Nepos n’existait pas. Il prit le titre de patrice, en vertu de l’institution de Zénon dont il se déclara le lieutenant en Italie. Zénon fut proclamé solennellement le protecteur du sénat et du peuple de Rome ; le roi des nations affecta d’invoquer son nom en toute circonstance, et lui fit dresser des statues sur toutes les places[39]. Le sénat se taisait et laissait faire, irrité de l’arrogance de Zénon, et préférant au Romain protégé des Grecs, le Barbare à qui le sort des armes avait livré l’Italie. Odoacre consolidait ainsi son usurpation avec l’assentiment des vaincus. Ce n’est pas qu’il n’eut besoin pour sa propre sûreté, de vigilance et de décision : Nepos n’était point sans amis, même dans l’armée, même au palais de Ravenne. Odoacre y fit prendre et mettre à mort le 11 juillet 477, un certain comte Bracila, officier barbare qui conspirait pour lui : Il le fit, nous dit Jornandès, afin d’imposer aux Romains par la terreur[40]. Hors de l’Italie, le parti de l’ancien empereur s’agitait avec non moins de force et de persistance. Les cités gauloises, d’Arles, de Marseille et d’Aix, n’avaient voulu reconnaître ni Oreste ni le Barbare qui remplaçait Oreste, et continuaient de gouverner au nom de Nepos[41]. L’assemblée provinciale de la Narbonnaise demanda même solennellement à Zénon, que ce prince fût rétabli en Occident[42].

Nepos voyait donc se dessiner pour lui des chances de retour, lorsqu’une trahison domestique y coupa court pour jamais. A l’époque où il était rentré en Dalmatie, fuyant les troupes de son patrice, il y avait retrouvé son prédécesseur Glycérius, que lui-même avait fait ordonner évêque de Salone. En choisissant ce siége à son rival vaincu, Nepos croyait s’assurer un prisonnier, il se préparait un bourreau. Glycérius l’accueillit dans son malheur avec une joie féroce, qu’il ne chercha point à cacher, jouissant publiquement de ses regrets, et lui rendant haine pour haine, torture pour torture. Dans le petit État de Dalmatie, l’évêque métropolitain n’était pas trop loin du prince ; il avait comme lui son autorité, sa cour, ses moyens d’agir et de nuire : Glycérius n’en négligea aucun. Du fond de son évêché, comme un vautour du fond de son aire, il observait l’ennemi qu’un sort vengeur lui ramenait ; il le couvait des yeux ; il épiait ses moindres actes, prêt à saisir l’occasion de le perdre. Quand la fortune de Nepos parut s’éclaircir, et que tout fit présager le retour du neveu de Marcellus en Italie, l’évêque se’ sentit mourir de dépit. Lorsqu’il pouvait assister à ce triomphe, lui, frappé de mort politique par son ordination forcée, destiné à pourrir sur un siège détesté, en butte au mépris du monde et à la risée de l’ennemi qui l’avait réduit là : cette idée alluma en lui une soif de vengeance qui le rendit comme fou. Il ne rêva plus que conspirations et, assassinats ; or Salone, pas plus que Ravenne, ne manquait de gens ambitieux, capables de tout faire pour gagner un trône si petit qu’il fût.

Nepos avait près de lui, pour son malheur, deux hommes de ce caractère, les comtes Victor et Ovida, l’un Barbare, l’autre Romain[43]. C’étaient deux personnages importants clans le pays et dans l’armée, le comte Ovida surtout, que l’on s’accordait à regarder comme le futur maître de la Dalmatie, quand elle n’appartiendrait plus à Nepos. Confident de leurs désirs secrets, l’évêque leur soufflait incessamment sa rage, et finit par les amener à son but. Nepos possédait près de Safone une maison de campagne où, de temps à autre il allait chercher la fraîcheur, et se repaître à loisir, clans la solitude, des illusions de sa fortune. Un jour qu’il s’y rendait peu accompagné, les deux comtes s’entendirent pour être de sa suite, et le surprenant dans un endroit écarté, ils l’assaillirent l’épée au poing et le tuèrent[44]. Ce meurtre eut lieu le 9 mai de l’année 480[45]. Un contemporain nous dit positivement que Glycérius avait dressé le guet-apens[46], ce qui n’empêcha pas qu’on n’y reconnût aussi la main d’Odoacre. Comment le roi des nations avait-il participé au crime ? c’est ce qu’on ignore ; mais il y était trop intéressé pour que l’histoire ait pu le croire innocent.

Nepos mort, Zénon ne songea plus à l’Occident que de loin en loin, sans beaucoup de su te ni d’ardeur ; sa mollesse fit même croire qu’il agréait le gouvernement d’Odoacre, lorsqu’il se bornait à le tolérer[47]. Celui-ci profitant de tout pour s’affermir, invoquant tour à tour la ruse et l’audace, étouffait les résistances au dedans, faisait des alliances au dehors, disposait de la paix, de la guerre, du territoire même de l’empire, tout cela à l’insu de l’empereur nominal qui lui servait d’épouvantail pour écarter des rivaux, ou de prétexte pour colorer ses volontés. La Gaule narbonnaise persistait à lui refuser obéissance, adressant à l’empereur Zénon appel sur appel : il la céda aux Visigoths de Toulouse, en vertu d’un traité offensif et défensif conclu avec le roi Euric. Les Romains, à partir de ce jour, ne possédèrent plus un pouce de terre à l’ouest des Alpes. Antérieurement à cette convention, il en avait passé une autre avec le roi des Vandales, Genséric, qui plus avare et moins belliqueux à mesure qu’il vieillissait, rendit la Sicile aux Italiens, -pour un tribut en argent et la conservation d’un château fort. Ce fut le dernier acte politique de ce Barbare fameux, qui mourut au mois de janvier 477. Après s’être assuré par ces moyens l’alliance des grandes royautés barbares voisines de l’Italie, Odoacre s’occupa du petit État dalmate, dont le comte Ovida, meurtrier de Nepos, s’était fait proclamer roi. Depuis que Marcellinus l’avait rendue indépendante, la Dalmatie n’avait point cessé d’être un nid de Romains mécontents, et un instrument de discorde sous la main des empereurs orientaux : Odoacre voulut la rattacher à l’Italie. Il conduisit cette entreprise en personne, battit le comte Ovida, le tua ; et Salone, gouvernée par un officier italien, ne fut plus pour Ravenne une menace permanente.

Cet homme extraordinaire, devenu maître absolu de l’Occident, fit succéder aux violences de son début une administration assez modérée. Obéissant d’abord au conseil de Zénon, il se rapprocha des habitudes romaines ; il prit l’habit de patrice en même temps qu’il en porta le titre. Patrice vis-à-vis de l’Italie, il resta roi vis-à-vis des Barbares qui lui avaient décerné sous ce nom le suprême commandement militaire. En retour de l’appui qu’il avait reçu du sénat, il ménagea son autorité ; l’action de la vénérable assemblée sembla même grandir en l’absence d’un empereur réel. Les rouages administratifs continuèrent à fonctionner ; les lois restèrent debout ; les coutumes séculaires ne furent point brisées ; enfin le vieil attirail des césars environna le roi patrice sous les lambris du palais de Ravenne. Odoacre eut un préfet, du prétoire, un maître des milices, des comtes des largesses et du domaine, un questeur pour préparer ses lois ou les rapporter au sénat, un conseil privé pour les discuter, un corps des domestiques pour sa garde personnelle. Des recteurs administrèrent comme ses lieutenants les provinces italiques ; des ducs militaires, les cantonnements des troupes ; des consuls tantôt agréés par l’empereur d’Orient, tantôt particuliers à l’Occident, donnèrent leur nom à l’année. L’aristocratie italienne, acceptant la fiction sur laquelle Odoacre fondait son autorité, ne dédaigna point de le servir. On vit figurer sur les listes consulaires les noms de Symmaque, de Boëce, d’Anicius Paustus, d’un autre membre de la famille Anicia, Probinus, et de Basilius-le-Jeune, fils de ce Cécina Basilius, dont nous avons parlé à propos de Sidoine, et dont nous reparlerons encore. Cassiodore. père de celui qui fut ministre de Théodoric, remplit près d’Odoacre les charges de comte du domaine et de comte des largesses ; Cécina lui-même fut préfet du prétoire et lieutenant du roi dans la ville de Rome ; enfin le comte Piérius, commanda sa garde palatine. Tous ces hommes étaient illustres et considérés, mais le roi des nations leur adjoignit parfois des collègues dont ils pouvaient rougir. L’improbité des magistrats fut le grand vice de cette administration sortie d’une guerre civile. Un certain Pélagius, quelque temps préfet du prétoire, et à ce titre chargé de la perception des impôts, trouva moyen, dit-on, de les doubler à son profit[48]. Avide et libéral à la fois, Odoacre fermait les yeux sur ces pillages dont il s’attribuait une part pour la prodiguer : cette cupidité, jointe à ses instincts cruels, tourna plus tard contre lui, et précipita sa ruine[49].

Cependant les plaies de la guerre civile commençaient à se cicatriser en ‘Italie. De toutes les cités victimes de la dernière lutte, Pavie, saccagée successivement par deux armées, présentait le spectacle le plus lamentable. A la place d’une ville, on n’apercevait plus que des monceaux de décombres noircis par le feu, sur lesquels campait l’évêque avec son troupeau décimé. Sans argent, et entouré d’un peuple qui n’avait plus rien que ses bras, Épiphane entreprit de relever sa métropole avec des aumônes quêtées dans les villes voisines. Il allait, disant à ceux qui possédaient encore quelque chose : Ayez l’âme riche, et, vous trouverez : c’est quand le cœur mendie, que la pauvreté se présente[50]. Avec ce qu’il put ramasser çà et là, et ce qui lui restait de patrimoine, il se mit à l’ouvrage, et Pavie sortit de ses ruines. Animés par son exemple, hommes, femmes, enfants, travaillèrent à qui mieux mieux : on déblayait les décombres, on courait abattre des bois dans les forêts environnantes ; on creusait les champs pour en extraire la pierre ; et quand les bras des Pavésans étaient las, les voisins prêtaient les leurs. Épiphane dirigeait les travaux, surveillant tout, pourvoyant à tout, comme un architecte qui commande à un atelier de constructeurs, ou plutôt comme le fondateur d’une colonie assise dans quelque solitude désolée. Le service de Dieu, ainsi qu’il convenait, passa le premier. Les deux églises que contenait la ville avaient été dévorées par la flamme : on mit tant de hâte à les reconstruire, qu’elles semblèrent s’élever d’elles-mêmes par miracle, mais on paya bientôt la peine de cette pieuse précipitation. La grande église, appelée la Majeure, était achevée jusqu’au comble, et la Mineure venait de recevoir le signe symbolique de la dédicace, lorsque la voûte de la première s’affaissa par suite de l’écartement des colonnes[51]. Ouvriers et échafauds roulèrent pêle-mêle sur le pavé, et pourtant aucun de ces hommes tombés de si haut ne fut blessé mortellement, ce qui sembla surnaturel[52]. Néanmoins les habitants restaient frappés de découragement : Dieu nous abandonne, se disaient-ils entre eux. — Non, répondait Épiphane, avec un calme qui ne se démentit jamais ; Dieu veut nous éprouver ; montrons-lui que nous sommes des fils résignés et confiants. On se remit à l’œuvre, et les deux églises se terminèrent.

On passa ensuite aux maisons des particuliers[53] ; grâce au travail de tant d’hommes, et l’un aidant l’autre, elles furent promptement rétablies. L’évêque ne prit de repos que quand il vit sa ville relevée. Elle revivait, mais mendiante et misérable ; loin de pouvoir acquitter les taxes publiques, elle avait besoin de tout le monde pour subsister. Épiphane alla donc trouver Odoacre, afin d’obtenir de lui, en faveur de ses ouailles, l’exemption des contributions de l’État, pendant cinq ans[54]. Sa présence et le nom de Pavie pouvaient réveiller dans l’âme du roi des nations plus d’un souvenir irritant, car c’est là qu’il avait trouvé ses ennemis les plus opiniâtres et l’évêque lui-même s’était montré jusqu’à la fin un fidèle partisan d’Oreste. Toutefois il n’en fit rien paraître. Non seulement il accorda la remise d’impôts demandée, mais il prodigua au négociateur les marques d’une considération respectueuse. Quoiqu’il fût Arien, il entretint par la suite de cordiales relations avec le saint évêque. Chaque fois que la Ligurie se trouvait frappée de quelque fléau de la nature ou des hommes, l’évêque accourait près du roi patrice, et ne revenait jamais les mains vides de grâces ou d’argent. Odoacre honora tellement ce grand homme, nous dit le disciple d’Épiphane, Ennodius, qu’il dépassa en bons procédés pour lui, tout ce qu’avaient fait ses prédécesseurs romains[55].

Les ménagements d’Odoacre pour le clergé italien ne l’empêchèrent pas de maintenir en face de lui les prérogatives de la souveraineté, et de les revendiquer fermement chaque fois qu’il les trouvait lésées. C’est ce qu’il fit en h83, vis-à-vis de l’Église de Rome. Le pape Simplicius venait de mourir, laissant un grand vide dans la catholicité occidentale. Homme de science et de vertu, zélé sans emportement et austère sans aigreur, il avait défendu pied à pied l’orthodoxie contre les nouveautés dangereuses qui troublaient alors les églises d’Orient ; et sans rien céder sur la pureté de la foi, il avait conjuré, par sa prudence, les dangers d’un schisme entre Rome et Constantinople. Modeste, économe, sobre pour lui-même, il s’était montré pour les églises de sa métropole un donateur prodigue : toutes lui devaient un ornement précieux[56], un vase d’or ou d’argent ciselé, une riche tapisserie, quelques-unes des embellissements extérieurs[57]. C’était le luxe du saint vieillard : il y avait dépensé son maigre patrimoine ; il y dépensait le denier des riches, déposé dans ses mains, ou plutôt il partageait tout cela entre les églises et les pauvres. Trouvait-il un temple païen ruiné et délaissé, il l’achetait aussitôt et le transformait en chapelle, faisant ainsi servir les habitudes païennes au profit du culte chrétien. Il agit de même pour une ancienne synagogue de Samaritains[58], qu’il acheta par contrat d’un certain Euphrasius, acolyte, et dont il fit don à l’Eglise romaine.

Malheureusement les évêques de Rome n’avaient pas tous à cœur de montrer cette avarice pour soi-même et cette sainte prodigalité pour autrui, qui faisaient le cachet de Simplicius. On voyait, trop souvent, les biens de l’Église dilapidés, donnés, vendus en dépit des canons, soit par les évêques, soit par de simples prêtres, et le bien des pauvres, détourné de sa destination, servir aux dépenses du luxe le plus mondain. Le goût de la somptuosité et de l’éclat extérieur s’était glissé depuis plus d’un siècle chez les chefs de l’Église romaine : il leur fallait de riches vêtements, des appartements brillants d’or, un char attelé des plus beaux chevaux, une table enfin dont la recherche et la profusion ne le cédaient point aux festins des empereurs[59]. Pour alimenter ce luxe, on épuisait les ressources ecclésiastiques, ou bien on pénétrait au sein des familles, on extorquait aux femmes des donations ou des testaments[60] ; et le mal alla si loin au temps du pape Damase, que les empereurs Valentinien, Valens et Gratien, durent intervenir, par une loi, pour enlever aux ecclésiastiques le droit de défendre en justice de telles libéralités, contre la réclamation des parents. Ce luxe étalé autour du siége de saint Pierre, produisait encore un autre mal, celui d’enflammer la convoitise des prétendants et d’en multiplier le nombre. On rechercha l’épiscopat de Rome comme une ferme productive, en même temps que comme une dignité éclatante ; tous les moyens semblèrent bons dès lors pour s’en emparer, la ruse, la corruption, la violence. Les prétendants arrivaient suivis de leurs partisans sous les armes ; on se livrait des batailles ramées, et lors de l’élection du pape Damase dont nous parlions tout à l’heure[61], cent trente-sept cadavres furent retirés, en un seul jour, de la basilique où se faisait l’élection.

Simplicius, après avoir combattu par son exemple et ses exhortations des abus qui touchaient de si près au sacrilège, aurait voulu les combattre encore après sa mort. Il lui sembla qu’on ne les extirperait jamais, si l’on n’exigeait du pape futur, avant son élection, et sous peine d’anathème, le serment de ne pas toucher aux biens de l’Église, serment solennel prêté en présence de l’assemblée électorale. D’un autre côté, et vu la gravité des affaires extérieures, il appréhendait quelque choix politique inconsidéré qui romprait entre l’Orient et l’Occident la paix religieuse déjà si précaire ; enfin il redoutait des agitations fâcheuses, provoquées soit par son clergé, soit par des factions laïques qui voudraient peser sur l’élection. Ces pensées le préoccupèrent fortement pendant la longue maladie qui le mit au tombeau vers la fin de l’année 482. Il prit alors pour confident de ses inquiétudes et de ses vœux, un homme que nos lecteurs connaissent déjà, ce savant patricien Cécina Basilius, dont les bons conseils avaient ouvert à Sidoine Apollinaire, député des Avernes près d’Anthémius, les abords du palais impérial, et par suite ceux de la préfecture de Rome[62]. Entré dans l’administration d’Odoacre, pour la modérer sans doute et empêcher des froissements trop grands entre la métropole romaine et le maître barbare de l’Italie, Cécina remplissait la charge de préfet du prétoire, lieutenant du roi des nations dans la ville de Rome. A sa science profonde des affaires, à ses habitudes dignes et élégantes, il joignait une austère probité, et sa piété sincère l’avait rapproché de Simplicius. Promettez-moi de veiller par vous-même à ce qui se passera dans Rome quand je ne serai plus, lui disait souvent le saint vieillard. — Je vous le promets, répondait Basilius[63].

Les appréhensions de Simplicius n’étaient point vaines, car dès qu’il eut rendu le dernier soupir, et pendant que son corps restait exposé sur le lit de parade. Rome fut remplie de la plus violente agitation. Les passions de parti, les ambitions personnelles, les intrigues des laïques, celles des prêtres, tous ces ferments habituels des élections épiscopales, éclatèrent alors avec d’autant plus de force, que la conjoncture publique était plus grave et le choix à faire plus décisif. Non seulement on ne put s’entendre clans les réunions préparatoires, mais suivant toute apparence, les factions en vinrent aux mains, et la tranquillité de la ville fut troublée. Le désordre se prolongea pendant vingt-six jours, si nous en croyons les livres pontificaux[64]. Le vingt-sixième, l’assemblée électorale, convoquée dans la basilique de Saint-Pierre, et composée, suivant l’usage, du sénat, du clergé et du peuple, outre les évêques nominateurs, crut pouvoir tenter l’élection. Soit hasard, soit plutôt calcul du parti dominant, le préfet du prétoire n’avait point été averti ; son siège était vide, et nul ne réclama sa présence. Il était de droit que les représentants des empereurs assistassent aux élections des papes, comme les magistrats provinciaux à celles des simples évêques, mais sous ce gouvernement indéterminé qui régissait alors l’Italie, les pouvoirs publics tendaient à s’affranchir du contrôle de l’autorité centrale ; chacun se fortifiait dans sa sphère, où il tâchait de s’isoler. C’est ce qui avait lieu vraisemblablement clans la circonstance. Soit que l’initiative vînt du sénat, soit qu’elle vînt du clergé, hypothèse plus probable, on n’avait point convoqué le préfet du prétoire, on ne l’attendit point, et l’élection commença[65].

Elle avançait, lorsque tout à coup les portes de la basilique s’ouvrirent, et l’on vit entrer, dans tout l’appareil de son rang, le sublime et éminentissime préfet du prétoire et patrice, lieutenant du très excellent roi Odoacre : c’était le titre officiel de Basilius[66]. Son apparition théâtrale interrompit les opérations de l’assemblée. I1 prit place sur son siège, puis se leva, et d’un ton où le mécontentement perçait, il prononça ce discours : Nous nous étonnons que, pendant notre absence, on se soit avisé de procéder à l’élection. Nous pourrions, à juste titre, nous en plaindre[67] ; d’abord au nom de l’intérêt général, car c’est un devoir aux magistrats de surveiller les élections d’évêques, de peur que de l’Église le désordre ne passe dans l’État[68]. En second lieu, le bienheureux pape Simplicius (tout le monde le sait) m’avait conjuré de ne point souffrir, qu’au milieu de troubles qui peuvent porter préjudice à l’Église, on choisît son successeur sans me consulter[69]. Et quand même Simplicius vivrait, il ne serait pas plus convenable de rien résoudre d’important en dehors de moi[70]. Il suit de là que tout ce qui vient de se faire ici est radicalement nul, et due sans y avoir le moindre égard, vous devez procéder de nouveau au choix du futur évêque. Comme question préliminaire, il proposa de statuer immédiatement par un décret de l’assemblée, que ni le pape qu’on allait élire, ni aucun de ses successeurs ne pourrait aliéner quoi que ce fût des biens meubles ou immeubles de l’Église, sous peine d’anathème pour le vendeur, pour l’acheteur et même pour celui qui autoriserait la donation ou la vente[71] ; puisque c’était un sacrilège de transférer à d’autres, ce qu’en vue de leur salut et du repos de leurs âmes. des fidèles avaient. attribué à l’Eglise, comme sa propriété ou celle des pauvres.

Le décret mis aux voix fut adopté par l’assemblée. Il eut force de loi pendant dix-neuf ans, mais en 502, sous le règne de Théodoric, le clergé romain, devenu plus indépendant du peuple et de l’Etat, le fit casser par un synode. Dans ce synode tenu à Rome et où siégèrent des évêques italiens en grand nombre, le pape Symmaque ayant produit le procès-verbal de l’assemblée de 483, en attaqua les résolutions une à une : Le décret était nul, disait-il, 1° parce qu’un laïque avait tâché de se rendre maître d’une élection d’évêque, contre l’ordre des canons, qui permettent bien aux laïques d’y prendre part, mais en remettent la direction au clergé ; 2° parce qu’il n’appartenait pas à des laïques de prononcer l’anathème contre des ecclésiastiques, ni de s’immiscer dans le gouvernement des biens de l’Église[72]. Symmaque ajouta que cet écrit ne paraissant signé, ni approuvé d’aucun pape, était sans autorité, et qu’il n’y fallait avoir nul égard. Après avoir fait révoquer le décret par le Concile, il en présenta un autre rédigé dans le même sens et qui fut accepté, car les abus étaient réels et le remède indispensable à l’honneur de l’Église : on voit que le clergé, durant ces dix-neuf ans, avait fait un grand pas vers son indépendance absolue.

L’élection porta au siège épiscopal de Rome un prêtre romain nommé Caelius Félix, fils d’un autre prêtre[73] et lui-même marié, car on le compte parmi les ancêtres du pape Grégoire le Grand[74]. C’était un catholique honnête, convaincu, mais passionné, inhabile au maniement des affaires, rude dans la forme et sana aucun discernement des hommes. Ce choix auquel (on doit le supposer) le préfet du prétoire ne donna pas la main, justifiait, sous plus d’un rapport, les inquiétudes du dernier pape.

La crise que traversait alors le christianisme pouvait se comparer pour sa violence et ses dangers aux funestes agitations de l’arianisme. Ici encore, il s’agissait d’un dogme fondamental, expliqué, commenté, altéré par la subtilité de l’esprit grec. Sous le règne de Théodose II, un patriarche de Constantinople, nommé Nestorius, s’était avisé de contester à la vierge Marie le titre de Mère de Dieu, attendu, disait-il, que dans le mystère de l’incarnation ce n’était pas le Dieu, mais l’homme qui avait pris naissance dans ses flancs[75]. Cette proposition conduisait par une pente irrésistible aux erreurs de ceux qui, comme Paul de Samosate et Photin, avaient nié la divinité du Christ ; et l’Église la condamna. Mais la raison humaine, par suite de son infirmité, n’évite souvent un excès qu’en se jetant dans l’excès contraire, et on vit les adversaires de Nestorius arriver d’argument en argument, à croire et à prétendre que la divinité et l’humanité confondues en la personne du Rédempteur, ne formaient qu’une seule nature ; et que le corps de Jésus-Christ n’était point semblable au corps des autres hommes. Eutychès, archimandrite de Constantinople, aventura cette opinion non moins fausse, non moins dangereuse que la première, mais plus mystique, et conséquemment pleine de tentations pour l’esprit oriental, auquel elle ouvrait des aspects nouveaux sur l’interprétation des dogmes. Elle séduisit donc beaucoup d’hommes qui l’adoptèrent, en la pliant chacun à sa guise.

Les Eutychiens formèrent bientôt une armée de docteurs plus ou moins chrétiens, subtilisant à qui mieux mieux, livrés à toutes les fantaisies de l’esprit individuel, et sans autre communauté entre eux que le nom de leur maître. Tandis que des sectaires modérés se bornaient à affaiblir en Jésus-Christ la nature humaine au profit de sa nature divine, de plus hardis se mirent à la nier. Suivant eux, le corps du Rédempteur dans son humanité n’était qu’un fantôme et une illusion ; suivant d’autres, le Verbe, fils de Dieu, ne s’était pas incarné seul pour le rachat des hommes, mais la Trinité dans sa triple hypostase était venue s’offrir en holocauste à elle-même sur le Calvaire. D’autres, enfin, voulurent que ce fût le Dieu lui-même et non pas seulement l’Homme qui, après les souffrances de sa passion, avait rendu le dernier soupir sur la croix[76]. Triste exemple des folies oit peut aboutir le raisonnement ! Pour arrêter ce débordement d’erreurs qui menaçait d’emporter le christianisme, le Concile de Chalcédoine posa le dogme des deux natures tel que l’Église universelle l’a professé depuis, reconnaissant : un seul et même Jésus-Christ, Dieu parfait, homme parfait, consubstantiel à son Père quant à la nature divine, et quant à l’humaine, consubstantiel à nous-mêmes, semblable en tout aux hommes, sauf le péché. Ce symbole par sa netteté devait couper court à toute division ultérieure, à toute distinction, à toute réserve, aussi la question devint-elle désormais celle-ci : Admettez-vous, rejetez-vous le Concile de Chalcédoine ?

Si cette guerre s’était bornée aux armes spirituelles, aux injures des docteurs, aux excommunications mutuellement. fulminées, elle eût déjà produit un très grand mal ; mais l’épée temporelle ne manquait pas d’intervenir à l’appui d’une solution ou de l’autre. Les empereurs de Constantinople avaient hérité du goût de leurs prédécesseurs païens pour les discussions scolastiques et les discuteurs ambulants ; seulement la théologie remplaçait pour leur amusement la philosophie et ses disputes. De hardis raisonneurs chrétiens, sophistes sans besace et sans bâton, et coiffés parfois de la mitre, discutaient librement devant César les mystères les plus révérés. On tenait concile à table, on déchirait les croyances reçues, on aventurait des points de foi, on combinait des symboles, en se jouant ; et l’empereur était bien modeste, si après quelque savante controverse à laquelle il avait pris part, il ne s’estimait pas un profond théologien.

Entre le croire et vouloir le prouver, la différence était faible et la pente glissante : aussi presque tous les empereurs orientaux s’établirent en docteurs temporels. Ce fut même pour eux une nécessité de parti, car les factions religieuses donnant la main aux factions politiques, chacun souhaitait, appelait, adoptait dans un empereur, le représentant de sa propre pensée. Les doctrines théologiques se trouvèrent soumises par là, dans la Romanie orientale, aux mêmes fluctuations que le gouvernement de l’État. Un prince catholique renversé emportait avec lui le catholicisme ; un prince hérétique chassé rendait le sceptre à l’orthodoxie. C’est ce que venait d’éprouver l’empire dans ces derniers temps. L’empereur Léon s’étant montré fervent catholique, Basilisque n’oublia pas de se faire eutychien ; et il rédigea une Cyclique ou circulaire par laquelle il imposait à tous les évêques d’Orient le rejet du Concile de Chalcédoine. Au contraire, lorsque Zénon reconquit le trône, les catholiques, ses fauteurs, purent espérer aussi une victoire. A leur tête se trouvait le patriarche de Constantinople, Acacius, gardien courageux de l’orthodoxie contre Basilisque, mais plus opiniâtre par orgueil que par véritable foi. Grâce à son opposition sous le dernier prince, il devint tout-puissant dans le palais du prince restauré : Acacius trancha du souverain spirituel et crut diriger César, en lui inculquant ses doctrines, mais comme il arrive trop souvent, l’élève entraîna le maître ; l’austère opposant se laissa éblouir à la faveur ; et le martyr de Basilisque ne fut plus qu’un lâche complaisant, sous Zénon[77].

Si Zénon consentait à se faire catholique dans l’intérêt de sa cause, il refusa pourtant d’admettre le Concile de Chalcédoine, étendard de l’orthodoxie pendant les dernières luttes. Sans doute Zénon, malgré les contradictions d’un esprit naturellement porté au bizarre et au faux, voulait être catholique par reconnaissance. Mais l’admission du symbole de Chalcédoine comme formule exclusive de l’orthodoxie, lui semblait dépasser la nécessité sous le point de vue religieux et entraîner de grands inconvénients dans l’ordre politique. En premier lieu, l’Église occidentale, représentée par le siège de Rome, avait joué un rôle prépondérant dans les discussions de ce Concile ; on pouvait même dire que c’était elle qui avait fixé le point de dogme tel que les Pères l’avaient proclamé, car leur rédaction reproduisait presque identiquement les termes d’une lettre du pape Léon, apportée au synode par ses légats ; et de plus ceux-ci s’étaient posés, en face des Orientaux, comme les mandataires de la tradition et les arbitres souverains de la doctrine. L’Occident pouvait donc, avec quelque justice, réclamer le droit d’interpréter la décision de Chalcédoine qui était soir ouvrage, et l’Eglise romaine n’y manquait point chaque fois que s’offrait l’occasion d’établir la suprématie du siège de saint Pierre sur tous les autres[78]. Voilà ce qui effrayait Zénon. Il craignit de placer indirectement, par la simple admission d’une formule, les églises de son empire et lui-même sous la main de l’évêque de Rome. En second lieu, de ce que le Concile de Chalcédoine avait servi de drapeau pendant les dernières luttes, son adoption solennelle semblait repousser toute idée de pacification et de rapprochement entre les partis ; or, la politique pouvait conseiller à Zénon des efforts, ou du moins une tentative apparente vers ce but. En effet, l’Église orientale était tellement bouleversée, tellement morcelée en sectes d’abord, puis en subdivisions et en nuances de sectes, que les symboles disparaissaient dans un chaos de distinctions et de réserves. Le moment était peut-être venu de réunir une partie des dissidents au moyen d’une formule, qui ne réveillerait plus les vieilles haines et le souvenir des luttes passées. Zénon le crut, et. dans cette intention toute politique, il composa, pour être signé par tous les évêques d’Orient., un symbole de foi auquel il donna le nom d’Hénotique, c’est-à-dire décret d’unité[79]. Cette nouvelle règle, formulée par la puissance laïque, reproduisait assez fidèlement la doctrine orthodoxe sur l’incarnation, mais le synode de Chalcédoine n’y était pas mentionné : Acacius, dit-on, en avait été le rédacteur.

Beaucoup d’évêques eutychiens, de toutes nuances, signèrent l’Hénotique ; les catholiques purs s’y refusèrent, et l’évêque de Rome demanda compte au patriarche de Constantinople et à Zénon, du silence gardé sur le Concile de Chalcédoine. — Si la formule est bonne en soi, disaient ceux-ci, qu’importe la mention du Concile ? La doctrine est-elle attaquable ? Voilà toute la question. — Non, répondait l’Église romaine ; le décret d’un Concile œcuménique est la voix de l’Église universelle ; une déclaration particulière de quelque personne qu’elle émane, et si bonne qu’elle soit au fond, n’a qu’une valeur particulière ; elle provoque la discussion, l’autre la fait taire. Désavouer le Concile de Chalcédoine en s’appropriant ses décisions, c’est dépouiller celles-ci de leur autorité. Il n’y eut pas moyen de s’entendre. Acacius s’engagea de plus en plus dans la lutte. Blessé par le ton de supériorité que prenaient envers lui les évêques de Rome jusque dans leurs remontrances les plus fraternelles, et confondant la cause de son Église avec celle de son orgueil, il excita contre Rome et contre l’orthodoxie pure, les plus vives susceptibilités de l’Église d’Orient. Ce fut un triste spectacle pour le monde que de voir cet homme naguère le plus ferme, et presque l’unique appui du catholicisme en Orient, ruiner maintenant, par la discorde, la foi qu’il avait si glorieusement confessée. Le démon de l’orgueil l’a perdu, disait le pape Gélase : en voulant élever sans mesure un trône d’humilité, Acacius est tombé lui-même, il s’est précipité dans l’abîme éternel ![80] C’était vrai ; mais Acacius fut-il le seul à qui l’on put reprocher à bon droit l’orgueil et la dureté ? La suite le montrera bientôt.

Des questions de personnes, délicates et graves, venaient compliquer les questions dogmatiques, et les envenimer de leur aiguillon. Un évêque catholique d’Alexandrie, nommé Jean Talaïa, avait été déposé de son siège par Acacius, sur la demande de Zénon, qui accusait ce prêtre d’avoir commis un parjure. On le remplaça par un certain Mongus, eutychien déclaré, mais qui avait le grand mérite d’avoir signé l’Hénotique. Mongus était un de ces évêques égyptiens, hardis, factieux, capables de toutes les violences, tels que ce Dioscore qui tua le patriarche Flavien, à coups de talon, dans le Concile du Brigandage[81] ; que ce Timothée Elure qui, après avoir fait massacrer le légitime évêque d’Alexandrie, Protérius, dans le baptistère de son église, avait livré ses entrailles à la populace ; tels que tant d’autres enfin dont l’histoire ecclésiastique a enregistré les méfaits. A son entrée en charge, et comme pour purifier son siége de la présence d’un catholique, Mongus fit déterrer son prédécesseur, Salophaciole, mort dans l’orthodoxie, jeta ses cendres au vent et raya son nom des diptyques[82]. Les suffragants d’un pareil métropolitain ne devaient pas jouir d’une bien grande liberté de conscience : ils signèrent presque tous l’Hénotique, sous des menaces de déposition, d’emprisonnement ou d’exil. Des soldats dé l’empereur et, à leur défaut, des moines armés de bâtons étaient les exécuteurs ecclésiastiques de Mongus. Talaïa, traqué de toutes parts, traversa la mer, et vint demander asile et protection à l’Église de Rome.

Tel était l’état du christianisme en Orient, quand la mort de Simplicius fit passer la barque de saint. Pierre aux mains rudes et inexpérimentées de Félix. Le nouveau pape s’empressa d’écrire au patriarche Acacius et à l’empereur, pour leur notifier sa promotion au siège de Rome, et reprendre la querelle des églises où son prédécesseur l’avait laissée. Dans sa dépêche au patriarche, et comme s’il eût été le juge suprême de la discipline en même temps que du dogme dans toute la chrétienté, il lui demandait compte de la déposition de Jean Talaïa (l’Église romaine refusant de reconnaître Mongus), de la guerre déclarée en Orient au Concile de Chalcédoine, et enfin de son silence obstiné aux lettres de Simplicius. Dans sa dépêche à l’empereur il lui arriva de dire, au milieu de grandes protestations de respect, que la main qui, détournant le cours des choses, l’avait ramené de l’exil, afin qu’il pacifiât l’Église, pourrait bien changer encore les événements[83], s’il semait le trouble au lieu d’apporter la paix. Zénon et Acacius, profondément irrités, laissèrent ces lettres sans réponse. Une mesure plus significative les suivit : ce fut l’envoi d’une ambassade chargée de traiter à Constantinople, comme entre puissances, les diverses affaires en litige.

Par une singulière ignorance des hommes ou par une incompréhensible aberration de jugement, Félix choisit pour une pareille mission deux évêques qui ne se recommandaient dans l’Église italienne ni par la considération morale ni par l’intelligence : Misène, de Cumes, en Campanie, et Vitalis, de Fronto, près d’Ancône. Sur quelques observations, probablement, il leur adjoignit le défenseur de l’Église romaine, appelé comme lui Félix, et habitué du moins aux affaires ecclésiastiques. Un prêtre nommé Sylvain, attiré par la curiosité, demanda et obtint la faveur d’accompagner les légats, sans caractère officiel : tel fut le personnel de l’ambassade. Elle devait porter avec elle : 1° à l’adresse d’Acacius, une pièce intitulée Citation ; c’était une sommation en règle de se rendre à Rome, pour y comparaître devant le pape, contradictoirement avec Jean Talaïa, et expliquer là sa conduite ; 2° à l’adresse de l’empereur, une Plainte ou remontrance, dans laquelle l’Église de Rome, récapitulant ses griefs, demandait qu’il y fût obtempéré, sans plus de délai ; l’empereur en outre était invité à employer la force, au besoin, pour envoyer le patriarche à Rome, devant le tribunal de saint Pierre. C’étaient là les deux pièces officielles de la chancellerie épiscopale. On y joignit une instruction verbale sur la conduite des légats, pendant leur séjour en Orient[84] : ils devaient obtenir satisfaction au sujet du Concile de Chalcédoine ; défense leur était faite de communiquer avec les fauteurs et partisans de Mongus, excommunié par l’Église romaine, et que l’Église orientale devait tenir également pour usurpateur, hérétique et anathème. Que si le patriarche de Constantinople se refusait aux injonctions du pape, les légats devaient rompre avec lui, et en référer à l’empereur. On le voit, c’était, dès le début, un appel aux derniers moyens.

Au moment de s’embarquer, le défenseur[85] tomba malade et resta en Italie, de sorte que l’ambassade se trouva livrée, sans contrepoids, à l’incapacité des légats, seuls en face de l’orgueil blessé et des artifices des Grecs. Leur voyage fut sans accident, jusqu’au détroit d’Abydos, aujourd’hui les Dardanelles, mais là le navire qu’ils montaient fut arrêté par ordre de l’empereur ; on leur enleva tous leurs papiers, eux-mêmes furent emprisonnés[86]. Les Grecs qui les gardaient, voyant leur simplicité ignorante et leur grossière cupidité, en eurent aisément raison. D’abord, on leur fit entendre qu’ils n’avaient pas longtemps à vivre, car l’empereur, avait juré leur mort, s’ils ne s’engageaient à communiquer avec le patriarche ; puis lorsqu’on les eut à moitié vaincus par la peur, on les tenta par l’argent : de fortes sommes leur furent distribuées, de plus fortes leur furent promises : bref, ils se rendirent[87]. De leur prison, on les transféra dans les murs de Constantinople, où Acacius les traîna à sa suite, comme en triomphe. On les vit marcher publiquement avec lui et assister à la célébration des saints mystères, mêlés à des hérétiques notoires et coudoyant les députés de Mongus présents à Constantinople. C’est dans ce cortége que les légats du siège de Rome communiquèrent, à la face du monde, avec ce même patriarche et ce même intrus d’Alexandrie qu’ils venaient déclarer anathème.

Les catholiques pensèrent d’abord qu’étrangers aux personnes et trompés pat’ l’insigne fourberie d’Acacius, ces hommes pêchaient par ignorance ; on leur multiplia à tout propos les avis charitables. Tantôt on glissait un billet dans un panier d’herbes ou d’autres provisions qui leur étaient destinées, tantôt on jetait des lettres sur leur passage, dans les rues, on en attacha même à leurs vêtements avec des crochets[88] : rien ne réussit. On avait pu les croire aveugles, on dut encore les croire sourds, lorsque le patriarche, célébrant la messe en leur présence, nomma tout haut à la récitation des diptyques, Mongus excommunié par l’Église de Rome ; et il y eut cette circonstance aggravante que jusqu’alors Acacius, gardant quelque reste de pudeur, n’avait prononcé ce nom qu’à voix basse[89]. Les légats ne protestèrent point. Quand les représentants du premier siège occidental eurent été suffisamment bafoués, on songea à les renvoyer chez eux. Le défenseur Félix, arrivé sur ces entrefaites, reçut son congé, la légation étant terminée : Silvain, témoin de toutes ces ignominies, revint également, mais pour les dénoncer à l’indignation des Romains.

Acacius remit aux légats, lors de leur départ, sa réponse à la citation du pape : c’était une condamnation de Jean Talaïa et un panégyrique de Mongus, où le patriarche déclarait communiquer avec lui, et le reconnaître pour seul et légitime évêque d’Alexandrie : Telle est ma conviction, ajoutait-il, et de plus telle est la volonté de l’empereur. Zénon, par la même voie, adressa également à Félix quelques lignes d’une ironie insolente. Il y remerciait le pape de ses très longues lettres dont les exhortations ne l’avaient pas converti, disait-il, tandis que leur longueur l’avait ennuyé[90] ; il y justifiait Mongus par ce seul mot : il a signé l’Hénotique : que pouvait-on exiger de plus ? Cependant les plaintes des orthodoxes d’Orient et les députations de plusieurs monastères grecs catholiques, ayant précédé en Occident le retour de cette triste et honteuse ambassade, les légats n’arrivèrent à Rome que pour y être jugés.

Le pape lui-même les traduisit devant un Concile tenu dans la basilique de Saint-Pierre, vers la fin de juillet 484, et oit il assista soixante-sept évêques. Sommés de rendre compte de leurs actes, Misène et Vitalis se justifièrent comme ils purent, tantôt prétendant avoir rempli leurs instructions, tantôt se plaignant qu’on les eût trompés et violentés, ou prétextant de leur ignorance. La lettre d’Acacius qu’ils rapportaient et dont ils connaissaient le contenu, eût suffi pour les convaincre de mensonge ; mais le prêtre Sylvain, témoin oculaire de tous leurs actes, se porta leur accusateur. Ce né, fut pas tout, ils trouvèrent en face d’eux les moines orientaux que Cyrille, abbé des Acémètes ou veilleurs, et d’autres abbés de Constantinople avaient envoyés à Rome avec des lettres. Le chef des acémètes nommé Siméon, l’œil étincelant, le geste animé, les pressait, les polissait, les démentait, avec l’ardeur d’un homme qui savait frapper en eux le patriarche Acacius[91]. Les légats furent condamnés non seulement à la perte de leurs sièges épiscopaux, mais à leur exclusion des saints mystères. Misène alors confessa en fondant en larmes que sa condamnation était juste ; qu’il s’était laissé corrompre par argent[92], et cet aveu lui valut plus tard son pardon ; Vitalis mourut pendant sa pénitence. Après cet acte de justice domestique, le Concile reprit les affaires d’Orient : il fulmina une nouvelle sentence d’excommunication contre l’usurpateur Mongus, nommé, ordonné par des hérétiques, hérétique lui-même, et par conséquent indigne de gouverner des catholiques ; il retrancha aussi le patriarche Acacius du corps de l’Eglise, pour maintenant et toujours. — Qu’il ne soit jamais délié des liens de l’anathème ![93] portait la sentence de condamnation : jugement passionné, excessif, peu conforme aux vrais sentiments du chrétien.

Portée à Constantinople par un ancien clerc, devenu défenseur de l’Eglise romaine, la sentence faillit ne pas arriver à sa destination. D’abord, ce clerc nommé Tutus n’échappa qu’à grand’peine aux espions qui le guettaient dans le détroit d’Abydos[94], et fut obligé de se cacher dans un monastère d’Acémètes. Ces moines, fervents catholiques, se chargèrent de publier eux-mêmes le décret. Réunis en grand nombre dans le sanctuaire de l’église métropolitaine, un dimanche, où le patriarche officiait, ils trouvèrent moyen de l’attacher à son pallium lorsqu’il montait les degrés de l’autel[95]. Cette vue mit le clergé en rumeur ; les clercs d’Acacius se précipitent sur le moine, auteur du fait, le renversent et le tuent, d’autres moines accourent le défendre ; on se frappe avec tout ce qui tombe sous la main ; le service divin est interrompu, et le sanctuaire regorge de sang. Cette triste journée inaugura le schisme entre l’Orient et l’Occident. L’Eglise romaine jouait de malheur ; son défenseur Tutus se laissa acheter[96], comme avaient fait Vitalis et Misène, et trahit son mandat.

Acacius se mit peu en peine d’une excommunication qui dépassant toutes les bornes, liait l’avenir comme le présent, et prétendait interdire à l’excommunié le repentir, à Dieu même la miséricorde[97]. Il rendit au pape sentence pour sentence, et raya son nom des diptyques, tandis que Zénon, outré de colère, faisait appel à l’orgueil toujours irritable des Orientaux. Par malheur il y réussit, à l’exception d’un petit nombre d’évêques perdus dans la multitude des autres, le corps de l’Eglise orientale suivit, dans sa séparation, Acacius et ses successeurs. Plus d’un saint que l’Eglise universelle vénère, des prêtres, des religieux, dont les sentiments catholiques ne sont point mis en doute par l’histoire, voulurent rester fidèles au drapeau de l’Orient ; d’autres se rangèrent du côté de Rome[98]. Ce schisme dura prés de quarante ans, pendant lesquels les rapports entre les deux églises conservèrent la même aigreur, malgré le changement des personnes. On s’attaquait mutuellement de peuple à peuple, et de siège primatial à siège primatial. Le mot de grec[99] prenait dans les publications de l’Eglise occidentale l’acception méprisante et amère qu’il avait déjà dans la politique. On bafouait à Rome la prétention des évêques de Constantinople, qui se croyaient quelque chose, parce qu’ils siégeaient près d’un empereur, et osaient se comparer aux évêques de la ville apostolique grands par leur origine religieuse. Cela me fait rire, écrivait à ce sujet le pape Gélase : accorder la prérogative à Acacius, parce qu’il est évêque d’une cité impériale ! Mais Ravenne, Milan, Sirmium, Trèves, n’ont-ils pas été, à différents temps, la résidence des empereurs ? Et nous ne voyons pas néanmoins que leurs pasteurs, dépassant la mesure d’autorité que la règle antique leur assignait, aient usurpé des dignités et de la puissance[100]. C’était toujours la rivalité de Rome et de Constantinople.

En Orient, tout évêque, soupçonné de s’entendre avec les Occidentaux, était aussitôt déposé et chassé ; mais l’Occident lui rendait un autre siège quand il le pouvait. Félix donna l’évêché de Yoles, en Italie, à Jean Talaïa, qui n’en était peut-être pas bien digne. Au bout de dix ans d’attaques mutuelles, d’anathèmes, et de persécutions de toutes sortes, un successeur de Félix laissait tomber de sa plume ces tristes lignes : Il ne reste plus en Orient que des perfides ou des associés des perfides, avec qui l’union serait un crime[101].

Odoacre se tint prudemment en dehors de ces questions, auxquelles sa qualité d’arien le rendait d’ailleurs étranger. Il put seulement se féliciter des antipathies nouvelles créées par cette lutte entre l’Italie et l’Orient, et qui élargirent encore la séparation politique. Dans l’étrange combinaison administrative qui régissait alors l’Occident, le pouvoir d’un roi barbare était moins impopulaire en Italie et à Rome que celui de l’empereur romain.

 

 

 

 



[1] Hist. Miscell., XV, 8. — Jornandès, Reg. Succ. ; R. Get., 46.

[2] Hist. Miscell., loc. cit.

[3] Hist. Miscell., XV, 10.

[4] Cassiodore, Chron.

[5] Tertia, tertiœ. Une redevance assise sur ce tiers des Barbares, prit de là le nom de Tertia, l’impôt sur le tiers. Cassiodore, Variar. Epist. — Voir Sartorius, Versuch ub des Regier. des Ostgothen in Italien, c. I.

[6] On peut consulter sur l’administration de Dioclétien, l’excellent ouvrage de M. Daudet, Des changements opérés dans toutes les parties de l’administration romaine sous les règnes de Dioclétien et de Constantin.

[7] Heinneccius, Hist. juris romani, lib. I, § 328 et sqq. — Panciroll : Notit. dignit. — M. Garzetti, Della Storia e della condizioni d’Italia sotto il governo degli imperatori romani. — Savigny, Histoire du droit romain au moyen âge, t. I, etc.

[8] Code Théodosien, lib. 12, tit. 12. L. 9 et sequentes. — C. Justian., L. 5, l. XI, t. 63. — Ammien Marcellin, XVIII, 7.

[9] Voir le chap. 7.

[10] Consultez Roth, De re municipali. — Savigny, Hist. du droit Romain, t. I. — Garzetti, Della Storia e della condizione d’Italia, etc., t. II.

[11] Code Justinien, L. 2, t. 55, l. 1.

[12] Ibidem, L. 8.

[13] Ibidem, L. 10.

[14] Code Théodosien, L. 7, t. II, l. 1. — Code Justinien, L. 9, t. 55, l. 1.

[15] Code Justinien, L. 4, t. 55, l. 1.

[16] Digest, L. I, t. 9, l. L.

[17] Code Justinien, L. 3, t. 23, l. 11. — Pline, Epist., X, 11.

[18] Code Justinien, L. 3, t. 23, l. 1.

[19] Digeste, Ad Municip., l. I.

[20] Digeste, Ad Munic. — C. Theod., lib. XII, tit. 1. — Consultez Roth, de re Municipali.

[21] Quot Curiales, tot tyranni. Salvian, de Gubern. Dei.

[22] Latifundia perdidere Italiam. Pline, Hist. nat.

[23] Tacite, Annales, XIV, 27.

[24] Rex Theodemir, in civitate Cerras, fatati ægritudine occupatus... Theodoricum filium regni sui designat hæredem. Jornandès, H. Get., 56.

[25] Malch., Hist. exc., 9.

[26] Dato sacramento securum esse de sanguine. Anonyme de Valois, p. 717.

[27] Inclosus cum uxore et filiis intra cisterna sicea. Anonyme de Valois, p. 717.

[28] Venerunt a Nepote nuntii qui Zenoni restitutum imperium gratularentur, et ipsum obtestarentur ut omni opere et studio, illum qui eodem tempore eodemque ipse casu afflictus esset, in recipiendo imperio adjuvaret, et pecuniam et exercitus, et alia quæ opus forent suppeditaret... Eo quoque ilium impulit Verina, quæ Nepotis uxori cujus erat consanguinea favebat. Malch., Hist. Excerpt., 3.

[29] Malch., Hist. exc., 9.

[30] Si imperator jusserit, paratum esse et in Dalmatiam ire... Malch., Hist. ecc., 9.

[31] Augustus Orestis Slius... Senatum veteris Romæ legationem ad Zenonem mittere coëgit... Malch., Hist. Exc., 3.

[32] Malch., Hist. Exc., 3.

[33] Malch., Hist. Exc., 3.

[34] Omnia ornamenta palatii, Odoacrus Constantinopolim transmisit. — Anonyme de Valois, p. 431. — Vales., R. Franc., p. 231. — Tillemont, Hist. des Empereurs, VI, p. 440.

[35] Malch., Hist. Exc., 3.

[36] Malch., Hist. Exc., 3.

[37] Et in litteris regiis, quibus Odoacro voluntatem suam significaret, eum patricium nominavit. Malch., Hist. Exc., 3.

[38] Quœ Zeno Nepotis causa instituit, propter sua Nepotis malorum miseritus, et communem hominum sortem reputans ad aliorum commiserationem adductus. Malch., Hist. Exc., 3.

[39] Senatui romano et populo tuitus est, ut etiam ei imagines per diversa lova in urbe Roma levarentur. Malch., Hist. Exc., 3.

[40] Jornandès, R. Get., 46. — Marcel., Chron. — Onuph., Fast. cons., p. 437.

[41] Dissidentibus ab Odoacro Occidentalibus Gallis, et legatione... ad Zenonem missa... Candid., Hist. Exc., 3.

[42] Tillemont, Hist. des Empereurs, VI, p. 443 : — Lebeau, Hist. des Empereurs, t. VII, p. 69.

[43] Ovida, Marcell., Chron. — Odiva, Cassiodore, Chron. — Odivam natione Gothum. Ibidem.

[44] Victoris et Ovida, comitum suorum scelere, haud procul ab oppido Salona, sua in villa, oppressus est, et occisus. — Marcell., Chron.

[45] Marcell., Chron. I. — Onuph., p. 57.

[46] Insidiis Glycerii. Marcell., Chron. — Cf. Vales., R. franc., I, p, 232. — Tillemont, Hist. des Empereurs, VI, p. 442. — Lebeau, Hist. des Empereurs, t. VII.

[47] Candid., Hist. Exc., 3.

[48] Ennodius, Vit. Epiph., p. 385.

[49] Ennodius, Paneg. Theod., p. 298. — Cassiodore, Variar., III. Epist. 12.

[50] Ennodius, Vit. Epiph., p. 350.

[51] Jam jamque fastigia perfectionis Majoris ecclesiæ opus attigerat, et ædificio dedicationis insignibus adornato extemplo alterius ecclesiæ, cum columnatus repente paries... Ennodius, Vit. Epiph., p. 351.

[52] Ab ipso templi tolo artifices cum ingenti machina corruerunt, nullus tamen eorum aut crure debilis factus est, aut aliqua membrorum parte truncatus. Ennodius, Vit. Epiph., p. 351.

[53] Fessis urbis habitatoribus, remediorum utilitate prospexit. Ennodius, Vit. Epiph., p. 351.

[54] Directa legatione ad Odovacrem, quinquennii vacationem fiscalium tributorum impetravit. Ennodius Vit. Epiph., p. 352.

[55] Ennodius, Vit. Epiph., p. 351.

[56] Liber Pontificalis, ap. Labbe, Concil., IV, p. 1052.

[57] Liber Pontificalis, ap. Labbe, Concil., p. 1052. — Baron., Ann. ecclés., an. 483.

[58] Cassiodore, Variar., III. Epist. 45.

[59] Vehiculis insidentes, circumspecte vestiti, epulas curantes profusas, adeo ut eorum convivia regales superent mensas. Ammien Marcellin, XXVII, 3.

[60] Ut ditentur oblationibus matronarum. Ammien Marcellin, XXVII, 3. — Ces abus n’étaient pas particuliers au siège de Rome. Johan. Chrys., Hom., XXI, in Ep Pauli. A. ad Corinth. — Greg. Nazianze, Orat., 32. — Hieron. ad Eustoch., Epist. 32.

[61] Constat in Basilica Sicinini, ubi ritus Christiani est conventus, uno die, centum triginta septem reperta cadavera peremptorum. Ammien Marcellin, XXVII, 3.

[62] Voir ci-dessus, chapitre 2.

[63] Labbe, Concil., IV, p. 1334 et sqq.

[64] Liber Pontificalis, ap. Labbe, Concil., IV, p. 1047. — Tillemont, Mém. ecclés., XVI, 20.

[65] On peut consulter, sur les formes des élections épiscopales, un article inséré dans la Revue des Deux Mondes (novembre 1857), et racontant une élection d’évêque à Bourges.

[66] Sublimis et eminentissimus vir præfectus prætorio atque patricius, agens etiam vices præcellentissimi regis Odoacris, Basilius. Synod. roman., IV, sub Symmach. pop. ap. Labbe, Concil., IV, p. 1334.

[67] Miramur, prœtermissis nobis, quidquid fuisse tentatum. Synod. roman., IV, sub Symmach. pop. ap. Labbe, Concil., IV, p. 1334.

[68] Ne per occasionem seditionis, status civitatis vocetur in dubium. Labbe, Concil., IV, p. 1334.

[69] Hoc nobis meministis sub obtestatione fuisse mandatum, ut, propter illum strepitum et venerabilis ecclesiæ detrimentum... Synod. roman., IV, sub Symmach. pop. ap. Labbe, Concil., IV, p. 1335.

[70] Ne sine nostra consultatione cujuslibet celebretur electio. Synod. roman., IV, sub Symmach. pop. ap. Labbe, Concil., IV, p. 1335.

[71] Sit facienti vel consentienti, accipientique anathema. Synod. roman., IV, sub Symmach. pop. ap. Labbe, Concil., IV, p. 1335.

[72] Synod. rom., IV, sub Symmacho pop. ap. Labbe, Concil., IV, p. 1334 et seq.

[73] Felix natione Romanus, ex patre Felice presbytero. Liber Pontificalis, ad. Labbe, Concil., IV, p. 1047.

[74] Atavus sancti Gregorii Magni. Labbe, Concil., IV, p. 1043.

[75] Christum Dominum nostrum, hominem tantum de Virgine Maria esse progenitum. Brevie. hist. Eutychian. ap. Labbe, Concil., IV, p. 1079.

[76] On peut consulter pour tout ce qui concerne les deux hérésies de Nestorius et d’Eutychès le Breviculus historiæ Eutychianorum, dans le quatrième volume des Conciles du père Labbe, p. 1078 et suiv. ; les Dissertations de Henri de Valois sur Pierre le Foulon et sur les deux synodes romains qui condamnèrent Acacius, Hist. ecclés. ad cale. ; les Mémoires ecclésiastiques de Tillemont, t. XVI, p. 285 et suiv. ; l’Histoire ecclésiastique de Fleury et Baronius, Annal. ecclés., ad ann. 480.

[77] Evagr., Hist. ecclés., lib. II et II. — Theodor. Lect., Hist. ecclés., 2. — Théophane, Chron. — Suidas, V. Acac., p. 117 et sqq. — Epist. P. P. Simplicii, Felicis, Gelasii, ap. Labbe, Concil., IV. — Breviculus, Hist. Eutychianorum. ut. sup. — Baronius, Annal. ecclés., ad. annum 484.

[78] Quod prima sedes censuit judicandum, ecclesia tota suscepit. Gelas. pap. Epist. 13. Concil., IV, p. 1203.

[79] Ένοτιxόν, sive anitivum edictum. — On peut le voir dans Evagr., Hist. ecclés., lib. III, chap. XIV.

[80] Labbe, Concil., IV, p. 1215.

[81] C’est ainsi qu’on avait surnommé le Concile d’Éphèse qui réhabilita Eutychès. — Consultez Evagr., Hist. ecclés., lib. I, p. XIV. — Latrocinium ephesinum, Gelas., Epist. XIII. — Concil., IV, p. 1203.

[82] Reliquias Timothei, Salophaciole effodisse dicitur. Theodor., Lect. Hist. ecclés., II.

[83] Metuo... ne mutatione causarum (quod absit) mutetur eventus... Felic. pap. Epist. 2, ad Zen. ap. Labbe, Concil., IV, p. 1053.

[84] Sub hac instructione direxit, ut Petrus de alexandrina pelleretur ecclesia, et ut libello sancti Joannis episcopi alexandrini responderet Acacius, atque ipsi denunciaretur Acacio ut anathema diceret Petro. Brev. Hist. Eutych. ap. Labbe, Concil., IV, p. 1079.

[85] Felicem defensoremnecessitate faciente, serius subsecutum... Felic. Epist., 6, loc. cit.

[86] Sublatis cartis, custodiæ mancipati... præmiis corrupti. Felic. Epist. 6, ad Acac. ap. Labbe, Concil., IV, p. 1054. — Hostiliter detrusi in custodiam chartas amiserunt. Brev. hist. Eutich. ap. Labbe, Concil., IV, p. 1082.

[87] Corrupti sunt pecunia data. Liber Pontificalis, ap. Labbe, Concil., t. IV, p. 1047.

[88] Primo quidem hamum funiculis circumligantes, uni ex illis publice appenderunt ; secundo librum immiserunt ; tertio etiam olerum eophino imposuerunt. Théoph., Chron., p. 114. — Evagr., Hist. ecclés., III, 20.

[89] Evagr., Hist. ecclés., III, 20, 21. — Labbe, Concil., XV, p. 1125. — Brevic. Hist. Eutychianorum.

[90] Labbe, Concil., IV, p. 1082.

[91] Evagr., III, 20, 21, 21. — Brevic., XVIII.

[92] Misenus episcopus non se tacuit corruptum peennia. Liber Pontifical. — Concil., IV, p. 1047.

[93] Nunquam anathematis vinculis exuendus. Concil, ub. sup.

[94] Cum Abydum venisset, vitatis insidiis quæ illic dispositæerant... Vales, De duab, Synod. roman., V.

[95] Dienses monachi Acacio in sacrario stanti, die dominica, Felicis epistolam tradidere. Theoph., Chronogr., p. 114, — Unus è monachis intra altaria ejus pallio affixit, Brevic. Hist. Eutych. — Cf. Vales. De duab, Synod. roman.

[96] Concil., IV, p. 1085, 1086. — Evagr., II, p. 183.

[97] Vales, De duab. Synod. roman. — Cf. Tillemont, Mém. ecclés., XVI, p. 363 et sqq.

[98] Cf. Tillemont, Mém. ecclés., XVI, p. 362 et sqq.

[99] Sed hæc apud Græcos facilis et inculpabilis putatur esse permixtio, apud quos nulla est veri falsique diseretio, et cura omnibus reprobis volunt esse communes, in nulla monstrantur probitate constare. Gelas. Pap. Epist. 1. — Concil., IV, p. 1223.

[100] Gelas. Pap. Epist. 13.

[101] Concil., IV, p. 1206. — Cf. Tillemont, Mém. ecclés., XVI, p. 372.