HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ITALIE. - TOME SECOND

 

CHAPITRE XX.

 

 

Le gouvernement vénitien fait des préparatifs de guerre. — Le grand conseil consent à modifier la constitution ; il abdique. — Établissement d'une municipalité provisoire. — Anarchie. — Entrée des Français à Venise. — Traité conclu entre Bonaparte et les députés du grand conseil. — Arrestation du comte d'Entraigues ; ses révélations. — Situation de la terre ferme après la reddition de Vérone.

 

Immédiatement après la reddition de Vérone et l'occupation de Padoue, une division française s'était avancée jusqu'au bord des lagunes pour désarmer les paysans. Le gouvernement vénitien en fut alarmé, et lui supposant des intentions hostiles, fit le dénombrement de ses moyens de défense. Il se trouva qu'il avait dans les lagunes 3.500 Italiens et 11.000 Esclavons de troupes réglées, 8.000 matelots, 37 galères ou felouques, et 268 barques canonnières portant ensemble 750 bouches à feu, des approvisionnements considérables, des vivres pour huit mois et de l'eau douce pour deux.

Le 11 floréal arriva le rapport des députés envoyés vers le général en chef. Il n'y eut plus de doute qu'il ne voulût changer la forme du gouvernement. Un comité extraordinaire de quarante-trois personnes se rassembla chez le doge pour délibérer. On avait déjà beaucoup discuté sans s'entendre ; la nuit était avancée ; une lettre du commandant de la flottille annonça que les Français avaient commencé des ouvrages dans les marais qui touchaient aux lagunes. Après de longs débats, il fut répondu au commandant d'employer la force pour empêcher ces travaux, et on l'autorisa, en même temps, à traiter d'un armistice. Enfin, le comité délibéra d'envoyer des pleins pouvoirs à ses députés.

Le 12, le grand conseil fut convoqué. Il s'y trouva 619 patriciens, environ la moitié du corps de la noblesse. Le doge, après avoir exposé la situation de la république, dit qu'il était nécessaire d'autoriser lès deux députés à convenir avec le général en chef de quelques modifications dans la ; forme du gouvernement. On lut la délibération, elle fut adoptée par 598 votants.

Le manifeste qui déclarait la guerre, le général en chef et l'armée arrivèrent presque en même temps à Trévise. Là, se trouvait, comme provéditeur, Ange Justiniani, qui ignorait le dernier état .des choses à Venise. Il crut devoir faire une visite au général en chef ; mais à peine lui eut-il renouvelé les protestations accoutumées de l'amitié de son gouvernement, que Bonaparte, l'interrompant, lui dit : Que les deux républiques étaient en guerre ; qu'il voulait, dans peu de jours, détruire, celle de Venise ; que, quant à lui, il eût à partir dans deux heures, sous peine d'être fusillé. Justiniani répondit qu'il ne pouvait quitter son poste sans en être rappelé par son gouvernement ; à quoi Bonaparte répliqua, avec un air d'indifférence : Eh bien ! vous serez fusillé[1].

Cependant, sans attendre l'ordre de son gouvernement, le provéditeur partit. En entrant à Marghera, sur le bord des lagunes, il y trouva Bonaparte, arrivé avant lui, et en conférence avec les députés porteurs de la délibération du grand conseil, qui consentait à une modification dans la constitution de l'État. Ils rencontrèrent le général en chef sur le pont de Marghera, à la tête de ses troupes : il les accueillit avec politesse, prit connaissance de la délibération, et fut frappé de la presque unanimité des suffrages. Revenant ci sa méfiance ordinaire, il s informa si tous les détenus étaient réellement élargis, et si la délibération contenait, sans équivoque, les pleins pouvoirs pour traiter. Mais aussitôt s'interrompant, il ajouta qu'il était inflexible, qu'il n'y avait point de traité à faire tant que les Français assassinés et le capitaine Laugier ne seraient pas vengés par le sang des trois inquisiteurs d'État, et du commandant du Lido ; qu'autrement, dans quinze jours, il serait maître de Venise ; que les nobles vénitiens ne se déroberaient plus à la mort qu'en se dispersant pour aller errer sur la terre, comme les émigrés français ; que leurs biens dans les provinces déjà conquises allaient être confisqués ; que les lagunes ne l'épouvantaient pas ; qu'il les trouvait conformes à l'idée qu'il s'en était faite, et sur laquelle il avait arrêté ses plans.

Tous les arguments des députés furent inutiles ; ils lui demandèrent au moins du temps et des explications. D'abord il ne voulait leur accorder que vingt-quatre heures pour lui rapporter une réponse définitive à Mantoue. Quant aux explications, il leur dit qu'après cette réparation, le calme renaîtrait dans la république, qu'elle recouvrerait ses États, qu'elle en acquerrait même, et qu'elle serait fortifiée de la protection de la France[2].

Enfin ils le firent, avec beaucoup de peine, consentir à un armistice de quatre jours, et, comme ils tenaient beaucoup à avoir une assurance écrite, elle leur fut donnée par une lettre du général Berthier. Tel était l'état d'abattement et de frayeur des députés qu'ils se félicitaient de ce que cette lettre ne demandait pas formellement la mort, mais seulement la punition des inquisiteurs d'État et du commandant du Lido.

A la publication du manifeste de Bonaparte, et pendant cet armistice, toute la terre ferme se souleva contre Venise. Les villes de Bergame, de Brescia, de Padoue, de Vicence, d'Udine, de Bassano proclamèrent leur indépendance.

Bonaparte fit occuper par les divisions Victor et Baraguay-d'Hilliers toutes les extrémités des lagunes. Il avait chassé de la terre ferme tous les Vénitiens. Il n'était plus éloigné que d'une petite lieue de Venise, et faisait des préparatifs pour y entrer de vive force, si les choses ne s'arrangeaient pas. Le peuple, écrivait-il au Directoire[3], montre une grande joie d'être délivré de l'aristocratie vénitienne : il n'existe plus de Lion de Saint-Marc. Cela ne pouvait s'entendre que du peuple des villes, car celui des campagnes avait combattu et s'était fait écraser pour cette aristocratie.

Le ministre de France renouvela, par une note, les demandes du général en chef. Le i5, le grand conseil s'assembla, et délibéra, à la majorité de 704 voix contre 10, d'autoriser des députés à promettre tout ce qui serait nécessaire pour opérer une réconciliation, et même à stipuler des conditions relatives à la constitution de l'État, sauf ratification. Il décréta l'arrestation des inquisiteurs et du commandant du Lido. Une nouvelle députation composée de François Dona, Léonard Justiniani et Louis Mocenigo, fut chargée de porter cette délibération au général en chef ; il était parti pour Milan où les députés le suivirent, et où se rendit aussi Lallemant.

L'armistice expirait ; il fut prorogé par les généraux restés au bord des lagunes. Cependant les événements se précipitaient à Venise. Pressés de toutes parts par l'armée française, par l'intention hautement manifestée de Bonaparte de détruire l'aristocratie, par les éléments révolutionnaires qui se soulevaient jusque dans la capitale, et que secondait avec chaleur le secrétaire de légation Villetard, par l'attitude menaçante des Esclavons, que tous les partis redoutaient, par la crainte de l'anarchie, de la guerre civile et d'un embrasement général, les patriciens, tremblant sur leur propre sûreté, paraissaient disposés à abdiquer le pouvoir. Je compte, d'après cela, écrivit Bonaparte au Directoire[4], y faire établir une démocratie et même faire entrer à Venise 3 ou 4.000 hommes.

Le gouvernement semblait lui-même désirer le secours des Français. L'amiral Condulmer parla de capituler ; il engagea d'abord Baraguay-d'Hilliers à entrer seul à Venise, et lui offrit ensuite ses chaloupes pour y transporter ses troupes. Mais ces démonstrations n'inspiraient pas de confiance.

En même temps Bataglia et Dona vinrent de la part du doge, demander à Villetard les moyens d'empêcher que la révolution, qui paraissait être le but des démarches de Bonaparte, ne fût pas ensanglantée. Le résultat de leur conversation fut une série d'articles que le doge, Bataglia et Dona se proposaient de soumettre au grand conseil. C'était l'abolition du gouvernement, l'établissement de la démocratie avec toutes ses conséquences. Villetard, envoyant de suite ces articles à Bonaparte, lui écrivait[5] : Je n'ai pas cru que vous puissiez me blâmer d'avoir laissé agir le gouvernement dans un sens qui paraît conforme à l'impulsion générale que vous donnez à l'Italie. Je me borne à vous assurer que, dans tout ceci, je n'ai rien traité officiellement, et que j'ai tout soumis à votre décision. Villetard avait raison d'être sans crainte, car l'abolition de l'oligarchie était conforme aux vues de Bonaparte. Mais cette lettre prouve qu'il n'avait point donné des instructions à Villetard ; beaucoup d'événements, que certains écrivains donnent comme le résultat de calculs profondément machiavéliques, ne sont que le produit de causes naturelles et très-ordinaires.

Les articles concertés avec Villetard furent rapportés et lus au comité qui s'assemblait chez le doge, et qui les adopta. Il nomma deux commissaires pour concerter les moyens d'exécution. On convint de désarmer la flottille, et de faire embarquer les Esclavons, pour les renvoyer en Dalmatie, par convois séparés, et avec beaucoup de précautions.

Le grand conseil fut convoqué le 12 mai (23 floréal) ; le doge fit un tableau pathétique de la situation de la république. On lut un rapport des commissaires, un orateur entreprit de développer les propositions. Alors des coups de fusils se firent entendre hors du palais : l'alarme et la confusion se répandirent dans la salle ; toute la noblesse se crut au moment d'être massacrée ; les membres du conseil sortirent de leurs places en criant, aux voix ! aux voix ! et la délibération suivante fut prise par 519 suffrages, contre 12 : il y eut 5 voix nulles.

La nécessité de pourvoir au salut de la religion, de la vie et des propriétés de tous les chers habitants de cet État, a déterminé le grand conseil à prendre les délibérations du 1er et du 4 de ce mois, qui donnent à ses députés près le général en chef de l'armée d'Italie, Bonaparte, tous les pouvoirs nécessaires pour remplir cet objet important.

Aujourd'hui pour le salut de la religion et de tous les citoyens, dans l'espérance que leurs intérêts seront garantis, et, avec eux, ceux de la classe patricienne, et de tous les individus qui participaient aux privilèges concédés par la république ; enfin, pour la sûreté du trésor et de la banque :

Le grand conseil, constant dans les principes qui ont dicté les deux délibérations susdites, et d'après le rapport de ses députés, adopte le système qui lui a été proposé, d'un gouvernement représentatif provisoire, en tant qu'il se trouve d'accord avec les vues du général en chef ; et, comme il importe qu'il n'y ait point d'interruption dans les soins qu'exige la sûreté publique, les diverses autorités demeurent chargées d'y veiller.

 

Le conseil se sépara en tumulte. Les plus effrayés se réfugièrent dans leurs maisons. Quelques personnages se réunirent chez le doge, et l'ancien gouvernement se trouva aboli, sans que rien lui eût été substitué.

On créa une municipalité provisoire de soixante membres, parmi lesquels il n'y avait que dix patriciens ; mais elle ajourna son installation jusqu'après l'entrée des Français.

Cependant, si l'on en croit le rapport d'un homme connu par son esprit d'observation et la sagacité de ses vues, Sulkowski, aide-de-camp du général en chef, en prenant cette délibération bizarre par laquelle il se démettait du pouvoir et promettait la démocratie, le grand conseil, ne songeant qu'à feindre ou à trahir, voulut tout simplement éloigner de Venise les malheurs d'un pillage ou d'un blocus. Mais les Vénitiens reconnurent le danger dans lequel était la ville, la faiblesse des nobles et leurs craintes : une opinion publique se forma ; dès qu'on osa parler, il y eut de l'ensemble, et les patriotes se groupèrent dès qu'ils se connurent. Effrayé des progrès rapides de l'esprit révolutionnaire, le gouvernement se repentit de sa démarche, et crut en arrêter l'effet par la perfidie. Il conçut le projet de faire immoler, par le peuple même, ceux que l''opinion publique désignait comme membres du gouvernement. Les nobles espéraient que les horreurs de la licence dégoûteraient les bons citoyens de la liberté ; ils organisèrent donc l'anarchie. Quelques Esclavons, suivis de bandits, un drapeau vénitien en tête, parurent devant le palais. Vive Saint Marc ! était leur cri de ralliement, ils juraient d'exterminer ses ennemis ; la foule s'augmenta ; 3 ou 4.000 individus se répandirent dans la ville, et saccagèrent des maisons de patriotes qui leur avaient été désignées.

Le danger commun réunit les esprits ; les habitants de tout ordre s'armèrent, et le gouvernement, qui avait refusé d'employer la force pour réprimer, ce brigandage, n'osa en faire usage contre les citoyens.

Dans cette crise, les nobles, espérant conjurer l'orage, et faire cesser un tumulte dont les suites ne paraissaient plus leur être favorables, crurent devoir donner un chef aux habitants ; ils choisirent un homme qu'ils avaient constamment persécuté. C'était le général Salambeni, vieillard respectable qui, à soixante ans, était encore plein de feu et de vigueur. Il choisit ses sous-ordres, et rassembla tous les patriotes ; il dissipa les bandes de pillards. et s'empara des principaux postes. Les Esclavons, plus opiniâtres, voulurent tenter un coup de main sur le pont de Rialto, qu'on peut regarder comme le centre de Venise. Salambeni en avait confié la garde à un officier maltais et à cent patriotes. Les Esclavons s'approchèrent, firent une décharge, et ce poste, composé d'hommes inexpérimentés, lâcha pied. Le Maltais resta, et, le sabre à la main, fondit tout seuil sur les Esclavons : deux fois son fer se brisa, deux fois il s'arma aux dépens des assaillants ; il en tua cinq, en blessa deux, et fit reculer le reste. Les patriotes revinrent encouragés par son exemple ; on se battit, le canon tira, les Esclavons lurent mitraillés, et cette première impression du succès, qui décide dans les émeutes populaires, fut en faveur des Vénitiens[6].

Le lendemain les nobles, se voyant sur le point d'être livrés aux Français par les patriotes, cherchèrent à se rendre les uns et les autres favorables. L-ne proclamation du doge défendit, sous peine de mort, toute opposition à la révolution que le grand conseil avait lui-même consommée.

Pendant tout ce tumulte, Villetard n'était pas resté dans l'inaction, et il avait été constamment en correspondance et en conférence avec les agents du gouvernement, pour leur faire prendre toutes les mesures propres à conjurer, un orage auquel, suivant lui, les ministres de Russie.et d'Angleterre n'étaient pas étrangers, et à introduire le plus tôt possible les troupes françaises dans Venise, ainsi qu'il en avait été convenu. Au point où en étaient les choses, le plus grand service qu'on pût rendre aux Vénitiens, était de leur épargner des. déchirements désormais sans but et sans utilité.,

Le 23 floréal (12 mai), Villetard avait informé Bonaparte et Baraguay-d'Hilliers de l'abdication du gouvernement, demandant à ce général, quand il faudrait préparer le logement pour ses troupes. N'ayant que 2.400 hommes disponibles, il ne se crut pas en force de maintenir l'ordre dans Venise, et demanda à Bonaparte ses instructions.

Villetard ne doutait pas que les Français ne fussent reçus en libérateurs. Baraguay-d'Hilliers se disait informé par des avis certains qu'il y avait encore parmi le peuple une troupe d'environ 600 Esclavons débandés et armés ; qu'environ 8.000 de ces mêmes soldats armés étaient embarqués dans le port, sur des vaisseaux de transport, mais n'en étaient point sortis ; que les pillages commis par le peuple, armé et guidé par les Esclavons, l'avaient été ; dans des maisons appartenant à des hommes dévoués à la cause française, aux cris de Viva San-Marco ; que le pavillon français avait été hué par le peuple sur les quais des canaux par lesquels avaient passé les barcaroles de la légation française qui avait apporté des dépêches à son camp ; que les Esclavons de la ville avaient envoyé des émissaires à leurs camarades pour les déterminer à venir les seconder ; que le gouvernement qui, dans le moment, se jetait dans les bras des Français pour sauver la ville du pillage, était hors d'état de leur livrer des gages de sûreté, tels que la possession des forts armés qui entouraient la ville, parce que les batteries de ces forts étaient confiées à des soldats dont il n'était pas sûr. Il résultait de là que si, par peur et par politique, ce gouvernement sollicitait le secours des Français, le peuple, soulevé par le parti oligarchique et par les menées de l'envoyé anglais, paraissait contraire à toute révolution en faveur de la démocratie[7]. Un général vénitien alla également demander à Victor le concours de ses troupes. Les habitants de Chioggia étaient inquiets du mouvement des Esclavons qui témoignaient l'intention de rentrer dans les forts. Victor o envoya de suite Lanusse avec deux bataillons dans celui de Chioggia que les Vénitiens avaient abandonné pour aller au secours de leur ville. Alors les Esclavons s'éloignèrent. Craignant avec raison que l'effervescence populaire ne causât de plus grands désordres, Bonaparte donna l'ordre à Baraguay-d'Hilliers d'entrer à Venise avec 5.000 hommes et au commandant de la flotille de l'Adriatique de s'y rendre. Il ne doutait pas qu'il n'en fut bientôt maître, et déjà il disposait des États vénitiens. Telles étaient ses combinaisons. Il réunissait la république cispadane à la république de Venise démocratique, qui serait composée du Trévisan, du Dogodo, de la Polésine de Rovigo et d'Adria, de la ville de Venise, des îles du Levant, de la Cispadane, de la Romagne ; en tout 1.630,000 habitants. La république Lombarde serait composée des pays compris entre le Tésin, le Pô, l'Oglio, et du Modenois, ce qui ferait deux millions de population. Les deux républiques concilieraient une alliance offensive et défensive avec la France[8].

Le général en chef donna pour instruction à Baraguay-d'Hilliers de s'emparer, à son arrivée dans Venise, de toutes les positions militaires ; d'empêcher que rien ne sortît de l'arsenal, de la ville, ni du port ; de faire scrupuleusement respecter les propriétés ; de tenir les soldats consignés dans les forts ; de n'imprimer aucune proclamation ; de chercher à faire arrêter M. d'Entraigues, le ministre d'Angleterre, et spécialement M. Drake ; de ne se mêler des affaires intérieures qu'autant que cela deviendrait indispensable pour la sûreté de la ville et de l'arsenal ; de n'exiger des Vénitiens, dans le premier moment, que la nourriture de sa troupe ; de choisir pour commandant de la place un. homme modeste, probe, actif et très-ferme ; de maintenir le plus grand ordre et de faire observer la. plus sévère discipline parmi les troupes ; de ne permettre à aucune femme de la suite de l'armée de s'introduire dans la ville[9].

Le général en chef craignait surtout que Venise ne fut pillée par les Esclavons. Il déclara par une proclamation, aux citoyens de cette ville, qu'ils étaient sous la protection de la république française ; en conséquence qu'il traiterait en ennemi tout individu qui porterait la moindre atteinte aux personnes et aux propriétés ; que si, dans vingt-quatre heures, les Esclavons n'avaient pas, conformément à l'ordre qui leur avait été donné par les magistrats, quitté la ville pour se rendre en Dalmatie, les officiers et les aumôniers des différentes compagnies seraient arrêtés, traités comme rebelles, et leurs biens en Dalmatie confisqués ; qu'il y ferait marcher une division de l'armée, et qu'ils seraient la cause de ce que la guerre et ses horreurs seraient transplantées au milieu de leurs foyers.

Avant d'avoir reçu les ordres du général en chef, certain que tous les Esclavons étaient partis pour la Dalmatie, Baraguay-d'Hilliers s'était décidé à entrer à Venise avec 3.000 hommes et à occuper l'arsenal et les forts, en attendant que Bonaparte mît à sa disposition les renforts indispensables tant en canonniers et matelots qu'en troupes de terre. Le gouvernement de Venise avait publié une proclamation pour préparer les habitants à l'entrée des Français, et envoyé à Mestre le nombre nécessaire de barques de transport avec quatre barques canonnières d'escorte. Telles étaient les dispositions qui avaient été faites, lorsque, le 26, Baraguay-d'Hilliers reçut l'ordre de Bonaparte. Il résolut de s'emparer de Venise dans la nuit même. Il organisa son débarquement à l'improviste. On occupa les débouchés du Lido et de Malamocco, la place Saint-Marc, les îles et le pont de Rialto. Tout cela s'exécuta à la faveur des ténèbres, et les Vénitiens en s'éveillant trouvèrent les Français au milieu de leur ville. Au lever du soleil, Baraguay-d'Hilliers y fit son entrée ; au-devant de lui vinrent sept barques remplies de patriotes, le Maltais à leur tête. Dès la nuit il avait, avec 400 des siens, occupé la place de Saint-Marc et divers autres points. La joie de ces individus vive et bruyante contrastait avec le morne aspect de la ville. La municipalité provisoire fut installée par l'ancien gouvernement. La garde nationale prêta serment entre ses mains. La municipalité descendit en grand cortège sur la place Saint-Marc et en fit le tour en présence de la population rassemblée dont une partie éclatait en acclamations, tandis que l'autre gardait le silence. L'arrivée des Français avait donné une grande énergie au parti patriote ; mais dans ce moment régnait à Venise ce calme de la stupeur qui suit les grands événements. Baraguay-d'Hilliers prit donc toutes les mesures nécessaires pour la sûreté dé ses troupes, pour parer à toute surprise et à l'inconstance du peuple ; et il fit saisir toutes les propriétés russes, anglaises et portugaises. Le jour même où se consommait la révolution de Venise par l'entrée des Français, Bonaparte concluait un traité avec cette république représentée par les députés du grand conseil. Telles étaient ses dispositions.

Le grand conseil de Venise, renonçant à ses droits de souveraineté, ordonnait l'abdication de l'aristocratie héréditaire, et reconnaissait la souveraineté de l'État dans la réunion de tous les citoyens, sous la condition cependant que le gouvernement garantirait la dette publique nationale, l'entretien des pauvres gentilshommes qui ne possédaient aucuns biens fonds, et les pensions viagères accordées sous le titre de provisions.

La république française, sur la demande qui lui en avait été faite, voulant contribuer autant qu'il était en elle à la tranquillité de la ville de Venise et au bonheur de ses habitants, accordait une division de troupes pour y maintenir l'ordre et la sûreté des personnes et des propriétés, et seconder les premiers pas du gouvernement dans toutes les parties de son administration. La station des troupes françaises à Venise n'ayant pour but que la protection des citoyens, elles devaient se retirer aussitôt que le nouveau gouvernement serait établi, ou qu'il déclarerait n'avoir plus besoin de leur assistance. Les autres divisions de l'armée française évacueraient également toutes les parties du territoire vénitien qu'elles occuperaient dans la terre ferme, lors de la conclusion de la paix continentale. Le premier soin du gouvernement provisoire serait de faire terminer le procès des inquisiteurs et du commandant du fort du Lido, prévenus d'être les auteurs et instigateurs des Pâques vénitiennes et de l'assassinat commis dans le port de Venise ; il désavouerait d'ailleurs ces faits de la manière la plus convenable et la plus satisfaisante pour le gouvernement français. Le directoire exécutif, de son côté, par l'organe du général en chef de l'armée, accordait pardon et amnistie générale pour tous les autres Vénitiens qui seraient accusés d'avoir pris part à toute conspiration contre l'armée française, et tous les prisonniers seraient mis en liberté après la ratification.

A ces articles patents étaient joints cinq articles secrets, par lesquels il était convenu que la république française et la république de Venise s'entendraient entre elles pour l'échange de différents territoires ; que la république de Venise paierait une contribution de six millions, dont trois en argent et trois en munitions navales ; qu'elle fournirait trois vaisseaux de ligne et deux frégates en bon état, armés et équipés ; qu'elle remettrait enfin vingt tableaux et cinq cents manuscrits au choix du général en chef. On voit par les dispositions de cette convention, et par le silence qu'elle gardait sur une foule de points constitutifs de la nouvelle république, que c'était moins un traité conclu entre deux États, qu'une capitulation imposée par le vainqueur.

Quel but se proposait Bonaparte ? C'était, ainsi qu'il le dit lui-même, 1° d'entrer à Venise sans difficultés ; d'avoir l'arsenal et tout en sa possession, et de pouvoir en tirer ce qui lui conviendrait, sous le prétexte de l'exécution des articles secrets.

2° De se trouver à même, si le traité de paix avec l'empereur ne s'exécutait pas, de rallier à lui et de faire tourner à son avantage tous les efforts du territoire vénitien.

3° De ne pas attirer sur lui l'espèce d'odieux de la violation des préliminaires, relatifs au territoire vénitien, et en même temps de donner des prétextes et de faciliter leur exécution.

4° Enfin, de répondre à tout ce qu'on pourrait dire en Europe, puisqu'il était constaté que l'occupation de Venise n'était qu'une opération momentanée, et un acte de protection sollicité par Venise même[10].

Il écrivit en conséquence à Baraguay-d'Hilliers de ne pas mécontenter le commerce de Venise, et de ne faire aucune démarche qui pût servir de prétexte aux puissances étrangères pour élever des réclamations ; de maintenir la police dans la ville ; de veiller à la sûreté de ses troupes et des positions qu'il occupait, et de ne se mêler en aucune manière du gouvernement. La position actuelle de Venise, ajoutait-il, est extrêmement critique. Je préfère que le gouvernement provisoire ou Lallemant fassent les démarches ostensibles, et que vous paraissiez le moins possible[11].

Bonaparte envoya des courriers à Gênes et à Livourne, pour qu'on lui fît passer en toute hâte tous les matelots français ou corses qui s'y trouveraient. Il comptait prendre ceux des lacs de Garda et de Mantoue, et une partie de ceux de la flottille. Il demandait au Directoire de lui envoyer en outre 4 ou 500 matelots à Gènes, d'où il les ferait venir à Venise ; et de lui expédier en poste, un contre-amiral, un major d'escadre et quelques capitaines. Par tous ces moyens, il espérait armer et équiper promptement une escadre de quatre vaisseaux de guerre, trois frégates, deux corvettes et quinze chaloupes canonnières[12].

En recevant le manifeste de Bonaparte, le Directoire n'avait pas cru pouvoir différer de donner communication au corps législatif, des mesures militaires que l'intérêt d'une défense légitime avait forcé le général en chef de prendre contre Venise. Cette communication fut faite le 27 floréal (16 mai) : à la lecture du message, le conseil des Cinq-Cents fit éclater son indignation ; Dumolard dit que le gouvernement vénitien ne s'était pas conduit en ennemi, mais comme une horde de cannibales ; que si le corps législatif en avait l'initiative, son cri serait, guerre aux Vénitiens ! mais que cette déclaration appartenant au Directoire, il s'occuperait de la faire et la soumettrait aux législateurs. Le conseil ordonna l'impression du manifeste, du message et du discours de Dumolard, à six exemplaires.

Le Directoire voyait d'avance, dans la conquête de Venise, de grands avantages pour la république française et la liberté italique, des ressources considérables pour l'armée, des sommes disponibles pour le trésor national, une marine qui devait contribuer à la restauration de celle de la France. Il mandait donc au général en chef de prendre les mesures les plus salutaires pour tirer parti de toutes ces ressources. Le passage spontané de Venise à une nouvelle forme de gouvernement lui paraissait aussi devoir étonner les puissances de l'Europe, et répandre parmi les peuples la plus haute considération pour les armes et la constitution françaises[13].

Le ministre des relations extérieures écrivait de son côté à Bonaparte, pour lui recommander de saisir à Venise le trésor du duc de Modène, et les placements immenses que le roi d'Angleterre et plusieurs riches Anglais avaient faits sur la banque. D'après une note jointe à sa lettre et qui paraît exagérée, les sommes appartenant au roi Georges s'élevaient à i4 millions sterling. On avait fait cette découverte en 1788, lors de sa maladie.

Ayant reçu l'ordre de quitter la France, le ministre vénitien Quirini, inquiet sur la réception qui pourrait lui être faite à son retour à Venise, réclama la protection française. Le Directoire, n'écoutant que sa générosité et comptant sur toute celle du général en chef, le fit inviter par le ministre des relations extérieures à accorder à cet ex-ministre la protection dont il aurait besoin pour être à l'abri de tout danger.

Enfin le Directoire, dès qu'il eut reçu le traité conclu avec le grand conseil de la république de Venise, l'approuva comme avantageux et honorable pour la république française[14].

Provocateur de la révolution, dans un écrit où l'on trouva de l'éloquence et du talent, transfuge de la liberté, à l'assemblée constituante dont il fut membre, le comte d'Entraigues avait émigré et se trouvait à Venise. Il y servait à la fois l'Angleterre, les princes français et la Russie, ou plutôt se vendait à qui voulait le payer, et trahissait tout le monde. Il était publiquement accrédité par cette dernière puissance. Tous les souverains recherchaient un homme qui avait proclamé des principes destructeurs de leurs gouvernements. Ne se trouvant plus en sûreté à Venise, il en sortit au moment où les troupes françaises allaient y entrer, et tomba dans la division Bernadotte. Il y fut arrêté et envoyé à Milan. On saisit avec lui des papiers ; mais on doutait que ce fussent les plus importants ; car on lui laissa la faculté d'écrire à Venise, où l'on croyait qu'il en avait laissé d'autres.

Au 13 vendémiaire an IV, on avait déjà trouvé, dans les papiers de Lemaître, la preuve que d'Entraigues était directeur d'agences royalistes en France. Les découvertes faites depuis son arrestation, par le dépouillement de ses papiers auquel procédèrent Clarke et Berthier, ne laissaient aucun doute sur sa qualité, ses manœuvres criminelles, et notamment la trahison de Pichegru. D'après les lois il était dans le cas d'être livré à une commission militaire ; et au moins, jusqu'à ce qu'on eût tiré de lui des renseignements utiles, gardé de près dans une prison.

Cependant Bonaparte ordonna qu'il fût logé dans le château de Milan, de manière à ce qu'il pût avoir avec lui sa femme et les commodités que paraissait nécessiter sa santé ; si le château ne les offrait pas, qu'on lui laissât la faculté de choisir un logement en ville, où il serait sous bonne garde ; qu'on lui rendît tous ses papiers, excepté trois ou quatre pièces relatives à des objets politiques ; qu'on lui fît donner des soins par le médecin Moscati[15].

D'Entraigues logea en ville, le général en chef le fit interroger, notamment pour savoir de lui, de qui était un mémoire trouvé dans ses papiers, intitulé : Des intérêts de la Prusse dans la guerre actuelle ? où étaient tous les papiers sur la guerre de la Vendée ? Comment un ministre de l'empereur de Russie — car il réclamait les droits attachés à cette qualité — se trouvait chargé de fomenter la guerre de la Vendée, et de faire des instructions pour les agents de Louis XVIII[16] ?

Trop fortement compromis pour essayer de dissimuler, et comprenant tout le danger de sa situation, d'Entraigues, pour se rendre Bonaparte favorable, parla sans réserve, et découvrit toutes les intrigues du parti royaliste. Il obtint en effet de rester prisonnier sur parole et sans garde. Il allait librement dans les sociétés, aux spectacles, aux promenades. Il profita de cette liberté pour violer sa promesse et se sauver en Suisse. Bientôt il répandit en Allemagne et en Italie un pamphlet où il peignait l'horrible cachot dans lequel il avait été enfermé, les tourments qu'il avait soufferts, l'audace qu'il avait déployée, et les dangers qu'il avait courus pour en sortir. C'est ainsi que s'acquittait envers Bonaparte, des égards qu'il avait eus pour lui, un homme que la loi dévouait à la peine capitale ! C est d après ce pamphlet que des écrivains de parti ou par trop crédules, ont fait de d'Entraigues une victime héroïque, qui dans sa prison brava les menaces de Bonaparte, et lui répondit avec noblesse et fermeté[17].

Les victimes héroïques c'étaient Quinette, Bancal, Camus, Drouet, Sémonville, Maret, que l'Autriche avait martyrisés dans ses cachots au mépris du droit des gens et des lois de l'humanité ; c'étaient Lafayette, Latour-Maubourg, Alexandre Lameth, Bureau de Puzy qu'elle y torturait encore ! car aucun de ces citoyens français n'était coupable envers la cour de Vienne ni son justiciable.

Un autre écrivain attribue les ménagements qu'on eut pour d'Entraigues, et même son évasion, au besoin qu'avait Bonaparte d'un agent sûr, pour porter à la cour de Russie son consentement au projet formé par la coalition, de favoriser son élévation au pouvoir suprême, à condition de le céder aux Bourbons[18]. Ce fut sans doute pour mieux dissimuler sa mission que d'Entraigues publia un roman sur sa captivité et son évasion ! Nous reviendrons sur celui de l'historien de l'Italie, lorsque nous en serons aux événements qui précédèrent le 18 fructidor.

L'arrestation de d'Entraigues eut une grande influence sur le dénouement de la crise dans laquelle se trouvait l'intérieur de la République, et sur la part qu'y prit Bonaparte : il envoya au Directoire le dépouillement des papiers et les interrogatoires de ce personnage.

Bonaparte, tandis qu'il pressait l'oligarchie vénitienne dans ses derniers retranchements, n'avait point négligé les mesures de sûreté et de répression qu'exigeaient les désordres et les attentats dont la terre ferme avait été le théâtre. Il donna à Augereau le commandement de Vérone, du Véronais, de Peschiera, de Porto-Legnago et du pays compris entre l'Adige et la Piave. Le vainqueur de Castiglione, qui avait été envoyé à Paris pour porter des drapeaux, était revenu à Milan au moment le plus chaud de l'insurrection de Vérone, et n'avait pu passer outre ; il avait écrit à Bonaparte que sa santé, légèrement altérée par l'excessive fatigue d'une route de douze jours, lui laissait cependant espérer qu'il pourrait employer avec succès ce qui lui en restait, pour servir la liberté, et réprimer les perfides qui osaient attenter aux jours de ses défenseurs en violant l'hospitalité et la neutralité dont les Français seraient toujours jaloux observateurs. Sa lettre se terminait par ces mots remarquables, relatifs à la situation intérieure de la France qui touchait à une crise : J'ai tant de choses à vous dire, que le temps et les circonstances ne me permettent pas de les confier au papier ; une longue conférence est nécessaire[19]. Elle ne tarda pas à avoir lieu ; on en verra par la suite les conséquences.

Par les instructions du général en chef, il était prescrit à Augereau de s'informer si, tant sur l'Adige que sur les autres points de son commandement, le général Laudon n'occupait pas encore des parties du territoire vénitien, qui devaient être évacuées d'après les préliminaires de paix ; de se faire rendre compte de la situation de Vérone et du Véronais ; de prendre des renseignements bien exacts sur tout ce qui s'était passé, sur les conventions qui avaient été faites, sur les contributions imposées, et de faire, quant à cet objet, ce qu'il jugerait le plus convenable à la dignité et aux avantages de la république française ; de faire dresser un état de toutes les pertes qu'avaient essuyées les Français, afin qu'on pût les indemniser ; d'ordonner le désarmement de tous les paysans et autres Vénitiens ; et à tous les provéditeurs ou gouverneurs de la république de Venise qui se trouveraient encore dans son commandement sur la terre ferme, de se retirer sur-le-champ à Venise ; de faire chercher tous les auteurs ou promoteurs des assassinats commis sur les Français, pour être jugés par un conseil de guerre ; de trouver un local convenable et les fournitures nécessaires pour former un hôpital à Vérone ; enfin de donner tous les ordres et toutes les instructions qui lui paraîtraient convenables pour le maintien de l'ordre général, la nomination des municipalités, l'organisation provisoire d'une garde nationale de quelques hommes sûrs et patriotes, pour la police intérieure[20].

Bonaparte donna à Delmas le commandement des pays dépendants de Bellune, de Cadore et de Feltre ; à Joubert celui du Bassanais ; toutes les provinces de terre ferme furent réparties entre les généraux ; ils avaient à peu près les mêmes instructions qu'Augereau. Cependant il y avait peu d'accord dans leur manière d'agir, chacun faisait à sa manière.

A Bassano, Joubert laissa tout sur l'ancien pied, disant que le pays était tranquille, et que toute innovation qui n'avait aucun but réel ne favorisait que les fripons[21]. Le territoire qu'il occupait était stérile, notamment en fourrages et en viande ; il était obligé de faire des excursions sur ses voisins. Les généraux, écrivait-il[22], gardent le territoire de leur commandement, comme les Français, les Anglais, les Autrichiens le leur, et peut-être même avec plus de jalousie ; je fais enlever sans leur répondre ce qui m'est nécessaire. Cela n'arriverait pas si l'administration nous pourvoyait. Vivez sur le pays où vous êtes : voilà ce qu'on nous dit, voilà toute la science.

La ville de Vérone s'était rendue à discrétion. On va voir comment elle fut traitée par le vainqueur. Il fut ordonné qu'elle paierait une imposition de 120.000 sequins, pour les dépenses de l'armée, et une contribution de 50.000 sequins, qui serait distribuée entre tous les soldats et officiers qui s'étaient trouvés assiégés dans les châteaux, ou ; ceux qui formaient la colonne mobile qui s'était emparée de la ville ;

Que tous les effets qui étaient au mont-de-piété, d'une valeur moindre de 50 fr., seraient rendus au peuple, et tous ceux d'une valeur supérieure séquestrés au profit de la République.

Vérone n'étant point la route de l'armée, ni le séjour d'aucun dépôt, il fut expressément défendu de rien payer sous prétexte d'effets perdus, soit aux administrateurs, soit aux militaires ; et d'admettre dans la comptabilité en argent, et dans celle en matières, aucun déficit justifié par des pertes faites dans cette ville.

Le commissaire ordonnateur en chef fut chargé de dresser un état des pertes qui auraient été faites par les individus formant la garnison des forts ou qui se trouvaient aux hôpitaux pour être indemnisés, par une troisième contribution qui serait frappée sur la seule ville et le territoire de Vérone.

Tous les chevaux de voiture et de selle existant dans la ville furent affectés aux charrois d'artillerie ou à la cavalerie.

La ville dut fournir, dans le plus court délai, des cuirs pour 40.000 paires de souliers et 2.000 paires de bottes ; du drap pour 12.000 paires de culottes, 12.000 vestes et 4.000 habits ; des toiles pour 12.000 chemises et 12.000 paires de guêtres, 12.000 chapeaux et 12.000 paires de bas ; cette fourniture était destinée à l'habillement de la division Joubert.

Toute l'argenterie existant dans les églises ou autres bâtiments publics, ainsi que tout ce qui appartenait au gouvernement, fut confisqué au profit de la République.

Une commission militaire fut formée pour, après un délai de quarante-huit heures, déclarer ennemis de l'humanité et assassins les cinquante principaux auteurs de l'assassinat qui avait eu lieu le jour de la seconde fête de Pâques ; lesquels seraient arrêtés et envoyés garrottés à Toulon pour être de là transférés à la Guyane : si cependant parmi ces cinquante il s'en trouvait de nobles vénitiens, ou de ceux qui avaient été arrêtés plusieurs mois auparavant et envoyés à Venise comme coupables de conspiration contre la-république française, et depuis relâchés, ils seraient condamnés à être fusillés ; le séquestre serait mis sur tous leurs biens, meubles et immeubles, et leurs biens-fonds confisqués et affectés à faire rebâtir les maisons du peuple qui avaient été brûlées pendant le siège, et à indemniser les autres personnes de la ville qui se trouveraient avoir perdu.

Un désarmement général devait avoir lieu dans tout le Véronais, et quiconque serait trouvé avoir désobéi à l'ordre du désarmement, être condamné à six ans de fers à Toulon.

Tous les tableaux, collections de plantes, de coquillages, etc., qui appartenaient, soit à la ville soit aux particuliers, furent confisqués au profit de la République ; les biens des condamnés furent affectés à indemniser les particuliers qui auraient fait des pertes[23]. Ces mesures étaient sans doute très-rigoureuses ; mais elles n'excédaient point les bornes de la juste vengeance réclamée par l'intérêt et la dignité de la France et de son armée.

Ici se présentent des faits déplorables qui ont fourni matière à de vives déclamations, c'est le côté honteux de la guerre. On nous reprochera peut-être de ne les avoir pas couverts d'un voile. Mais, quoique enthousiastes de la gloire française, nous nous sommes fait une loi de ne pas dissimuler les taches qui ont pu quelquefois la ternir. Elle reste encore assez brillante et assez pure pour conserver le premier rang dans l'histoire.

A peine arrivé à Vérone, Augereau fut indigné. La confusion des pouvoirs, l'exercice abusif qu'en avaient fait divers officiers supérieurs, avaient mis le comble à l'anarchie, et favorisé toutes sortes de pillages. Le mont-de-piété de cette ville, qui renfermait de grandes valeurs, avait été presque vidé ; on en avait ouvertement forcé les portes. Celui de Vicence, dont les habitants étaient restés soumis, avait eu le même sort. Il ne restait plus dans ces établissements que les objets de la valeur au maximum de cinquante francs, dont l'arrêté du général en chef ordonnait la restitution. Le commissaire des guerres Bousquet était accusé de ces dilapidations. Le général Victor l'avait fait arrêter. La campagne n'avait pas été épargnée ; l'incendie, le vol, les réquisitions générales et particulières, frappées arbitrairement et sans autorisation légale, avaient dépeuplé plusieurs villages et réduit les familles errantes au désespoir. Des officiers revenant des dépôts ou attirés par l'appât du pillage s'étaient érigés en commandants de places, et y avaient fait des actes que réprouvaient la justice, l'honneur et les lois de la discipline. Le tableau des actes arbitraires commis sur les maisons riches de Vérone n'était pas moins révoltant. On avait perçu par des réquisitions écrites et signées jusqu'à 60.000 francs, et refusé d'en donner un reçu. Pendant huit jours les marchands en détail avaient été exposés à perdre draps, toiles, mouchoirs, etc. Tout commerce avait cessé, la ville était déserte.

Augereau fit une proclamation qui ramena la confiance, mais les ressources n'en étaient pas moins épuisées, et il ne lui paraissait pas possible d'exécuter en tout l'arrêté du général en chef. Car après le pillage du mont-de-piété, les réquisitions faites dans les meilleures maisons, l'emploi de l'argenterie des particuliers et de partie de celle des églises au paiement de la contribution frappée par le général Kilmaine, il ne restait plus d'autre ressource que la fortune des juifs, facile à cacher et qu'ils avaient mise en sûreté. Augereau proposait donc au général en chef d'étendre la contribution de 120.000 sequins sur les villes des second et troisième ordre et sur les villages, ainsi que la fourniture des objets d'habillement et d'équipement.

Personne, ajoutait le général en terminant sa dépêche[24], n'est plus ennemi que moi des Vénitiens, personne ne tient plus à venger le sang français ; mais aussi je le dispute à tous par mon aversion pour l'injustice et la persécution. Si les Français s'en sont rendus coupables, il est de mon caractère, de mon devoir de faire oublier aux habitants qu'ils doivent une partie de leurs maux à mes compatriotes. Guerre aux tyrans, paix aux chaumières : ces principes sont dans votre cœur comme dans le mien, et vous connaissez mon zèle pour tendre au but qui vous anime ; aussi je me flatte que vous rendrez justice à ma franchise et à ma sincérité.

Nous transcrivons ici textuellement l'ordre que Bonaparte rendit de suite sur ce rapport[25].

Le général en chef voit avec indignation les vols que commettent plusieurs agents français, qui, sous différents prétextes, s'introduisent dans les monts-de-piété des villes vénitiennes, y mettent les scellés pour y voler tout ce qui est à leur convenance.

En conséquence, il ordonne :

1° Aux généraux de division de faire lever tous les scellés des monts-de-piété et de les restituer à leurs administrateurs, et en attendant, qu'il ne soit porté aucun changement auxdites administrations (hormis celui de la ville de Vérone).,

2° De faire vérifier par les administrateurs et les membres des municipalités ce qui manque aux monts-de-piété et autres établissements publics, depuis l'apposition des scellés, et de faire arrêter sur-le-champ les agents ou commissaires qui auraient mis les scellés ou qui seraient coupables de dilapidations, et de, les faire traduire, devant le conseil militaire de la division.

3° Les municipalités de la terre ferme vénitienne enverront sur-le-champ au général en chef une note de tout ce qui aurait été pris et qui serait à leur connaissance.

4° La propriété des villes et des habitants de la terre ferme vénitienne est sous la responsabilité des généraux de division qui y commandent : ils prendront toutes les mesures possibles pour faire arrêter les coupables, réprimer les abus, et garantir ce pays des ravages de cette nuée de voleurs qui semble s'y être donné rendez-vous.

 

Presque en même temps le commandant de la place de Padoue, nommé Arnoult, fut accusé de s'être emparé de sels à Chioggia et d'en avoir vendu sans autorisation et au mépris des dispositions faites par le général en chef. Il ordonna de l'arrêter et de le traduire devant un conseil militaire[26]. Bientôt après il fit donner l'ordre à un général de brigade de restituer tout ce que sa femme avait pris à différents propriétaires, et entre autres les voitures d'une maison où elle avait été logée[27].

Malgré l'extrême vigilance du général en chef pour empêcher les abus et les dilapidations, dit à ce sujet Napoléon, il y en eut, dans ce moment, plus qu'à aucune autre époque de cette guerre. Le pays était partagé entre deux factions très-animées ; les passions y furent plus ardentes et plus audacieuses.

Lors de la reddition de Vérone, le mont-de-piété de cette ville, riche d'environ sept à huit millions, fut dépouillé. Le commissaire des guerres Bousquet, et le colonel de hussards Andrieux, furent accusés d'être les auteurs de ce vol qui portait un caractère d'autant plus révoltant qu'il avait été précédé et suivi d'autres crimes nécessaires pour le tenir caché. Tout ce qu'on trouva dans les maisons des prévenus fut restitué à la ville, dont la perte néanmoins resta très-considérable[28].

 

Au milieu de ces désastres Bonaparte s'appliqua à consoler les savants et les établissements qui en avaient été victimes. Il fit payer 4.000 francs d'indemnité à l'astronome Antonio Gerracchio de Vérone, et fit augmenter de 10.000 francs le fonds de la société italienne de cette ville, légué par le célèbre Loerga, à laquelle on était redevable de plusieurs mémoires utiles sur les sciences exactes. Il invita Gerracchio à lui proposer ses vues sur ce qu'il y aurait à faire pour améliorer l'organisation de cette société et pour la rendre plus utile au progrès des connaissances humaines[29].

Les désordres commis dans le pays le ruinaient sans profiter à l'armée, la privaient au contraire de ressources qui, sagement et fidèlement employées, auraient satisfait à ses besoins. Ils étaient urgents après les fatigues de la campagne prodigieuse qu'elle venait de faire. Joubert qui maintenait la discipline dans sa division, écrivait au général en chef : Si vous vouliez voir mes soldats, ils font pitié ; on ne peut pas commander des troupes tellement négligées, et je laisserai tout entre les mains des chefs particuliers jusqu'à ce que je n'aie plus honte de les voir : cela est naturel ; encore deux mois de pareille négligence, et la saleté en conduira la moitié aux hôpitaux, le reste désertera ou pillera. Un soldat ne s'estime et ne soigne son honneur que quand il est décemment vêtu[30].

Il avait été ordonné aux généraux commandants dans les provinces de la terre ferme, de tenir la main à ce que, conformément aux préliminaires de la paix, les Autrichiens évacuassent toutes les parties de territoire qu'ils y occupaient. Il se trouvait beaucoup de soldats du corps de Laudon dans quelques rassemblements de brigands qui ravageaient les frontières du Vicentin et du Véronais. Augereau écrivit à ce général pour lui en témoigner son étonnement, et l'inviter à retirer ces soldats des rassemblements avant qu'il ne marchât contre eux pour les dissoudre[31].

Laudon continuait d'occuper Primolano et le pont de Cismone, et avait même renforcé ces postes. Joubert y envoya un gros détachement pour signifier aux Autrichiens de les quitter ainsi que le général Kerpen en était convenu par écrit. Ils refusèrent, et le commandant ramena son détachement. Laudon écrivit à Joubert de ne faire aucun mouvement avant qu'il n'eût reçu de nouveaux ordres. Le général républicain répondit qu'il envoyait de nouveau un détachement pour occuper de suite Primolano, et qu'il rendait le général autrichien responsable de tout ce qui pourrait arriver par la résistance de son monde. Le chef de brigade Destaing, chargé de cette mission, s'en acquitta avec adresse et fermeté. Les Autrichiens cédèrent. En rendant compte de cet incident au général en chef, Joubert lui écrivait : Le général Kerpen montre autant de loyauté que Laudon de petitesse et de fourberie : tout mon regret est de n'avoir pu le battre qu'une fois, parce que je ne l'ai vu qu'une fois dans la guerre d'Italie[32].

 

 

 



[1] Daru, tome VI, page 17. Dans son histoire d'Italie, Botta fait adresser à Bonaparte, par Justiniani, des paroles tellement hardies que, si elles sont vraies, on ne sait lequel serait le plus digne d'admiration, de l'audace patriotique du provéditeur ou de la magnanimité du général.

[2] Rapport des députés. Daru, tome VI, page 19.

[3] Lettre du 19 floréal (8 mai).

[4] Lettre du 19 floréal.

[5] Lettre du 21 floréal (10 mai).

[6] Lettre à Bonaparte, du 28 floréal (17 mai).

[7] Lettre de Baraguay-d'Hilliers à Bonaparte, 23 floréal.

[8] Lettre au Directoire, 24 floréal (13 mai).

[9] Ordre du 24 floréal (13 mai).

[10] Lettre de Bonaparte au Directoire, 30 floréal (19 mai).

[11] Lettres du 2 prairial (21 mai).

[12] Lettre de Bonaparte au Directoire, des 25 et 30 floréal.

[13] Lettre du 30 floréal (19 mai).

[14] Lettre à Bonaparte, du 7 prairial (26 mai).

[15] Lettre de Bonaparte à Berthier, du 16 prairial (4 juin).

[16] Lettre à Berthier, du 19 (7 juin).

[17] Biographie universelle de Michaud.

[18] Botta, tome III, page 45.

[19] Lettre du 2 floréal (21 avril).

[20] Lettre du 16 floréal (5 mai).

[21] Lettre à Bonaparte, 25 floréal.

[22] Lettre à Bonaparte, 5 prairial.

[23] Arrêté de Bonaparte, du 17 floréal (6 mai).

[24] Lettre du 20 floréal.

[25] Ordre du 20 floréal (9 mai).

[26] Lettre de Berthier, du 17 prairial.

[27] Lettre de Berthier, du 18 messidor.

[28] Montholon, tome IV, page 154.

[29] Lettre de Bonaparte à Gerracchio, du 18 messidor (6 juillet).

[30] Lettre du 5 prairial.

[31] Lettre du 25 floréal.

[32] Lettre du 3 prairial (22 mai).