HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ITALIE. - TOME PREMIER

 

PRÉFACE DE L'AUTEUR.

 

 

Un quart de siècle n'est rien dans l'espace du temps et dans la vie des nations ; mais les vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis 1789 jusqu'à 1815 ont eu, par les grands événements qui les ont remplies, une influence immense sur le sort du monde, et ont ouvert, plus que des siècles entiers des temps modernes et peut-être même de l'antiquité, un vaste champ à l'histoire. Elle s'en est de bonne heure emparée, elle l'a depuis longtemps exploité, et l'exploite tous les jours encore.

Soit qu'ils se renferment dans un objet particulier on dans une époque limitée, soit qu'ils embrassent l'ensemble de la révolution, la plus grande partie des écrits qui, sous divers titres, ont paru pendant son cours, ne peuvent, quels que soient d'ailleurs leur mérite et leur utilité, avoir le véritable caractère de l'histoire.

Quel observateur était assez clairvoyant pour saisir la vérité à travers les nuages dont elle était enveloppée, quel acteur assez impartial pour la révéler, quel témoin assez courageux pour la dire ? Comment élever un édifice solide sur un sol toujours mouvant, et conserver un calme impassible sur le cratère d'un volcan ?

Les publications contemporaines des événements sont loin d'en être des récits fidèles, et, même en croyant de bonne foi représenter exactement des choses dont on vient d'être témoin, on n'en donne souvent qu'une peinture imparfaite et trompeuse. Tous les partis où en leurs écrivains, et les ouvrages de ceux qui aspirent à l'impartialité conservent toujours quelque empreinte des passions au milieu desquelles ils ont été écrits.

Tant que la révolution régna en France, on n'en vit publier que d'éphémères apologies ; ses auteurs et ses adhérents s'inquiétèrent peu d'en écrire l'histoire. La plupart des histoires de la révolution, publiées alors, le furent par ses ennemis et à l'étranger ; c'est d'après leurs écrits que l'Europe a longtemps si mal jugé les personnes et les choses.

Lorsque l'homme extraordinaire qui était sorti de la révolution s'en fut emparé pour s'élever au pouvoir, elle pâlit aux yeux de la multitude éblouie par l'éclat personnel de Bonaparte, et parut presque entièrement effacée par la création de l'Empire. Le rétablissement du trône fut la condamnation de la République ; l'ivresse de la liberté fit place à celle de la gloire ; il ne fut plus question de la révolution que pour en déplorer les excès et l'accuser de tous les maux ; tel est l'esprit dans lequel furent composés les écrits de cette époque où l'on s'occupait peu d'écrire ; ainsi jusqu'à l'année 1815, il n'y a point eu une bonne histoire des 25 ans qui l'ont précédée. Tout ce qui a été publié pendant ce temps ne peut être considéré que comme des essais plus ou moins imparfaits. L'histoire contemporaine n'est pas plus impartiale en présence des peuples qu'en présence des rois ; d'ailleurs les matériaux reposaient la plupart dans le secret, et la prudence commandait de ne pas réveiller intempestivement des souvenirs trop récents, et de ne pas toucher à des plaies encore trop sensibles. C'est donc à la postérité, c'est à elle seule qu'il appartient de pénétrer les profondeurs des révolutions politiques, de dévoiler leurs causes et leurs effets, de juger sainement les hommes et les choses. La postérité ! elle est déjà venue pour la plupart d'entre eux ; elle est là, élevant son tribunal auguste et sévère, y traduisant les grands et les petits, les nations et leurs gouvernements, les citoyens et les rois, inexorable pour l'erreur ou le crime, révisant les jugements des contemporains, faisant et défaisant les renommées, les pesant dans sa balance, et proclamant dans sa justice ses irrévocables arrêts.

Depuis que la révolution a pu être impunément attaquée sur le sol même où elle avait pris naissance, depuis la chute de l'empire français et la mort de son fondateur, depuis que ces deux colosses ont été vaincus, leurs amis et leurs ennemis ont concouru à l'envi par leurs éloges et leurs critiques à soulever le voile qui pouvait encore couvrir les événements et les faits ; il en est d'importants qui ont été éclaircis. Des renseignements intéressants ont été ajoutés à la masse de ceux qui étaient connus ; des pièces dont l'existence ou le contenu étaient ignorés, des discours, des confidences, des anecdotes, des jugements divers ont été révélés dans les nombreux mémoires opposés ou contradictoires qui ont été publiés, et qui sont plus libres de certains ménagements, à mesure qu'on s'éloigne des temps auxquels ils se rapportent. L'île Sainte- Hélène seule a fourni une riche moisson de matériaux d'autant plus précieux que, si leur véracité peut être douteuse en quelques points, l'authenticité des mémoires qui les contiennent ne peut être contestée ; d'ailleurs, en vain l'intérêt personnel ou l'esprit de parti, sous prétexte d'éclairer, cherchent à éblouir de leur faux éclat l'esprit du lecteur, l'apothéose et la satire laissent toujours quelque lumière ; elle pénètre peu à peu, elle se propage, et finit par conduire à la vérité celui qui la recherche de bonne foi.

Le procès, s'il est permis de s'exprimer ainsi, un des plus grands procès qui aient occupé la scène du monde, est en grande partie instruit ; des écrits périodiques en ont recueilli la plupart des pièces ; de nombreux témoins ont apporté leurs dépositions ; les accusateurs et les accusés ont fait leurs révélations et leurs aveux, et la presse en a tenu un protocole indestructible qu'elle a transmis au public.

Le moment paraît donc arrivé d'écrire l'histoire de la révolution, c'est-à-dire de la période qui s'est écoulée depuis 1789 jusqu'à 1815. Mais qui ne serait point effrayé de la grandeur et des difficultés d'une telle entreprise ? Quel écrivain, entraîné par sa vocation, se sentira assez de courage et de talent pour s'élever à la hauteur de son sujet ? Quelle plume aura assez d'impartialité, de constance, de fermeté, d'énergie, pour tracer, dans de justes proportions, le plan d'un aussi vaste édifice ? Cette grande tâche, nous l'avouons, nous a frappés d'épouvante ; nous avons reculé devant elle ; nous la laissons, non sans regret, à des personnes plus heureuses que nous, à des mains plus habiles et plus hardies que les nôtres. Nous leur laissons le soin d'embrasser tout l'ensemble de cette période si fertile en personnages fameux ou célèbres, si féconde en événements, en grandes actions, en crimes et en vertus.

Nous nous sommes bornés à une seule partie de ce vaste tableau et à un seul homme ; mais dès l'instant qu'il a paru sur la scène, il y a joué un grand rôle ; bientôt il en est devenu le premier acteur, elle a reçu de lui un grand éclat, et, quand il en a disparu, semblable à ces grands météores qui apparaissent à la terre, il y a laissé des souvenirs impérissables.

Pendant plus de vingt ans, cet homme a eu une influence prodigieuse sur les personnes et les choses de son époque, sur la guerre et la paix, les lois et l'administration, la religion et les mœurs, sa patrie et l'étranger. Pendant près de vingt ans, il a été le centre autour duquel a, pour ainsi dire, tourné le monde. A ces traits, on reconnaît Napoléon Bonaparte.

Il a déjà paru plusieurs histoires de Napoléon et une foule d'écrits sur des époques partielles de sa carrière. Sans nous permettre de porter en particulier un jugement sur chacune de ces productions, nous ne croyons pas nous exposer à être démentis en affirmant que s'il en est qui méritent l'estime et la confiance du public, il en est aussi beaucoup qui n'en sont pas dignes. Leurs dimensions trop rétrécies ne sont nullement proportionnées à la grandeur et à l'étendue du sujet. Les matières y sont à peine effleurées, rarement approfondies ; il y a beaucoup d'omissions volontaires ou de lacunes qu'on n'a pas pu remplir. La plupart des jugements reposent sur des conjectures, fruits de combinaisons plus ou moins ingénieuses ou passionnées, ou sur des traditions erronées qui se transmettent sans examen, d'une plume à l'autre, comme des vérités, et qui en usurpent le caractère.

Les campagnes de Napoléon surtout ont trouvé des historiens capables par leur état, leur situation et leurs lumières, de les écrire avec talent. Parmi ces écrivains, il en est même qui ont fait des digressions heureuses sur la politique et le gouvernement, mais principalement dans leurs rapports avec la guerre, en subordonnant ainsi le principal à l'accessoire ; car quoique dans l'histoire de Napoléon la guerre tienne une place très-notable, elle n'en forme cependant pas la plus grande partie, la plus substantielle, la plus importante. Peut-être reste-t-il peu de chose à dire pour caractériser Napoléon comme capitaine ; mais il est loin d'être encore bien connu comme chef suprême du gouvernement de la France, et c'est surtout cette vaste tâche que nous avons entreprise.

Toute composition historique doit être renfermée dans de justes limites ; elles sont tracées par la hauteur et l'étendue du sujet. L'histoire d'Alexandre, de César, de Cromwell, exigent ou comportent d'autres proportions que celles d'un empereur du Bas-Empire ou d'un roi fainéant. L'histoire a aussi son juste point d'optique ; des détails qui plaisent ou intéressent, vus à dix ans, à trente ans de distance, n'ont plus, après un siècle, la même importance. Nous avons tâché de nous tenir dans un juste milieu, en conciliant les convenances des lecteurs de notre époque avec celles de la postérité, si toutefois notre ouvrage lui parvient. Du reste, il n'en est pas des grands hommes, des personnages extraordinaires qui se sont élevés au premier rang, et, à eux seuls, ont fait époque sur la terre, comme des hommes de mérite ou de talent qui ont eu leurs analogues. Les premiers, semblables à ces grands monuments de l'art qui ont traversé les siècles, excitent toujours, jusque dans leurs moindres détails, la curiosité ou l'admiration.

Nous avons donc donné à notre plan une plus grande dimension que n'en ont eu jusqu'à présent les écrits qui ont paru sur Napoléon. Dès-lors nous avons pu lui conserver le caractère essentiel de l'histoire. Les faits en sont le fondement et l'âme ; elle n'en est que la collection. Les fonctions de l'historien sont de les coordonner avec méthode et de les rapporter fidèlement. Ce sont les seuls repères immuables d'après lesquels il puisse se diriger, les seuls fanaux qui l'éclairent. Devant eux les conjectures, les suppositions disparaissent, les fictions s'évanouissent, les masques tombent. Sans les faits, l'histoire n'est plus qu'un ouvrage d'imagination, un roman. Dans les annales des nations, il en est sans doute qui sont rapportés diversement, même par des témoins oculaires ; mais ce n'est pas le plus grand nombre. Dans ces contradictions, c'est à la raison, à la conscience de l'écrivain à chercher la vérité. Depuis la découverte de l'imprimerie, mais surtout depuis que la publicité est devenue le plus grand ressort des gouvernements, si l'historien est embarrassé, c'est moins par la rareté des matériaux que par leur abondance. Le mouvement général des affaires, tous les actes du pouvoir sont connus. Il n'est pas un secret d'État, une intrigue, une manœuvre, un écrit, une pensée de l'homme public, que tôt ou tard la presse ne révèle. En France, cette publicité, les divisions intestines, les triomphes successifs des divers partis, ont multiplié les documents sur la plus grande partie des événements et de leurs causes. A des flots de lumière se mêlent quelquefois l'erreur ou le mensonge ; c'est à la bonne foi de l'écrivain à en faire le départ, au bon sens du lecteur à juger s'il a été bien fait.

Nous écrivons l'histoire de Napoléon d'après les monuments du temps officiels ou privés, publics ou secrets. Aux tableaux, aux esquisses plus ou moins fidèles dont il a déjà été le sujet, et où il a été, suivant les uns, trop maltraité par la haine, ou, d'après d'autres, trop exalté par l'admiration, nous opposerons un tableau où il se peindra lui-même par ses actes, ses correspondances, ses proclamations, ses discours, ses conversations, ses confidences, ses écrits ; tantôt on se bornera à les citer, tantôt on en rapportera textuellement les passages les plus marquants et les plus caractéristiques.

Quoique nous nous fassions une loi d'être sobres de remarques et de réflexions, nous nous permettrons cependant toutes celles que nous paraîtront comporter les objets et qui sont nécessaires à leur intelligence. Nous y apporterons surtout cet esprit de critique auquel nous ne pourrions pas renoncer sans abdiquer la plus noble fonction de l'écrivain, celle de porter son jugement sur les choses et sur les hommes qui sont soumis à celui du monde entier.

On a écrit tant de mal et tant de bien de Napoléon, qu'il nous sera bien permis, à notre tour, de dire librement notre pensée sur ses actions. Sa gloire et sa renommée ont eu trop d'éclat pour qu'elles ne puissent pas supporter des observations qui paraitraient même avoir quelque caractère de sévérité. Nous ne perdrons jamais de vue que nous écrivons l'histoire ; nous ne voulons donc ni flatter les mânes de l'homme célèbre qui en est l'objet, ni encore moins insulter à sa mémoire. Nous ne nous inquiétons pas de plaire ou de déplaire à aucun parti. Du reste, nous le répétons, ce sera Napoléon lui-même qui composera la plus grande partie de notre ouvrage ; c'est lui qui s'y peindra dans les diverses situations de sa vie, qui se jugera à charge et à décharge, et qui préparera l'arrêt de la postérité.

On suivra la même marche envers les personnages avec lesquels Napoléon s'est trouvé en relation dans les diverses périodes de sa carrière militaire et politique. Son histoire est nécessairement celle de beaucoup de ses contemporains. Comme lui ils ont été souvent défigurés par la haine ou la flatterie. On en a fait, au gré des passions, des royalistes, des républicains, des bonapartistes, des citoyens factieux ou de lâches esclaves, des serviteurs fidèles ou des ingrats et des traîtres. Acteurs ou interlocuteurs dans ce grand drame, ils s'y peindront aussi par leurs actes ; il en acquerra plus d ensemble et de vie ; mais on n'oubliera point que Napoléon en est le principal personnage, qu'il y a joué le premier rôle, et que les accessoires doivent le faire ressortir et ne jamais l'effacer.

En annonçant que notre ouvrage embrassera toute la vie de Napoléon, nous avons fait connaître l'étendue de notre tâche. Déjà assez vaste lorsqu'il n'est que général, par le caractère nouveau qu'il sut donner au commandement et à la guerre, par ses importantes conquêtes, par ses négociations, par l'influence que l'ascendant de ses victoires et la trempe de son génie lui firent exercer sur les révolutions, l'organisation des états et l'existence des peuples, cette tâche s'agrandit encore lorsqu'il prend les rênes du gouvernement de la France, qu'il étend ses limites, qu'il parcourt en vainqueur les capitales de l'Europe, qu'il lui dicte des lois, jusqu'à ce que, vaincu par elle, il succombe à son tour sous les ruines de son empire. Alors notre tâche n'a pour ainsi dire plus de bornes. Alors il faut suivre Napoléon tenant le sceptre d'une main et de l'autre l'épée du guerrier, promulguant ses lois et livrant des batailles, faisant la guerre et négociant la paix, gouvernant un empire immense et dirigeant ses rapports avec toutes les puissances. Il faut le suivre dans son intérieur et à sa cour, dans la capitale et dans les provinces, dans les camps et dans les villes étrangères, dans sa prospérité et dans ses revers, depuis son élévation jusqu'à sa chute, et depuis sa chute jusqu'à sa mort. Nous le prendrons au berceau pour ne l'abandonner que dans la tombe. Chaque époque, chaque circonstance de sa courte vie et de sa carrière si féconde, seront exposées et décrites d'après ses actes publics et secrets, ceux de ses coopérateurs, et les explications qu'il en a données lorsqu'à Sainte - Hélène, déchu de ses grandeurs et mort pour le monde, il ne vivait plus que dans la postérité. On le verra donc quelquefois d'acteur devenir historien ; on verra Napoléon juger Bonaparte et ses contemporains, l'empereur expliquer le premier consul et le général, en un mot le testament du plus grand homme sorti de la révolution ; écrit par le plus grand monarque de son siècle.

A en juger par les publications que nous a fournies Sainte-Hélène, excepté les campagnes du général Bonaparte en Italie, ce testament est extrêmement incomplet. Il ne contient que quelques pages sur la guerre d'Égypte dont l'histoire, quoique dictée par Napoléon, n'est pas près de voir le jour, et des considérations partielles sur le gouvernement du Directoire. La révolution du 18 brumaire n'y est qu'ébauchée. Quant aux deux premières années du consulat, on n'y trouve que les campagnes de 1800 et 1801, et le traité de Lunéville. Le reste se compose de morceaux historiques, de notes sur quelques ouvrages politiques et militaires, et d'un précis des guerres du maréchal de Turenne, qui n'a aucun rapport à l'histoire moderne.

Ces documents sont à compléter et susceptibles de critique ; il y a de grandes lacunes à remplir et à traiter entièrement, des époques qui ne l'ont été que très-imparfaitement en Europe, et qui à Sainte- Hélène n'ont pas même été abordées, telles que le gouvernement intérieur de la France pendant une grande partie du consulat, et tout l'empire.

Nous ne voulions d'abord que ramasser simplement des matériaux pour l'histoire ; cédant à un attrait auquel nous n'avons pu résister, nous en avons nous-mêmes saisi le burin. Le public impartial jugera si nous avons trop présumé de nos forces. Cet ouvrage sera sans contredit le plus complet qui ait encore paru sur l'homme qui en est l'objet. Nous osons croire que, réduit à ce seul mérite, il ne serait pas sans une grande utilité et sans quelque intérêt. Puisse un nouveau Tacite, profitant de nos recherches laborieuses, tracer d'une main plus savante le sujet auquel nous les avons consacrées ; nous nous féliciterons de les avoir épargnées à son talent, à son génie !