HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ÉGYPTE. - TOME SECOND

 

CHAPITRE XV.

 

 

Retour de Bonaparte au Kaire. — Expédition de Destaing contre les Arabes du Bahyreh. — Bonaparte adresse des reproches à Desaix. — Mourad-Bey aux abois. — Bonaparte prend des mesures pour mettre la côte à l'abri d'une descente. — Pénurie des finances. — Fête du prophète. — Habillement de l'armée. — Travaux scientifiques en Égypte. — Bonaparte tente d'ouvrir des négociations avec le grand-vizir. — L'expédition d'Égypte devient un chef d'accusation contre le Directoire et Talleyrand. — Effet de la victoire d'Abouqyr à Paris.

 

Bonaparte partit d'Alexandrie le 17 thermidor (4 août) pour se rendre au Kaire. Il envoya le général Destaing dans le Bahyreh pour reconnaître et surveiller les tribus d'Arabes qui y étaient réunies, et qui, au mépris de leurs promesses, n'avaient cessé de commettre des hostilités. Le projet de Bonaparte était de diriger successivement d'autres troupes contre eux, de les amuser par des propositions de traités, de les envelopper, et de tomber en force sur eux. Le général Destaing ne jugea pas à propos d'attendre cette réunion et marcha dans la nuit du 18 au 19 thermidor pour surprendre le camp des Arabes ; mais, instruits de son mouvement, ils évacuèrent leurs troupeaux et leurs équipages, et, en arrivant au point du jour entre Zemran et Delingah, Destaing vit les Arabes levant leur camp, déjà à cheval, et leurs chameaux filant vers la montagne de Rosaf. Les Arabes, au nombre de 600 cavaliers, attaquèrent les premiers avec beaucoup d'audace, et firent bonne contenance pendant 7 ou 8 heures, malgré le feu de l'infanterie que Bestaing faisait marcher à la poursuite des chameaux. Mais, ses soldats ne pouvant plus aller, il fut obligé de s'arrêter à moitié chemin de Delingah à El-Aouch où il fut encore harcelé pendant deux heures par les Arabes qui enfin se retirèrent. Le but de cette expédition fut donc manqué par trop de précipitation.

En apprenant ce résultat à Rahmanieh, Bonaparte blâma vivement Destaing d'avoir, sans artillerie, presque sans cavalerie, attaqué des tribus nombreuses qui étaient à cheval, de n'avoir pas attendu la cavalerie qu'il avait envoyée à leur poursuite avec deux pièces de canon, sous le commandement du général Andréossy, et d'avoir fait perdre une occasion qui se retrouverait difficilement.

A tout événement, Bonaparte laissa l'ordre à Andréossy de protéger, avec la cavalerie et les dromadaires, les opérations qui pourraient être nécessaires pour éloigner les Arabes, en supposant qu'ils n'eussent pas été ; acculés dans le désert[1].

Destaing répondit à Bonaparte qu'il avait malheureusement mérité ses reproches, et qu'il aimait beaucoup mieux les avoir reçus que les attendre. Andréossy et lui, après s'être concertés j manœuvrèrent sur la lisière du désert ; mais les Arabes ne les y attendirent pas, et se retirèrent vers El-Aouch, après avoir perdu quelques hommes et quelques chameaux. Cependant leur retraite permit au général Destaing de faire la levée des contributions qui était impossible, tant qu'ils occupaient le centre de la province de Bahyreh ; d'ailleurs la victoire d'Abouqyr avait aussi tempéré leurs dispositions hostiles et leur avidité.

Bonaparte laissa à Rahmanieh ses guides, ses équipages, ceux de son état-major, avec l'ordre d'aller à Menouf attendre qu'il vînt les y prendre pour un voyage qu'il annonça vouloir faire incessamment dans le Delta. Ensuite, il s'embarqua pour aller au Kaire. Il arriva le 23 dans cette ville avec Mustapha-Pacha et d'autres prisonniers turcs de distinction ; il reçut les hommages et les félicitations des Français et des habitants, il reprit les rênes du gouvernement que, pendant son absence, il avait confiées au général Dugua. Il célébra la victoire d'Abouqyr dans une fête qu'il donna aux généraux et aux chefs militaires et civils.

Desaix n'était point descendu au Kaire et n'y avait point envoyé toutes les troupes que le général en chef lui avait demandées. Voici les motifs qu'il donnait : Mourad-Bey avait reçu de Mustapha-Pacha l'ordre de venir le joindre. Persuadé depuis longtemps que, si la Porte chassait les Français de l'Égypte, elle profiterait de l'état de faiblesse où étaient réduits les Mamlouks pour les en chasser eux-mêmes, Mourad-Bey ne fut pas tenté d'obéir à l'ordre du commandant de l'armée turque[2]. Il n'en travailla pas moins à rassembler le plus qu'il pourrait de Mamlouks, d'Arabes et d'aventuriers, pour profiter de l'absence de Desaix, s'il quittait la Haute-Égypte. Le général ne crut donc pas devoir perdre de vue Mourad- Bey, et s'acharna à sa poursuite.

La désobéissance de Desaix n'avait eu aucun résultat fâcheux, puisqu'on avait vaincu à Abouqyr ; cependant il n'en était pas moins dans son tort, et, malgré son amitié pour lui, le général en chef le rappela à son devoir. J'ai été peu satisfait, lui écrivit-il, de toutes vos opérations pendant le mouvement qui vient d'avoir lieu. Vous avez reçu l'ordre de vous porter au Kaire, et vous n'en avez rien fait. Tous les évènements qui peuvent survenir ne doivent jamais empêcher un militaire d'obéir, et le talent à la guerre consiste à lever les difficultés qui peuvent rendre une opération difficile, et non pas à la faire manquer. Je vous dis ceci pour l'avenir.

Bonaparte lui fit encore d'autres reproches. A son retour de Syrie, il avait demandé à son lieutenant qu'il croyait nager dans l'abondance, de lui envoyer 150.000 fr., il les promit : non-seulement il ne les envoya pas, mais il aligna la solde de ses troupes, tandis que celle du reste de l'armée était arriérée de sept mois. C'est, lui écrivit Bonaparte, n'avoir ni zèle pour la chose publique, ni considération pour moi, que de ne voir, surtout dans une opération de cette espèce, que le point où l'on se trouve. Il lui rappela les principes de la comptabilité d'après lesquels toutes les recettes devaient être versées dans la caisse du payeur-général, pour n'en sortir que par l'ordre du général en chef. Il le blâma d'avoir appliqué aux besoins de sa division les fonds des provinces de Fayoum, de Girgeh et Beny-Soueyf, dont l'administration ne lui avait jamais été confiée, et lui défendit de s'en mêler d'aucune manière[3]. Enfin il rappela au général Zayonschek que, pour l'administration de sa province, il n'était en rien soumis au général Desaix ; le blâma de lui avoir laissé prendre de l'argent, et lui ordonna de regarder comme nuls tous les ordres qu'il donnerait à ce sujet[4].

Bonaparte reçut alors la relation de la campagne de la Haute-Égypte qu'il avait demandée à Desaix. Il rappelait les services distingués des généraux Friant, Davoust et Belliard, et des chefs de corps, le dévouement, la constance et le rare courage des officiers subalternes, et la bravoure de ses intrépides soldats. Il recommandait particulièrement au général en chef le frère du malheureux Morandi, commandant la djerme l'Italie ; il demandait des grenades en or pour le maréchal-des-logis d'artillerie à cheval Rousseau qui avait pointé presque toutes les pièces aux batailles s de Sédiman et de Samhoud, et pour le caporal de grenadiers de la 61e, Lainault, qui s'était signalé dans toutes les affaires et surtout au combat de Qéné.

Bonaparte, pour effacer l'impression pénible qu'avaient dû faire ses reproches sur Desaix, lui écrivit deux jours après[5] : Je vous envoie un sabre d'un très-beau travail, sur lequel j'ai fait graver : Conquête de la Haute-Égypte ; elle est due à vos bonnes dispositions et à votre constance dans les fatigues. Voyez-y, je vous prie, une preuve de mon estime et de la bonne amitié que je vous ai vouée. Il avait déjà témoigné sa satisfaction à Desaix en lui faisant présent d'un poignard enrichi de diamants, sur lequel était gravée cette inscription : Prise de Malte. - Bataille de Chebreis. - Bataille des Pyramides.

Le général en chef considérait que la conquête de la Haute-Égypte ne serait réellement terminée que lorsque Mourad-Bey serait détruit. Il était devenu si petit qu'il ne doutait pas que Desaix, avec quelques centaines d'hommes montés sur des chameaux, ne le poussât dans le désert et n'en vînt à bout. Dès que ce but serait atteint, il comptait faire relever toutes les troupes de la Haute-Égypte qui lui seraient ailleurs nécessaires, s'il arrivait quelque événement sur la côte ou sur la frontière de Syrie. Cependant, il n'avait pas pour le moment d'inquiétude sérieuse. Il ne croyait pas que l'ennemi fût en état de faire quelque entreprise. Ibrahim-Bey n'avait que 250 Mamlouks à cheval et 150 à pied, 500 cavaliers et 600 fantassins de Djezzar ; Elfy-Bey n'avait que 80 Mamlouks.

Dès que l'inondation aurait un peu couvert l'Égypte, Bonaparte comptait envoyer le général. Davoust avec un corps de cavalerie et d'infanterie pour commander les provinces de Fayoum, Beny-Soueyf et Girgeh ; il recommandait à Desaix d'y laisser des corps de troupes, de s'arranger de manière à ce qu'il fût maître de ne laisser qu'une centaine d'hommes à Cosseïr ; à ce que Qéné contînt tous ses embarras, et à ce qu'il pût, en cas d'invasion sérieuse, rapidement et successivement replier toutes ses troupes sur le Kaire, de faire filer sur cette ville toutes les carcasses de barques, avisos ou bricks, appartenant aux Mamlouks, pour être employées à la défense des bouches du Nil.

Il paraît que Desaix proposa de traiter avec Mourad-Bey. Bonaparte lui répondit[6] : Je vous laisse le maître de lui accorder toutes les conditions de paix que vous croirez utiles. Je lui donnerai son ancienne ferme près de Gizeh ; mais il ne pourrait avoir avec lui plus de 10 hommes armés : si vous pouviez nous en débarrasser, cela vaudrait beaucoup mieux que tous ces arrangements.

Mais, quoique abandonné de toutes parts, Mourad-Bey ne perdait point courage. Les Anglais lui avaient fait espérer des secours par la Mer Rouge. Le 21 thermidor, après avoir reparu au-dessous de Syout, il remonta vers Girgeh ; mais bientôt, poursuivi par le chef de brigade Morand, il fut obligé de s'enfuir, en perdant quelques Mamlouks, un kachef et 20 chameaux. Surpris dans la nuit du 24, près de Samhoud, il y perdit encore un bon nombre de Mamlouks, 200 chameaux chargés, une grande quantité d'armes, et n'échappa lui-même qu'à la faveur de l'obscurité à la poursuite d'un détachement du 20e régiment de dragons. Je ne sais ce qu'il est devenu, écrivit Desaix. J'espère qu'il n'échappera pas aux troupes qui le guettent de toutes parts ; il faut bien qu'il finisse.

Deux frégates anglaises parurent devant Cosseïr quelques jours après (le 27), ne cessèrent de canonner le fort et la ville pendant 64 heures, et disparurent après avoir vainement tenté quatre fois de débarquer les troupes qu'elles avaient à bord, laissant des morts et des blessés et une pièce de canon.

Le général en chef envoya à Rosette deux demi-galères et la chaloupe canonnière la Victoire pour concourir à la défense du Bogaz, afin qu'on fut en mesure si Sidney Smith, ce qu'il ne croyait pas, voulait tenter quelque chose avec ses chaloupes canonnières ; car, écrivait-il à Marmont, cet homme est capable de toutes les folies. Comme il se trouvait un grand nombre de bâtiments réunis pour la défense du Bogaz, et que, vu la faiblesse de la garnison de Rosette, la sûreté de l'embouchure du Nil était spécialement confiée a cette flottille, il recommandait à Marmont d'en donner le commandement à un officier qui fut un homme de tête[7].

Le général Vaux ne pouvait se rétablir des blessures qu'il avait reçues à Saint-Jean-d'Acre ; Bonaparte lui écrivit[8] cette lettre peu importante pour l'histoire, mais vrai brevet d'honneur pour celui à qui elle était adressée : Je suis très-peiné d'apprendre que vos blessures vont mal y je vous engage à passer le plus tôt possible en France ; je donne tous les ordres que vous désirez pour vous en faciliter les moyens ; j'écris au gouvernement conformément à vos désirs : vous avez été blessé au poste d'un brave qui veut redonner de l'élan à des troupes qu'il voit chanceler. Vous ne pouvez pas douter que, dans toutes les circonstances, je ne prenne le plus vif intérêt à ce qui vous regarde.

Le 26 thermidor, des vaisseaux ennemis parurent devant Damiette. Kléber en informa aussitôt le général en chef. Celui-ci pensa que c'étaient des bâtiments de l'escadre d'Abouqyr qui venaient faire de l'eau au Bogaz, ou des bâtiments mouillés à Alexandrie, et que le bruit des premiers succès des Turcs à Abouqyr avait fait mettre à la voile. Il annonça à Kléber qu'un bataillon de la 26e était parti pour le rejoindre ; qu'il lui envoyait la demi-galère l'Amoureuse, et le chef de bataillon Rutty pour commander l'artillerie ; qu'il pouvait disposer du général Vial qui était dans le Garbyeh avec un bataillon de la 32e et une pièce de canon ; que dès que la cavalerie qui était à Alexandrie, et qui arrivait à l'instant, se serait reposée un jour, il la ferait partir, si cela était nécessaire ; qu'il espérait recevoir le lendemain des renseignements positifs sur cette flotte ; qu'il n'était en peine de rien si elle mettait, comme à Abouqyr, trois jours à débarquer ; qu'il ne doutait pas que Kléber n'eût eu le temps de réunir sa division et se mettre bien en mesure. Ce fut une fausse alerte.

Les dépenses extraordinaires occasionnées par l'établissement de l'armée en Égypte, par la nécessité de pourvoir à ses besoins de toute espèce, par les travaux des fortifications, par la campagne de Syrie, loin de permettre de thésauriser, avaient consommé par anticipation une partie des ressources ; il y avait donc pénurie dans les finances. Elles se ressentaient aussi du relâchement et des abus qui s'étaient introduits dans l'administration, pendant qu'absent du Kaire .Bonaparte marchait à la tête de son armée. Maintenant, il s'industriait de toutes les manières pour faire de l'argent ; il pressait, il activait les rentrées de l'arriéré ; il faisait des emprunts aux Turcs, aux juifs, aux Cophtes ; il stimulait le zèle des administrateurs, il luttait de toutes ses forces contre les résistances[9]. Les cheyks El-Beled de plusieurs villages en retard de payer les impôts étaient détenus a la citadelle ; le général en chef écrivait au général Dugua[10] : Demandez-leur pourquoi ils ne paient pas. Vous leur ferez connaître que si d'ici au 1er fructidor ils ne se sont pas acquittés, ils paieront un tiers de plus, et que si d'ici au 10 ils n'ont pas payé ce tiers et le capital, ils auront le cou coupé.

Malgré les dépenses considérables qui avaient déjà été faites pour le système de défense, il était encore loin d'être complet. Le général du génie Samson demandait pour les travaux de la direction du Kaire, pendant le mois de fructidor, une somme de 115.000 francs.

Le général en chef ordonna la réunion des administrations des subsistances et des transports, la réduction du nombre des employés de toutes les administrations civiles et militaires, de leurs traitements, et l'incorporation des employés réformés dans les cadres de la cavalerie ou de l'infanterie, à leur choix.

Bonaparte profita du retour de la caravane de Maroc pour écrire au roi qu'il l'avait protégée et bien accueillie, et lui recommander de bien traiter les Français qui étaient dans ses États ou que le commerce pourrait y appeler[11].

La fête du prophète fut célébrée au Kaire avec la plus grande pompe. Le général en chef, pour prouver aux habitants qu'il ne cessait de respecter1 leur croyance et leur religion, donna à cette fête beaucoup plus d'éclat qu'elle n'en avait encore eu. Les principaux prisonniers turcs, de la bataille d'Abouqyr, y étaient présents. Probablement cette circonstance contribua beaucoup à l'appareil que le général déploya dans cette fête, afin de faire publier dans tout l'empire ottoman sa vénération pour le prophète, et de dissiper toutes les préventions des Musulmans.

Le soir, toutes les troupes, éclairées par une grande quantité de flambeaux, allèrent rendre visite au cheyk El-Bekry. Le général en chef avait dîné chez ce cheyk avec Mustapha-Pacha et les principaux officiers faits prisonniers à la bataille d'Abouqyr. Il assista à la lecture de différents poèmes arabes en l'honneur du prophète. Ensuite, au milieu des grands cheyks, il fit faire la prière et réciter la généalogie du prophète. Le pacha et tous les prisonniers turcs ne revenaient pas de surprise, en voyant le respect que les Français avaient pour l'islamisme et la loi du prophète.

Bonaparte s'occupa de l'habillement de l'armée pour l'an VIII. La quantité d'habits dont il ordonna la délivrance peut faire connaître le nombre approximatif d'hommes dont était composée l'armée. Il assigna aux différents corps d'infanterie 32.200 habits, promit des suppléments aux corps qui n'auraient point assez reçu, arrêta que les hommes qui avaient été habillés en l'an VII ne le seraient pas en l'an vin. Il demanda à l'ordonnateur en chef un rapport particulier sur l'habillement de la cavalerie. Le drap bleu était rare ; cette couleur fut réservée pour l'artillerie et les sapeurs ; le drap vert pour la cavalerie, et le rouge, noir, gris, puce, etc., furent donnés aux brigades d'infanterie. Quelle que fut la couleur de l'uniforme, il fut prescrit d'y faire trouver les trois couleurs nationales. Pour l'infanterie, l'uniforme était un habit-veste, un gilet de basin croisé, un pantalon en toile forte écrue pour l'infanterie de ligne, et gros bleu pour l'infanterie légère, l'artillerie et le génie. Les dragons avaient Je gilet en basin rayé, le pantalon en drap. L'habit, le gilet et le pantalon de l'artillerie à cheval et des chasseurs et hussards étaient en drap. Chaque cavalier recevait par année une paire de souliers et une paire de bottes ; chaque fantassin une paire de souliers tous les trois mois ; l'infanterie portait des casquettes.

Une compagnie de négociants toscans et impériaux avait à Alexandrie et à Rosette une grande quantité de draps qu'elle avait accaparés. Bonaparte voulut leur en acheter 24.000 aunes, à raison de 20 francs l'aune, payables moitié en argent et moitié en riz ou blé. Ils refusèrent, espérant faire la loi, parce qu'ils n'avaient pas de concurrents. Il chargea Marmont de réunir ces négociants chez lui ; de leur faire connaître que la guerre avait été déclarée par la République à l'empereur et au grand-duc de Toscane ; que les lois constantes de tous les pays autorisaient le général en chef à confisquer leurs bâtiments et à mettre les scellés sur leurs magasins ; que cependant il voulait bien leur accorder une faveur particulière et ne point les comprendre dans cette mesure générale 5 mais qu'il avait besoin de 24.000 aunes de drap pour habiller l'armée ; qu'ils eussent a les consigner de suite, soit à Alexandrie, soit à Rosette, au commissaire des guerres qui les ferait passer en toute diligence au Kaire ; qu'elles y seraient estimées et payées au maximum de 18 francs Faune ; qu'un de ces négociants, chargé de pouvoirs des autres, se rendît au Kaire pour conférer avec l'ordonnateur en chef, et s'arranger pour le mode de paiement. Si, au lieu de se prêter de bonne grâce à cette mesure, ajoutait Bonaparte[12], ces messieurs faisaient les récalcitrants, le scellé sera apposé sur leurs effets, papiers et maisons ; ils seront mis dans une maison de sûreté ; vous ferez abattre les armes de l'empereur et celles de Toscane, et vous en donnerez avis à l'ordonnateur de la marine pour qu'il confisque tous les bâtiments appartenant aux Impériaux, Toscans et Napolitains : je préfère la première mesure à la seconde.

Depuis son entrée en Égypte, le général en chef n'avait point cessé de s'occuper des sciences et des arts. Ce grand objet était toujours présent à sa pensée, avant ou après la victoire, soit qu'il dirigeât les opérations militaires, soit qu'il méditât des mesures administratives et politiques.

La géographie avait étendu ses recherches sur les ports, les lacs et les cotes. Elle avait fixé la, position des lieux remarquables et fondé : ses mesures sur l'observation du ciel. La physique avait étudié les propriétés du climat, le cours du Nil, le système des irrigations, la nature du sol, celle des animaux, des minéraux et des plantes. Les beaux-arts avaient retrouvé leurs antiques modèles, et avaient travaillé à, en recueillir fidèlement les vestiges, Bonaparte suggérait ou encourageait toutes les découvertes ; il embrassait en même temps la guerre, la politique, les lois et les sciences.

Les recherches entreprises sous ses auspices furent toutes secondées, et souvent même dirigées par les généraux, les ingénieurs et les militaires. Plusieurs d'entre eux y consacraient tout le loisir que pouvaient leur laisser les opérations de la guerre, et rédigeaient des mémoires sur la géographie physique du Delta, la condition politique des divers habitants, le cours du Nil, la nature du sol, la description des antiquités. On profitait de toutes les facilités qui pouvaient s'offrir pour parcourir et observer le pays que les armées occupaient. Il ne se faisait aucune reconnaissance militaire sans qu'un ou plusieurs membres des commissions savantes n'y fussent adjoints pour tenter quelques découvertes utiles. L'inspection des côtes ou des déserts voisins, les expéditions éloignées, les marches des détachements, les négociations ou les combats avec les tribus errantes, les opérations administratives, tout devint l'occasion ou le but d'une nouvelle recherche.

On n'avait pu d'abord explorer que le Delta. La campagne de Desaix ouvrit la Haute-Égypte. Ainsi que nous l'avons dit, Denon l'accompagna.

Le général en chef y envoya une commission pour prendre des renseignements sur le commerce, l'agriculture, l'histoire naturelle, les arts et les antiquités. Elle fut composée de Girard, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées ; Jollois, Devilliers, Dubois-Aymé et Duchanoy, ingénieurs ordinaires ; de Descotils, Rosières et Dupuis, ingénieurs des mines, et Castex, sculpteur. Une des parties les plus importantes de la mission des ingénieurs des ponts-et-chaussées était d'examiner le régime du Nil, depuis la première cataracte, et d'étudier le système d'irrigation de la Haute-Égypte.

Cette commission partit du Kaire le 29 ventôse an VII. Sa marche fut subordonnée aux opérations de l'armée. Cependant, à force de persévérance, en se mettant sous la protection des détachements envoyés à la poursuite des Mamlouks, les commissaires parvinrent jusqu'à l'île de Philæ, et parcoururent plusieurs fois les deux rives du fleuve. Ils se séparèrent pour remplir des missions particulières, ou allèrent au Kaire porter le fruit de leurs travaux et de leurs recherches.

Vers la fin de l'an VII, on avait donc déjà beaucoup travaillé à la découverte et à la description des monuments. On avait reconnu le temple magnifique de l'ancienne Tentyris, les pompeux vestiges de Thèbes, les demeures vraiment royales des Pharaons. On avait pénétré au-delà d'Éléphantine, dans cette île sacrée, qui semble être elle-même un seul monument élevé par les Égyptiens à la gloire des beaux-arts et des dieux. Denon avait rapporté une collection de dessins qui avaient piqué la curiosité et excité l'émulation. On avait fait des observations importantes sur le cours du Nil, la nature physique du sol, l'agriculture y le commerce et la géographie ancienne.

Mais, dans les derniers jours de thermidor, Bonaparte résolut de donner encore un plus grand développement à ces travaux. La Haute-Égypte était conquise et paisible ; il devenait plus facile de compléter ce qu'on n'avait pu qu'ébaucher, ou de relever ce qu'on avait été forcé de négliger, tant qu'on n'avait pas été maître du pays. Il chargea donc deux commissions composées de 25 artistes et savants, de se rendre dans la Haute-Égypte pour en observer les merveilles en sécurité et avec plus d'exactitude. Il ordonna lui-même le plan de ce voyage et en régla tous les détails avec la plus attentive prévoyance[13].

Bonaparte fit une dernière tentative pour ouvrir des négociations avec la Porte. Il remit à l'effendi fait prisonnier au fort d'Abouqyr, une lettre pour le grand-vizir, et chargea le général Kléber d'expédier ce messager à Chypre, d'où il se rendrait à Constantinople. Cette lettre, remarquable par la sagacité avec laquelle étaient exposés les véritables intérêts de la Porte, était ainsi conçue :

Grand parmi les grands éclairés et sages, seul dépositaire de la confiance du plus grand des sultans.

J'ai l'honneur d'écrire à votre excellence par l'effendi qui a été fait prisonnier à Abouqyr[14], et que je lui renvoie pour lui faire connaître la véritable situation de l'Égypte, et entamer des négociations entre la Sublime-Porte et la République Française, qui puissent mettre fin à la guerre qui se trouve exister pour le malheur de l'un et de l'autre État. Par quelle fatalité la Porte et la France, amies de tous les temps, et dès lors par habitude, amies par l'éloignement de leurs frontières, la France, ennemie de la Russie et de l'empereur, la Porte ennemie de la Russie et de l'empereur, sont-elles cependant en guerre ?

Comment votre excellence ne sentirait-elle pas qu'il n'y a pas un Français de tué qui ne soit un appui de moins pour la Porte ?

Comment votre excellence, si éclairée dans la connaissance de la politique et des intérêts des divers États, pourrait-elle ignorer que la Russie et l'empereur d'Allemagne se sont plusieurs fois entendus pour le partage de la Turquie, et que ce n'a été que l'intervention de la France qui l'a empêché ?

Votre excellence n'ignore pas que le véritable ennemi de l'islamisme est la Russie. L'empereur Paul Ier s'est fait grand-maître de Malte ; c'est-à-dire a fait vœu de faire la guerre aux Musulmans : n'est-ce pas lui qui est chef de la religion grecque, c'est-à-dire des plus nombreux ennemis qu'ait l'islamisme ?

La France, au contraire, a détruit les chevaliers de Malte, rompu les chaînes des Turcs qui y étaient détenus en esclavage, et croit, comme l'ordonne l'islamisme, qu'il n'y a qu'un seul Dieu.

Ainsi donc la Porte a déclaré la guerre à ses véritables amis, et s'est alliée à ses véritables ennemis.

Ainsi donc la Sublime-Porte a été l'amie de la France tant que cette puissance a été chrétienne, et lui a fait la guerre dès l'instant que la France, par sa religion, s'est rapprochée de la croyance musulmane. Mais, dit-on, la France a envahi l'Égypte ; comme si je n'avais pas toujours déclaré que l'intention de la République Française était de détruire les Mamlouks, et non de faire la guerre à la Sublime-Porte ; était de nuire aux Anglais, et non à son grand et fidèle ami l'empereur Sélim.

La conduite que j'ai tenue envers tous les gens de la Porte qui étaient en Égypte, envers les bâtiments du grand-seigneur, envers les bâtiments de commerce portant pavillon ottoman, n'est-elle pas un sûr garant des intentions pacifiques de la République Française ?

La Sublime-Porte a déclaré la guerre dans le mois de janvier à la République Française avec une précipitation inouïe, sans attendre l'arrivée de l'ambassadeur Descorches, qui déjà était parti de Paris pour se rendre à Constantinople, sans me demander aucune explication, ni répondre aux avances que j'ai faites.

J'ai cependant espéré, quoique sa déclaration de guerre me fût parfaitement connue, pouvoir la faire revenir, et j'ai, à cet effet, envoyé le citoyen Beauchamp, consul de la République, sur la caravelle. Pour toute réponse, on l'a emprisonné ; pour toute réponse, on a créé des armées, on les a réunies à Gaza, et on leur a ordonné d'envahir l'Égypte. Je me suis alors trouvé obligé de passer le désert, préférant faire la guerre en Syrie à ce qu'on la fit en Égypte.

Mon armée est forte, parfaitement disciplinée, et approvisionnée de tout ce qui peut la rendre victorieuse des armées, fussent-elles aussi nombreuses que les sables de la mer. Des citadelles et des places fortes hérissées de canons, se sont élevées sur les côtes et sur les frontières du désert : je ne crains donc rien, et je suis ici invincible ; mais je dois à l'humanité, à la vraie politique, au plus ancien comme au plus vrai des alliés, la démarche que je fais.

Ce que la Sublime-Porte n'obtiendra jamais par les armes, elle peut l'obtenir par une négociation. Je battrai toutes les armées, lorsqu'elles projetteront l'envahissement de l'Égypte ; mais je répondrai d'une manière conciliante à toutes les ouvertures de négociations qui me seront faites. La République Française, dès l'instant que la Sublime-Porte ne fera plus cause commune avec nos ennemis, la Russie et l'empereur, fera tout ce qui sera en elle pour rétablir la bonne intelligence, et lever tout ce qui pourra être un sujet de désunion entre les deux Etats.

Cessez donc des armements dispendieux et inutiles ; vos ennemis ne sont pas en Égypte, ils sont b sur le Bosphore, ils sont à Corfou, ils sont aujourd'hui, par votre extrême imprudence, au milieu de l'Archipel.

Radoubez et réarmez vos vaisseaux ; reformez vos équipages ; tenez-vous prêts à déployer bientôt l'étendard du prophète, non contre la France, mais contre les Russes et les Allemands qui rient de la guerre que nous nous faisons, et qui, lorsque vous aurez été affaibli, lèveront la tête et déclareront bien haut les prétentions qu'ils ont déjà.

Vous voulez l'Égypte, dit-on ; mais l'intention de la France n'a jamais été de vous l'ôter.

Chargez votre ministre à Paris de vos pleins pouvoirs, ou envoyez quelqu'un chargé de vos intentions ou de vos pleins pouvoirs en Égypte, On pourra, en deux heures d'entretien, tout arranger : c'est là le seul moyen de rasseoir l'empire musulman, en lui donnant la force contre ses véritables ennemis, et de déjouer leurs projets perfides ; ce qui, malheureusement, leur a déjà si fort réussi.

Dites un mot, nous fermons la Mer-Noire à la Russie, et nous cessons d'être le jouet de cette puissance ennemie que nous avons tant de sujets de haïr, et je ferai tout ce qui pourra vous convenir.

Ce n'est pas contre les Musulmans que les armées françaises aiment à déployer et leur tactique et leur courage ; mais c'est au contraire, réunies à des Musulmans, qu'elles doivent un jour, comme cela a été de tout temps, chasser leurs ennemis communs.

Je crois en avoir assez dit par cette lettre à votre excellence ; elle peut faire venir auprès d'elle le citoyen Beauchamp que l'on m'assure être détenu sur la Mer-Noire. Elle peut prendre tout autre moyen pour me faire connaître ses intentions.

Quant à moi ? je tiendrai pour le plus beau jour de ma vie celui où je pourrai contribuer à faire terminer une guerre à la fois impolitique et sans objet[15].

 

Nous avons déjà dit que les faits militaires dont l'Égypte était le théâtre avaient attiré l'attention du monde entier ; la nouvelle s'en était répandue dans l'Orient et dans l'Afrique ; tous les esprits en Europe étaient en suspens. On attendait l'issue de cette grande entreprise. Les traits multipliés de courage et de patience qui l'avaient signalée, les dangers auxquels l'armée était sans cesse exposée, les fatigues inexprimables qu'elle endurait, les talents supérieurs et le dévouement des généraux avaient excité l'admiration générale. Partout on était frappé de la nouveauté de ces circonstances, de ce concours inaccoutumé d'exploits de guerre et de découvertes savantes, et surtout de tant de dispositions militaires, civiles et politiques qu'exigeaient du général en chef le soin de conquérir et celui de gouverner. L'Angleterre elle-même, tout en représentant l'expédition d'Égypte comme une folie dont la témérité serait punie par la ruine de l'armée qui l'avait entreprise, en prouvait l'importance et avouait hautement ses frayeurs, par les efforts qu'elle faisait pour arracher à Bonaparte sa conquête. Cependant, par une bizarrerie déplorable, au sein même de la République, on entendit des citoyens français, aveugles échos de l'Angleterre, répéter ses paroles dédaigneuses et ses sinistres prédictions.

Tandis que l'armée d'Égypte se préparait a remporter la victoire d'Abouqyr, on la voyait succombant sous le poids des besoins, des souffrances de toute espèce, et sous le nombre des ennemis qui s'étaient armés de toutes parts contre elle. Les esprits les plus calmes ou qui s'intéressaient le plus à ses succès, croyaient que, sans communication avec la France, depuis la perte de la flotte et la retraite de Syrie, sans espoir d'obtenir des renforts et des secours, elle serait enfin épuisée, même par ses triomphes. Les revers des armes françaises en Europe ne contribuaient pas peu à en faire prévoir en Égypte, et à faire regretter l'absence de ces troupes et de ces généraux d'élite, qui se consumaient dans une conquête lointaine, tandis que la patrie était menacée sur ses propres frontières.

En effet, Corfou avait capitulé avec les Turco-Russes. L'archiduc Charles, par les batailles de Pfullendorf et de Stokach, avait forcé Jourdan à repasser le Rhin précipitamment. Schérer avait perdu l'Italie ; rien ne semblait plus devoir arrêter les Austro-Russes qui, du haut des Alpes, se débordaient en torrent.

Au milieu des craintes ou de l'exaspération que produisaient les malheurs de la patrie, loin de se, réunir pour les conjurer, on se divisait, on s'en accusait mutuellement. Cette expédition d'Égypte qui, dans son principe, avait trouvé tant d'approbateurs, n'était donc plus qu'une folle ou même une criminelle entreprise. Ceux qui y avaient le plus contribué s'en défendaient alors, d'abord tout bas, ensuite ouvertement.

Elle fut reprochée aux membres du Directoire éliminés par le coup d'état du 30 prairial. Ils furent accusés d'avoir déporté dans les déserts de l'Arabie 40.000 hommes formant l'élite des années, le général Bonaparte, et avec lui la, fleur des savants, des hommes de lettres et des artistes.

Nous avons exilé Bonaparte ! s'écria Rewbell au conseil des Anciens (24 messidor). Sans la malheureuse catastrophe d'Abouqyr, je serais peut-être resté le seul censeur de la brillante expédition d'Égypte Bonaparte se laisser exiler ! N'est-ce pas lui faire injure ?....... La postérité pourra peut-être juger son expédition avec sévérité ; mais mes contemporains ne seront pas surpris que mes collègues et moi nous ayons partagé l'enthousiasme général, et cédé à l'ascendant du génie d'un héros couvert de gloire, qui répondait a toutes les objections, aplanissait toutes les difficultés, et sut vaincre tous les obstacles.

Accusé comme les ex-directeurs, Talleyrand, ministre des relations extérieures, publia des éclaircissements sur les inculpations qui lui étaient faites dans les pamphlets et les journaux.

Ils me reprochent, y disait-il, l'expédition d'Égypte qu'on sait très-bien, au reste, avoir été préparée avant l'époque de mon ministère, et n'avoir nullement été déterminée par moi[16].

Mais si cette expédition où le génie de Bonaparte, où sa gloire et celle de son invincible armée nous assuraient, nous assurent encore tant de succès, n'avait point été faite, et que l'on pût alléguer, avec quelque fondement, que c'est moi qui en ai combattu le projet, combien ces mêmes hommes ne se croiraient-ils pas autorisés à me dire que, sans doute par des vues secrètes et bien anti-françaises, j'ai voulu, malgré le vœu de tous les hommes éclairés, priver la République du plus magnifique établissement du monde, d'un établissement qui allait porter le coup le plus terrible à la puissance britannique dans l'Inde ?

Ils me reprochent aussi qu'on n'ait point, par l'envoi d'un ambassadeur à Constantinople, tenté une négociation avec la Porte, et tâché de prévenir sa déclaration de guerre. Mais si la nomination ainsi que le départ de l'ambassadeur eussent précédé le départ pour l'Égypte, avec quel plaisir n'eussent-ils pas dit qu'on voulait sans doute par-là révéler le secret de l'attaque et assez tôt pour la faire échouer. Que si, au contraire, l'envoi de l'ambassadeur avait eu lieu aussitôt après, ne se fussent-ils pas empressés d'objecter alors que c'était appeler sur un négociateur français d'inévitables dangers, que d'ordonner son départ avant d'être instruit du succès de l'expédition ?

 

Il parut bientôt des observations de Charles Delacroix sur les éclaircissements publiés par le citoyen Talleyrand. Delacroix se défendait d'avoir concouru à l'expédition d'Égypte, et la rejetait entièrement sur son successeur.

Dans un écrit intitulé : Sur les observations du citoyen Charles Delacroix, relatives aux éclaircissements publiés par Talleyrand, ce ministre, qui venait lui-même d'être remplacé, rappelait les faits relatifs au projet de conquête de l'Égypte, non pour en inférer qu'il fallût attribuer à son prédécesseur cette expédition que maintenant il désavouait, mais pour montrer que de son temps on s'en était occupé aux relations extérieures.

Il était hors de doute que Charles Delacroix avait eu, comme beaucoup d'autres avant lui, la pensée d'une expédition en Égypte, ou du moins le projet de punir les beys, soit par nous-mêmes, disait-il dans sa lettre à Magallon, soit par la Porte ; mais il écrivait aussi : il faut remettre it d'autres temps tout projet sur l'Égypte : et en effet, pendant son ministère, il ne fut pas question d'une semblable entreprise.

L'idée de ce projet n'appartenait pas non plus à Talleyrand ; mais il est certain qu'à la première ouverture de Bonaparte, ce ministre l'avait adopté, et qu'il avait ensuite franchement concouru à son exécution. Ce n'était ni un crime, ni un tort. Le tort était de vouloir rejeter sur son prédécesseur une partie de la responsabilité de l'expédition d'Égypte, parce qu'elle n'avait plus la faveur publique. Le tort était de n'avoir pas envoyé un ambassadeur à Constantinople pour donner satisfaction à la Porte, et prévenir une rupture avec cette puissance. La réponse de Talleyrand à ce reproche était loin d'être satisfaisante. Que cet envoi n'eût pas précédé l'expédition, on en concevait le motif ; mais il devait la suivre de près. On en avait senti la nécessité. C'était une chose convenue avec Bonaparte. Cet ambassadeur devait être Talleyrand lui-même. A son défaut ? on avait nommé Descorches. On ne le fit partir que lorsque la Porte se fut jetée dans les bras des Russes et des Anglais, et eut déclaré la guerre, c'est-à-dire lorsqu'il n'y eut plus rien à faire à Constantinople, ni moyen d'y arriver.

Dans sa Réponse aux dénonciations portées au Corps législatif contre lui et ses anciens collègues, les membres du Directoire, la Réveillère-Lepaux disait :

Le premier de ces chefs d'accusation est la violation du territoire ottoman par l'expédition d'Égypte. Mais comment attribuer au Directoire une conception dont la France et l'Europe entière s'obstinent à faire honneur au héros de l'Italie ? Il n'est pas exact de représenter l'invasion de l'Égypte comme une violation du territoire ottoman ; les Mamlouks y formaient depuis longtemps une puissance indépendante. Ils s'étaient montrés les ennemis du grand-seigneur, des puissances européennes et surtout des Français. La Porte, loin de donner aucun signe de mécontentement lors du débarquement des troupes républicaines, parut très-disposée au contraire à agir selon ses vrais intérêts[17]. Ce ne fut qu'après le funeste combat d'Abouqyr qu'elle entra dans la coalition[18]. A qui attribuer le désastre d'Abouqyr ? à l'imprudence d'un amiral du choix du général en chef. Mais il a expié par une mort courageuse une faute qui a été si fatale à son pays. Respectons sa cendre. Cette expédition fut tenue secrète. N'était-elle pas de nature à exiger un mystère que ceux même qui le blâment aujourd'hui, approuvèrent hautement alors ? Le Corps législatif ne s'est-il pas associé aux évènements de cette expédition, en décrétant plusieurs fois à l'unanimité que l'armée d'Égypte avait bien mérité de la patrie ? Le gouvernement n'a donc pas trahi la nation, ou le Corps législatif lui-même serait coupable de trahison[19].

D'ailleurs est-il bien sûr que cette expédition si décriée aujourd'hui ne se terminera pas à la gloire de la France ? Les Anglais tremblants pour leurs possessions dans l'Inde, le Turc alarmé dans son sérail, la voient-ils du même œil que nos accusateurs ? Ceux qui voudraient nous traîner à l'échafaud pour la prétendue déportation de Bonaparte et de 40.000 Français, seront les premiers adulateurs du vainqueur de la Syrie[20] ; ô hommes ! ô esprit de parti !

 

A la séance du conseil des Cinq-Cents (12 fructidor an VII), Briot, dans un discours très-étendu sur la situation de la France, traita aussi cette question.

Après le traité de Campo-Formio, le génie de Bonaparte, disait l'orateur, effrayait à la fois l'Angleterre et les ennemis intérieurs de la République. Pitt, épouvanté, vit l'armée d'Angleterre s'avancer, Bonaparte à sa tête. Ses flottes devenaient inutiles ; le camp tracé autrefois par César sur les bords de la Tamise, pouvait être relevé par Bonaparte. Il ordonna la déportation du général et de l'armée..... L'Angleterre inspirait, dictait l'expédition d'Égypte par l'influence même de Talleyrand[21].

Je pourrais surtout insister sur le manifeste de la Turquie, après notre descente en Égypte et sur tous les détails et les circonstances subséquentes de cette entreprise qui ne pouvait avoir dans le moment actuel aucun but salutaire, dès qu'on n'avait pas l'assentiment du grand-seigneur, et qui procurait seulement a l'Angleterre le double avantage de se débarrasser d'une partie de nos plus braves soldats, et de nos généraux les plus habiles, et en même temps de nous brouiller irréconciliablement avec la Porte et les puissances barbaresques, et de faire pour ainsi dire un lac anglais de la Méditerranée. Ce fut alors que l'ambassadeur anglais Smith, échappé de Paris, grâce aux fidèles agents du cabinet britannique, alla régner en son nom au sein du divan, activer lui-même les armements contre nous dans le port de Constantinople, et ouvrir, aux flottes russes le passage des Dardanelles.

Législateurs, ces vérités sont trop évidentes, et aujourd'hui on voudrait nous persuader que Bonaparte seul a conçu l'expédition d'Égypte[22], et les ex-directeurs, dans leurs mémoires justificatifs, prétendent rejeter sur lui toute la responsabilité de cette guerre. Oui, sans doute, Bonaparte put céder à l'enthousiasme, à des illusions qui flattaient un cœur généreux ; mais ils vous trompent ceux qui osent lui attribuer la conception d'une entreprise qu'ils avaient eux-mêmes méditée et préparée depuis longtemps, et dont leurs imprudents discours avaient laissé percer le véritable but.

Ecoutez, six mois auparavant, dans une séance de l'Institut national, du mois de messidor an V[23], le citoyen Talleyrand-Périgord, qui n'était pas encore arrivé au ministère des relations extérieures, et qui parvint à s'y faire installer avant le 18 fructidor ; écoutez son discours, et qu'il ose encore se refuser a être proclamé le promoteur, l'instigateur et le directeur suprême de la déportation de 40.000 Français sur les sables de l'Afrique !

Il faut, dit Talleyrand-Périgord, se préparer à établir des colonies nouvelles ; notre situation intérieure rend un déplacement d'hommes nécessaire ; ce n'est pas une punition qu'il s'agit d'infliger, mais un appât qu'il faut présenter. Et combien de Français doivent naturellement adopter l'idée d'un établissement dans des contrées éloignées ! Combien en est-il pour qui un ciel nouveau est devenu un besoin, et ceux qui restés seuls, ont vu tomber sous le fer des assassins tout ce qui embellissait pour eux la terre natale, et ceux pour qui elle est inféconde, et ceux qui n'y trouvent que des regrets, et ceux même qui n'y trouvent que des remords ; et cette multitude de malades politiques, ces caractères inflexibles qu'aucun revers ne peut plier ; ces imaginations ardentes qu'aucun raisonnement ne ramène, et ceux qui se trouvent toujours trop resserrés dans leur propre pays, et les spéculateurs aventureux, et les hommes qui brûlent d'attacher leur nom à des découvertes et à des fondations de villes, à des civilisations ; tel pour qui la France constituée est trop calme ; ceux enfin qui ne peuvent se faire à des égaux, et ceux qui ne peuvent se faire à aucune dépendance !

Quant aux lieux, ajoute le citoyen Talleyrand, qui pourraient recevoir ces colonies, annoncer avec trop de précision ce qui sera fait, est le vrai moyen de ne pas faire. Toutefois il parle avec éloge des côtes d'Afrique ; il rappelle que le duc de Choiseul s'occupait, dès 1769, d'un établissement dans l'Égypte, afin de retrouver là, et avec un immense avantage pour notre commerce, les mêmes productions qui pourraient un jour nous échapper ailleurs. Il fait un appel aux hommes éclairés, pour qu'ils disent, lorsqu'il en sera temps, où peuvent s'établir le plus utilement les nouvelles colonies réclamées par tant d'hommes agités qui ont besoin de projets, par tant d'hommes malheureux qui ont besoin d'espérances[24].

Remarquez, et n'oublions jamais que Bonaparte, partant pour l'Afrique, était convaincu que la paix était certaine, et qu'elle allait être signée à Rastadt sur les bases convenues à Campo-Formio ; qu'on lui en donna l'assurance claire et précise. Souvenons-nous surtout qu'on avait assuré Bonaparte que le grand-seigneur consentirait à cette expédition, et devait même la favoriser. S'il est vrai, comme on pourrait le prouver, que Talleyrand-Périgord devait aller à Constantinople en qualité d'ambassadeur, tandis que Bonaparte s'emparerait de Malte, et que le général ait tellement été abusé, qu'il ait, à son arrivée à Alexandrie, envoyé des dépêches à cet ambassadeur, je le demande aux hommes de loi, de quelle manière devons-nous juger les auteurs de semblables intrigues ?

 

Les ex-directeurs, l'ex-ministre Talleyrand ne trouvèrent pas un défenseur sur ce chef d'accusation. Pas une seule voix ne s'éleva à la tribune pour répondre à Briot. On croyait l'armée d'Égypte perdue, et personne ne voulait paraître, même en rétablissant la vérité, assumer sur soi la responsabilité d'une expédition dont l'issue était dès lors regardée comme malheureuse.

Moins d'un mois après le discours de Briot (8 vendémiaire an VIII), le Directoire envoya aux conseils la lettre de Bonaparte, du 10 thermidor, qui annonçait la victoire d'Abouqyr.

A la lecture de cette dépêche, les représentants se levèrent par un mouvement spontané en criant : Vive la République ! et décrétèrent, après des éloges et au milieu des acclamations, que l'armée d'Égypte avait bien mérité de la patrie.

Huit jours s'étaient à peine écoulés, que le Directoire adressa aux conseils une nouvelle lettre de Bonaparte (du 17 thermidor), annonçant la reddition du fort d'Abouqyr. Aux triomphes de l'armée d'Égypte, se joignaient ceux de Masséna en Suisse, ceux de Brune en Batavie. La victoire revenait aux drapeaux français qu'elle avait désertés. L'enthousiasme fut à son comble. Le président du conseil des Cinq-Cents, Chazal, quitta le fauteuil, et dit : Ce grand nom de Bonaparte qui remplit l'Orient, s'impose de nouveau dans la balance de nos destinées. Il y pèsera pour la paix du monde ; il y pèsera de tout son poids et de tout celui de l'Égypte conservée.

Ô toi, dit Garat au conseil des Anciens, toi qui parles toujours de ta fortune, tandis que le monde entier parle de ton génie ! Ô toi qui es aujourd'hui pour nous le héros de l'Asie et de l'Afrique, comme tu le fus d'abord de l'Italie, ce sera aussi toujours dans tes profondes conceptions, dans ton âme et dans tes soldats que la République verra les puissantes causes de ces faveurs du destin qui t'accompagnent et te suivent devant Jaffa et devant Acre, au camp des Pyramides, devant Alexandrie, à Abouqyr, comme dans Rivoli et Arcole.

 

L'expédition d'Égypte était donc dès lors jugée non sur les motifs bien ou mal fondés, d'après lesquels on l'avait entreprise ; mais, à la manière ordinaire des passions et des partis, on la blâmait ou on l'approuvait d'après ses succès ou ses revers.

 

 

 



[1] Lettre à Destaing, du 20 thermidor.

[2] Las Cases, tome I, page 277, fait venir Mourad-Bey dans le camp de Mustapha-Pacha, et leur prête un dialogue. Mourad-Bey ne mit pas le pied dans le camp des Turcs.

[3] Lettre du 24 thermidor.

[4] Lettre du 30 thermidor.

[5] Lettre du 26 thermidor.

[6] Lettre du 28 thermidor.

[7] Lettre du 25 thermidor.

[8] Lettre du 26 thermidor.

[9] Lettre de Bonaparte à Poussielgue, du 25 thermidor.

[10] Lettre du 25 thermidor.

[11] Lettre du 28 thermidor.

[12] Lettre du 30 thermidor.

[13] Les travaux des savants ont été réunis ensuite dans ce grand et immortel ouvrage que Bonaparte, premier consul, fit exécuter, et qui se continua sous le règne de l'empereur. Il forme une des plus belles parties de l'expédition, ou plutôt c'est tout ce qui est resté pour en consacrer à jamais les glorieux souvenirs.

[14] Martin dit Mustapha-Pacha ; c'est évidemment une erreur.

[15] Lettre du 30 thermidor (17 août).

[16] C'est un fait certain et très-facile à vérifier, que le citoyen Magallon, consul général de la République en Égypte, d'après un grand nombre de mémoires qu'il avait envoyés, tous relatifs à une entreprise sur l'Égypte, reçut, avant mon entrée au ministère, un congé pour revenir en France. Ce n'était, ce ne pouvait être que pour donner des renseignements à l'appui de ces mémoires. (Note de l'écrit à Talleyrand.)

[17] Ceci n'est rien moins que prouvé.

[18] Pourquoi ne s'était-on pas mis en mesure de l'empêcher ?

[19] Cet argument était sans réplique en ce qui concernait le Corps législatif.

[20] C'est ce qui arriva en effet, moins de trois mois après cette prédiction.

[21] Assertion téméraire, répétée depuis par des écrivains qui font de l'histoire un roman.

[22] C'est un fait avéré.

[23] D'autres disent dans une séance du Cercle constitutionnel de la rue de Lille, dont il avait été un des fondateurs.

[24] Ce discours prêtait sans doute à des inductions, mais celles qu'en tirait l'orateur étaient exagérées.