HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ÉGYPTE. - TOME SECOND

 

CHAPITRE XIII.

 

 

A son retour de Syrie, Bonaparte reprend le gouvernement de l'Égypte. — Fortifications. — Finances. — Justice. — Bonaparte écarte les Osmanlis des emplois. — Commerce. — Administration. — Hassan-Thoubar se soumet. — Police. — Caravane de Darfour. — Situation de l'armée d'Orient. — Relations avec l'Inde et le schérif de la Mekke.

 

Après la campagne de Syrie, Bonaparte n'avait qu'en partie renversé le plan général d'attaque combiné entre la Porte et l'Angleterre. Il lui fallut alors ranimer la marche de l'administration ralentie pendant son absence, réorganiser son armée pour la mettre promptement en état de marcher à de nouveaux combats, compléter l'approvisionnement et l'armement des places maritimes, ordonner en un mot toutes les dispositions pour faire tête à la fois aux nombreux ennemis qui pouvaient fondre sur l'Égypte, et pour y maintenir la tranquillité intérieure.

On était arrivé à la saison où les débarquements devenaient possibles. Bonaparte ne perdit pas un instant pour se mettre en mesure, quoiqu'il écrivît à Desaix que, d'après les probabilités, il n'y en aurait point cette année[1]. Vous êtes fort riche, lui mandait-il[2] ; soyez assez généreux pour nous envoyer 150.000 francs. Nous dépensons de 2 à 300.000 francs par mois pour les travaux d'El-Arych, Qatieh, Salhieh, Damiette, Rosette, Alexandrie, etc. L'intention du général en chef était de faire compléter l'armement et l'approvisionnement des places, principalement sur la côte ; qu'on réformât les équipages d'artillerie de campagne ; qu'on établît à Bourlos un fort et provisoirement une batterie capable de défendre la passe de ce lac ; une redoute sur la rive de l'embouchure du lac Madieh, du côté de Rosette, pour que l'ennemi ne pût pas raisonnablement opérer un débarquement entre le lac et le Bogaz, et marcher sur Rosette, sans s'être emparé de cette redoute ; près d'Alqam, une redoute que 30 ou 40 hommes pourraient défendre, mais qui pourrait en contenir un plus grand nombre. Son but principal était d'empêcher les bâtiments qui viendraient de Rosette de remonter le Nil, et de prendre sous sa protection les bâtiments français poursuivis par les Arabes. Des redoutes à Mit-Gamar et à Mansourah dans le même but, avec des magasins capables de contenir des vivres pour 10.000 hommes pendant un mois.

Le général en chef donna ses ordres sur tous ces objets aux commandants de l'artillerie et du génie ; il mit son bateau le Nil, armé de canons et de 65 hommes, à la disposition du général Dommartin, pour se rendre à Rosette[3]. Le 2 messidor, celui-ci rencontra un nombreux rassemblement d'Arabes et soutint contre eux un combat acharné de plusieurs heures, dans lequel il eut 10 hommes tués et 45 blessés. Atteint lui-même de 4 blessures, entouré d'Arabes qui s'étaient jetés à l'eau et le menaçaient d'abordage, il tenait un pistolet armé sur la soute aux poudres pour se faire sauter, plutôt que de tomber vivant entre les mains de l'ennemi. Les 10 braves qui lui restaient soutinrent le combat jusqu'à la nuit, ou les Arabes se retirèrent. Le bateau le Nil descendit à Rosette ; mais le général Dommartin ne put guérir de ses blessures et y mourut.

Gantheaume fut envoyé dans cette ville et à Alexandrie pour faire concourir tous les moyens de la marine à la défense des côtes et du Nil. Il devait donc désarmer tous les bâtiments qui étaient dans le port d'Alexandrie, excepté le Muiron et le Carrère, et une demi-douzaine d'avisos ou bâtiments de commerce bons marcheurs, qu'il fallait tenir prêts à partir pour la France[4].

Gantheaume partit, le 6 messidor, sur le canot armé la Garonne, escorté par 50 hommes et par un bataillon de la 4e demi-brigade sur des bateaux. Il ignorait le combat soutenu par Dommartin, et regardait avec étonnement des cadavres français rejetés par le Nil sur ses bords, lorsque les Arabes vinrent aussi l'attaquer. Mais le général Destaing, qui parcourait le Bahyreh avec des troupes, les mit en fuite et dégagea le contre-amiral.

Le général en chef donna aux demi-brigades de l'armée et a leur artillerie une nouvelle organisation[5]. Il ordonna différentes améliorations aux fortifications de la citadelle du Kaire ; entre autres de nettoyer les souterrains pour y placer la garnison en cas de siège, les poudres et la salle d'artifices à l'abri de la bombe. Il pressa l'exécution d'un plan pour établir des communications larges et commodes avec le quartier de l'institut, les places Esbekieh et Birket-el-Fil, et l'achèvement du nouveau chemin du Kaire à Boulaq[6].

Parmi les travaux qui avaient été faits aux abords du Kaire, pour établir les communications des forts et postes français au quartier-général et à la place Esbekieh, on distinguait cette nouvelle route dirigée sur le minaret sud de Boulaq. Elle présentait un seul alignement de 7 à 800 toises, comme il n'en existait peut-être pas en Égypte. Elle abrégeait sensiblement le chemin du Kaire à Boulaq ; et, au moyen du canal qui la couvrait au nord, on y était absolument garanti des incursions des voleurs arabes. Cette route, jetée dans l'inondation, était déjà très-fréquentée ; mais elle n'avait pas encore le degré de solidité et de magnificence qu'on se proposait de lui donner, lors(lue la levée aurait acquis plus de consistance. Une chaussée ferrée, des trottoirs et des plantations d'arbres variés, devaient ajouter beaucoup d'agréments à son utilité. Le canal qui longeait cette route, devait être élargi et approfondi pour établir une navigation constante entre le port de Boulaq et la place Esbekieh, où se trouvaient le quartier-général et toutes les administrations de l'armée. Il portait les eaux du Nil à cette place, pour circuler au pied des nouveaux quais qu'on devait embellir par des plantations.

Des mesures furent prises pour faire solder, par les fermiers des domaines nationaux, les prix de leurs baux dans des délais, passés lesquels ils étaient passibles d'une augmentation proportionnée à leur retard. Tout fermier retardataire qui avait fait la perception des revenus dans les villages qui lui étaient affermés, encourait la peine de l'arrestation et du séquestre de ses biens, jusqu'à ce qu'il se fût acquitté.

Toutes les propriétés dont les titres n'auraient pas été présentés à l'enregistrement, après le délai d'un mois, demeuraient irrévocablement acquises à la République ; de même que celles des propriétaires qui, au 30 messidor, n'auraient pas entièrement acquitté le miri pour l'an 1213 de l'hégire.

Une contribution extraordinaire de 50.000 fr. fut imposée sur les juifs qui n'avaient pas satisfait à celle qui avait été antérieurement exigée ; et ceux qui ne se seraient pas libérés au 10 messidor, devaient payer cinq pour cent par chaque jour de retard.

Les femmes de Hassan-Bey-Jeddaoui et de sa suite furent taxées à une somme de 10.000 talaris pour le rachat de leurs maisons et de leur mobilier, payable le 10 messidor, sous peine de confiscation de ces objets et d'arrestation de leurs personnes.

Deux emprunts, de 120.000 fr. chacun, furent faits, l'un sur les négociants de Damas demeurant au Kaire, l'autre sur les cophtes, et remboursables dans le mois de thermidor. Il fut défendu aux cophtes de se rembourser sur leurs prix de ferme[7]. Il leur fut prescrit de verser, dans les caisses des payeurs de l'armée, les sommes qu'ils avaient gardées pour se payer de leurs avances, et interdit d'en faire aucune à l'avenir. On les renvoya au payeur-général, pour liquider celles qui avaient été faites[8].

Le général en chef ordonna qu'il fut pris une mesure pour empêcher qu'il ne sortit de Suez, qu'une quantité de riz, de blé et de sucre proportionnée à celle du café qui y entrait, afin que, pour quelques fardes de cette denrée, le schérif de la Mekke n'enlevât pas la plus grande partie des subsistances[9].

Il défendit d'embarquer à Suez aucunes denrées ou marchandises, sans le permis de l'administrateur-général des finances, qui ne pourrait en accorder que pour les quantités excédant les approvisionnements du Kaire et inutiles à l'activité du commerce intérieur.

Tous les droits perçus par les qadys ou leurs secrétaires pour l'administration de la justice, furent abolis et remplacés par un droit de deux pour cent de la valeur des objets en litige, dont moitié pour les émoluments du qady, et l'autre pour les frais des secrétaires et des témoins, sous peine de destitution contre tout officier de justice qui exigerait au-delà du droit[10].

Tant que Bonaparte avait espéré que la paix serait maintenue avec la Porte, il avait souvent proclamé que la France était toujours son amie ; que ce n'était point au sultan qu'il était venu faire la guerre ; il avait invité le pacha à rentrer au Kaire ; l'expédition n'avait eu pour but que de tirer vengeance des beys, et d'exterminer les Mamlouks usurpateurs de la souveraineté de la Porte et oppresseurs du peuple égyptien. Maintenant que la rupture était déclarée, qu'on avait dédaigné toutes ses ouvertures, et qu'il venait de combattre à Saint-Jean-d'Acre les troupes turques arrivées de Rhodes, et au Mont-Thabor le pacha de Damas marchant en vertu de firmans, Bonaparte ne garda plus de ménagements envers les osmanlis, et résolut de les exclure en Égypte de tous les emplois publics. C'était le complément de la révolution qui devait régénérer la nation égyptienne y et la réintégrer dans la plénitude de ses droits.

Bonaparte avait donné au qadyaskier du Kaire, une mission en Syrie, et consenti à ce que provisoirement son fils le remplaçât pendant son absence. Mais, oubliant ses devoirs et les bienfaits dont il avait été comblé, le qadyaskier resta en Syrie, abandonnant tout à fait l'Égypte. Bonaparte, autorisé par l'ingratitude du père, à se méfier du fils, le fit arrêter, et invita le divan à lui présenter quelqu'un pour remplir les fonctions de qadyaskier, avec la condition qu'il serait né en Égypte.

Le divan choisit le cheyk EI-Arychi, et fit, au général en chef, des observations sur la destitution du qadyaskier et l'arrestation de son fils. Il répondit que ce n'était pas lui qui avait destitué le qadyaskier, qu'il s'était destitué lui-même en abandonnant le pays ; qu'il n'avait jamais entendu que le fils, jeune et faible, dût occuper définitivement cette place ; qu'elle s'était donc trouvée vacante.

Qu'ai-je fait, écrivit-il[11], pour suivre le véritable esprit du Koran ? J'ai fait nommer le qady par l'assemblée des cheyks. Mon intention est donc que le cheyk El-Arychi, qui a obtenu vos suffrages, soit reconnu, et remplisse les fonctions de qady. Les premiers califes, en suivant le véritable esprit du Koran, n'ont-ils pas eux-mêmes été nommés par l'assemblée des fidèles ?

Il est vrai que j'ai reçu avec bienveillance le fils du qady lorsqu'il est venu me trouver ; aussi mon intention est-elle de ne lui faire aucun mal 5 et si je l'ai fait conduire à la citadelle, où il est traité avec autant d'égards qu'il le serait chez lui, c est que j'ai pensé devoir le faire par mesure de sûreté ; mais dès que le nouveau qady sera publiquement revêtu et exercera ses fonctions ? mon intention est de rendre la liberté au fils du qady, de lui restituer ses biens, et de le faire conduire avec sa famille dans le pays qu'il désirera. Je prends ce jeune homme sous ma spéciale protection ; aussi bien je suis persuadé que son père même, dont je connaissais les vertus, n'a été qu'égaré.

C'est à vous à éclairer les bien intentionnés ; faites ressouvenir enfin les peuples de l'Égypte qu'il est temps que le règne des osmanlis finisse ; leur gouvernement est plus dur cent fois que celui des Mamlouks ; et y a-t-il quelqu'un qui puisse penser qu'un cheyk, natif d'Égypte, n'ait pas le talent et la probité nécessaires pour remplir la place importante de qady ?

Quant aux malintentionnés et à ceux qui seraient rebelles à ma volonté, faites-les moi connaître. Dieu m'a donné la force pour les punir ; ils doivent savoir que mon bras n'est pas faible.

Le divan et le peuple d'Égypte doivent donc voir dans cette conduite, une preuve toute particulière de ces sentiments que je nourris dans mon cœur pour leur bonheur et leur prospérité ; et si le Nil est le premier des fleuves de l'Orient, le peuple d'Égypte, sous mon gouvernement, doit être le premier des peuples.

 

Bonaparte chargea le général Dugua de réunir chez lui les membres du divan et de leur faire connaître cette lettre ; d'envoyer de suite quelqu'un rassurer les femmes du qady, de donner l'ordre à la citadelle qu'il fût traité avec les plus grands égards ; de lui faire demander le lieu où il désirait se rendre, et de lui offrir de le faire conduire en Syrie ou à Constantinople[12].

Les commandants des provinces instruisirent les divans que l'assemblée des ulémas — interprètes de la religion et de la loi —, avait nommé qadyaskier le cheyk El-Arychi qui, suivant l'usage, confirmerait les autres qadys, et les manderait au Kaire, pour recevoir l'investiture.

Bonaparte prescrivit aux commandants des provinces de saisir toutes les occasions de faire sentir aux principaux du pays, qu'il était temps que le gouvernement des osmanlis, qui avait été plus tyrannique que celui des Mamlouks même, finît, et qu'il était contre l'esprit du Koran, que des osmanlis et des gens de Constantinople vinssent administrer la justice à un peuple dont ils n'entendaient pas la langue ; que ce n'était que trois ou quatre siècles après la mort du prophète, que Constantinople avait été musulman ; que si le prophète venait sur la terre, ce ne serait pas à Constantinople qu'il établirait sa demeure, mais dans, la ville sainte du Kaire, sur les bords du Nil ; que le chef de la religion musulmane était le sultan de la Mekke, l'ami des Français, tout comme la véritable science existait dans l'assemblée des ulémas du Kaire, sans contredit les plus savants de tout l'empire, et que l'intention du général en chef était que tous les qadys fussent natifs d'Égypte ou des saintes villes de la Mekke et de Médine.

Bonaparte écrivit au cheyk El-Arychi, qadyaskier distingué par sa sagesse et sa justice :

Nous vous faisons connaître que notre intention est que vous ne confiiez la place de qady à aucun osmanli. Vous ne confirmerez dans les provinces, pour la place de qady, que des Égyptiens[13].

Le général en chef demanda, à Fourrier, commissaire près le divan, de lui faire un rapport sur les membres qui composaient le grand et le petit divan, sur les places vacantes, sur les membres du grand divan qui ne seraient pas dignes de leur place, soit par leur peu de considération, soit par une raison quelconque, et de lui présenter un certain nombre d'individus pour remplir les places vacantes. Mon intention, lui écrivait-il[14], est de composer ce divan de manière à former un. corps intermédiaire entre le gouvernement et l'immense population du Kaire, de manière qu'en parlant à ce grand divan, on soit sûr ; de parler à la masse de l'opinion.

Quoiqu'on fût en état de guerre avec Djezzar-Pacha, et que, l'année précédente, lorsqu'on était en paix il eût refusé de laisser le commerce libre entre l'Égypte et la Syrie, Bonaparte jugea devoir lui laisser toute liberté, par la raison que le premier besoin était de ne pas laisser tomber l'agriculture, et il en prévint le général Kléber. A Damiette, comme à Alexandrie, ce général exposait sa pénurie et demandait de l'argent. Le général en chef lui citait Desaix, dont la division était au courant pour sa solde par le moyen des impositions ; il espérait donc que Kléber viendrait facilement à bout de payer sa division avec les contributions des provinces de Damiette et de Mansourah, et lui conseillait préalablement d'emprunter 60.000 francs à quatre ou cinq négociants turcs ou chrétiens. Cette province (Damiette), lui mandait-il[15], a toujours été faiblement administrée, et je ne la calculerai de niveau avec celles de Rosette, du Kaire et d'Alexandrie, que trois ou quatre décades après votre arrivée. Faites tout ce que dans votre prudence vous jugerez nécessaire.

Sans rien changer au régime administratif des provinces, il y eut alors une concentration dans leurs gouvernements. Kléber réunissait ceux de Damiette et de Mansourah ; Marmont conserva ceux d'Alexandrie, Rosette et Bahyreh ; Desaix gouvernait seul la Haute-Égypte. Ils furent autorisés à en employer les revenus à l'acquittement de leurs dépenses.

Le général en chef-chargea l'administrateur-général des finances de faire à Kléber un acte de donation de la maison qu'il occupait à Damiette[16].

Le fameux Hassan-Thoubar, ayant vu échouer toutes les révoltes qu'il avait excitées dans cette province, et craignant de finir par tomber dans les pièges qui lui étaient tendus, était allé trouver, a Damas, ses femmes et ses trésors. Après la campagne de Syrie, quoique Bonaparte ne se fût pas emparé d'Acre, ce cheyk, jugeant que la domination des Français en Égypte ne serait pas de sitôt ébranlée, chercha à se rapprocher d'eux, à faire sa paix et à recouvrer ses biens qui étaient séquestrés. Il vint au Kaire. Bonaparte hésita sur le parti qu'il prendrait ; le reçut cependant ; le trouva un peu instruit par le malheur ; crut qu'Hassan serait utile pour l'organisation de la province, les communications avec El-Arych et l'espionnage en Syrie ; lui restitua ses biens patrimoniaux, et lui permit d'aller habiter Damiette. Pour gage de sa fidélité, Hassan laissa en otage son fils, âgé de 30 ans.

Du reste, les otages étaient une garantie que le général en chef voulait exiger de toutes les tribus arabes ; et il regardait comme rompus tous les, traités conclus avec elles[17].

Il y avait, à la citadelle du Kaire, des détenus de toute espèce qui y avaient été amenés pendant l'expédition de Syrie ; c'étaient des Maugrabins et des Mekkains arrêtes dans la Haute-Égypte et qui avaient porté les armes ; des Mamlouks qui s'étaient introduits au Kaire sans passeports, au mépris des ordonnances de police qui le leur détendaient ; des individus qui avaient tenu des propos contre les Français et provoqué à la révolte ; un des assassins du général Dupuis ; un derviche indien, et des aventuriers de tous les pays, du fond de la Mer-Noire et de l'Inde. Le général en chef, après s'être fait rendre compte de la situation de ces individus, donna l'ordre au général, Dugua d'en faire fusiller un certain nombre. Il y avait parmi eux un seul homme de marque, Abdallah-Aga, ancien gouverneur de Jaffa, fait prisonnier dans le sac de cette ville. Vous lui ferez trancher la tête, écrivit Bonaparte à Dugua[18] ; d'après ce que m'ont dit les habitants de la Syrie, c'est un monstre dont il faut délivrer la terre.

Dans une visite à l'hôpital de la maison d'Ibrahim-Bey, Bonaparte vit avec mécontentement qu'il y manquait de médicaments essentiels, et surtout de pierre infernale ; que les pharmaciens n'étaient pas à leur poste ; qu'il y avait des plaintes sur les chirurgiens, pénurie de draps, et que les chemises étaient plus sales qu'elles ne l'auraient été à l'ambulance devant Acre. Il écrivit à l'ordonnateur en chef de remédier promptement à tous ces abus[19]. Il alloua aux malades une livre de viande au lieu de trois quarterons qu'ils recevaient[20].

Pour prévenir les maladies dans les principales villes, le général en chef ordonna aux commandants du Kaire, d'Alexandrie, de Rosette et de Damiette, de faire des règlements afin que les immondices de ces villes ne fussent pas portées sur les différents monticules qui les environnaient, mais déposés dans des lieux d'où leurs exhalaisons ne pussent pas nuire à la salubrité de l'air.

Le médecin en chef Desgenettes fonda, sur un besoin réel de famille, une demande de retourner en France. Le général en chef invita le Directoire à le remplacer, et ne consentit à son départ que lorsque son remplaçant serait arrivé[21]. La cause de cette démarche de Desgenettes fut, dit-on, au contraire, une scène violente qui eut lieu entre eux à une séance de l'institut au sujet des malades de Jaffa, et où le docteur et le général se livrèrent à des explications dont le résultat était que la science des médecins et celle des conquérants avaient des points de ressemblance.

L'esprit de parti s'est avidement emparé de cette séance ; cependant elle n'altéra point les sentiments d'estime et la juste mesure d'égards que se devaient Desgenettes et Bonaparte. Le médecin en chef resta en Égypte jusqu'à l'évacuation ; servit ensuite à la grande armée et reçut de l'empereur la récompense de ses services.

Bonaparte demanda à l'ordonnateur en chef un travail pour réduire le nombre des employés des administrations et les remplacer par des officiers et des sous-officiers, blessés de manière à ne pouvoir servir. Un grand nombre de jeunes gens qui pouvaient porter le mousquet entra dans les corps[22].

Plusieurs individus de l'armée, dans la vue d'éviter les fatigues et les dangers des marches, s'étaient attachés à des officiers comme domestiques. Le général en chef défendit à tous ceux des officiers et administrateurs qui n'avaient point amené des domestiques d'Europe, de prendre en cette qualité d'autres individus que des naturels du pays, ordonna à tous les Européens qui avaient fait partie de l'armée d'y rentrer y et condamna à une amende de six francs par jour de retard, et même à l'emprisonnement au bout de dix jours, les maîtres qui négligeraient d'exécuter et de faire exécuter cet ordre par leurs domestiques européens.

Le général en chef accorda une solde aux prisonniers turcs, dont on avait assimilé les grades à ceux de l'armée française ; savoir : par jour aux capitaines, 28 parahs (1 franc) ; aux lieutenants, et sous-lieutenants, 21 ; aux sergents, 6, et aux soldats, 3, outre une ration de pain.

On a vu que des Darfouriens caravanistes s'étaient trouvés dans le rassemblement de Mamlouks et d'Arabes battu par Davoust à Beny-Adyn, le 29 germinal ? et que dans le butin fait par les soldats il se trouva des filles esclaves de la caravane de Darfour. Fidèle à son système de favoriser le commerce et de maintenir des relations pacifiques avec les pays voisins, Bonaparte pardonna à cette caravane ses sentiments hostiles et sa mauvaise conduite. Il chargea même Desaix de faire rendre à Çrabino, un des chefs darfouriens, sa propre fille qui avait été enlevée à Beny-Adyn, et qui était demeurée entre les mains d'un des chirurgiens de l'armée[23].

De toutes les caravanes qui venaient en Égypte, celle de Darfour était peut-être la plus importante. Elle se composait d'environ 5.000 chameaux, et mettait ordinairement de 40 à 50 jours pour arriver à Syout. Le tiers des chameaux était employé au transport de l'eau pendant la route, où l'on n'en trouvait pas pendant quatre ou cinq jours de marche, un quart au transport des autres provisions de bouche, un huitième pour les marchandises proprement dites, le reste pour porter les malades, et pour suppléer aux chameaux blessés ou qui mouraient. La caravane apportait du tamarin, des peaux de tigre, des plumes d'autruche, 4.000 paires d'outres, de la gomme, la charge de 150 chameaux de dents d'éléphant. Mais son principal commence consistait en esclaves noirs ; elle en amenait annuellement de 4 à 5.000, dont les quatre cinquièmes étaient du sexe féminin. Elle payait de fort droits. Immédiatement après son entrée en Égypte, où les marchandises pouvaient s'embarquer sur le Nil, la caravane vendait les chameaux dont elle n'avait plus besoin, c'est-à-dire les quatre cinquièmes de ceux qu'elle avait amenés, et qui avaient servi au transport de l'eau et des provisions nécessaires à la nourriture des esclaves pendant le voyage. Les affaires de commerce que les caravanes de Darfour traitaient en Égypte, les obligeaient ordinairement d'y prolonger leur séjour pendant six à huit mois, de sorte qu'il n'était pas rare d'en voir arriver une au Kaire avant le départ de celle qui l'avait précédée. Ces caravanes achetaient, en retour de leurs importations, des productions du pays et des marchandises d'Europe.

La caravane de Sennar importait en Égypte et en exportait les mêmes objets que celle de Darfour ; elle était moins considérable ; mais il en venait plusieurs dans l'année.

Pour recruter son armée, Bonaparte résolut d'acheter 2 ou 3.000 nègres ayant plus de 16 ans ; son projet était d'en incorporer une centaine par bataillon. Il fit sentir à Desaix toute l'importance de cette mesure, et le chargea de commencer les achats[24]. Mais la caravane n'était pas assez bien pourvue pour fournir à ce recrutement. Bonaparte écrivit donc au sultan de Darfour pour le prier de lui envoyer, par la première caravane, 2.000 esclaves noirs ayant plus de 16 ans, forts et vigoureux, qu'il achèterait pour son compte[25].

Bonaparte transmit au Directoire des détails intéressants sur la situation de l'armée, ses pertes, sa force, ses besoins, etc.

La peste, écrivit-il, a commencé à Alexandrie, il y a six mois, avec des symptômes très-prononcés ; à Damiette, elle a été plus bénigne ; à Gaza et à Jaffa, elle a fait plus de ravages. Il n'y en a point eu au Kaire, à Suez, ni dans la Haute-Égypte.

Il résulte de l'état que je vous envoie que l'armée française, depuis son arrivée en Égypte jusqu'au 10 messidor an VII, a perdu 5.344 hommes.

Vous voyez qu'il nous faudrait 500 hommes pour la cavalerie, 5.000 pour l'infanterie, 500 pour l'artillerie, pour mettre l'armée dans l'état où elle était lors du débarquement.

La campagne de Syrie a eu un grand résultat. Nous sommes maîtres de tout le désert, et nous avons déconcerté, pour cette année, les projets de nos ennemis. Nous avons perdu des hommes distingués : les généraux Bon et Caffarelli, mon aide-de-camp Croisier ; il y a eu beaucoup de blessés.

Notre situation est très-rassurante. Alexandrie, Rosette, Damiette, El-Arych, Qatieh, Salhieh, se fortifient ; mais si vous voulez que nous nous soutenions, il nous faut, d'ici en pluviôse, 6.000 hommes de renfort. Si vous nous en faites passer en outre quinze mille, nous pourrons aller partout, même à Constantinople.

Il nous faudrait alors 2.000 hommes de cavalerie pour incorporer dans nos régiments, avec des carabines, selles à la hussarde et sabres ; 600 hussards ou chasseurs, 6.000 hommes de troupes pour incorporer dans nos corps et les recruter ; 500 canonniers de ligne ; 500 ouvriers, maçons, armuriers, charpentiers, mineurs, sapeurs ; cinq demi-brigades à 2.000 hommes chacune ; 20.000 fusils, 40.000 baïonnettes, 3.000 sabres, 6.000 paires de pistolets, 10.000 outils de pionniers.

S'il vous était impossible de nous faire passer tous ces secours, il faudrait faire la paix ; car il faut calculer que d'ici au mois de messidor (an 8) nous perdrons encore 6.000 hommes. Nous serons, à la saison prochaine, réduits à 15.000 hommes effectifs, desquels, étant 2.000 hommes aux hôpitaux, 500 vétérans, 500 ouvriers qui ne se battent pas, il nous restera 12.000 hommes, compris cavalerie, artillerie, sapeurs, officiers d'état-major, et nous ne pourrons pas résister à un débarquement combiné avec une attaque par le désert.

Si vous nous faisiez passer 4 ou 5.000 Napolitains, ce serait bon pour recruter nos troupes.

Il nous faudrait 18 à 20 médecins, et 60 ou 80 chirurgiens ; il en est mort beaucoup. Toutes les maladies de ce pays-ci ont des caractères qui demandent à être étudiés. Par-là on peut les regarder toutes comme inconnues ; mais toutes les années elles seront plus connues et moins dangereuses.

Je n'ai point reçu de lettres de France depuis l'arrivée de Moureau, qui m'a apporté des nouvelles du 5 nivôse, et de Belleville, du 20 pluviôse[26].

J'espère que nous ne tarderons pas à en avoir. Nos sollicitudes sont toutes en France. Si les rois l'attaquaient, vous trouveriez dans nos bonnes frontières, dans le génie guerrier de la nation, et dans vos généraux, des moyens pour leur rendre funeste leur audace. Le plus beau jour pour nous sera celui où nous apprendrons la formation de la première république en Allemagne.

Je vous enverrai incessamment le nivellement du canal du Suez, les cartes de toute l'Égypte de ses canaux, et de la Syrie.

Nous avons de fréquentes relations avec la Mekke et Mokka. J'ai écrit plusieurs fois aux Indes, aux Iles-de-France. J'en attends les réponses sous peu de jours. C'est le schérif de la Mekke qui est l'entremetteur de notre correspondance.

Le contre-amiral Perrée est sorti d'Alexandrie, le 19 germinal, avec trois frégates et deux bricks ; il est arrivé devant Jaffa le 24, s'est rais en croisière, a pris deux bâtiments du convoi turc, chargés de 300 hommes, 100 mineurs et bombardiers, est revenu devant Tentoura pour prendre nos blessés ; mais il a été chassé par la croisière anglaise, et a disparu ; il sera arrivé en Europe.

Je lui avais remis des instructions pour son retour ; personne n'est plus à même que cet officier de nous faire passer des nouvelles et des secours ; depuis la bouche d'Omfàreg, Damiette, Bourlos, Rosette, Alexandrie, il peut choisir dans ce moment-ci ; et, depuis le 15 ventôse, il n'y a point de croisière devant Alexandrie ni Damiette ; cela nous a été utile pour l'approvisionnement d'Alexandrie.

J'ai été très-satisfait de la conduite du contre-amiral Perrée dans toute cette croisière. Je vous prie de le lui faire connaître[27].

 

Par sa lettre du 29 germinal, au contre-amiral Gantheaume, Bonaparte avait laissé Perrée maître de se réfugier dans un port d'Europe, pour peu qu'il fut poursuivi par l'ennemi, dans l'espoir que cet officier ne tarderait pas à ramener en Égypte des fusils, des sabres et quelques renforts, ne fût-ce que quelques centaines d'hommes. Après avoir croisé plus de six semaines sur la cote de Syrie, Perrée crut donc devoir revenir en France. Il allait entrer dans le port de Toulon avec sa division de frégates et corvettes, lorsqu'il fut atteint, le 1er messidor an 7, par la flotte ennemie qui le poursuivait depuis 28 heures. Après s'être vaillamment défendu, accablé par des forces supérieures, il fut fait prisonnier. Le Directoire se hâta de l'échanger, mais il ne retourna plus en Égypte.

Ainsi que Bonaparte l'écrivait au Directoire, il avait en effet essayé plusieurs fois de se mettre en relation avec les Indes ; mais il ne paraît pas que ses tentatives eussent réussi ni produit aucun résultat. Il écrivit encore au commandant des Îles-de-France et de la Réunion, que l'établissement solide que la République avait fait en Égypte serait une source de prospérité pour ces colonies ; que les ports de Suez et de Cosseïr étaient occupés par des garnisons françaises, et armés, et que les avisos qu'il enverrait pour correspondre avec l'Égypte, seraient sûrs d'y être protégés ; de lui transmettre toutes les nouvelles qu'il pourrait avoir des Indes ; de faire payer au schérif de la Mekke la somme de 94.000 fr., que le payeur de l'armée tirait en trois lettres de change sur le payeur de l'Ile-de-France, et dont la trésorerie nationale tiendrait compte[28].

Le général en chef écrivit au schérif de la Mekke[29] :

Au nom de Dieu clément et miséricordieux : il n'y a pas d'autre dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète.

J'ai reçu votre lettre, et j'en ai compris le contenu.

J'ai donné des ordres pour que tout ce qui peut vous persuader de l'estime et de l'amitié que j'ai pour vous soit fait.

J'espère qu'à la saison prochaine, vous ferez partir une grande quantité de bâtiments chargés de café et de marchandises des Indes : ils seront toujours protégés.

Je vous remercie de ce que vous avez fait passer mes lettres aux Indes et à l'Île-de-France. Faites-y passer celles-ci, et envoyez-moi la réponse.

Croyez à l'estime que j'ai pour vous, et au cas que je fais de votre amitié.

 

 

 



[1] Lettre du 27 prairial.

[2] Lettre du 30 prairial.

[3] Lettres de Bonaparte à Dommartin et à Cretin, des 29 et 30 prairial.

[4] Lettre de Bonaparte, du 3 messidor.

[5] Arrêtés du 9 messidor.

[6] Ordres et lettres de Bonaparte, des 1er, 3 et 5 messidor.

[7] Arrêtés de Bonaparte, des 27 et 30 prairial.

[8] Arrêté de Bonaparte, du 3 messidor.

[9] Lettre à Poussielgue, du 5 messidor.

[10] Arrêté de Bonaparte, du 1er messidor.

[11] Lettres des 8 et 9 messidor.

[12] Lettre du 9 messidor.

[13] Lettre du 27 messidor.

[14] Lettre du 10 messidor.

[15] Lettre du 5 messidor.

[16] Lettre du 10 messidor.

[17] Lettre de Bonaparte à Kléber, des 5 et 13 messidor.

[18] Lettre du 20 messidor (18 juillet).

[19] Lettre du 7 messidor.

[20] Arrêté du 23 messidor.

[21] Lettre de Bonaparte à l'ordonnateur en chef, du 20 messidor.

[22] Lettre du 3 messidor.

[23] Lettre du 7 messidor.

[24] Lettre du 4 messidor.

[25] Lettres des 12 et 24 messidor.

[26] Il écrivait deux jours après, le 12, au commandant des Îles-de-France et de la Réunion, que ses dernières nouvelles de France étaient du mois de ventôse ; que les Français s'étaient emparés du royaume de Naples, qui s'était déclaré pour l'Angleterre, et que la République était dans l'état le plus florissant.

[27] Lettre du 10 messidor.

[28] Lettre du 12 messidor.

[29] Lettre du 12 messidor.