DEUXIÈME PÉRIODE. Bonaparte envoie des paroles de paix aux habitants du pachalic d'Acre.-Les Druses se soumettent à l'armée française. — Siège d'Acre. — Bonaparte fait occuper les forts de Saffet et de Sour. —Combats de Nazareth et de Loubi. —Bataille du Mont-Thabor. — Rapports entre Bonaparte et Sidney-Smith. — Desgenettes s'inocule la peste. — Une flotte turque apporte des renforts à Acre. — Dernières tentatives de Bonaparte pour s'emparer de cette place. Avant d'investir la ville d'Acre, Bonaparte voulut se concilier les habitants du pachalic de Djezzar, ainsi que les cheyks, ulémas, schérifs et orateurs des mosquées. Il leur adressa une proclamation semblable à celles qu'il avait répandues dans la Palestine, menaçant ses ennemis et promettant assistance et protection à ceux qui seraient bien intentionnés pour l'armée. Dieu donne la victoire à qui il veut, leur disait-il. Il n'en doit compte à personne ; les peuples doivent se soumettre a sa volonté. En entrant avec mon armée dans le pachalic d'Acre, mon intention est de punir Djezzar d'avoir osé me provoquer à la guerre, et de vous délivrer des vexations qu'il exerce envers le peuple. Dieu, qui tôt ou tard punit les tyrans, a décidé que la fin du règne de Djezzar était arrivée. Vous, bons musulmans, habitants, vous ne devez pas prendre l'épouvante, car je suis l'ami de tous ceux qui ne commettent point de mauvaises actions et qui vivent tranquilles[1]. Alors les habitants des villages qui entouraient la plaine de Saint-Jean-d'Acre apportèrent des provisions au camp. Les Druses descendirent de leurs montagnes et vinrent saluer Bonaparte. Les Druses sont une nation syrienne qui habite le Liban. On ignore leur origine. Ils sont chrétiens, mais non catholiques. Soit haine pour les mahométans qui les opprimaient, soit entraînement naturel pour leurs coreligionnaires, ils montrèrent les dispositions les plus favorables aux Français. Bonaparte les reçut devant sa tente. Ils avaient à leur tête le fils du fameux Omar-Daher, guerrier ambitieux qui, après avoir bravé la Porte, élevé sa fortune par son courage et sa constance, et régné à Saint-Jean-d'Acre, avait fini par succomber à l'âge de 90 ans ; il avait été remplacé par Achmet-Djezzar qui avait contribué à sa chute. Bonaparte flatta les ressentiments du fils de Daher, et lui écrivit qu'en considération de son mérite personnel, et convaincu qu'il serait, comme son père, ennemi des vexations et bienfaiteur du peuple, il le nommait pour commander dans toute la Tibériade, en attendant qu'il pût le faire aussi grand que son père. Il ordonna aux grands et au peuple de reconnaître Abbas-Daher pour leur cheyk. Il le revêtit d'une pelisse, et ordonna au cheyk de Nazareth de lui faire remettre les maisons, jardins et autres propriétés que son père y avait possédés[2]. Il écrivit aussi au cheyk Mustapha-Bekyr, un des chefs de
la nation druse, recommandable par ses talents et son crédit, que Djezzar
avait persécuté et tenu pendant sept ans dans les fers. En annonçant à ce
cheyk les malheurs qui allaient fondre sur le pacha d'Acre : Ils doivent vous être agréables, lui mandait
Bonaparte, car la tyrannie de cet homme féroce a
longtemps pesé sur la brave nation druse ; mon intention est de la rendre
indépendante, d'alléger le tribut qu'elle paie, et de lui rendre le port de
Baïrout et autres villes nécessaires pour les débouchés de son commerce. Je
désire que vous veniez vous-même le plus tôt possible, ou que vous envoyiez
quelqu'un pour me voir ici devant Acre, afin de prendre tous les arrangements
nécessaires pour nous délivrer de nos ennemis communs. Vous pourrez faire
proclamer dans tous les villages de la nation druse que ceux qui viendront
apporter des vivres au camp, et surtout du vin et de l'eau-de-vie, seront
exactement payes[3]. Mustapha-Bekir
vint trouver Bonaparte qui le revêtit d'une pelisse, lui donna le
commandement du fort de Saffet et du pont de Jacoup, sur le Jourdain, et lui
recommanda de repousser avec courage tous ceux qui prétendraient entrer dans
le pachalic d'Acre avec des vues hostiles contre les Français[4]. Les Druses et les habitants de la Tibériade paraissaient faire des vœux pour le succès des armes françaises ; ils donnaient des renseignements sur ce qui se passait derrière les montagnes, et dans l'intérieur de la Syrie. C'est ainsi que Bonaparte apprit que le pacha de Damas, nommé au commandement d'une nouvelle armée, réunissait ses forces derrière le lac de Tabarieh et aux sources du Jourdain et de l'Oronte, appelant à son secours les pachas de l'Asie-Mineure. Le général en chef envoya des protestations pacifiques au
mollah de Damas, Mourad-Radeh, avec lequel il avait fait connaissance au
Kaire. J'ai traversé le désert pour repousser les agressions
de Djezzar, lui écrivait-il. Dieu qui a
décidé que le règne des tyrans, tant en Égypte qu'en Syrie, devait être
terminé, m'a donné la victoire. Je me suis emparé de Gaza, Jaffa et Caïffa,
et je suis devant Acre qui, d'ici à peu de jours, sera en mon pouvoir.
Il le priait de faire connaître aux cheyks et aux agas des janissaires de
Damas que, loin de porter atteinte à la religion des musulmans, il
accorderait sa protection à la caravane de la Mekke, et d'engager les
habitants de Damas à se conduire, dans ces circonstances, avec la même
prudence et la même sagesse que ceux du Kaire[5]. La prise de Jaffa avait donné une grande confiance à l'armée française ; elle se flattait que le siège d'Acre ne serait pas plus long, et qu'il se terminerait d'une manière aussi heureuse. Cependant il y avait une nombreuse garnison dans cette place ; sa situation, dans une presqu'île, permettait aux assiégés de réunir tous leurs moyens de défense sur le seul front d'attaque. Mais elle tirait sa principale force de deux hommes, ennemis acharnés de Bonaparte, Sidney Smith et Phélippeaux. Sidney Smith avait été arrêté au Havre, comme espion, conduit à Paris et emprisonné au Temple. Il en avait été tiré, le 5 floréal an VI, sur un faux ordre du ministre de la police, par Phélippeaux, officier d'artillerie, émigré et vendéen. Dès lors ils ne s'étaient plus quittés. Sidney Smith ayant été nommé par son gouvernement au commandement des forces navales anglaises dans le Levant, son ami l'y avait suivi avec le grade de colonel qu'il avait reçu de l'Angleterre. Phélippeaux et Milier, capitaine du Theseus, travaillèrent avec une grande activité à mettre la place en état de défense. La présence des vaisseaux anglais dont Djezzar n'avait désiré l'arrivée que pour évacuer Acre avec ses femmes et ses trésors, l'encouragea à y rester. Tout y prit dès lors un nouvel aspect. La défense allait être dirigée d'après les mêmes principes et les mêmes moyens que l'attaque, tandis que la croisière anglaise fournirait aux besoin des assiégés, inquiéterait les assiégeants, et intercepterait leurs communications par mer. Déjà elle avait pris la flottille de Stanglet qui portait l'artillerie de siège destinée à faire tomber les murs de Saint-Jean d'Acre. Cette capture eut une grande influence sur le sort de cette place. Les pièces et les munitions françaises furent sur-le-champ débarquées et réparties dans les différents postes de la ville. Les bâtiments de transport furent armés et envoyés en croisières devant les côtes de la Palestine, pour intercepter les convois de l'armée. C'étaient des Européens qui venaient combattre dans une place de l'Asie, pour se disputer une partie de l'Afrique, et ceux qui dirigeaient les efforts opposés étaient de la même nation, à peu près du même âge, de la même école et de la même arme ; Phélippeaux avait étudié avec Bonaparte. Le général en chef ne pouvait pas connaître encore tous les obstacles qu'il aurait à surmonter. Il ignorait la perte de son artillerie de siège, et arrivait devant Saint-Jean-d'Acre, plein de confiance dans le succès du siège qu'il allait entreprendre. Accompagné des généraux Dommartin et Caffarelli, il fit, le 29 ventôse, une reconnaissance plus exacte de la place. On résolut d'attaquer le front de l'angle saillant à l'extrémité la plus orientale de la ville. Le chef de brigade du génie, Samson, fut chargé de reconnaître, pendant la nuit, la contrescarpe. Il eut la main traversée par une balle ; il n'en continua pas moins sa mission. Mais, obligé de marcher sur les pieds et les mains, la gêne de cette posture et l'obscurité ne lui permirent pas de reconnaître avec exactitude les fortifications. Il parvint à toucher le pied d'un mur qu'il crut être celui de la ville, et revint au camp, persuadé qu'elle n'avait ni fossés ni contrescarpe. Cette fausse indication compromit l'armée. Le 30 ventôse, on ouvrit la tranchée à environ i5o toises de la place, en profitant des jardins, d'un aqueduc qui traversait le glacis, et des fossés de l'ancienne Ptolémaïs. On travailla aux batteries de brèche et aux contre-batteries. Caffarelli-Dufalga, pressé par l'impatience de Bonaparte, communiquait aux travailleurs le feu et l'activité de son caractère. Cet excès de zèle devint même funeste aux assiégeants ; car les chemins couverts ne furent point perfectionnés, et les soldats de tranchée étaient obligés de marcher courbés pour n'être pas vus des assiégés. L'armée n'avait vécu que de biscuit et n'avait point eu de pain depuis son départ du Kaire : les provisions trouvées dans les magasins de Caïffa et dans le village de Chefamer, et celles qu'apportèrent les habitants suffirent à sa subsistance. Les moulins de Tanous et de Kerdanneh furent employés à moudre le blé qui venait de Cailla. Un grand établissement de boulangerie fut fait au camp, près de la tente du général en chef. On s'occupa des hôpitaux ; la principale ambulance fut établie dans les étables de Djezzar, seul local existant aux environs d'Acre. Les blessés et les malades y étaient fort mal ; on manquait de fournitures et de médicaments. Il se présenta une situation très-favorable pour un hôpital, le beau village de Chefamer, sur une hauteur bien exposée, entourée et couverte de végétation, avec de bonnes eaux, à trois lieues sud de Saint-Jean-d'Acre ; là sont les sources de la Kerdanneh. Il y avait un vaste palais, bâti par le cheyk Omar-Daher, réunissant à la hardiesse et au grandiose, qui constituent l'architecture arabe, la solidité d'une forteresse. Cet édifice pouvait réunir 600 malades. Le général en chef ordonna qu'il y fût établi deux hôpitaux, un pour les fiévreux et l'autre pour les blessés. Un commissaire des guerres, le médecin et le chirurgien en chef et le directeur des hôpitaux furent chargés de les organiser, et un bataillon y fut envoyé en garnison. On établit ensuite un nouvel hôpital dans un couvent situé sur le sommet du Mont-Carmel, et un troisième d'évacuation fut placé à Caïffa. Le général en chef en surveillait lui-même la tenue. Je viens de faire la visite de l'hôpital, écrivit-il à l'ordonnateur d'Aure. On y manque de marmites et de vases pour laver les plaies. Il ne faut pour les blessés que de l'orge et du miel pour faire la tisane, et il n'y en a point. Ces malheureux qui ont tant de droits à notre intérêt souffrent, et cependant l'on vend journellement dans le camp de l'orge et du miel. Je vous requiers de faire acheter le plus promptement possible de l'orge, du miel et des vases qu'il est aisé de se procurer dans la montagne. Le linge et la charpie sont sur le point de manquer. Ordonnez également qu'on prenne des précautions pour cet objet. Le 2 germinal, l'armée entendit une vive canonnade dans la direction de Caïffa. Les Anglais, J pour s'emparer des dépôts que renfermait cette ville, y tentèrent un débarquement. Le chef d'escadron Lambert, avec sa garnison de 88 hommes, les laissa tranquillement débarquer, et, quand ils furent à une portée de fusil, il démasqua un obusier et un canon de 3. Il se porta au pas de course, à la tête de cette poignée d'hommes, sur les canots des Anglais, les força à se rembarquer, monta à l'abordage, leur tua ou blessa plus de 100 hommes et les obligea à gagner le large. Une chaloupe du Tigre fut obligée de se rendre ; on y fit 17 prisonniers ; on y trouva 8 blessés et une caronade de 32. Les prisonniers furent employés à la manutention des vivres. Sidney Smith réclama la bienveillance du commandant de Caïffa envers les prisonniers. Lambert lui répondit[6] : L'intérêt que vous prenez aux prisonniers tombés hier en notre pouvoir, est assurément bien louable et bien mérité, tant par leur conduite que par le courage et la bravoure qu'ils ont montrés. Soyez assuré que nous avons eu pour eux tous les égards que se doivent naturellement des peuples faits pour s'estimer et s'admirer. Le général en chef Bonaparte a demandé ce matin les prisonniers à son quartier-général ; il envoya la nuit dernière son chirurgien pour panser les huit blessés qui ne le sont pas dangereusement. Ce chirurgien les a accompagnés. Nous sommes très-sensibles aux bons traitements qu'éprouvent nos camarades lorsqu'ils tombent entre vos mains. Je ne doute pas un instant que le général en chef ne réponde à vos désirs, en vous renvoyant les prisonniers que vous demandez. Sidney Smith, s'étant momentanément absenté de la rade d'Acre, ne put recevoir cette lettre qu'à son retour, et s'empressa de répondre à Lambert pour lui témoigner sa vive reconnaissance de ses bons procédés envers les prisonniers anglais et des soins qu'on avait pris d'eux. Je me réserve, lui écrivit-il[7], d'exprimer seulement au général en chef Bonaparte, combien je suis sensible à son attention personnelle à envoyer les secours de l'art a nos prisonniers blessés. Le 14 germinal, Sidney Smith envoya son lieutenant et son secrétaire pour traiter de leur échange. On travaillait avec la plus grande activité à perfectionner les travaux du siège de Saint-Jean-d'Acre. L'artillerie des assiégeants consistait en 4 pièces de 12, approvisionnées chacune à 200 coups, et 8 obusiers. La caronade de 32 que Lambert avait prise à Caïffa fut un renfort précieux. On avait de la poudre, car le parc en avait apporté du Kaire, et on en avait trouvé à Gaza et à Jaffa ; mais on manquait de boulets. On imagina une ruse ingénieuse pour s'en procurer. On faisait de temps en temps paraître sur le bord de la mer quelques cavaliers ou des charrettes, ou bien on feignait d'y construire une redoute. Alors le commodore Sidney Smith faisait avancer ses vaisseaux le plus près possible de la côte, et faisait un feu roulant de toutes ses batteries. Les boulets venaient tomber jusque dans le camp, où ils tuèrent même quelques hommes. Les soldats couraient les ramasser et les apportaient au parc d'artillerie où, d'après un ordre du jour du général en chef, on les leur payait cinq sous pièce. De cette manière, on s'en procura une grande quantité du calibre de 12 et de 32. Lorsque le chef de brigade du génie Samson, revenu de sa reconnaissance nocturne, assura que l'enceinte d'Acre n'avait ni fossés ni contrescarpe, la chute de cette ville parut infaillible au général en chef et à l'armée. On espérait pouvoir, après trois jours de siège, planter l'étendard tricolore sur les tours de l'ancienne Ptolémaïs. Le 5 germinal (25 mars), on commença à battre en brèche. Le rempart s'écroula bientôt sous le feu de l'artillerie française. L'adjudant général Laugier fut commandé pour monter à l'assaut. Il fut précédé par un corps de sapeurs escorté de 25 grenadiers y afin de déblayer le pied du rempart. Mais au moment où ils s'élançaient vers la brèche, arrêtés court par une contrescarpe ; de 15 pieds et un large fossé, ils rentrèrent dans la tranchée. Le général en chef fit sur-le-champ pousser une mine pour faire sauter la contrescarpe. Le 7 germinal, les assiégés, conduits par Djezzar en personne, firent une sortie pour détruire les ouvrages commencés, et furent repoussés en désordre dans la place. Les batteries de brèche continuèrent leur feu contre la tour carrée. On fit jouer en même temps l'artillerie de campagne. Le 8 germinal, la mine sauta, et on assura que la contrescarpe était entamée. Les troupes demandèrent à grands cris l'assaut. Bonaparte se porta sur-le-champ dans la tranchée pour reconnaître l'état de la brèche. Le jeune Mailly de Châteaurenaud, surnommé Minerve, adjoint aux adjudants-généraux, sollicita l'honneur d'y monter le premier. Il avait à cœur de venger les mânes de son frère, envoyé par Bonaparte auprès d'Achmet-Djezzar[8], et à qui ce pacha avait fait trancher la tête. L'adjudant-commandant Laugier, avec un corps d'élite de 600 hommes, se tenait dans la place d'armes, à 100 toises des murs, prêt à se lancer sur la brèche, dès qu'on en aurait déblayé le pied. Six sapeurs y furent envoyés. Mailly, avec 25 grenadiers, fut chargé de les soutenir. Il s'avança, l'échelle au bras, jusqu'à la contrescarpe, et reconnut que la moitié seulement avait saute ; il en restait encore 8 pieds. Néanmoins il descendit dans le fossé, et jugea plus facile de monter à la brèche que d'attendre que le pied en fut déblayé. On dit qu'en voyant ce jeune officier dresser son échelle contre le rempart la terreur s'empara des Turcs, et qu'un grand nombre s'enfuit précipitamment vers le port ; on dit même que Djezzar se sauva sur ses vaisseaux. Mailly fut blessé au pied et renversé dans le fossé. Alors les assiégés reprirent courage, se rallièrent sur la tour carrée, et firent pleuvoir sur les assaillants des torrents de matières enflammées. Les grenadiers, après des efforts inouïs, pénétrèrent dans la tour, et, ne trouvant aucune issue pour entrer dans la ville, ils revinrent sur leurs pas et rentrèrent dans le fossé ; mais, ayant vu tomber leur chef, en butte eux-mêmes à une fusillade meurtrière, ils remontèrent la contrescarpe. Les adjudants-généraux Lescale et Laugier, accourus au pas de course pour les soutenir, y arrivèrent en ce moment avec deux bataillons. Les grenadiers leur annoncèrent que Mailly était mort et que la brèche était impraticable. Cependant, on tenta de nouveau l'assaut. Une partie des troupes descendit dans le fossé ; Lescale et Laugier y trouvèrent la mort. Les soldats qui étaient restés sur la contrescarpe, exposés au feu des remparts, n'ayant pas le moyen de descendre pour soutenir leurs frères, allèrent se mettre à l'abri dans la tranchée. Ceux qui étaient restés sous les murs, après de vains efforts pour monter à la brèche, n'étant pas soutenus, furent contraints de sortir du fossé et de rentrer dans la tranchée. Mailly, qui avait eu le pied fracassé d'un coup de feu, ayant repris ses sens, mais ne pouvant suivre les siens dans leur retraite, implora le secours d'un grenadier. Ce brave le prit sur ses épaules, et s'avançait péniblement au milieu des décombres de la brèche, lorsqu'une balle le renversa. Pendant la nuit, les Turcs descendirent de leurs murs, trouvèrent Mailly vivant, et lui coupèrent la tête. Ainsi tombèrent à la fleur de l'âge, sous le couteau de Djezzar, deux malheureux frères dignes d'un meilleur sort. On coupa également les têtes des Français trouvés morts dans le fossé, pour les saler et les envoyer à Constantinople. Pendant qu'on mutilait les restes de Mailly. Phélippeaux recevait son épée des mains des barbares, et insultait à ce jeune guerrier mort au champ d'honneur[9]. Cependant cet échec prouva au général en chef que le siège de Saint-Jean-d'Acre exigeait toutes les ressources de l'art. La prise de Jaffa et surtout l'opinion des chrétiens de Syrie, qui assuraient que la place d'Acre ne tiendrait pas quatre jours, avaient donné trop de confiance à l'armée. Elle se trouvait en présence d'une place, flanquée de murailles et de fortes tours, et environnée d'un fossé profond avec escarpe et contrescarpe. Bonaparte sentit la nécessité d'une attaque plus régulière ; on reprit les travaux avec ardeur. On prolongea les chemins couverts ; un nouveau puits de mine fut ouvert pour faire sauter la contrescarpe entière ; pour cette opération, les mineurs demandèrent huit jours. Les Turcs, fiers d'avoir repoussé les assiégeants, firent une sortie le 10 germinal, se portèrent sur la tranchée, attaquèrent les travailleurs, parvinrent à les déloger, et tuèrent le chef de brigade du génie Detroye. Mais revenus bientôt de leur surprise, ceux-ci retournèrent sur leurs pas, et, malgré une vive résistance, repoussèrent les assiégés dans la place. Instruit exactement par les chrétiens du progrès des rassemblements de peuples divers qui se préparaient à fondre sur lui sous les ordres d'Abdallah, pacha de Damas, Bonaparte résolut de faire des détachements pour reconnaître la force et la position de ces nouveaux ennemis, et observer leurs mouvements. Il avait chargé le cheyk Mustapha-Békir de la défense du fort de Saffet et du pont de Jacoub ; mais, prévoyant qu'il n'était pas en force pour résister à une irruption du pacha de Damas, s'il tentait le passage du Jourdain avec son armée, il envoya Murat à Saffet, le 10 germinal. Ce général partit du camp avec sa cavalerie, guidé par les Dr uses. Il traversa de forts beaux sites, des torrents d'eau limpide, des collines couvertes d'oliviers et d'arbustes en fleur. Il fut bien accueilli sur sa route. Les habitants lui apportèrent des vivres. Les femmes chrétiennes n'étaient pas voilées, comme les Égyptiennes, et montraient une physionomie douce et prévenante. Le lendemain, il arriva à Saffet. Cette petite ville est bâtie autour d'un pic très-aigu, sur le sommet duquel s'élève le fort. Murat trouva à Saffet Moustapha-Békir et le cheyk Daher. A défaut d'armes et de munitions, ils n'avaient pu réduire le fort occupé par une faible garnison de Maugrabins ; mais à l'approche des Français, elle se sauva ; on lui fit deux prisonniers que l'on traita bien. Murat laissa sa cavalerie à Saffet, et se porta avec un détachement d'infanterie au pont de Jacoub sur le Jourdain, et suivit cette rivière jusqu'au lac de Génésareth ou de Tibériade, en arabe Bahr-el-Tabarieh. N'ayant rien aperçu qui pût faire croire au rassemblement et à l'approche d'un corps ennemi, il revint à Saffet et y établit une garnison française, commandée par le capitaine Simon. Cette ville est bâtie sur l'emplacement qu'occupait autrefois Béthulie. Un vieillard montra à Murat l'endroit où, suivant la tradition, était la tente d'Holopherne lorsque Judith lui coupa la tête. Murat rentra au camp d'Acre le 15 germinal. Le général Vial en était parti la veille avec 500 hommes pour aller occuper le port de Sour et y établir une garnison de Mutualis, commandés par le cheyk Nassur, fils de Nakef, tué cinq ans auparavant dans un combat contre les Arnautes du pacha d'Acre. Nassur s'y était déjà rendu d'après un ordre direct de Bonaparte. Les habitants de Sour et surtout les chrétiens s'étaient enfuis à son approche, emportant leurs effets. Le général Vial leur dit que Nassur était sous ses ordres, et les ramena dans leurs foyers. Les soldats y virent avec plaisir quelques jolies femmes. Les Mutualis étaient une superbe race d'hommes, grands, bien faits, robustes, de bonne mine, et qui paraissaient résolus à tout entreprendre. Le général Vial en passa la revue, et établit des postes composés de Français et de Mutualis qui furent très-flattés de ce mélange. Nassur lui parla d'un air pénétré des malheurs de sa famille, et brûlait de se venger de Djezzar. Je veux, lui dit-il, faire de Sour une place aussi forte que celle d'Acre. Sour est l'ancienne Tyr. Sur les ruines de cette ville, qui fut la métropole du commerce de la Syrie, et la mère de Cartilage ? il n'existait plus que 12 ou 1,500 habitants, dont les trois cinquièmes étaient mahométans, et le reste chrétiens, vivant tous du commerce. L'entrée du port était défendue par deux tours bâties sur deux lits de colonnes. La mer les avait découvertes 5 on en voyait encore de très-belles, et notamment les deux dont parle Volney. Le mur qui fermait la ville du côté de terre était en très-bon état, et les approches en étaient défendues par une grosse tour isolée, à 100 toises en avant sur le rivage. Le général Vial rentra au camp le 16 germinal, laissant a Sour les Mutualis disposés à s'y défendre jusqu'à extinction. Le général Junot fut envoyé a Nazareth, pour observer les mouvements de l'ennemi dont on annonçait l'approche, et couvrir les hôpitaux de Chefamer contre les incursions des Naplousains. Il ne découvrit rien qui pût lui faire soupçonner la présence, d'une armée ennemie dans le pays, et resta à Nazareth avec 500 hommes. Le 12 germinal, une frégate turque avait mouillé dans la rade de Caïffa. Elle avait envoyé son canot dans le port, ignorant que cette ville fût au pouvoir des Français. Lambert s'en était emparé et lui avait fait une vingtaine de prisonniers. Djezzar et ses auxiliaires redoublaient d'efforts. Toute la population de la ville travaillait à réunir sur le front d'attaque de nombreux moyens de défense. Des ouvrages immenses étaient construits dans la place ; une enceinte nouvelle s'élevait derrière les anciens remparts. Les assiégeants, de leur côté, continuaient à saper les murs de Saint-Jean-d'Acre. Malgré l'échec qu'ils avaient éprouvé le 8 germinal, leur ardeur ne s'était point ralentie. Les guerriers qui avaient vu tomber Mantoue et les forteresses de la Lombardie s'indignaient à la pensée qu'une chétive bicoque de l'Asie pourrait arrêter leurs exploits. Mais l'artillerie de siège n'arrivait point, et, malgré la ruse employée envers les vaisseaux anglais pour se procurer des projectiles, les munitions de guerre étaient insuffisantes pour pousser le siège avec vigueur. Le général Dugua avait envoyé du Kaire à Damiette 2.000 boulets de 12 et de 8 et des obusiers. Bonaparte envoya l'ordre à l'adjudant-général Almeyras de les expédier au camp devant Saint-Jean-d'Acre[10]. Dans la crainte que sa lettre fut interceptée, il lui réitéra cet ordre en lui expédiant un nouveau courrier trois jours après. Il lui demandait toutes les cartouches d infanterie et toute l'artillerie au-dessus du calibre du 8, dont il pourrait disposer sans compromettre Damiette. L'armée est abondamment pourvue de tout, ajoutait-il[11], et tout va fort bien. Les peuples se soumettent. Les Mutualis, les Maronites et les Druses sont avec nous. Damas n'attend plus que la nouvelle de la prise de Saint-Jean-d'Acre pour nous envoyer ses clefs ; les Maugrabins, les Mamlouks et les troupes de Djezzar se sont battues entre elles ; il y a eu beaucoup de sang répandu. Par les dernières nouvelles que j'ai reçues d'Europe, les rois de Sardaigne et des Deux-Siciles n'existent plus. L'empereur a désavoué la conduite du roi de Naples, la paix de Rastadt étant sur le point d'être conclue ; ainsi, la paix générale n'était pas encore troublée. Bonaparte expédia un bateau à l'adjudant-général Grézieux, à Jaffa, pour lui faire connaître ses besoins en artillerie et en munitions. Il lui demandait les obusiers turcs pris à Jaffa, et lui ordonnait de faire filer à Acre l'artillerie et les munitions qui arriveraient, notamment l'équipage de siège que le capitaine Stanglet avait reçu or- de débarquer dans ce port[12]. Ainsi, Bonaparte ignorait encore, le 16 germinal, que son artillerie était tombée au pouvoir des Anglais ; mais il apprit bientôt qu'elle était perdue et employée à défendre contre ses attaques les tours de la ville assiégée. Alors il ne put espérer de la réduire que lorsque le second convoi, conduit par le contre-amiral Perrée, serait arrivé. Du reste, Grézieux ne reçut point cette lettre. Attaqué de la peste et frappé de terreur, cet officier s'était renfermé dans une chambre, d'ou il ne communiquait que par un trou. Ces précautions avaient été inutiles ; son moral était si affecté qu'il mourut le lendemain. En donnant des nouvelles de l'armée à Marmont, le général en chef lui écrivait[13] : J'espère que vous n'aurez pas perdu un instant pour l'approvisionnement d'Alexandrie, et que vous serez en mesure pour recevoir les ennemis, s'ils se présentent de ce côté. Je compte, dans le mois prochain, être en Égypte, et avoir fini toute mon opération de Syrie. Malgré leurs faibles ressources en artillerie et en munitions, les assiégeants battaient toujours en brèche. Ils parvinrent à faire sauter une partie de la contrescarpe. Le général en chef essaya de faire loger quelques grenadiers dans la grosse tour carrée ; mais les assiégés l'avait tellement encombrée qu'on ne pût y parvenir. On attendit des renforts d'artillerie et de munitions, et on poussa une mine sous la tour pour la faire sauter. Djezzar avait souvent essayé des sorties pour troubler les travaux des assiégeants ; toutes avaient échoué. Le 18, à la pointe du jour, il ordonna une sortie sur trois colonnes. En tête se trouvait un détachement anglais tiré des équipages de Sidney Smith. L'ennemi s'avança sous la protection de l'artillerie des remparts, servie par des canonniers anglais. Les trois colonnes attaquèrent avec vigueur les premiers postes et les travaux avancés. Les détachements qui gardaient ces ouvrages, trop inférieurs pour soutenir leur choc, se replièrent ; mais l'artillerie française dirigea des places d'armes et des parallèles un feu si bien nourri sur les Musulmans, que leurs premiers rangs furent renversés Les deux colonnes de droite et de gauche regagnèrent les remparts. Celle du centre s'obstina seule à marcher en avant. Elle était conduite par le capitaine anglais Thomas Asfield, et devait s'emparer de l'entrée du rameau de mine. Asfield s'avançait rapidement, à la tête de quelques soldats de sa nation, à travers une grêle de balles et de mitraille ; il touchait l'entrée de la mine, lorsqu'il tomba mort aux pieds des siens. Ce fut le signal d'une déroute complète. Les soldats anglais et musulmans perdirent toute audace et rentrèrent précipitamment dans la ville, laissant le terrain couvert de leurs morts et de leurs blessés. On a accusé Bonaparte de s'être réjoui en voyant tomber cet officier sur le champ de bataille, et de s'être fait apporter son corps, croyant que c'était celui de Phélippeaux. Cette assertion est fausse, et ne peut être la matière d'un reproche. On connaissait les talents, la bravoure de Phélippeaux, et il devenait très-important de savoir s'il avait été tué. Le seul sentiment de Bonaparte fut celui de la curiosité. Les soldats apportèrent d'eux-mêmes le corps du capitaine Asfield, expirant, qu'ils avaient reconnu pour être un officier anglais. Lorsqu'il fut arrivé au quartier-général, il avait cessé de vivre. On trouva sur lui son brevet, où étaient mentionnées des actions d'éclat qu'il avait faites à la prise du cap de Bonne-Espérance. Bonaparte ordonna qu'il fût inhumé avec tous les honneurs de la guerre. Son épée, honorée par lui pendant sa vie, le fut encore après sa mort, en passant entre les mains du plus vieux grenadier de l'armée. Cependant le général en chef apprit par les émissaires de Daher, et par les commandants de Saffet et de Nazareth, qu'une armée nombreuse, conduite par les pachas de Syrie et de l'Asie-Mineure, commandée en chef par Abdallah, pacha de Damas, était en mouvement pour attaquer les Français devant Saint-Jean-d'Acre. On lui donna avis qu'une forte avant-garde, sous les ordres du fils d'Abdallah, avait passé le Jourdain sur les ponts de Jacoub et de Medjameh, et pris position en avant de Tabarieh, où elle rassemblait de grands approvisionnements. C'était pour empêcher Bonaparte de marcher à sa rencontre, que Djezzar, informé de la marche de ses alliés, avait tenté sa sortie du 18 germinal. Il redoublait d'efforts pour occuper les Français sous les murs d'Acre, espérant que l'armée d'Abdallah viendrait les y surprendre et les détruire. En annonçant à Bonaparte la présence (le l'ennemi dans le pays environnant, Junot partit de Nazareth, et sans calculer la faiblesse de sa troupe, marcha au-devant de lui avec 400 hommes d'infanterie et 100 cavaliers. Le 19 germinal, il arriva au débouché de la vallée de Cana-sur-Loubi, et vit 2 ou 3.000 cavaliers caracolant dans la plaine, entre le village de Loubi et le Mont-Thabor ; c'étaient des Arabes. A neuf heures du matin, il rangea sa troupe en bataille, et au moment où il se disposait à marcher au combat, il aperçut derrière lui, venant de Loubi, un autre corps de cavalerie ennemie d'environ 2.000 hommes, Mamlouks, Osmanlis, Maugrabins, marchant au petit pas, et en bon ordre. Junot jugea que l'attaque de ce corps pourrait seule être dangereuse, et fit, pour le recevoir, des changements à ses premières dispositions. D'après les ordres de leur général, les soldats, silencieux, immobiles, attendirent, jusqu'à portée de pistolet, l'ennemi qui s'avançait plein de confiance. Alors, accueilli tout à coup par une fusillade vive et meurtrière, il se retira à quelque distance, laissant plus de 300 hommes tués ou blessés sur le champ de bataille. L'ennemi revint à la charge, fut reçu avec la même intrépidité, et fit sa retraite à trois heures du soir, après un grand nombre d'escarmouches et de combats singuliers où il perdit plus de 500 hommes, et dont les Français sortirent toujours vainqueurs. Ceux-ci ne perdirent que 12 hommes et eurent 40 blessés. Le général en chef instruisit de cette victoire l'adjudant-général Almeyras, à Damiette, et le chargea d'en faire passer la nouvelle au général Dugua. Ne perdez pas de vue, ajoutait-il[14], les fortifications et les approvisionnements du fort de Lesbeh ; car, après avoir combattu en Syrie, pendant l'hiver et le printemps, il serait possible que cet été une armée de débarquement nous mît à même d'acquérir de la gloire à Damiette. Il écrivit à Marmont : Le général Junot s'est couvert de gloire, le 19, au combat de Nazareth. Avec 500 hommes, il a battu 4.000 hommes de cavalerie, pris 5 drapeaux, tué ou blessé plus de 600 hommes ; c'est une des affaires brillantes de la guerre. Notre siège avance. Nous avons une galerie de mine qui déjà dépasse la contrescarpe, chemine sous le fossé à 30 pieds sous terre, et n'est plus qu'à 18 pieds du rempart. Il y a, dans la place, beaucoup d'Anglais et d'émigrés français ; vous sentez que nous brûlons d'y entrer. Il y a à parier que ce sera le 1er. floréal. Ce siège, à défaut d'artillerie, et vu l'immense quantité de celle de l'ennemi, est une des opérations qui caractérisent le plus la constance et la bravoure de nos troupes. L'ennemi tire ses bombes avec une grande précision. Nous avons eu jusqu'à présent Go tués et 30 blessés. Mailly, Lescale et Laugier sont morts. Le général Caffarelli, mon aide-de-camp Duroc, Eugène, l'adjudant-général Valentin, les officiers du génie Samson, Say et Souhait sont blessés. Damas n'attend que la nouvelle de la prise d'Acre pour se soumettre. Je serai dans le courant de mai de retour en Égypte. Expédiez de nos nouvelles en France. Approvisionnez-vous, et que vos soins ne se bornent pas à Alexandrie. Songez que cela n'est rien, si le fort Julien n'est pas en état de faire une bonne résistance. Après avoir fortifié votre arrondissement, vous aurez la gloire de le défendre cet été. Je vous répète ce que je vous ai dit dans ma lettre du 21 pluviôse, de me faire faire une bonne carte de votre arrondissement, en y comprenant une partie du lac Burlos. Vous savez combien cela est nécessaire dans les opérations militaires[15]. En visitant la tranchée, le 20 germinal, le général Caffarelli avait reçu une balle au bras droit, seule partie de son corps qui fut visible pour l'ennemi. Il eut l'articulation du coude tellement fracassée, que l'amputation fut jugée nécessaire. Il la demanda lui-même ; Larrey la fit. Ce général, déjà mutilé, la supporta avec un grand courage et sans proférer un seul mot. Quoique extrêmement brave, Caffarelli ne se battait que par nécessité. Il aimait la gloire, mais encore plus les hommes ; la guerre n'était pour lui qu'un moyen d'arriver à la paix[16]. Il portait une sorte de culte à son général en chef, qui, de son côte, l'aimait beaucoup, et avait pour lui la plus grande estime. Le général en chef jugea que Junot, malgré l'avantage qu'il avait remporté au combat de Nazareth, ne pourrait longtemps faire face à un ennemi aussi nombreux. Il fit partir Kléber avec 1.500 hommes. Ce général se mit en marche le 20 germinal, et rejoignit Junot à Nazareth. Le fils du pacha de Damas, avec 4.000 chevaux, était resté à Loubi, et occupait le village de Seïd-Jarra avec 600 hommes d'infanterie. Kléber marcha à sa rencontre, et se trouva en sa présence le 22 germinal. Il détacha deux bataillons pour attaquer le village qui fut enlevé à la baïonnette, et marcha au pas de charge sur la cavalerie qui cherchait a l'envelopper. On' se fusilla de part et d'autre pendant une partie de la journée, et l'ennemi se retira en désordre. Kléber, malgré ce succès, ne se sentant pas assez fort pour poursuivre l'ennemi dans sa déroute, et manquant -de munitions, regagna les hauteurs de Saffarieh, et s'y retrancha pour attendre des renforts. Il apprit bientôt que le capitaine Simon, commandant de Saffet, avait été attaqué par un fort détachement ennemi ; qu'il s'était retiré dans le fort avec sa troupe ; que les Turcs en avait vainement tenté plusieurs fois l'escalade ; qu'ils avaient ravagé le pays et brûlé la ville, et que le fort était étroitement bloqué. Des émissaires chrétiens, expédiés pour espionner les mouvements de l'ennemi, rapportèrent à Kléber qu'une grande armée débordait avec fracas par tous les points de la Tibériade ; que ses principaux débouchés étaient les ponts de Jacoub et de Medjameh, et le lieu de ralliement Tabarieh, où elle avait réuni ses magasins. Les habitants du pays disaient qu'elle était aussi nombreuse que les étoiles du ciel et les sables du désert. Kléber la fit reconnaître de nouveau ; il fut instruit par des rapports exacts, qu'elle était composée des Naplousains, des janissaires de Damas et d'Alep, des Arabes des différentes tribus de la Syrie, et qu'elle s'élevait au moins à 30.000 hommes, dont plus de 20.000 cavaliers. La renommée la portait 't 40 ou 50.000 hommes. Il reçut aussi la confirmation d'un bruit qui avait déjà circulé dans l'armée française. Une dissension avait éclaté entre les Mamlouks d'Ibrahim et les janissaires. Après plusieurs démêlés, où le sang avait coulé de part et d'autre, ce bey avait séparé son camp de : celui du pacha de Damas, et refusait de prendre part à ses opérations. En envoyant ces nouvelles au général en chef, Kléber lui annonçait son dessein de marcher à l'ennemi, et le priait de lui faire passer des renforts et des munitions pour le mettre en état d'opérer avec succès. Bonaparte fit partir Murat à la tête de 1.000 hommes d'infanterie et d'un corps de dragons, avec ordre de se porter à marches forcées sur le pont de Jacoub et de s'en emparer ; de débloquer le fort de Saffet, et d'opérer, s'il était possible, sa jonction avec Kléber, aux ordres duquel il se trouverait. Voulant tirer parti de la division qui régnait dans le camp ennemi, Bonaparte envoya un chargé de pouvoirs pour faire des offres à Ibrahim-Bey, et l'attirer dans son parti ; mais la cavalerie ennemie qui bloquait Saffet, l'empêcha de passer. Le général en chef l'envoya près de Kléber y d'où il se trouvait plus à portée de remplir sa mission. Les Naplousains avaient pour cheyk un homme hardi et entreprenant e nommé Ghérar. Il jouissait d'un grand crédit dans la contrée ; il parcourait les villages environnants, soulevait les populations contre les Français, entretenait des intelligences avec Djezzar, par l'intermédiaire des Anglais, et, à l'aide de l'or du pacha d'Acre, il recrutait des soldats pour marcher à son secours. Bonaparte manda à Kléber[17] : Écrivez à Ghérar qu'il a tort de se mêler d'une querelle qui le conduira à sa perte. Comment, lui qui a eu tant à se plaindre d'un homme aussi féroce que Djezzar, peut-il exposer la fortune et la vie de ses paysans pour un homme aussi peu fait pour avoir des amis ? Faites-lui connaître que sous peu de jours Acre sera pris, et Djezzar puni de tous ses forfaits. Alors il regrettera, peut-être trop tard, de ne s'être pas conduit avec plus de sagesse et de politique. Si cette lettre est inutile, elle ne peut, dans aucun cas, faire un mauvais effet. Est-il bien sûr, ajoutait Bonaparte, que le pont de Medjameh soit détruit ? Les habitants du pays, dans les différents renseignements qu'ils me donnent, me parlent toujours de ce pont comme si les renforts de l'ennemi pouvaient venir par là, et dès lors comme s'il n'était pas détruit. Le Mont-Thabor est témoin de vos exploits. Si ces gens-là tiennent, et que vous ayez une affaire un peu chaude, cela vous vaudra les clefs de Damas. Si, dans les mouvements qui peuvent se présenter, vous trouvez le moyen de vous mettre entre eux et le Jourdain, il ne faudrait pas être retenu par l'idée que cela les ferait marcher sur nous. Nous nous tenons sur nos gardes. Nous serions bien vite prévenus de leur approche, et nous marcherions à leur rencontre. Alors il faudrait que vous les poursuiviez en queue assez vivement. Kléber reçut cette lettre avec un détachement de cavalerie et 4 pièces de canon dans son camp de Saffarieh, le 26 germinal. Sa division, complétée par le corps de Junot, s'élevait tout au plus à 2.000 hommes. Conformément au plan que lui avait prescrit le général en chef, il partit sur-le-champ pour se placer entre le Jourdain et l'armée ennemie, la surprendre dans son camp, le 27, avant le jour, s'emparer de ses magasins, et la refouler sous les murs d'Acre. Il marcha pendant toute la journée et toute la nuit, et tourna le Mont-Thabor. Égaré par ses guides, il n'arriva qu'à six heures du matin, le 27 (16 avril), en présence de l'ennemi, dans la plaine de Fouli, et ne put le surprendre. Loin de songer à l'attaquer, Kléber eut tout au plus le temps de faire les dispositions nécessaires pour sa propre défense. Dans le premier moment de confusion qu'avait causé son arrivée, il s'empara d'un petit fort inaccessible à la cavalerie, le fit garder par 100 hommes, et y adossa sa division formée en deux carrés. Mais à peine avait-il rectifié ses alignements, que déjà 4.000 cavaliers ennemis étaient rangés dans la plaine. Ils furent suivis de 3.000 autres, puis d'un troisième corps, et enfin la masse de l'armée ennemie y descendit tout entière. Jamais les Français n'avaient vu tant de cavalerie, assemblage bizarre d'hommes de toutes les nations et de toutes les couleurs, caracoler, charger, se mouvoir dans tous les sens. Kléber recommanda à ses soldats de tenir ferme sur les devants, et de garder le terrain sans avancer ni reculer d'un pas. Il savait que le premier choc des Orientaux était seul redoutable, et que si on parvenait à le soutenir, l'ennemi, découragé par cet échec, ne donnerait plus que des charges partielles et agirait mollement pendant le reste de la journée. L'armée du pacha de Damas, formée en quatre corps, s'ébranla en poussant des cris épouvantables à la manière des barbares, et chargea les Français avec la plus grande impétuosité sur les quatre fronts. Immobiles à leur poste, ces braves opposèrent de toutes parts une triple haie de baïonnettes, contre laquelle vinrent se briser les efforts des cavaliers mahométans. Accueillis à bout portant par la fusillade la plus meurtrière, ces superbes Orientaux tournèrent bride et se virent contraints de rétrograder. Ils donnèrent une nouvelle charge, et, repoussés avec autant d'intrépidité qu'à la première, ils se rabattirent avec fureur sur l'intervalle qui séparait les deux carrés, dans le dessein de les isoler l'un de l'autre ; mais ils reculèrent devant les feux de file et l'artillerie chargée a mitraille qui portaient dans leurs rangs le ravage et la mort. Kléber, sentant que le carré commandé par Junot n'était pas assez grand pour renfermer les chevaux, les caissons et les autres équipages, saisit ce moment pour réunir ses deux carrés en un seul, malgré les efforts inouïs que tenta l'ennemi pour l'en empêcher. Espérant que selon leur coutume religieuse, les Musulmans cesseraient de combattre au coucher du soleil, Kléber ordonna à ses soldats de ménager leurs munitions de manière à pouvoir prolonger le feu jusqu'à la nuit. Retranchés derrière un rempart de cadavres d'hommes et de chevaux, les Français repoussèrent avec le plus grand sang froid les charges multipliées de leurs adversaires. Une confiance inaltérable dans leur chef et dans leur propre valeur les élevait au-dessus de tous les périls. Mais enveloppés par une armée quinze fois plus nombreuse, il était évident que cette troupe de héros, accablée par la fatigue et par le nombre, finirait par trouver, dans la plaine de Fouli, une mort glorieuse. Il était une heure après midi ; on combattait avec acharnement sur tous les points. Tout à coup le bruit du canon se fit entendre dans le lointain : C'est Bonaparte ! s'écrièrent les soldats pleins d'ardeur et d'enthousiasme ; c'est lui qui vient à notre secours ! En effet, fidèle à la promesse qu'il avait faite à son lieutenant, de marcher à la rencontre des Turcs, s'il parvenait à les tourner et à les pousser sous Acre, le général en chef en était parti le 25 germinal à midi, avec chevaux, la division Bon, forte de 2.000 hommes et 8 pièces d'artillerie. Il s'était dirigé vers Nazareth, dans l'espoir d'y trouver l'armée des pachas, et était allé camper, le 26 au soir, sur les hauteurs de Saffarieh, d'où Kléber était parti le matin. Le 27, au point du jour, Bonaparte se mit en route sur les traces de la division Kléber. Arrivé sur une éminence, il découvrit la plaine de Fouli et aperçut, à une distance de trois lieues, cette poignée d'hommes, au pied du Mont-Thabor, luttant contre une armée innombrable. A deux lieues en arrière du champ de bataille, on distinguait le camp des Mamlouks d'Ibrahim qui se tenait à l'écart au pied des montagnes de Naplous. A la vue des dangers que couraient leurs frères d'armes, les soldats de Bonaparte demandèrent à grands cris de marcher au combat pour les secourir. Il forma sa troupe en deux carrés, commandés par les généraux Vial et Rampon, leur ordonna de déborder le champ de bataille, de manière à former, avec la division Kléber, les trois angles d'un triangle équilatéral de 2.000 toises de côté, et à envelopper la masse de l'armée ennemie au centre de la figure[18]. L'adjudant-général Leturq, avec la cavalerie, fut chargé de couvrir le village de Djenine, pour couper la retraite de l'ennemi sur ce point, et contenir les Mamlouks, s'ils faisaient mine de vouloir prendre part au combat. Les deux corps, commandés par les généraux Vial et Rampon, s'avancèrent d'un pas rapide vers le champ de bataille, et, quand ils n'en furent plus éloignés que d'une-demi lieue, le général en chef, pour instruire Kléber de son approche, ordonna une décharge de toute son artillerie. Ce signal fut compris de tous les soldats ; la fatigue fut oubliée, et des cris de joie s'élevèrent de tous les rangs. Kléber mit à profit ce mouvement d'enthousiasme, et ordonna de redoubler le feu sur tous les points. Les règles de l'art prescrivaient à Abdallah de détacher sur-le-champ une partie de son armée pour marcher à la rencontre de Bonaparte, tandis que le reste de sa troupe aurait écrasé la division Kléber ; mais frappé de stupeur, et ignorant les plus simples dispositions de la tactique militaire, il ne prit aucune mesure pour déjouer la manœuvre du général en chef. Cependant, rassuré bientôt par la supériorité numérique de sa cavalerie, il voulut tenter un dernier effort et donna une nouvelle charge, lorsque tout à coup Bonaparte parut sur le champ de bataille. Le carré, commandé par l'intrépide général Rampon, s'avança dans la plaine, tambour battant, l'arme au bras, et attaqua les Turcs en flanc et à dos. Ceux-ci, pour lui faire face, ralentirent le combat acharné qu'ils livraient à la division Kléber. Ce général saisit le moment d'irrésolution de l'ennemi et prit à son tour l'offensive. Il lança sur Fouli une colonne de 200 grenadiers, commandés par le général Verdier. Elle s'avança avec audace en faisant pleuvoir un feu terrible de droite et de gauche sur un corps de fantassins ennemis qui s'opposait a son passage, et le village fut enlevé à la baïonnette. Serré entre Kléber et Rampon, le pacha de Damas sentit qu'il ne pouvait plus tenir le champ de bataille, et qu'il ne lui restait plus de salut que dans une prompte fuite. Il résolut de faire sa retraite sur Naplous et se dirigea sur le village de Noures, seul point dont il ne fut pas coupé ; mais, à l'instant même, le corps du général Vial, qui n'avait point encore paru, se déploya à la rencontre des Turcs et leur ferma le passage. Les carrés de Kléber, Vial et Rampon, conformément au plan du général en chef, formaient les trois côtés d'un triangle équilatéral, et, marchant dans une direction concentrique, faisaient tourbillonner les Turcs au milieu de la' plaine. Foudroyée par l'artillerie, repoussée de toutes parts. par la fusillade ou l'arme blanche, après des efforts inouïs pour s'ouvrir un passage vers son camp et ses magasins, l'armée ennemie se précipita derrière le Mont-Thabor et s'écoula en désordre vers le Jourdain. Un corps d'infanterie la poursuivit au pas de charge et la poussa, la baïonnette dans les reins, sur le chemin d'Erbed, d'où elle gagna le pont de Medjameh. La terreur des fuyards fut telle, qu'encombrés au passage du pont, ils se jetèrent en foule dans le Jourdain pour gagner plus promptement l'autre rive ; un grand nombre s'y engloutit. Pendant ce temps-là, le général Murat, après avoir débloqué Saffet, battu le corps d'armée qui gardait le pont de Jacoub et fait occuper ce débouché important, se réunissait à l'adjudant-général Leturq en avant de Djenine. Il attaqua le camp des Mamlouks, en tua un grand nombre, fit 300 prisonniers, arrêta un convoi de 500 chameaux, enleva leurs munitions, leurs vivres et tous les riches bagages d'Ibrahim. L'armée des pachas perdit dans cette journée plus de 6.000 hommes ; les Français en perdirent près de 200 et eurent environ 100 blessés[19]. L'armée victorieuse, harassée de fatigue, bivouaqua au pied du Mont-Thabor pendant la nuit du 27 au 28 germinal. Cette bataille décisive éloigna pou. toujours de la Tibériade les armées de la Porte ; les troupes musulmanes qui avaient échappé à ce désastre, se dispersèrent frappées d'épouvante dans les provinces d'où elles étaient sorties. Le 28, Murat reçut l'ordre de se porter à Taharieh pour s'emparer des magasins immenses que l'ennemi y avait formés ; la garnison s'enfuit à son approche. Les provisions trouvées dans cette ville étaient en si grande quantité, que le commissaire des guerres Miot écrivit à l'ordonnateur en chef tr Aure qu'il lui était impossible d'en dresser des états ; mais qu'il y en avait assez pour nourrir toute l'armée pendant un an. Les habitants de Djenine, Noures, Oualar, villages annexés au territoire de Naplous, malgré les protestations pacifiques de Bonaparte, n'avaient cessé de commettre des hostilités contre les Français depuis le commencement de la campagne. Le général en chef les avait menacés plusieurs fois de mettre leurs villages à feu et à sang, s'ils continuaient de porter les armes contre lui. Une députation était venue implorer sa clémence ; il s'était laissé fléchir et leur avait promis protection, s'ils restaient tranquilles dans leurs rochers. Mais ces montagnards, naturellement belliqueux, redoutant le joug d'une armée chrétienne, excités par l'exemple de Ghérar et l'arrivée du pacha de Damas, avaient repris les armes et avaient combattu les Français à la journée du Mont-Thabor. Ils avaient pillé des convois de vivres que les Druses envoyaient à son camp d'Acre, et avaient égorgé avec des circonstances horribles les soldats qui les escortaient. Bonaparte jugea urgent d'en tirer une vengeance exemplaire, et, pour les punir, fit brûler les villages de Djenine, Noures et Oualar.[20] Le cheyk Ghérar, après avoir perdu la plus grande partie de ses Naplousains à la bataille du Mont-Thabor, ayant vu brûler le palais de Djenine où il faisait sa résidence, se repentit alors, ainsi que Bonaparte l'avait prédit à Kléber, d'avoir, par ses hostilités, attiré sur lui la vengeance des Français. Il répondit à la lettre que le général en chef lui avait fait écrire, et lui envoya sa soumission. Dans la journée du 28 germinal, les troupes reprirent le chemin de Saint-Jean-d'Acre, après avoir visité le Mont-Thabor. Le général en chef s'écarta du chemin pour passer à Nazareth, où il n'avait pu s'arrêter pendant sa marche contre l'armée des pachas. Il se mit en route, accompagné de Kléber. Ce général devait avec sa division rester en position dans cette ville, veiller à la garde des ponts de Jacoub et de Medjameh, occuper les forts de Saffet et de Tabarieh, et garder avec soin la ligne du Jourdain. Bonaparte était attendu à Nazareth comme un nouveau messie ; il y fut reçu avec les plus vifs transports. Cette ville était favorablement située dans le défilé de la chaîne de montagnes qui sépare la plaine de Fouli de celle d'Acre. Elle était bien bâtie et entourée de sites magnifiques, arrosés par les eaux d'une belle source. On y trouvait d'excellent vin. Bonaparte visita l'église des Capucins, remarquable par sa belle architecture et la sculpture de son autel en marbre de Paros, derrière lequel est une grotte pratiquée dans le roc, qu'on assurait être celle où la vierge Marie fut cachée pendant 21 mois. En sortant de Nazareth, le général en chef descendit les montagnes, et, après avoir passé par des villages très-peuplés et entourés de campagnes variées et fertiles, il arriva devant Acre le 30 germinal au soir. Au moment où il venait de disperser l'année turque, au Mont-Thabor, Bonaparte avait appris que le contre-amiral Perrée était arrivé à Jaffa avec les frégates la Junon, l'Alceste et la Courageuse, qui portaient l'artillerie de siège. Cette nouvelle répandit la joie dans l'armée. Le général en chef écrivit à Gantheaume de donner l'ordre à Perrée de s'éloigner sur-le-champ de la cote de Syrie, d'aller visiter les parages de Candie et de Chypre, et de s'établir en croisière derrière l'escadre de Sidney Smith, afin de lui faire le plus de mal possible en interceptant ses convois de vivres qu'il tirait de Tripoli de Syrie. Il était autorisé à s'emparer de tous les gros bâtiments turcs, devait toujours porter pavillon anglais, et se tenir éloigné des côtes. S'il était poursuivi par les Anglais, il était libre de se réfugier à Alexandrie ou dans un port d'Europe. Dans ce dernier cas, il devait embarquer sur ses frégates des fusils, des sabres et quelques renforts, ne fût-ce que quelques centaines d'hommes ; diriger ensuite sa marche sur Damiette, Jaffa, Acre ou Sour, et, s'il avait plus de 1.500 hommes, il pouvait même les débarquer à Derne[21]. Dès que le général en chef fut rentré dans son camp d'Acre, il écrivit à ses lieutenants en Égypte pour les instruire de la victoire du Mont-Thabor et de la situation de l'armée. Dans toutes ses lettres, il paraissait confiant dans le succès du siège ; et, ne doutant point que sous peu de jours la ville ne fût en son pouvoir, il annonçait déjà son prochain retour en Égypte[22]. Nous avons eu affaire, à la bataille du Mont-Thabor, à près de 30.000 hommes, écrivit-il à Desaix[23]. C'est à peu près un contre dix. Les janissaires de Damas se battent au moins aussi bien que les Mamlouks, et les Arnautes, Maugrabins, Naplousains, sont sans contredit les meilleures troupes de l'Orient. Au reste, je vois par vos lettres que nous n'avons rien à vous conter que vous n'ayez à nous répondre. Assurez les braves qui sont sous vos ordres de l'empressement que je mettrai à récompenser leurs services, et à les faire connaître à la France entière. Il écrivit à Fourier, membre de l'Institut d'Égypte et commissaire près le divan du Kaire[24] : Je vous autorise à correspondre avec l'Institut national, pour lui témoigner, au nom de l'Institut d'Égypte, le désir qu'il a de recevoir promptement ses différentes commissions pour ce pays, et l'empressement que l'Institut d'Égypte mettra à y répondre. Faites connaître au divan du Kaire les succès que nous avons eus contre nos ennemis, la protection que j'ai accordée à tous ceux qui se sont ; bien comportés, et les exemples sévères que j'ai faits des villes et des villages qui se sont mal conduits, entre autres celui de Djenine, habité par Ghérar, cheyk de Naplous. Annoncez au divan que lorsqu'il recevra cette lettre, Acre sera pris, et que je serai en route pour me rendre au Kaire, où j'ai autant d'impatience d'arriver que l'on en a de m'y voir. Un de mes premiers soins sera de réunir l'Institut, et de voir si nous pouvons parvenir à avancer d'un pas les connaissances humaines. Le général en chef, instruit que plusieurs soldats vendaient la vaisselle d'argent trouvée dans les bagages pris à l'ennemi, après la bataille du Mont-Thabor, autorisa le payeur à la recevoir et à en solder la valeur au poids[25]. Pour réparer les pertes que l'armée de Syrie avait faites dans les combats qu'elle avait livrés depuis son entrée en campagne, Bonaparte invita les généraux à recruter leurs corps parmi les habitants du pays, et spécialement parmi ceux de la montagne de Saffet et de Nazareth, qui avaient montré beaucoup d'attachement aux Français. Ils devaient choisir parmi les jeunes gens de 18 à 25 ans[26]. Des Turcs, faits prisonniers par les Français, lors des diverses sorties de l'ennemi, et des déserteurs, rapportèrent au général en chef qu'Achmet-Djezzar ayant tiré de ses prisons plus de 200 chrétiens, les avait fait étrangler après les avoir livrés aux supplices les plus horribles ; qu'il leur avait ensuite fait couper la tête, et que, liés deux à deux et cousus dans des sacs, ils avaient été jetés à la mer. En effet, quelques jours après l'assaut du 8 germinal, des soldats avaient remarqué sur le rivage une grande quantité de sacs, et, les ayant ouverts, ils y avaient trouvé des cadavres décapités. Lorsqu'on apprit la fin déplorable du jeune Mailly et les traitements odieux exercés sur ses frères d'armes morts a ses côtés, un cri général d horreur avait retenti dans l'armée. Persistant dans l'usage barbare d'assouvir leur vengeance jusque sur les cadavres de leurs ennemis, les Turcs, à la vue des Français, coupèrent la tête à deux soldats tués dans la sortie du 18 germinal. Ayant fait un prisonnier, ils l'entraînèrent dans la ville et lui laissèrent la vie jusqu'à ce qu'il eût été questionné[27] ; mais, furieux de l'adresse qu'il mettait dans ses réponses, Djezzar l'avait fait décapiter. A cette nouvelle, Bonaparte ne put contenir son indignation, et, comme dans la sortie du 18, les colonnes de l'ennemi avaient été dirigées par des officiers anglais, il en porta des plaintes amères à Sidney Smith. Quelques jours après, le général en chef reçut de ce commodore une lettre très-honnête dans les termes. Il le remerciait de la manière obligeante dont le commandant Lambert avait répondu dans le temps à sa demande sur le sort des Anglais faits prisonniers à Caïffa, et lui rendait compte de l'état d'un Français qu'il avait arraché des mains des Turcs, lors de la sortie du 7 germinal[28]. Ce soldat, nommé Desbordes, couvert de blessures, condamné par là à ne pouvoir servir de longtemps, et désirant revoir sa patrie, avait demandé à Sidney Smith un sauf-conduit pour s'y rendre avec les prisonniers de sa nation[29]. Les procédés réciproques de Bonaparte et du commodore semblaient donc conformes à l'honneur et aux usages suivis entre les nations civilisées. Il paraissait hors de doute que les Anglais se conduisaient avec humanité envers les soldats français qui tombaient en leur pouvoir. Cependant, chose étrange ! ces Anglais, qui contribuaient si puissamment à la défense de Saint-Jean-d'Acre, ne pouvaient obtenir, en retour de leurs services, que Djezzar-Pacha observât les mêmes usages qu'eux, à l'égard des Français tués ou faits prisonniers. Soit tolérance, soit impuissance de leur part, il est certain que sous leurs yeux les Turcs continuaient à se livrer à leurs excès habituels envers les prisonniers et les morts. Dans sa lettre à Bonaparte, Sidney Smith avouait du moins cette impuissance, en disant que Desbordes était le seul Français qu'il eût pu arracher de la main des Turcs[30]. De plus, Sidney Smith faisait tous ses efforts pour débaucher l'armée. Dans les diverses sorties de la garnison, il avait répandu parmi les troupes des proclamations, des libelles et de fausses nouvelles d'Europe ; il faisait aux officiers et aux soldats les offres les plus séduisantes. Quelques-uns en furent ébranlés même, mais le plus grand nombre y resta sourd et les repoussa. Néanmoins, le général en chef jugea urgent de rompre avec la croisière anglaise des communications qui pouvaient produire un effet dangereux sur le moral de l'armée. Il écrivit au chef de l'état-major-général[31] : Le commandant de la croisière anglaise devant Acre, ayant eu la barbarie de faire embarquer sur un bâtiment qui avait la peste les prisonniers faits sur les deux tartanes chargées de munitions qu'il a prises près de Caïffa ; dans la sortie qui a eu lieu le 18, les Anglais ayant été remarqués à la tête des barbares, et le pavillon anglais ayant été au même instant arboré sur plusieurs tours de la place, la conduite féroce qu'ont tenue les assiégés en coupant la tête à deux volontaires qui avaient été tués, doit être attribuée au commandant anglais ; conduite si opposée aux honneurs que l'on a rendus aux officiers et soldats anglais trouvés sur le champ de bataille, et aux soins que l'on a eu des blessés et des prisonniers. Les Anglais étant ceux qui défendent et approvisionnent Acre, la conduite horrible de Djezzar, qui a fait étrangler et jeter à l'eau, les mains liées, plus de 200 chrétiens, naturels du pays, parmi lesquels se trouvait le secrétaire du consul français, doit également être attribuée à cet officier, puisque, par les circonstances, le pacha se trouve entièrement sous sa dépendance. Cet officier refusant d'ailleurs d'exécuter aucun des articles d'échange établis entre les deux puissances, et ses propos dans toutes les communications qui ont eu lieu, ses démarches depuis qu'il est en croisière étant ceux d'un fou, mon intention est que vous donniez des ordres aux différents commandants de la côte, pour qu'on cesse toute communication avec la flotte anglaise, actuellement en croisière dans ces mers. L'opinion s'accrédita donc dans l'armée que Sidney Smith était effectivement devenu fou. Ce commodore, piqué jusqu'au vif, envoya en parlementaire un lieutenant porteur d'un cartel pour Bonaparte. En apprenant le défi fait à sa personne par un capitaine de vaisseau anglais, le conquérant de l'Italie et de l'Égypte ne put s'empêcher de rire. Il renvoya le parlementaire en lui disant que s'il s'agissait de combattre le grand Malborough, peut-être alors il y pourrait consentir ; mais que si Sidney Smith avait réellement besoin de s'escrimer, Bonaparte consentirait à neutraliser quelques toises de terre sur la plage et y enverrait un des bravaches de son armée. Cette démarche de Sidney Smith, du moins très-bizarre, ne servit qu'à attirer sur lui du ridicule dans l'armée, et à confirmer l'opinion qu'elle avait conçue de ce commodore. Le général en chef fut instruit qu'une tribu d'Arabes s'était établie aux environs du Mont-Carmel, inquiétait les communications des Français avec Jaffa, et cherchait à communiquer avec les Anglais pour leur faire passer des provisions de bouche destinées à ravitailler Acre. Il envoya contre eux l'adjudant-général Leturq, le 30 germinal, avec un corps de 300 hommes. Cet officier surprit les Arabes dans leur camp, en tua une soixantaine et leur enleva 800 bœufs qui servirent à la nourriture de l'armée. En envoyant à Kléber des nouvelles, Bonaparte lui recommandait de veiller avec soin sur la ligne du Jourdain, de faire faire une note par les officiers du génie et de l'artillerie, sur le degré de défense dont seraient susceptibles les ponts de Jacoup et de Medjameh, de faire dessiner par un officier du génie un croquis du cours du Jourdain, depuis le pont de Jacoub jusqu'à quatre lieues plus bas que celui de Medjameh, avec la nature du terrain à une lieue sur l'une et l'autre rive[32]. Les travaux du siégé que le général en chef avait activés avant son départ du camp d'Acre, ne s'étaient point ralentis pendant son absence. En se promenant autour de la ville avec Murat, il s'écria, en lui montrant ces murailles qui l'arrêtaient depuis 40 jours : Le sort de l'Orient est dans cette bicoque ; la chute d'Acre est le but de mon expédition ; Damas doit en être le fruit. Le 1er germinal, les mineurs étaient parvenus sous l'axe de la grosse tour. Le 5, la mine joua et ne produisit point l'effet que les mineurs en attendaient. Un souterrain qui se trouvait sous la tour affaiblit la résistance, et une partie de l'effort se perdit en s'échappant du côté de la place. Cependant une portion de la muraille de terre s'écroula ainsi que la plus grande partie des trois voûtes de la tour. Le fossé, à dix toises de chaque coté, avait entièrement disparu sous les décombres. Le général en chef ordonna à une trentaine de grenadiers d'essayer de se loger dans la tour pour reconnaître comment elle se liait au reste de la place. Ils parvinrent à se loger au-dessous du premier étage ; mais, fusillés par l'ennemi qui avait pratiqué des ouvertures aux voûtes supérieures, foudroyés par l'explosion de plusieurs barils de poudre enflammés que les Turcs avaient jetés sur la brèche, ils furent contraints de se retirer. On continua de canonner la brèche pendant toute la journée du 6 ; le soir, on essaya encore de se loger dans le premier étage que l'ennemi occupait toujours. Dans l'attaque de la veille, les assiégeants avaient remarqué que s'ils parvenaient à s'en emparer, ils auraient entrée dans la ville, en se jetant dans les maisons de gauche, situées au niveau de cet étage. Vingt-cinq hommes, commandés par le général Vaux, après avoir dépassé la première ligne des feux de rempart, pénétrèrent de nouveau dans la salle inférieure de la tour. Ils reculèrent d'abord devant des flots de matières enflammées que l'ennemi faisait pleuvoir sur eux à torrents ; mais le général Vaux, excitant ses grenadiers par ses paroles et par son exemple, les ramena sur la brèche. Il s'avançait à leur tête, sous le feu d'une terrible fusillade qui plongeait du premier étage, lorsqu'il reçut une blessure dangereuse qui le renversa. Loin de perdre courage, aigris par les nouveaux obstacles qu'ils rencontraient à chaque pas, ces braves se hissèrent à plusieurs reprises, sur les épaules les uns des autres, pour tenter d'escalader le premier étage. Après avoir lutté pendant plusieurs heures contre des difficultés insurmontables, ne voulant point rentrer au camp avant que le général en chef ne les eût rappelés, ils parvinrent à se pratiquer un logement à l'abri du feu de l'ennemi, et s'y maintinrent jusqu'à la nuit. Deux d'entre eux prirent le général Vaux sur leurs bras, et le rapportèrent au camp, à la faveur de l'obscurité. Ils dirent au général en chef que l'étage supérieur était inexpugnable, et que toutes les tentatives pour s'en emparer seraient infructueuses. Alors il envoya aux soldats qui étaient dans la tour l'ordre d'abandonner leur logement, et ils rentrèrent dans la tranchée. Le 8 floréal fut un jour de deuil pour l'armée. Caffarelli Dufalga mourut des suites de sa blessure. Pendant 13 jours, il avait semblé s'avancer à grands pas vers sa guérison, lorsqu'il fut atteint d'une fièvre nerveuse et de résorption, que déterminèrent la vivacité de ses passions et l'humidité des nuits. Avant sa mort, il avait eu plusieurs jours de délire. Lorsqu'on lui annonçait Bonaparte, ce nom semblait le rappeler à la vie, il se recueillait, reprenait ses esprits, causait avec suite, et retombait aussitôt après le départ du général en chef. Ainsi périt à l'âge de 43 ans un général aussi recommandable par ses qualités et ses connaissances civiles, que par ses talents militaires et son dévouement à la patrie, emportant les regrets de toute l'armée. La tombe qu'elle lui éleva devant Acre, protégée par la renommée de l'homme de bien dont elle renfermait la cendre, fut, dit-on, respectée longtemps après par l'ennemi. Cependant l'artillerie de siège arriva de Jaffa. Les soldats allaient la voir par curiosité, ne doutant point qu'elle ne décidât du sort de la place. L'ennemi, depuis plusieurs jours, travaillait avec vigueur à des ouvrages extérieurs et avait établi deux places d'armes pour protéger ses sorties, et flanquer la tour d'attaque ; sa ligne de défense, protégée par sa nombreuse artillerie des remparts, paraissait formidable. Pour éteindre ses feux, et parvenir à se loger dans ses ouvrages, il aurait fallu avoir une grande supériorité d'artillerie, et beaucoup plus de munitions que n'en avaient les Français. On y pénétrait quelquefois après des prodiges de valeur ; mais les moyens de s'y maintenir manquaient, et l'ennemi ne tardait pas à y rentrer. Le 12 floréal, l'artillerie de siège étant dressée en batterie de brèche, on recommença à canonner cette tour ébranlée, afin de la démolir entièrement. Bientôt elle ne présenta plus qu'une ruine, et l'artillerie de l'ennemi fut éteinte. Sentant qu'ils ne pouvaient plus défendre leurs murailles par le canon, les Turcs se bornèrent à occuper les boyaux dont ils avaient couronné leurs glacis. Protégés par leur mousqueterie, ils rendaient difficile l'abord de la place, et semblaient ne plus redouter l'assaut. Vingt-cinq grenadiers eurent ordre de les déloger ; ils parvinrent à couronner la brèche ; mais, à l'instant même, les Turcs, sortant avec impétuosité de leurs boyaux, repoussèrent les assaillants et descendirent en grand nombre des murailles. On combattit pendant toute la soirée pour les faire rentrer dans la place. Deux compagnies de grenadiers les chargèrent avec la plus grande audace, parvinrent à les couper de la ville, et tout ce qui échappa à leurs coups fut précipité dans la mer. L'ennemi perdit environ 500 hommes ; les Français eurent une quinzaine de tués et 30 blessés. Quoique la tour carrée fût presqu'entièrement rasée, Bonaparte, après avoir été témoin des efforts inouïs de ses soldats pour s'en emparer, sentit qu'il lui serait plus facile de pénétrer dans la place par un autre point. On abandonna cette fatale tour, tombeau de tant de braves, et on dressa les pièces de 24 en batterie pour ouvrir une nouvelle brèche, afin de donner un assaut général et en masse, dès qu'elle serait praticable. Prévoyant que les rives du Jourdain pourraient être le théâtre de nouveaux combats, le général en chef envoya, le 13 floréal, les ingénieurs-géographes, Jacotin et Faviers, au camp du général Kléber pour lever le cours de ce fleuve et les gorges qui y aboutissent[33]. Il écrivit au général Junot d'assurer le cheyk Daher que son intention était de le nommer cheyk de la ville de Saïde, qui, par son importance, était bien supérieure à Saffet et à Chefamer ; que, voulant lui remettre bientôt ce poste entre les mains, il l'engageait à rassembler le plus de monde possible, afin d'être en force pour s'y maintenir. Pendant les diverses opérations du siège, les officiers de santé ? l'ordonnateur en chef, les commissaires des guerres, rivalisaient de zèle pour le soulagement des malades et des blessés. Le général en chef et son état-major y concourraient aussi en retranchant de la table la plus frugale ce qui pouvait être utile aux hôpitaux[34]. Tous les genres d'héroïsme devaient éclater dans cette brave armée. Par le zèle et l'activité qu'il avait constamment déployés depuis le commencement de la campagne, le chirurgien en chef Larrey s'était concilié l'affection de tous les soldats. On le voyait, lui et ses dignes confrères, sous le feu de l'ennemi, panser les malheureux blessés au pied de la brèche. Plusieurs officiers de santé reçurent des blessures à ce poste honorable ; l'un d'eux même fut tué ; mais rien ne pouvait arrêter leur ardeur et leur dévouement[35]. Le médecin en chef Desgenettes, par un de ces élans généreux qui caractérisent une âme douée d'un profond amour de l'humanité, eut le courage de s'inoculer publiquement la peste, pour rassurer les imaginations et guérir le moral de l'armée. A l'hôpital, il trempa une lancette dans le pus d'un bubon appartenant à un convalescent de la maladie au premier degré, et se fit une légère piqûre dans l'aine et au voisinage de l'aisselle, sans prendre d'autre précaution que celle de se laver avec de l'eau et du savon qui lui furent offerts. Il eut pendant plus de trois semaines deux petits points d'inflammation correspondants aux piqûres, et ils étaient encore très-sensibles, lorsque, pendant la retraite, il se baigna en présence d'une partie de l'armée dans la baie de Césarée. Néanmoins Desgenettes pensait que cette expérience était incomplète, et qu'elle prouverait peu de chose pour l'art. Elle n'infirmait point la transmission de la contagion, démontrée par mille exemples. Seulement, elle faisait voir que les conditions nécessaires pour qu'elle eût lieu n'étaient pas bien déterminées. Il courut plus de dangers, avec un but moins grand, lorsque, invité par le quartier-maître de la 75e demi-brigade, une heure ayant sa mort, à boire dans son verre une portion 8e son breuvage, il n'avait point hésité à lui donner cet encouragement. Ce fait, qui eut lieu devant un grand nombre de témoins, fit notamment reculer d'horreur le citoyen Durand, payeur de la cavalerie, qui se trouvait sous la tente du malade[36]. Le général en chef, voulant donner à Desgenettes et à Larrey une marque de sa satisfaction, pour les services qu'ils avaient rendus à l'armée, leur accorda à chacun une gratification de 2.000 f. et les laissa libres de la toucher au Kaire ou à Paris[37]. Larrey voulant faire jouir son épouse de cette somme, Bonaparte écrivit à Paris pour qu'elle lui fût payée[38]. Telles étaient, sous la République, les modestes récompenses accordées pour les plus grands services, aux premiers talents dans l'art de guérir, glorieux de leur dévouement héroïque a l'humanité et au salut des défenseurs de la patrie. Cependant, une nouvelle pénurie de munitions et surtout de poudre, s'étant fait sentir dans l'armée, on fut contraint de ralentir le feu de la batterie de brèche. Les Turcs, pendant ce temps-là, mettaient en œuvre des contre-mineurs, et poussaient une sape dont le but était de couper la communication du boyau des assiégeants avec la nouvelle mine. Pour détruire les nouveaux ouvrages de l'ennemi, Bonaparte ordonna une attaque dans la nuit du 15 au 16 floréal. A 10 heures du soir, plusieurs compagnies de grenadiers se jetèrent dans les ouvrages extérieurs de la place et s'en emparèrent ; l'ennemi fut surpris, égorgé, et trois canons furent encloués ; mais le feu de la place, qui plongeait sur ces ouvrages, ne permit pas d'y tenir assez longtemps pour les détruire entièrement ; l'ennemi y rentra le 16 et travailla à les réparer. Les assiégés faisaient tous leurs efforts pour cheminer sur le logement de la mine dont l'objet était de faire sauter la contrescarpe. Le 17 floréal, au point du jour, Djezzar tenta une nouvelle sortie et fut repoussé. Le soir, les Turcs débouchèrent par une sape ouverte sur le masque de la mine, parvinrent à s'en emparer, l'éventèrent, détruisirent les châssis et comblèrent le puits. Dans la nuit du 17 au 18 floréal (du 6 au 7 mai), Bonaparte ordonna de s'emparer de nouveau des places d'armes de l'ennemi, des boyaux qu'il avait établis pour flanquer la brèche, et de celui qui couronnait le glacis de la nouvelle mine ; de surprendre et d'égorger tous les hommes qui s'y trouveraient ; d'attaquer les ouvrages et de s'y loger. Un détachement de grenadiers pénétra sur les places d'armes et s'en empara, excepté le boyau qui couronnait le glacis de l'ancienne mine et prenait la tour à revers ; mais l'ennemi, qui du haut de ses murs dominait toujours les ouvrages, fit pleuvoir sur les Français un feu terrible, et rendit vains tous les efforts de la valeur ; on ne put travailler au logement, et il fallut rentrer dans la tranchée. Le 18 floréal, vers le milieu du jour, plusieurs voiles parurent à l'horizon. Au même instant, les vaisseaux anglais, stationnés devant le port d'Acre, levèrent l'ancre, et, réunis à la flottille qui croisait devant Caïffa, sortirent du golfe de Carmel pour prendre le large. Le bruit se répandit tout-à-coup dans l'armée que la flotte signalée avait été envoyée par le Directoire au secours de l'armée de Syrie, et qu'elle portait des renforts et des munitions. Le départ précipité de Sidney Smith fortifiait cette opinion ; on pensa qu'il avait fui pour éviter de tomber au pouvoir de la flotte française. Les soldats, croyant avec empressement ce qu'ils désiraient avec tant d'ardeur, se livrèrent a une joie excessive ; mais elle fut de courte durée. Bientôt, du sommet de la colline où elle était campée, l'armée vit distinctement le pavillon anglais réuni au pavillon ottoman, sur les mâts de la flotte qui s'avançait à pleines voiles vers le port d'Acre. C'était un convoi de 30 bâtiments turcs portant un corps considérable de l'armée de Rhodes, seul renfort que l'on eût pu en détacher pour aller au secours de Djezzar. Sidney Smith n'avait levé l'ancre que pour aller le reconnaître et entrer avec lui dans la rade. On calcula d'après le vent que les nouveaux renforts ne pourraient être débarqués avant six heures. Bonaparte sentit alors que les destins de la campagne allaient se décider dans cette journée, et, voulant mettre à profit le faible sursis que lui laissait la fortune, il fit jouer avec vigueur toutes ses batteries, et ordonna d'attaquer la tour ruinée, espérant pouvoir enlever la place avant l'arrivée de la flotte. Cet assaut fut terrible. Pleins d'une nouvelle ardeur, les soldats conduits par leurs généraux, se portèrent avec impétuosité sur la tour. Vial, Bon et Rampon se jetèrent dans la tranchée, et les ouvrages de l'ennemi furent emportés. Le feu meurtrier des remparts ne put arrêter leur courage ; les places d'armes, les boyaux furent enlevés et détruits, et les Français parvinrent sur le sommet de la tour, après avoir passé sur les cadavres de leurs ennemis entassés parmi les, décombres. La nuit étant venue, ils s'y retranchèrent pour y attendre le jour. Dans cet assaut, les Français eurent 80 hommes tués et près de 50 blessés. Pendant la nuit, la flotte turque débarqua ses renforts, et ces troupes fraîches furent aussitôt réparties dans les divers postes de la ville. Jugeant qu'il était nécessaire de renforcer son armée de siège, afin de balancer le secours qu'avait reçu Djezzar, le général en chef envoya à Kléber l'ordre de lever son camp de Nazareth, et de venir le rejoindre sous Acre avec sa division. La poudre et les munitions que Bonaparte attendait de Gaza, arrivèrent, et fournirent le moyen de redoubler le feu des batteries. Le 19 floréal, au point du jour, le combat recommença avec acharnement sur la tour carrée. Bientôt un énorme pan de muraille s'écroula avec fracas sous le feu de la batterie de 24, et sa chute ouvrit trois grandes brèches qui fuirent jugées praticables. Bonaparte alla lui-même les reconnaître, et fit battre la charge. Lannes eut ordre de conduire sa division à l'assaut. Il s'avança vers les murs, précédé de ses grenadiers, conduits par le général de brigade Rambault, et les autres divisions furent disposées en colonnes d'attaque, pour le soutenir. Les grenadiers qui occupaient la tour dirigèrent une vive fusillade sur la brèche, pour empêcher les Turcs de se porter à sa défense. La division Lannes se jeta dans les ouvrages des assiégés, escalada le rempart, et l'intrépide Rambault, à la tête de 200 grenadiers, pénétra enfin dans la place. Mais, en marchant pleins de confiance dans les rues de la ville, ils furent arrêtés court par une nouvelle enceinte que Phélippeaux avait fait élever derrière les vieux murs. Alors un mouvement d'hésitation et de stupeur se manifesta dans les rangs des Français ; il redoubla quand ils virent les Turcs réunis en colonne serrée, défilant dans le fossé pour prendre la brèche à revers, soutenus par le feu des maisons, des rues et du palais de Djezzar. Le corps, commandé par le général Rambault, continua de combattre avec ardeur sous la nouvelle enceinte qu'il tenta d'escalader ; mais ceux qui avaient les derniers franchi la première enceinte, craignant d'être coupés du camp par les Turcs, reprirent le chemin de la tranchée, abandonnant deux canons et deux mortiers dont ils s'étaient emparés sur les remparts. Le général Lannes, placé en évidence sur la brèche, les excitait à tenir ferme, et faisait tous ses efforts pour arrêter ce mouvement rétrograde. Il parvint à leur rendre la confiance et reporta sa colonne en avant. Le général en chef qui, dès le commencement de l'attaque, avait réuni ses guides à pied près de lui dans la tranchée, les lança dans ce moment sur la brèche. Leur arrivée enflamma les assaillants d'une nouvelle ardeur. Les Turcs étaient parvenus à couronner la grande brèche et soutinrent l'assaut avec beaucoup de courage. Le combat se rétablit avec acharnement sur les trois brèches. Plusieurs fois les assiégés furent culbutés derrière leurs murs ; mais, remplacés bientôt par des troupes fraîches, ils chargeaient les assiégeants avec vigueur, reprenaient possession de la brèche et les rejetaient dans le fossé. On voyait des grenadiers se battre corps à corps avec des Turcs sur des tas de décombres et de cadavres. Les officiers et les généraux combattaient à l'arme blanche, confondus dans la mêlée. Lannes, blessé à la tête par un coup de feu, fut contraint de se retirer. La nuit était venue, et l'ennemi se présentait sur tous les points dans un nombre effrayant ; les Français désespérèrent de pouvoir pénétrer dans la ville, et, ayant vu partir leur chef, le suivirent dans la tranchée. Le général Rambault avec ses 200 grenadiers, coupé de la brèche par l'ennemi, et cerné dans la ville, y trouva la mort ainsi que la plus grande partie des siens. La perte des Turcs, dans cette journée, fut énorme. Exposés au feu de toutes les batteries françaises chargées à mitraille, un grand nombre avaient péri sur la brèche, et les fossés étaient remplis de leurs cadavres, sans compter ceux qui avaient été tués derrière les murs. Les Français firent jouer leurs batteries pendant toute la journée du 20 floréal. Les succès qu'ils avaient obtenus dans le dernier assaut parurent tels au général en chef, qu'il résolut d'en donner un nouveau le 21 floréal. Il se porta lui-même dans la tranchée à deux heures du matin, pour reconnaître les progrès du feu de la veille et de la nuit, et pour disposer l'attaque. Il espérait surprendre les assiégés, et pouvoir se loger en force sur le rempart. Au moment où il observait la brèche, une bombe lancée par l'ennemi tomba à ses pieds. Deux grenadiers se jetèrent sur lui, le placèrent entre eux, et le couvrirent en élevant leurs bras au-dessus de sa tête. La bombe éclata, et personne n'en fut atteint[39]. Le général Verdier conduisit les troupes à l'assaut ; elles parvinrent au point indiqué, surprirent les gardes et les égorgèrent. Bonaparte s'avança lui-même jusqu'au pied de la brèche, cherchant à exalter le dévouement des soldats par son exemple, et resta pendant quelques instants exposé au feu des remparts. Mais arrêtés par le retranchement intérieur qu'il leur fut impossible de franchir, ils furent obligés de se retirer, rapportant au camp le général Bon, blessé à mort dans l'assaut. Les batteries des assiégeants continuèrent de jouer pendant toute la journée. A quatre heures du soir, la division Kléber, qui venait d'arriver, sollicita et obtint l'honneur de monter à la brèche. Formée en colonne d'attaque, elle marchait pleine d'ardeur et de confiance, commandée par Kléber en personne. Mais après avoir sauvé la vie à ce général, à la bataille du Mont-Thabor, Bonaparte ne voulant point risquer de perdre, dans un assaut incertain, une tête qui lui était si chère, envoya dire à Kléber de revenir près de lui. Le chef de brigade Venoux eut ordre de le remplacer. Avant de partir pour ce poste honorable, il dit au général Murat, son ami : Si ce soir Acre n'est pas prise, sois assuré que Venoux est mort. Il mena les troupes à la brèche. Cet assaut, où l'on fit de part et d'autre des prodiges de valeur, fut aussi infructueux que les précédents pour les Français. La nouvelle enceinte de Saint-Jean-d'Acre ne pût être forcée ; mais quand les soldats rentrèrent au camp, Venoux n'était plus : fidèle à sa promesse, il avait péri de la mort des braves en combattant sur les remparts. Dans les trois derniers assauts, les Français eurent environ 500 blessés et plus de 300 tués, parmi lesquels l'adjudant-général Fouler, les officiers d'état-major Netherw00d, Pinault, Monpatris, Gerbaud et Croisier, aide-de-camp de Bonaparte. Dans les sorties que tenta l'ennemi, et même dans les. assauts, les Français firent un grand nombre de prisonniers. J'ai été parfaitement content de l'armée, écrivit Bonaparte au Directoire[40] : dans ces évènements, et dans un genre de guerre si nouveau pour les Européens, elle fait voir que le vrai courage et les talents guerriers ne s'étonnent de rien et ne se rebutent d'aucun genre de privation. Le résultat sera, nous l'espérons, une paix avantageuse, un accroissement de gloire et de prospérité pour la République. Les cadavres des soldats tués en combattant sur les murs, répandus dans les fossés et en avant de la tranchée, exhalaient une infection dangereuse. Le feu de l'ennemi ne permettant pas d'y pénétrer pour les nettoyer, Bonaparte voulut ouvrir une négociation avec Djezzar pour leur donner la sépulture et pour échanger les prisonniers faits de part et d'autre. Parmi ceux que le général en chef proposait de restituer était Abdallah-Aga, pris par les Français dans le sac de Jaffa[41]. Il envoya dans la ville un Turc arrêté la veille comme espion ; il était porteur d'une lettre de Berthier qui invitait le pacha à nommer un chargé de pouvoir pour s'aboucher sur ces objets avec un officier français. Les Turcs ne voulurent point laisser entrer le parlementaire et tirèrent sur lui ; l'artillerie continua de jouer de part et d'autre. Le 24, Bonaparte envoya de nouveau son parlementaire aux Turcs ; on le laissa entrer dans la ville, et on l'y retint prisonnier. Le soir, au signal d'un coup de canon, l'ennemi fit une sortie générale ; mais Bonaparte qui l'avait prévue, avait ordonné au commandant de l'artillerie Dommartin de se tenir prêt à faire une vive décharge à bombes et à mitraille dès que les Turcs se réuniraient pour sortir des murs[42]. Le feu des batteries fut dirigé avec tant d'habilité, que l'ennemi fut repoussé sur-le-champ dans la place. Dans la nuit du au 26 floréal, Sidney Smith mit à la voile et s'éloigna de Saint-Jean-d'Acre. Il avait appris que le contre-amiral Perrée, en croisant devant Jaffa, s'était emparé de deux avisos anglais et de deux gros bâtiments séparés par les vents de la flotte turque, sur lesquels se trouvaient six pièces d'artillerie de campagne, une quantité considérable de harnois et de provisions débouché, 400 hommes de troupes, l'intendant de la flotte et 150.000 francs en numéraire. Inquiet sur le sort d'une flottille qu'il avait envoyée devant le port d'Abou-Zaboura pour embarquer des Naplousains que Djezzar croyait avoir de nouveau déterminés à se soulever, le commodore anglais se dirigea sur ce point et arriva assez tôt pour dégager cette flottille à qui Perrée donnait ht chasse. Les frégates françaises prirent le large et ne furent point poursuivies par les Anglais qui s'empressèrent de retourner à Saint-Jean-d'Acre. Le 27 au point du jour, l'ennemi fit une nouvelle sortie et fut repoussé avec une grande perte derrière ses murs. A sept heures du matin, il en tenta une autre. Un corps de l'armée de Rhodes, exercé à l'européenne et armé de baïonnettes, déboucha des places d'armes en colonnes serrées et se dirigea sur la tranchée où le général Verdier, qui y commandait, l'accueillit par une vive fusillade. Le général en chef fit replier les postes avancés, et fit jouer les batteries de campagne qui, chargées à mitraille, balayaient les rangs ennemis, à 80 toises de distance. Le combat dura trois heures, et les Turcs perdirent près de la moitié de leur monde. Alors les Français battirent la charge dans les tranchées, l'ennemi fut poursuivi dans la ville, la baïonnette dans les reins, et on lui prit 18 drapeaux. |
[1] Proclamation du 28 ventôse (18 mars).
[2] Lettre du 29 ventôse.
[3] Lettre du 28 ventôse.
[4] Lettre du 1er germinal.
[5] Lettre du 7 germinal.
[6] Lettre du 3 germinal.
[7] Lettre du 14 germinal.
[8] Le 29 brumaire.
[9] Relation de l'expédition de Syrie, par Berthier, page 55.
[10] Lettre du 13 germinal.
[11] Lettre du 16 germinal.
[12] Lettre du 16 germinal.
[13] Lettre du 19 germinal.
[14] Lettre du 22 germinal.
[15] Lettre du 25 germinal.
[16] Antommarchi, tome II, page 4.
[17] Lettre du 24 germinal.
[18] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 22 floréal.
[19] Larrey, Relation chirurgicale de l'armée d'Orient, p. 109.
[20] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 22 floréal.
[21] Lettre de Bonaparte à Gantheaume, du 29 germinal.
[22] Lettres du 30 germinal à Desaix, Dugua, Poussielgue.
[23] Lettre de Bonaparte à Desaix, du 50 germinal.
[24] Lettre du 30 germinal.
[25] Ordre du jour du 30 germinal.
[26] Ordre du jour du 30 germinal.
[27] Rapport d'Achmet-Djezzar-Pacha à son gouvernement.
[28] Lettre de Sidney Smith, du 27 germinal.
[29] Lettre de Desbordes à Sidney Smith, du 25 germinal.
[30] Lettre de Sidney Smith, du 27 germinal.
[31] Ordre du jour du 30 germinal.
[32] Lettre du 2 floréal (21 avril).
[33] Lettre au commandant du génie, du 13 floréal.
[34] Histoire médicale de l'armée d'Orient, Desgenettes, p. 86.
[35] Relation de Berthier, page 118.
[36] Desgenettes (Histoire médicale de l'armée d'Orient, p. 88), fait lui même le récit naïf de cet acte de dévouement.
[37] Lettre de Bonaparte à l'ordonnateur en chef, du 8 floréal.
[38] Lettre de Bonaparte à l'ordonnateur en chef, du 13 floréal.
[39] Un de ces grenadiers, nommé Doménil, devint dans la suite général, et perdit une jambe dans la campagne de Russie.
[40] Lettre de Bonaparte, du 22 floréal (11 mai).
[41] Lettre de Berthier à Djezzar, du 22 floréal.
[42] Lettre de Bonaparte à Dommartin, du 22 floréal.