État et situation de l'Égypte avant l'arrivée des Français. — Races diverses de ses habitants. — Lois ; gouvernement ; administration. — La flotte française arrive en vue de l'Égypte. — Débarquement à l'anse de Marabou. — Prise d'Alexandrie. — Organisation. — Destination de la flotte. Avant que l'armée ne débarque en Égypte, il est important de faire connaître cette contrée. Plusieurs voyageurs, et notamment Volney, avaient donné des idées générales sur son état physique et politique ; mais aucun d'eux n'avait été appelé par les circonstances et par ses fonctions à étudier ce pays sous les rapports dont la connaissance était nécessaire à une puissance européenne qui venait s'y établir et le gouverner. L'Égypte se divise naturellement en Haute. Moyenne et Basse Égypte. Elle se subdivise en outre en 17 provinces, dont les limitas diffèrent peu de celles des Nomes, anciennement établis par Ptolémée. La Haute-Égypte, appelée Sayd, contient deux provinces : celle de Siène ou Assouân, qui confine zi la Nubie, et celle de Girgeh. La Moyenne-Égypte, nommée Ouestanieh, qui s'étend depuis la petite ville de Manfalout, sur le Nil, jusqu'au Raire, comprend quatre provinces, savoir : Syout, Atfih, Beny-Soueyf et le Fayoum. La Basse-Égypte, appelée en arabe Bahyreh, renferme onze provinces : cinq à l'est de la branche orientale du Nil, savoir : le Kaire, le Qélioubeh, le Charqyeh, Mansourah et Damiette ; trois dans le Delta : le Menoufyeh, le Garbyeh et la province de Rosette dont la capitale est hors du Delta ; enfin trois à l'ouest de la branche occidentale du Nil, savoir : Gizeh, Alexandrie et Bahyreh dont la capitale est Damanhour. L'Égypte comprend aussi quelques pays qui ne sont point adjacents au Nil, et peu connus des Européens à l'époque de l'expédition des Français, tels que la grande et les petites Oasis, la vallée du Fleuve-Sans-Eau et celle des lacs Natron, situés à l'ouest du Nil, dans les déserts de la Libye. Ainsi l'Égypte se trouve bornée au nord par la Méditerranée, à l'est par l'isthme de Suez et par la Mer-Rouge, au sud par la Nubie turque et à l'ouest par le Grand-Désert. Ses ports sur la Méditerranée sont Alexandrie, Rosette et Damiette, et sur la Mer-Rouge Suez et Qosseyr. Le territoire égyptien s'avance à l'est jusqu'aux sources de Refah, limites de l'Asie et de l'Afrique. Là se trouve le petit fort d'El-Arych, clef de l'Égypte du côté de la Syrie. L'Égypte produit en abondance du blé, du riz, des légumes, du sucre, du séné, de la casse, du natron, du lin, du chanvre ; mais elle n'a ni bois, ni charbon minéral, ni huile. Elle manque aussi de tabac qu'elle tire de Syrie, et de café que l'Arabie lai fournit. Elle nourrît de nombreux troupeaux et une multitude de volailles ; on y possède, dans une grande perfection, l'art de faire éclore des poulets par la chaleur artificielle des fours. Il est à croire que du temps de Sésostris et de Ptolémée, l'Égypte pouvait pourrir 12 op 15 millions d'habitants sans commerce extérieur et par sa seule agriculture. Des historiens arabes rapportent même que, lors de sa conquête par Amroug, elle contenait 20 millions d'habitants et plus de 20.000 villes ; mais depuis cette époque l'Égypte a toujours été en décadence, et, lors de l'arrivée des Français, elle ne contenait pas trois millions d'individus. Le Nil prend sa source dans les montagnes de l'Abyssinie ; son cours est d'environ 800 lieues, dont 200 sur le territoire égyptien. Aussitôt qu'il a franchi le tropique du Cancer, il baigne et entoure un amas d'îles et de rochers de granit, où, éprouvant un léger refoulement, il forme un petit ressaut, connu sous le nom de cataracte de Syène. Là commence l'Égypte. Depuis ce point, et durant un espace d'environ 150 lieues, ce fleuve coule resserré dans une vallée dont la largeur moyenne est de cinq lieues. A six lieues au dessous du Kaire, il se divise en deux branches ; l'une coule vers le nord-ouest et prend le nom de branche de Rosette, du nom de la ville située à son embouchure ; l'autre, coule vers le nord-est et est appelée branche de Damiette. On raconte que, dans des temps plus reculés, le Nil avait sept embouchures. L'espace compris entre ces deux branches a pris le nom de Delta, à cause de sa forme triangulaire ; on le regarde comme le produit des anciennes alluvions de ce fleuve qui ont comblé une partie du golfe dans lequel il se déchargeait. Dans le temps où les Portugais faisaient le commerce de l'Inde, le grand Albuquerque proposa au roi de Portugal un projet de stériliser l'Égypte, en détournant le Nil au-dessus des cataractes de Syène pour le jeter dans la Mer-Rouge. Il estimait que ce n'était pas un trop grand sacrifice, pour assurer au Portugal le commerce de l'Inde, que de faire disparaître l'Égypte du rang des nations. Effectivement, on eût par là fait de cette contrée un désert, et du Cap de Bonne-Espérance la route unique du commerce des Indes. Le voyageur Bruce ne croyait pas ce projet entièrement inexécutable. Quand Bonaparte conquit l'Égypte, il l'ignorait sans doute, car, lorsque plus tard on l'en instruisit, il en fut singulièrement frappé. Cependant, du temps d'Albuquerque, on ignorait que la Mer-Rouge est supérieure à la Méditerranée de plus de 30 pieds ; que le Nil tend naturellement à couler vers l'ouest, et que, s'il n'était pas resserré entre deux chaînes continues de montagnes, il se jetterait dans les déserts de Saharâh et de la Libye. Enfin si on parvenait, après les efforts les plus prodigieux que la puissance de l'homme ait jamais osé entreprendre, à réaliser ce gigantesque projet, il en résulterait indubitablement une grande révolution physique sur ce point du globe. Loin de fermer la route de l'Inde par l'Orient, il est à croire, au contraire, que la Mer-Rouge, grossie par les eaux d'un des plus grands fleuves du monde, ferait irruption par l'isthme de Suez, y établirait une communication permanente, et rendrait à la Méditerranée un affluent qui lui est dû par la nature. L'étroite vallée du Nil est la seule partie de l'Égypte qui soit cultivée et habitée ; tout le reste n'est qu'un immense désert dont plusieurs bras s'avancent même en divers points jusqu'aux rives de ce fleuve. Pour se peindre ces déserts,
dit Volney[2],
que l'on se figure, sous un ciel presque toujours
ardent et sans nuages, des plaines immenses et à perte de vue, sans arbres,
sans ruisseaux, sans montagnes. Quelquefois les yeux s'égarent sur un horizon
ras et uni comme la mer. En d'autres endroits, le terrain se courbe en
ondulations, ou se hérisse en rocs ou rocailles. Presque toujours également
nue, la terre n'offre que des plantes ligneuses, clairsemées, et des buissons
épars dont la solitude n'est que rarement troublée par des gazelles, des
lièvres, des sauterelles et des rats. Dans le sein de ces plages arides, nommées à juste titre océan de sable, il existe plusieurs oasis où la végétation se montre avec d'autant plus de charmes que ce qui les entoure est plus stérile. Ce sont, au milieu du désert, des espaces habités, arrosés par des sources et ombragés par des bosquets. Sans le chameau, animal patient, sobre, et capable, par sa constitution, de rester longtemps sans boire ni manger, l'homme ne pourrait parcourir des régions où il faut porter avec soi de quoi apaiser sa faim et sa soif ; même avec le secours de cet animal, il succomberait dans l'immense étendue de ces déserts, si les premiers voyageurs qui ont osé s'y aventurer n'avaient découvert, de loin en loin, dans la terre ou à sa surface, des sources ou plutôt des mares d'une eau saumâtre, et n'y eussent creusé des puits où on renouvelle les provisions d'eau. Ces mares et ces puits tracent depuis un temps immémorial, au milieu du désert, des routes dont on ne saurait s'écarter sans s'exposer à une mort certaine. Cependant, combien il est aisé de s'égarer dans des lieux où l'uniformité des objets qui entourent le voyageur ne lui présente aucun point de reconnaissance ; où des sables mouvants, soulevés par la tempête, viennent effacer les pas de ceux qui l'ont précédé, et l'engloutissent lui-même dans leurs tourbillons ! Enfin, pour comble de désastres, dans cette affreuse solitude, où les ossements des hommes et des animaux qui ont péri dans une route si périlleuse, avertissent le voyageur du sort qui le menace, le kamsim dessèche en peu de minutes la végétation et suffoque les êtres animés, à moins qu'ils n'appuient leur bouche contre le sol pour échapper au souffle empoisonné de ce vent brûlant. C'est dans les déserts arides de l'Égypte, de l'Arabie, de la Syrie et de la Mésopotamie, habités autrefois par les Hébreux, que des tribus nomades se sont élevées les premières à l'idée sublime d'un seul Dieu ; c'est là qu'à pris naissance cette religion qui, nommée judaïque, chrétienne ou mahométane, selon les modifications qu'elle a reçue, s'est répandue sur la plus grande partie du globe. Aujourd'hui, ces diverses contrées sont sous la domination de l'islamisme ; cette croyance est la dernière qui s'y soit propagée. Non-seulement elle a entièrement effacé les autres religions qui l'y avaient précédée, mais elle s'est, bien plus que celles-ci V étendue dans l'Afrique et dans l'Asie, parce que le génie de son fondateur l'avait appropriée aux habitants de ces climats. Un grand nombre de nations auparavant chrétiennes ou plongées dans l'idolâtrie, les peuplades errantes qui, de temps immémoriale vivaient dans le paganisme ou le pur déisme, l'ont adoptée. Avant l'arrivée des Français en Égypte, il ne restait plus dans ce pays qu'un petit nombre de chrétiens, divisés en plusieurs sectes, avilis et opprimés par les Égyptiens qui les méprisaient. Il se trouvait parmi les musulmans trois races d'hommes, qui n'avaient entre elles ni les mêmes mœurs ni la même langue. Les Arabes, ou naturels du pays ; les Ottomans, ou Osmanlis ; et les Mamelucks, originaires de Circassie. Les Arabes formaient la masse de la population ; leur langue était la langue vulgaire. Ils reconnaissaient pour chefs les grands-cheyks descendants de ceux des Arabes qui avaient conquis l'Égypte au commencement de l'hégire, C'étaient à la fois l'élite de la nation et les docteurs de la loi. Ils étaient propriétaires de villages et d'un grand nombre d'esclaves. Les Arabes se divisaient en deux grandes classes bien distinctes ; les cultivateurs et les Bédouins ou Arabes errants. Ceux-ci purement guerriers et pasteurs, habitaient le désert, escortaient les : caravanes et s'occupaient spécialement de l'éducation des bestiaux, tels que chameaux, bêtes ; à laine et chevaux, qu'ils faisaient paître dans les oasis, où sur la lisière des terres cultivées. La classe qui s'adonnait à l'agriculture se composait des Arabes cultivateurs proprement dits, et des Fellahs. Les écrivains qui on traité cette partie les ont presque toujours confondus. Cependant les cultivateurs différaient des fellahs par leur physionomie, leurs manières et leur caractère. Le sang arabe s'était tellement perpétué Sans mélange dans leurs familles qu'on ne pouvait les distinguer des Bédouins. Outre les traits de leur race, ils en avaient conservé l'esprit de dispute, de chicane et de rapacité. Ils n'avaient point ces vertus si vantées des Arabes, la franchise, la foi religieuse pour leur parole, le penchant a l'hospitalité. Ils étaient faux, et par-dessus tout voleurs, extrêmement adroits et audacieux. Ils arrêtaient les fellahs, pillaient les barques et dépouillaient les marchands et les voyageurs. Ils avaient perfectionné l'agriculture et l'industrie agricole beaucoup plus que les fellahs ; leurs terres étaient mieux entretenues, mieux arrosées/ et leurs villages plus peuplés. C'est à eux qu'appartenaient presque exclusivement la culture et la fabrication du sucre dans la Moyenne-Égypte. Ils avaient des chevaux et des chameaux en grand nombre. Au premier lignai de guerre, on voyait ces cultivateurs monter à cheval, y, s'armer de lances comme les Bédouins, et camper daris la plaint à côté de leurs liaisons. Ils étaient presque toujours armés, effaraient la loi dans les marchés et dans les villages. C'était surtout dans la Haute-Égypte, dans les provinces .éloignées de la capitale, qu'existaient ces désordres ; dans la Basses Égypte, ils étaient moins puissants. Les fellahs étaient les ilotes de l'Égypte. On ignore, leur origine. Il lest à croire qu'ils, sortaient du mélangé des diverses races qui avaient successivement dominé sur l'Égypte. Dans ce pays comme en France, comme dans toute l'Europe pour ceux qui vivaient du bien d'autrui ; sans peiné ni travail, il n'était rien de plus vil que la charrue. Aussi les Bédouins regardaient-ils ces paysans comme des être nés pour travailler à leur nourriture. Ils leur avaient donné le nom de fellah, c'est-à-dire homme de boue, et ne s'alliaient jamais avec eux. Mais c'était surtout chez les Bédouins que se retrouvait le type primitif de la vieille nation arabe. Ils avaient conservé dans toute leur pureté la langue, les mœurs et le caractère des âges d'Abraham et de Jacob, dont les écrivains sacrés nous ont transmis l'histoire. Ils étaient divisés en tribus commandées par des cheyks qui combattaient à leur tête en temps de guerre. Ils campaient sous des tentes, dans l'intérieur du désert, ou sur les limites des terres cultivées. Leurs camps ressemblaient à de grands villages ; l'abondance y régnait presque toujours. Ces Arabes étaient. sobres, endurcis à la fatigue, excellents cavaliers. Ils n'avaient point de prêtres, se dispensaient des pratiques de la religion, buvaient du vin quand il en avaient, et s'ils faisaient le pèlerinage de la Mekke, c'était plutôt pour les bénéfices qu'ils en retiraient que dans un but religieux. Leur passion dominante était l'avidité de l'argent ; l'aspect d'une pièce d'or les faisait sourire. Il n'y avait chez eux d'autres lois que des lois domestiques, inséparables de leurs mœurs patriarcales.- Il, régnait dans leur camp une grande liberté, et, par une espèce de convention tacite, rarement elle dégénérait en licence. Chacun d'eux avait presque toujours en propriété deux chevaux, deux chameaux, quelques moutons, un fusil, une tente ; alors il était au comble de ses désirs. Outre les travaux du ménage, les femmes s'occupaient a filer la laine qu'elles vendaient ensuite dans les villages d'Égypte, où elle était mise en œuvre. Dans les voyages, elles se plaçaient avec leurs enfants sur des chameaux ou des dromadaires. Ces tribus changeaient fréquemment de canton, et osaient souvent faire paitre leurs bestiaux dans les terres cultivées. Alors les cultivateurs montaient à cheval et leur donnaient la chasse. On comptait en Égypte une soixantaine. de tribus d'Arabes Bédouins, formant une population d'à peu près cent vingt mille âmes, capable de fournir vingt mille cavaliers. Quelques-unes d'entre elles étaient presque toujours en paix avec le gouvernement, lui prêtaient des secours, et faisaient toutes les caravanes de Suez et de Syrie ; tels étaient les Terrabins, les Houahytas, les Bilys, les Anadis, etc., qui habitaient les déserts autour de la Basse-Égypte. Tous les Arabes établis en Égypte, quelles que fussent leur condition et leur origine, cultivateurs ou errants, en paix ou en guerre entre eux et avec le gouvernement, avaient un grand esprit national. Ils rêvaient le retour de la patrie arabe y se croyaient supérieurs aux naturels du pays et aux Ottomans, et nés pour commander sur les bords du Nil. Il y avait en Égypte environ deux cent mille Osmanlis ou Ottomans. Ils s'y étaient établis lors de la conquête de Sélim, dans le seizième siècle ; c'étaient parmi eux que se formait le corps des janissaires et spahis. Ils étaient constamment avilis et humiliés par les Mamlouks. Les Mamlouks ou Circassiens, quoique la moins nombreuse des trois races établies en Égypte, possédaient cependant les richesses et la force. Leur origine remonte à la conquête de l'Égypte par l'empereur Sélim. Il établit dans ce pays, commue dans le reste de l'empire turc, une milice de janissaires et de spahis, et un pacha qui représentait le grand-seigneur, avec l'autorité d'un vice-roi sur toute la province. Mais dans la crainte devoir échapper sa conquête, et relever l'empire arabe, si cette charge tombait entre les mains d'un homme entreprenant et ambitieux, ce sultan ne voulut point confier le gouvernement de l'Égypte à la seule autorité d'un pacha. Pour balancer son influence, il créa une milice de Mamlouks, commandée par 24 beys égaux en pouvoir, et le pacha, contenu par eux, ne pouvait travailler à s'affranchir. Quoique attribué à Sélim, ce système d'administration et de gouvernement établi en Égypte, avait à peine été ébauché par lui ; et il est réellement l'ouvrage de son fils Soliman II. Le pacha était le chef du gouvernement ; son pouvoir était limité par le grand et le petit divan, qu'il convoquait et présidait. Il résidait au Kaire ; ses fonctions étaient annuelles, à moins qu'elles ne fussent prorogées par le grand-seigneur. Le grand divan statuait sur les affaires générales du pays, le petit divan sur les affaires d'un moindre intérêt. Le kiaya, ou lieutenant du pacha, le defjerdar, le rouznamgy, un député de chacun des corps de l'armée y siégeaient ; ils étaient membres nés du grand divan, qui se composait en outre de l'émir-haggy, du qady du Kaire, des principaux cheyks descendants de Mahomet, des quatre mouphty-ulémas, et d'un grand nombre d'agaq. Il y avait dans chaque province, suivant son importance, un ou plusieurs divans chargés de défendre les intérêts de la province, ayant avec le gouvernement les mêmes rapports que le divan du Kaire avec le pacha. Il y avait des tribunaux pour la justice, tenus par les qadys, à la tête desquels étaient le Qadyasker-Effendi. Les pièces juridiques devaient être signées par lui. Les plaideurs étaient libres de choisir le tribunal. Lorsqu'une des parties avait des inquiétudes sur l'intelligence ou l'équité du qady, elle avait recours aux gens de loi qui disaient ce que la loi et la justice prononçaient sur le cas exposé ; car on tenait pour principe que le droit était un ; qu'il n'y avait pas deux manières de l'envisager, et que personne ne pouvait aller contre son évidence. Les troupes victorieuses que Sélim avait laissées en Égypte, furent partagées en six ogaq. Elles en formaient la garnison. Leur force réunie avait été fixée à 20.000 hommes, mais elle fut rarement complète. L'ogaq des janissaires était le premier en rang. L'aga, qui en avait le commandement, avait sur toute la milice la même autorité qu'un général. Des vingt-quatre beys, douze étaient destinés à des missions extraordinaires ; les douze autres avaient des emplois spéciaux, tels que kiaya du pacha, commandants de Suez, Damiette et Alexandrie, defterdar, émir-haggy, émir-khazneh, gouverneurs des provinces de Girgeh, Bahyreh, Menoufyeh, Garbyeh et Charqyeh. La maison de chaque bey se composait de quatre cents à huit cents esclaves, nommés Mamlouks, superbement équipés et tous à cheval, ayant chacun pour les servir deux ou trois fellah, ce qui portait la maison ordinaire d'un bey à quinze cents hommes. Les beys avaient en outre plusieurs officiers pour le service d'honneur de leur maison. Les lieutenants des beys, nommés kachefs, commandaient sous eux cette milice r et étaient seigneurs de plusieurs villages ; ils avaient de vastes propriétés territoriales dans les provinces, et une habitation au Kaire. Les beys et Mamlouks ne pouvaient se recruter qu'en Circassie. Les jeunes Circassiens étaient vendus par leur mère, ou volés par des gens qui en faisaient leur métier, et ensuite vendus au Kaire par des marchands de. Constantinople. Il était extrêmement rare que l'on admît parmi les Mamlouks des Noirs ou des Ottomans. Les esclaves faisant partie de la maison d'un bey, étaient adoptés par lui et composaient sa famille. Intelligents et braves, ils s'élevaient successivement de grade en grade. A sa mort, un bey désignait son successeur parmi ses esclaves ; c'était ordinairement son kachef, et lors même que sa mort était imprévue, on connaissait généralement, aux faveurs dont il l'avait comblé pendant son vivant, celui qu'il désirait avoir pour successeur. Les fonctions des beys étaient de maintenir la police, de vider les différents de village à village, de défendre les cultivateurs contre les Arabes, et de protéger la perception des impôts. Le defterdar était dépositaire du registre des propriétés ; il en visait les titres. L'émir haggy portait à la Mekke et à Médine les présents annuels du grand-seigneur, et protégeait la caravane qui se joignait à lui. L'émir khazneh conduisait par terre à Constantinople les revenus qui devaient être versés dans le trésor du sultan. Les provinces de Qélioubeh, Mansourah, Gizeh et Fayoum, étaient gouvernées par des kachefs qui avaient la même autorité que les beys. Les actes des uns et des autres devaient être confirmés par les divans particuliers des provinces. A l'exception du kiaya et des commandants de Suez, Damiette et Alexandrie, que la Porte nommait, les nominations des beys aux autres emplois étaient faites par le grand-divan, confirmées par le pacha et le grand-seigneur ; ils étaient inamovibles. Cet ordre de choses dura deux siècles, pendant lesquels l'Égypte fut soumise et tranquille ; mais des beys ambitieux se révoltèrent contre la Porte, se perpétuèrent dans leurs places, se servirent des ogaq pour dominer dans le divan, et des Mamlouks pour asservir les ogaq. Peu à peu ces esclaves étrangers finirent par éloigner les Turcs des places les plus importantes, par se les distribuer, par s'arroger une sorte de souveraineté dans le pays, et par se la disputer entre eux. C'est ainsi que Mourad et Ibrahim beys régnaient réellement en Égypte, à l'arrivée des Français. Le moultezim ou seigneur était chargé de la police et de l'administration de son village. Il avait sous ses ordres un qaymaqam qui le représentait, et des officiers dont il faisait choix. Leurs fonctions étaient déterminées par des règlements du sultan. Ces officiers étaient : le cheyk, le chahed, le serraf, le khaouly, le meched, les gafhirs, l'oukyl, le kallaf. Le cheyk avait l'inspection et la surveillance des terres et des paysans : il était représentant du moultezim, à défaut de qaymaqam, l'intermédiaire entre les seigneurs et les paysans, et lui répondait de leur inconduite et de leurs contributions, s'il ne l'avait pas averti à temps. Cette fonction était donnée aux cultivateurs les plus distingués par leur aisance et leur dextérité. Le chahed tenait le registre des terres, de leurs propriétaires et de leurs mutations. Le serraf recevait l'impôt d'après le registre du chahed et en versait le montant au moultezim. Les fonctions de serraf étaient en général remplies par les Cophtes, qui possédaient et se transmettaient la connaissance des droits, des règlements, des usages, et qui jouissaient de la confiance du seigneur et des paysans. Le khaouly ou arpenteur, était le juge des contestations qui s'élevaient sur les limites ; il dirigeait la culture des ousieh ou terres du seigneur, dont tout le privilège à cet égard sur les fellahs ne consistait qu'à employer des journaliers par préférence. Le meched était l'exécuteur des ordres du moultezim, quand il s'agissait de sévir contre les paysans. Les gafhirs étaient, à proprement parler, des gardes champêtres. L'oukil exploitait les terres du seigneur et était obligé de se servir du khaouly pour les faire semer. Il en recueillait les fruits et en disposait conformément aux ordres du moultezim. Le kallaf était le berger du seigneur, et en même temps l'artiste vétérinaire obligé de donner ses soins aux bestiaux des fellah. Il y avait encore dans chaque village un iman, un barbier et un menuisier. Quoique omis dans les règlements du sultan, ils recevaient un traitement de la communauté, et étaient tenus d'accorder leur travail ou leur ministère aux habitants. On distinguait trois sortes de propriétés immobilières en Égypte. Des terres ; Des charges ou emplois ; Des droits sur l'industrie et les consommations. Quoiqu'il ne possédât pas les terres, le sultan en était réputé propriétaire universel ; mais quand elles rentraient entre ses mains dans les cas prévus par les lois, il ne les conservait point ; il en faisait de nouvelles concessions. Toutes les terres étaient divisées en : Ousieh, appartenant au moultezim ou seigneur ; Atar, appartenant aux fellahs ou paysans ; Ouaqf, appartenant aux mosquées et autres établissements pieux de fondation impériale ou particulière, en faveur des deux villes saintes, des hôpitaux, des collèges, des tombeaux, des esclaves et de certaines familles. Le moultezim pouvait disposer des ousieh par vente ou testament. Ses enfants en héritaient avec l'agrément du sultan, qui ne le refusait jamais. A défaut d'enfants ou de dispositions testamentaires, les biens lui revenaient, et il les conférait toujours à un nouveau feudataire. Les fellahs ne possédaient les terres dites atar que moyennant des redevances envers le moultezim. Elles se transmettaient par vente et par succession. A défaut d'héritiers, elles étaient à la disposition du moultezim, qui était obligé de les concéder à un autre paysan. Les biens des fondations, qui ne pouvaient se faire sans l'autorisation du pacha, étaient inaliénables ; ils pouvaient être concédés pour 90 ans. Lorsqu'un homme mourait et laissait une succession, on commençait par prélever, sur ce qu'il laissait, les frais de son suaire et de son enterrement, et les dépenses qu'exigeaient les prières qu'on faisait pour lui, les festins mortuaires et les lectures périodiques du Koran ; ensuite, tous ces frais payés, s'il restait quelque chose, on le répartissait entre les créanciers. Les dettes acquittées, l'héritier légitime se saisissait du restant, s'il y en avait. Si le mort ne laissait ni dette ni héritier, la succession était recueillie par un intendant du fisc, préposé par le commandant, pour servir à de bonnes œuvres, telles que celles d'entretenir les pauvres, de faire ensevelir ceux qui n'en avaient pas le moyen, et autres choses semblables. Telles étaient les lois de l'islamisme, à l'observation desquelles devait présider un homme de loi instruit dans la science des successions, et mis en place par le qady. Le qady percevait de 15 à 20 parahs sur chaque mille parahs, et cela pour l'ordre qu'il mettait dans le partage de la succession, et pour les écritures, afin d'éviter les procès entre les héritiers. Ces règlements avaient été observés tant sous le règne des sultans équitables que sous celui des tyrans, et aucun d'eux ne les avait jamais transgressés. Le fisc n'héritait point des chrétiens qui mouraient sans laisser d'héritiers : ils avaient un khatti schérif du sultan de Constantinople, qui les mettait à l'abri de cette juridiction. Les héritiers étaient les maîtres de partager la succession sans faire intervenir le tribunal de justice. Les charges étaient ou annuelles ou à vie. Il n'y en avait point d'héréditaires par leur institution, mais le sultan ne refusait jamais l'investiture d'une charge inamovible, à celui auquel le possesseur l'avait vendue ou résignée. Elle passait même communément aux enfants ou héritiers de celui qui l'avait remplie. Il en était même ainsi des places de cheyk, de chahed, de kaouly, etc., qui étaient à la nomination des moultezim ou au choix des fellahs. Cela semblait tenir au caractère de la nation chez laquelle tout tend vers la stabilité et l'uniformité. On retrouvait chez les Égyptiens l'humeur tranquille et presque apathique que les anciens voyageurs avaient remarquée chez eux. Ils montraient peu de curiosité et de goût pour les voyages. Toutes les révolutions arrivées dans leur pays étaient dues à des étrangers. Le besoin de l'uniformité avait donné naissance à la loi qui divisait les Égyptiens en sept classes, dans lesquelles les enfants devaient succéder à leurs pères et pratiquer les mêmes métiers. Cet état de choses s'était à peu près maintenu. La propriété des droits dérivait de celle des charges. C'étaient des revenus fonciers, des rétributions et des perceptions affectées à leur dotation. Les beys ou leurs mamlouks étaient moultezim de plus des deux tiers des villages. Ils jouissaient en outre de la plus grande partie des droits indirects. La totalité de l'impôt sur les terres, comprise sous la dénomination de mal-el-hourr, était perçue par le moultezim et affectée au paiement : 1°. Du miry ; 2°. Du kouchoufyeh ; 3°. Du fayz. Le moultezim payait le miry au sultan ; le kouchoufieh au bey ou kachef, gouverneur de la province ; le fayz était son revenu net. La répartition du miry était la même qu'au temps de Soliman. Peut-être déjà vicieuse dans son principe, elle l'était devenue bien plus encore par suite de la détérioration ou de l'amélioration des terres. Cet impôt s'élevait, tant en principal qu'en suppléments, à 60.017.890 médins, ou 1.786.353 fr. 20 c.[3] La plus grande partie de l'impôt, qui s'acquittait en nature dans les six provinces de la Haute-Égypte, n'était pas comprise dans cette somme. Le kouchoufyeh, composé de différentes perceptions dont les dénominations avaient varié, et dont le taux était plus ou moins élevé, suivant l'avidité des beys, était de 49.880.494 médins, ou 1.781.446 fr. 20 c. Il en était de même du fayz. Les moultezim convertissaient en droits exigibles, des présents ou des rétributions payées par les fellahs, pour des causes accidentelles. Lorsque toutes les terres étaient arrosées, cet impôt produisait 274.228.209 médins, ou 9.793.864 fr. 60 c. Son produit était donc proportionné à la quantité de terres arrosées y parce que les terres non arrosées ne devaient pas d'impôt, a la différence du miry et du kouchoufyeh dont le montant était invariable, et que les moultezim devaient, dans tous les cas, acquitter au sultan et aux gouverneurs des provinces. Dès que les eaux du Nil abandonnaient les terres, et que les semailles étaient terminées, le serraf, de concert avec le divan de perception, le scheik et le chahed, procédait a la répartition de l'impôt, d'après l'étendue et la qualité des terres. Les terres des fellahs supportaient seules la contribution nécessaire pour les dépenses locales, ordinaires et accidentelles. Le serraf dressait le rôle, et remettait à chaque fellah un bulletin de sa cotte Les paiements se faisaient par tiers, dans l'ordre analogue à celui des récoltes. Les moyens de contrainte étaient la bastonnade, la prison et les fers. On peut calculer que la tyrannie des beys, la cupidité des moultezim, les besoins du gouvernement et les rapines des Arabes, doublaient le montant des contributions fixes. Ainsi, quoiqu'elles parussent modérées, l'oppression et la misère accablaient le cultivateur du sol le plus fécond de la terre. Dans la Haute-Égypte, l'administration des contributions, à peu près la même au fond, était modifiée par des dispositions analogues au système de possession qui y était établi. Les atav et les ousieh y variaient chaque année, parce que les moultezim et les fellahs possédaient les terres en commun. Dès que la retraite des eaux permettait l'ensemencement des terres, celles qui étaient susceptibles de culture étaient mesurées. Celles qui étaient concédées aux fellahs par le moultezim, devenaient les atar de l'année ; ce qui restait, composait l'ousieh. L'impôt était ensuite réparti. Cet ordre de partage et de possession avait pour cause l'inégalité des inondations, et la bizarrerie de leurs effets, qui rendent quelquefois stérile un terrain qui était excellent, et fécond celui qui ne valait rien. Cette circonstance faisait que les fellahs de la Haute-Égypte étaient d'une moins mauvaise condition que ceux de l'Égypte inférieure. Le moultezim ne pouvait les contraindre à rester et à travailler dans sa terre. Ils n'étaient cultivateurs et contribuables que par un engagement volontaire et pour une année. La liberté dont ils jouissaient, le temps que leur laissait une culture peu pénible, leur permettaient de se livrer à plusieurs genres d'industrie, tels que la fabrication des toiles, des cordes, des nattes, de la poterie, etc. L'Égypte devant son existence aux inondations du Nil, leur degré était l'unique mesure des produits de la terre. En principe, pour les terres non inondées, l'impôt, comme on l'a déjà dit, n'était pas dû par les fellahs ; mais comme il suffisait que le gouvernement nt ouvrir le khalig pour que l'inondation fût légalement constatée, et que l'impôt fût établi, il s'ensuivait que le défaut d'inondation suffisante n'affranchissait pas toujours les terres. La Porte ne faisant jamais la remise du miry, et les gouverneurs, encore moins celle du kouchoufyeh, après une inondation défectueuse ou excessive, et lorsque les récoltes étaient médiocres ou mauvaises, le moultezim ne percevait que ces deux portions de l'impôt. Quant au recouvrement de son fayz, il était suspendu ; mais l'année suivante, il l'exigeait avec le nouveau. Il n'y renonçait que lorsque les contribuables étaient dans l'impuissance absolue de payer, d'après le principe fiscal suivi dans tous les pays du que là ou il n'y arien, le roi perd ses droits. Les officiers institués par le sultan, ayant des revenus en délégation sur le miry, en villages, et surtout en droits indirects, qu'ils étaient autorisés à percevoir, payaient au sultan un miry ou impôt sur les charges. Il s'élevait à 10,87°,773 médins, ou 388.241 fr. 50 c. Les douanes avaient été abandonnées, savoir r celles de Boulaq, du Vieux-Kaire, d'Alexandrie et de Damiette, à l'ogaq des janissaires, et celles de Suez au pacha, moyennant un miry de 19.445.486 médins, ou 694.481 fr. 60 c. La perception des droits était affermée à des Cophtes et à des Juifs, parce que l'esprit de l'islamisme réprouvait les bénéfices étrangers au travail et à l'industrie. Les douanes de Qosseyr et de Rosette ne payaient rien au sultan. D'après les importations et exportations, et le tarif des droits, les recettes annuelles pouvaient produire 74.939.084 médins, ou 2.676.395 f. 85c. ; cependant on assurait que les Mamlouks retiraient six millions de la ferme ; On peut y d'après cela se faire une idée des exactions et des avanies commises par les douaniers. Le bahrin comprenait des droits sur les grains arrivant à Boulaq et au Vieux-Kaire, et sur toutes les barques naviguant sur le Nil, dans, les ports, les lacs et les eaux de l'Égypte. Le kourdeh était perçu sur les spectacles, les baladins, les escamoteurs, les sépultures, jet sur divers fabricants et marchands. Il y avait des droits sur la casse et le séné, sur les boucheries du Kaire et d'Alexandrie. Ces droits appartenaient à des ogaq, moyennant un miry qu'ils payaient, qui était de 2.818.588 médins, ou 100.663 fr. 80 c. Les droits de marque d'or 'et d'argent, les droits sur la vente des esclaves, le bain des Turcs, la fabrication du sel ammoniac, la vente en magasin du safranum y du poisson salé, du coton, du riz, etc., étaient la propriété des moultezim qui les affermaient, et payaient un miry de 354.258 médins, ou 12.652 fr. Il y avait une infinité d'autres droits de cette espèce, qui n'étaient pas légitimés par le prince, ni par conséquent sujets au miry. Ils faisaient partie du traitement des beys et autres fonctionnaires qui les avaient créés, et n'avaient rien de commun avec les finances du sultan. On n entrera point dans lé détail fastidieux de tous ces droits ; mais il n'y avait pas une branche d'industrie et de consommation qui en fût exempte. Les moultezim, les beys, les serdar, les aga commandant, dans les places, et les fermiers les multipliaient dès qu'ils en trouvaient l'occasion. De là une complication et une confusion qui laissaient peu de moyens de bien apprécier toutes les charges dont les Egyptiens étaient grevés. En général le marchand et le cultivateur étaient arrêtés à chaque pas par des rétributions onéreuses. Les sujets du grand-seigneur, non musulmans, étaient soumis à une imposition personnelle dite karach. Elle était censée due par quatre-vingt-dix mille têtes, et se montait à 14.850.000 médins[4]. Ainsi c'étaient les fonctionnaires publics et les grands tenanciers qui percevaient, à leur profit, tous les impôts, à condition de verser au trésor du sultan, la somme qu'il avait fixée, et d'acquitter les dépenses qu'il avait mises à leur charge. La surveillance et la comptabilité du gouvernement étaient donc bornées à cette somme et à ces dépenses. La perception et l'emploi du surplus des impositions, quelque considérable qu'il fût étant faits par les beys et les autres personnages auxquels le grand-seigneur était censé les avoir concédés, ne donnaient lieu qu'a des gestions privées. C'était une confusion, un chaos. La somme versée au trésor public, pour le sultan, ne se montait qu'à 116.651.727 médins, ou 4.166.133 f. 10 c. La recette en était faite par un trésorier général ou rouzmangy. Ses opérations étaient dirigées par des règlements qui distribuaient les diverses parties de son service à des effendis qui lui étaient subordonnés. Sur cette somme, le trésor acquittait les suppléments de traitements à des fonctionnaires, les dépenses de l'armée, les pensions, les actes et services pieux, la caravane de la Mekke, montant à 3.522.690 fr. ; il restait 592.009 fr. Cette somme s'appelait khazneh, et devait être envoyée à Constantinople. Souvent elle était encore réduite de moitié. L'envoi de ce tribut se faisait avec une grande solennité ; mais dans les derniers temps, la Porte n'obtenait plus rien qu'en dépêchant au Kaire un aga chargé d'y recevoir le tribut, qui l'emportait sans aucun éclat, ou qui n emportait rien du tout, suivant le bon plaisir des beys. Les effendis, dont on vient de parler, étaient un corps chargé de l'administration supérieure des finances. Ils tenaient des registres exacts de toutes les mutations des propriétés territoriales, pour faire chaque année le compte du miry. Ils étaient administrateurs de l'enregistrement. Les mutations de propriétés avaient lieu par vente, succession ou donation. Elles étaient toutes sujettes à l'enregistrement et payaient certains droits. Ils veillaient aux recettes, aux dépenses, aux comptes ; ils avaient la propriété de leurs charges, et le droit de les vendre ou de les transmettre à leurs héritiers. On pouvait seulement les contraindre à les vendre, lorsqu'on ne leur trouvait pas les connaissances nécessaires, ou lorsqu'ils avaient prévariqué. Il leur était défendu de donner le moindre renseignement sur les revenus, les dépenses et l'administration, sans un ordre précis du sultan ou du pacha. Ils employaient des caractères inconnus dans la tenue de leurs écritures. La plupart des effendis étaient Mamlouks, et avaient pour successeurs des enfants adoptifs qu'ils instruisaient dans leur profession, pour les rendre capables de les remplacer. Il y avait aussi des effendis qui dirigeaient des écoles, copiaient ou composaient des ouvrages. Ils jouissaient de beaucoup de considération sous les rapports de la probité, des mœurs, de l'instruction, de l'aménité. Ils étaient riches ou aisés ; ils avaient accès chez les grands. Ce qu'on pratiquait en Égypte était la représentation fidèle de ce qu'on y avait pratiqué dès les premiers temps de la civilisation de cette contrée. Ses habitants, forcés de faire périodiquement le mesurage de leurs terres, devinrent habiles dans cet art, et ce fut chez eux que les autres peuples en puisèrent les premières notions. Voilà pourquoi tous les témoignages de l'antiquité se réunissent pour attribuer aux Égyptiens l'invention de la géométrie ; science dont le nom seul, expliqué littéralement, annonce qu'elle se réduisait, dans l'origine, aux opérations de l'arpentage. Le Nil, dans ses débordements périodiques, peut confondre chaque année les limites des propriétés ; l'étendue de pays qu'il submerge varie d'une année à l'autre. Il est donc essentiel de mesurer tous les ans, après la retraite des eaux, la superficie des terres inondées, parce qu'étant les seules susceptibles de culture, elles sont aussi les seules qui doivent acquitter la redevance des propriétaires et les impôts que le gouvernement perçoit. De la a dû naitre une espèce de cadastre dont les anciens prêtres de l'Égypte étaient dépositaires. Ce dépôt était un des principaux privilèges de l'ordre sacerdotal, et lui donnait une grande influence parce que les particuliers étaient obligés d'avoir recours à eux dans les contestations sur les limites de leurs terres. Lorsque l'Égypte eût été conquise par les étrangers, les prêtres perdirent l'influence qu'ils avaient exercée sous les anciens rois ; mais les conquérants soit Perses, soit Arabes ou Ottomans, furent intéressés a ménager ceux qui, employés dans les détails de l'administration du pays, en connaissaient toutes les ressources et pouvaient seuls fournir les moyens d'asseoir et de lever des tributs. Ils restèrent possesseurs du cadastre, et la caste sacerdotale ayant été démembrée, ils ne formèrent plus qu'une seule corporation d'arpenteurs, qui conserva ses attributions sous les princes étrangers auxquels l'Égypte fut soumise. C'est ainsi, qu'à l'arrivée des Français, elles se trouvaient entre les mains des Cophtes. Les Cophtes ou Qobtes étaient une race d'hommes entièrement distincte des autres habitants de l'Égypte. Ils étaient chrétiens et au nombre d'environ 200.000. Ils descendaient des anciens peuples qui, soit qu'ils fussent sortis de l'Inde ou des flancs du Caucase, soit qu'ils fussent descendus de l'Ethiopie, habitaient les bords du Nil avant la conquête de l'Égypte par Cambyse ; ils avaient leur écriture et leur langue à part. C'étaient en quelque sorte les fermiers de l'Égypte ; ils en exploitaient les revenus pour leur propre compte, sous la condition tacite de fournir aux maîtres de ce pays l'argent nécessaire à leurs besoins. Ainsi l'Égypte, sous le rapport de la propriété, n'était pas dans une condition pire que la plupart des états de l'Europe, qui se vantent des progrès de leur civilisation. C'était un véritable régime féodal dont les lois n'étaient pas même aussi oppressives que celles qui règnent encore en Russie, en Pologne, en Hongrie. Les serfs de l'Europe ont affaire à des maîtres en général justes, doux, humains, parce qu'ils sont éclairés ; les Égyptiens ont pour maîtres des Turcs ; voilà toute la différence. Si leur arbitraire et leurs violences ne se jouaient pas des lois, le sort des paysans de l'Égypte serait préférable à celui des esclaves russes, polonais et hongrois. Sous le rapport de l'impôt foncier, de son assiette, de sa répartition et de son recouvrement, l'avantage serait, sans contredit aussi du côté des Égyptiens, si les sages institutions dont ils avaient évidemment hérité de leurs ancêtres, avaient été observées, et si elles n'avaient pas été sacrifiées à la cupidité des seigneurs et des Cophtes. Pour les contributions indirectes dont le prétendu perfectionnement n'est pas une des moindres plaies des états civilisés, l'Égypte n'avait rien à leur envier. En voyant la multiplicité des droits imposés sur tous les objets de consommation, on serait tenté de croire qu'elle avait emprunté à l'Europe son génie fiscal. En traversant les mers, le général de la République faisait, sur un vaisseau français, des lois pour l'Égypte, comme s'il eût été sûr de conjurer les tempêtes, d'éviter la flotte anglaise, de battre et de dissiper les Mamlouks. Au quartier général à bord de l'Orient, Bonaparte, membre de l'Institut national, général en chef, disposait de leurs dépouilles, déterminait les formes du gouvernement à établir, s'occupait d'avance de l'organisation des ports, et déterminait la destination des bâtiments de transport de l'expédition, et de leurs équipages. Les soldats avaient commis quelques désordres à Malte ; pour prévenir le retour de ces excès qui auraient démoralisé l'armée, dissipé ses ressources et indisposé les Égyptiens, il porta des peines sévères contre le pillage, le viol et les dilapidations. Ce n'était plus le général qui, sur le sol européen, ne parle à une armée que le langage de l'honneur ; c'était le chef d'une expédition lointaine, le fondateur d'une colonie, dont le bras de fer devait contenir ses soldats dans la discipline et l'obéissance[5]. Le 12 messidor (30 juin), à la pointe du jour, l'armée navale reconnut la tour des Arabes, sur le golfe de ce nom, à l'extrémité du lac Maréotis, et sur les huit heures et demie du matin, la flotte entière put apercevoir les minarets de la ville d'Alexandrie[6]. C'était le quarante-troisième jour depuis le départ de la flotte du port de Toulon, et le treizième après avoir quitté Malte. Aucun accident n'avait troublé cette traversée. La côte, à l'ouest, s'étendait comme un ruban blanc sur l'horion bleuâtre de la mer. Pas un arbre, pas une habitation ; ce n'était pas seulement la nature attristée, mais la destruction de la nature, le silence et la mort. La gaîté des soldats n'en fut pas altérée ; un d'eux dit à son camarade : Tiens, regarde, voilà les six arpents qu'on t'a décrétés. Afin d'apprendre le but de l'expédition à ceux pour qui elle pouvait être encore un mystère y Bonaparte adressa cette proclamation à l'armée : A bord de l'Orient, 12 messidor (30 juin) : Soldats ! vous allez entreprendre une conquête dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont incalculables. Vous porterez à l'Angleterre le coup le plus sûr et le plus sensible, en attendant que vous puissiez lui donner le coup de la mort. Nous ferons quelques marches fatigantes ; nous livrerons plusieurs combats ; nous réussirons dans toutes nos entreprises, les destins sont pour nous. Les beys mamlouks qui favorisent exclusivement le commerce anglais, qui ont couvert d'avanies nos négociants, et qui tyrannisent les malheureux habitants du Nil, quelques jours après notre arrivée, n'existeront plus. Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans. Leur premier article de foi est celui ci : Il n'y a pas d'autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Ne les contredisez pas ; agissez avec eux comme nous avons agi avec les Juifs, avec les Italiens ; ayez pour leurs muphtis et leurs imans les égards que vous avez eus pour les rabbins et les évoques ; ayez pour les cérémonies que prescrit le Koran, pour les mosquées, la même tolérance que vous avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et celle de Jésus-Christ. Les légions romaines protégeaient toutes les religions. Vous trouverez ici des usages différents de ceux de l'Europe ; il faut vous y accoutumer. Les peuples chez lesquels nous allons entrer traitent les femmes autrement que nous ; mais dans tous les pays, celui qui viole est un monstre. Le pillage n'enrichit qu'un petit nombre d'hommes ; il nous déshonore ; il détruit nos ressources ; il nous rend ennemis des peuples qu'il est de notre intérêt d'avoir pour amis. La première ville que nous allons rencontrer a été bâtie par Alexandre : nous trouverons à chaque pas de grands souvenirs, dignes d'exciter l'émulation des Français. Avant de débarquer sur le territoire de la Porte Ottomane, Bonaparte écrivit au pacha d'Égypte. Il lui annonçait que la Porte, ayant ôté sa protection aux beys, gens capricieux et avides qui n'écoutaient pas les principes de la justice et qui accablaient d'outrages et d'avanies ses bons et anciens amis les Français, le Directoire de la République s'était décidé à envoyer une puissante armée, pour mettre fin aux brigandages des beys d'Égypte, ainsi qu'elle avait été obligée de le faire plusieurs fois dans ce siècle, contre les beys de Tunis et d'Alger. Toi qui devrais être le maître des beys, et que cependant ils tiennent au Kaire sans autorité et sans pouvoir, lui disait-il[7], tu dois voir mon arrivée avec plaisir. Tu es sans doute déjà instruit que je ne viens point pour rien faire contre le Koran, ni le sultan. Tu sais que la nation française est la seule et unique alliée que le sultan ait en Europe. Viens donc à ma rencontre et maudis avec moi la race impie des beys. Une caravelle, vaisseau de guerre turc, était mouillée dans le port d'Alexandrie. Bonaparte écrivit au commandant qu'il serait dans cette ville le 13 messidor ; qu'il ne devait avoir aucune inquiétude. Vous appartenez à notre grand ami le sultan, ajoutait-il ; conduisez-vous en conséquence ; mais si vous commettez la moindre hostilité contre l'armée française, je vous traiterai en ennemi, et vous en serez cause, car cela est loin de mon intention et de mon cœur[8]. Le 13, à la pointe du jour, la flotte entière se trouvait devant Alexandrie. Bonaparte adressa cette proclamation au peuple égyptien : Depuis assez longtemps les beys qui gouvernent l'Égypte, insultent à la nation française et couvrent ses négociants d'avanies ; l'heure de leur châtiment est arrivée. Depuis longtemps ce ramassis d'esclaves, achetés dans le Caucase et la Géorgie, tyrannisent la plus belle partie du monde. Mais Dieu, de qui dépend tout, a ordonné que leur empire finît. Peuple de l'Égypte, on vous dira que je viens pour détruire votre religion ; ne le croyez pas. Répondez que je viens vous restituer vos droits, punir les usurpateurs, et que je respecte, plus que les Mamlouks, Dieu, son prophète et le koran. Dites-leur que tous les hommes sont égaux devant Dieu. La sagesse, les talents et les vertus mettent seuls de la différence entre eux. Or, quelle sagesse, quels talents, quelles vertus distinguent les Mamlouks, pour qu'ils aient exclusivement tout ce qui rend la vie aimable et douce ? Y a-t-il une belle terre ? Elle appartient aux Mamlouks. Y a-t-il une belle esclave, un beau cheval, une belle maison ? Cela appartient aux Mamlouks. Si l'Égypte est leur ferme, qu'ils montrent le bail que Dieu leur en a fait. Mais Dieu est juste et miséricordieux pour le peuple. Tous les Égyptiens sont appelés à gérer toutes les places. Que les plus sages, les plus instruits, les plus vertueux gouvernent, et le peuple sera heureux. Il y avait jadis, parmi vous, de grandes villes, de grands canaux, un grand commerce ; qui a tout détruit, si ce n'est l'avarice, les injustices et la tyrannie des Mamlouks ? Qadys, cheyks, imans, tcorbadjis, dites au peuple que nous sommes aussi de vrais musulmans. N'est-ce pas nous qui avons détruit le pape, qui disait qu'il fallait faire la guerre aux Musulmans ? N'est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de Malte, parce que ces insensés croyaient que Dieu voulait qu'ils fissent la guerre aux Musulmans ? N'est-ce pas nous qui avons été dans tous les temps les amis du grand-seigneur — que Dieu accomplisse ses desseins — et les ennemis de ses ennemis ? Les Mamlouks, au contraire, ne se sont-ils pas toujours révoltés contre l'autorité du grand-seigneur qu'ils méconnaissent encore ? Ils ne font que leurs caprices. Trois fois heureux ceux qui seront avec nous ! Ils prospéreront dans leur fortune et leur rang. Heureux ceux qui seront neutres ! Ils auront le temps de nous connaître, et ils se rangeront avec nous. Mais malheur, trois fois malheur à ceux qui s'armeront pour les Mamlouks et combattront contre nous ; il n'y aura pas d'espérance pour eux, ils périront. Cette proclamation était accompagnée d'un arrêté portant que tous les villages qui prendraient les armes contre l'armée seraient brûlés ; que les cheyks feraient mettre les scellés sur les biens maisons et propriétés qui appartenaient aux Mamlouks, et auraient soin que rien ne fût détourné ; que les cheyks, les qadys et les imans conserveraient les fonctions de leurs places, que chaque habitant resterait chez lui, et que les prières continueraient comme à l'ordinaire. Le général en chef envoya prendre, à Alexandrie, le consul français, Bracevich, afin d'avoir, de lui, des renseignements, tant sur les Anglais que sur ce qui se passait dans la ville, et sur la situation de l'Égypte. Arrivé à bord de l'Amiral, le consul raconta qu'une escadre anglaise, forte de 14 vaisseaux de ligne, avait paru à une lieue et demie d'Alexandrie, le 10 messidor (28 juin), et que l'amiral Nelson, après avoir fait demander au consul anglais des nouvelles de la flotte française, avait dirigé sa route vers le nord-est. Bracevich ajouta, que la vue de l'escadre française avait occasionné, dans la ville, un mouvement contre les chrétiens ; que lui-même, pour s'embarquer, avait couru les plus grands périls ; qu'au surplus la ville et les forts paraissaient disposés à se défendre contre quiconque tenterait de débarquer, à quelque nation qu'il appartînt. Bonaparte écouta ce récit sans montrer la moindre émotion. L'escadre anglaise pouvait paraître d'un moment à l'autre, et attaquer la flotte et le convoi dans une position défavorable ; il n'y avait pas un instant à perdre. Les croisières signalèrent une voile ; on la crut anglaise. Fortune ! s'écria Bonaparte, m'abandonneras-tu ? Quoi ! pas seulement cinq jours ! C'était la frégate la Justice qui rejoignait la flotte[9]. Le général en chef ordonna aussitôt de faire mouiller la flotte le plus près possible de l'anse du Marabou, à trois lieues d'Alexandrie, et d'y commencer le débarquement. Durant la manœuvre, deux vaisseaux de guerre s'abordèrent et tombèrent sur l'amiral. Cet accident obligea de mouiller à l'endroit même où il était arrivé, à trois lieues de terre. Un vent impétueux du nord et l'agitation de la mer qui se brisait avec force contre les récifs de la côte, rendaient difficile et dangereuse l'approche de la terre ; mais rien ne put arrêter l'impatience des soldats. Bonaparte voulut partir à leur tète et surveiller le débarquement. La demi-galère qu'il montait fut bientôt suivie d'une foule de canots, où les, généraux Bon et Kléber avaient fait descendre une partie de leurs divisions qui se trouvaient à bord des vaisseaux de guerre. Les généraux Desaix, Reynier et Menou, dont les divisions occupaient les bâtiments du convoi, reçurent l'ordre de débarquer de leur côté sur trois colonnes vers le Marabou. En un instant, la mer fut couverte d'embarcations chargées de soldats. Elles s'avancèrent péniblement à travers cette mer houleuse qui, tantôt menaçait de les engloutir, tantôt les poussant les unes contre les autres, les forçait à s'aborder, et ces périls n'étaient pas les plus grands. A l'approche de la terre, on avait à craindre les brisants dont toute la côte est hérissée. La nuit ajoutait encore à l'horreur de cette situation. La demi-galère du général en chef s'était approchée le plus près possible du banc de récifs où se trouve la passe qui conduit à l'anse du Marabou ; là, il attendit les embarcations que montaient les troupes ; mais elles ne purent traverser le banc de récifs qu'assez avant dans la nuit. La division Menou, qui avait un pratique à bord, fut la première qui mit des troupes à terre, environ 1.800 hommes ; la division Kléber en débarqua environ 1.000, et celle du général Bon, 1.500. Les divisions Reynier et Desaix n'avaient pas encore pu gagner la côte. On n'avait débarqué ni chevaux ni canons, mais il fallait profiter de la nuit pour se porter sur Alexandrie. Bonaparte envoya donc, sans délai, des éclaireurs en avant ; il passa en revue les troupes débarquées, et le 14, à deux heures et demie du matin, il se mit en marche sur trois colonnes. Au moment du départ, arrivèrent quelques chaloupes de la division Reynier. Ce général prit position pour garder le point de débarquement ; et Desaix eut l'ordre de suivre le mouvement de l'armée, aussitôt que sa division aurait pris terre. On commanda aussi aux bâtiments de transport d'appareiller, et de venir mouiller à l'anse du Marabou, pour faciliter le débarquement du reste des troupes, et amener à terre deux pièces de campagne, avec des chevaux de trait. Bonaparte marchait à pied avec l'avant-garde, accompagné de son état-major et des généraux. Il avait recommandé au général Caffarelly, qui avait une jambe de bois, d'attendre qu'on eût débarqué un cheval ; mais ce général, sourd à toutes les instances, voulut partager les fatigues d'une marche Pénible à travers les sables. La même ardeur, le même enthousiasme régnaient dans toute l'armée. Le général Bon commandait la colonne de droite, Kléber celle du centre, Menou celle de gauche, côtoyant la mer. Une demi-heure avant le jour, un des avant-postes fut attaqué par quelques Arabes, qui tuèrent un officier. Ils s'approchèrent ; une fusillade s'engagea entre eux et les tirailleurs de l'armée. C'étaient les premiers coups de feu que l'armée essuyait en Égypte. A une demi-lieue d'Alexandrie, leur troupe se réunit au nombre d'environ 300 cavaliers ; mais à l'approche des Français, ils abandonnèrent les hauteurs qui dominent la ville, et s'enfoncèrent dans le désert. Près de l'enceinte de la vieille ville des Arabes, Bonaparte donna l'ordre à chaque colonne de s'arrêter à la portée du canon. Voulant prévenir l'effusion du sang, il se disposait à parlementer y mais il ne put se faire écouter. Des hurlements effroyables d'hommes, de femmes, d'enfants, et une canonnade qui démasqua quelques mauvaises pièces, firent connaître les intentions de l'ennemi. Bonaparte fit battre la charge, les hurlements redoublèrent avec une nouvelle fureur. Les Français s'avancèrent vers l'enceinte, et, malgré le feu des assiégés et une grêle de pierres, ils escaladèrent les murailles. Menou s'y élança le premier, reçut six blessures et fut précipité du haut des remparts. Kléber, au pied de la muraille, désignait l'endroit où il voulait que ses grenadiers montassent à l'assaut, lorsqu'une balle l'atteignit au front et le renversa. L'aide-de-camp Sulkowsky fut deux fois culbuté de la brèche. Bonaparte le nomma chef d'escadron. La 4e demi-brigade, commandée par le général Marmont, enfonça à coups de hache la porte de Rosette, et toute la division du général Bon entra dans l'enceinte des Arabes[10]. Les assiégés s'enfuirent dans la ville. Ceux qui étaient dans tes vieilles tours continuaient leur feu, et refusèrent obstinément de se rendre. Koraïm, schérif d'Alexandrie, qui combattait partout, ayant pris Menou pour le général en chef ; et le croyant mort, redoubla de courage. Les troupes avaient ordre de rie point entrer dans la ville, et de se former sur les hauteurs du port qui la dominent. Le général, en chef se rendit sur ces monticules, pour amener la ville à capituler ; mais le soldat furieux de la résistance de l'ennemi, s'était laissé entraîner par son ardeur. Une grande partie des troupes se trouvait engagée dans les rues, où il s'établissait une fusillade meurtrière. Les Arabes excellaient dans ce genre de guerre ; chaque maison était pour eux une citadelle. Bonaparte fit battre la générale, manda le commandant de la caravelle, qui était dans le port-vieux, et le chargea de porter des paroles de paix aux habitants et de les rassurer sur ses intentions. Les imans, les cheyks, les schérifs vinrent se présenter à Bonaparte. Il leur fit remettre sa proclamation du 13. Les hostilités cessèrent. Koraïm, commandant des forces turques, se rendit. Les forts et châteaux furent remis à l'armée. L'adjudant-général Lescale eut le bras percé d'une balle. Le chef de brigade Massé, de la 32e fut tué, ainsi que cinq officiers des différentes divisions. Les Français eurent environ 260 blessés[11], 15 hommes tués, et environ 20 noyés, par des accidents qu'occasionnèrent l'état de la mer et les récifs qui bordent la côte. Les Arabes du désert, accourus pendant l'attaque, par pelotons de 30 à 40 hommes, sur les derrières des Français, leur avaient pris un certain nombre de traînards. Dès qu'ils virent qu'Alexandrie était tombée au pouvoir de l'armée, ils ramenèrent leurs prisonniers, en déclarant que puisque les Français ne venaient combattre que les Mamlouks, et ne voulaient pas faire la guerre aux Arabes, enlever leurs femmes, ni détruire la religion de Mahomet, ils ne pouvaient être leurs ennemis. Treize des principaux chefs vinrent trouver le général en chef qui s'assit au milieu d'eux et engagea une longue conversation. Les Arabes convinrent de ne plus harceler les derrières de l'armée, de lui donner tous les secours en leur pouvoir, et s'engagèrent même à fournir des hommes et des chevaux pour marcher contre les Mamlouks. Bonaparte leur promit, de son côté, de leur restituer, quand il serait maître de l'Égypte, les terres qui leur avaient appartenu autrefois. Après avoir fait cet accord, ils se réunirent autour d'une table, et vouèrent au feu de l'enfer celle des deux parties qui violerait le pacte d'alliance ; ensuite le général en chef mangea avec eux le pain gage de la foi des traités, et leur fit des présents. Ils acceptaient ces dons, objets de leur visite, ils faisaient éclater les démonstrations de leur reconnaissance, ils juraient fidélité à l'alliance......, et retournaient piller tous les Français qu'ils rencontraient. Tel était l'Arabe[12]. Ce fut à Alexandrie que l'armée commença à être désenchantée. A l'aspect des maisons grillées, de la solitude, du silence des habitants, des chiens dégoûtants et couverts de vermine[13], des femmes hideuses, tenant avec leurs dents le coin d'un voile grossier, pour cacher leurs traits et leurs seins noirâtres ; à l'aspect de ces vastes plaines dépouillées de verdure, en respirant l'air brûlant du désert, quelques Français attristés tournaient les regards vers la patrie, et déjà laissaient, en soupirant, échapper des regrets. Les notables de la ville d'Alexandrie publièrent, le 15 messidor, la proclamation suivante, évidemment dictée par le général en chef. DÉCLARATION DES MUPHTIS ET DES PRINCIPAUX CHEYKS DE
LA VILLE D'ALEXANDRIE AU NOM DES HABITANTS : Gloire à Dieu à qui toute gloire est due, et salut de paix sur le prophète Muhamet, sur sa famille et les compagnons de sa mission divine. Voici l'accord qui a eu lieu entre nous, les notables de la ville d'Alexandrie, dont le n001 est au bas de cet acte, et entre le commandant de la nation française, général en chef de l'armée campée dans cette ville. Les susdits notables continueront a observer leur loi et leurs saintes institutions ; ils jugeront les différents selon la justice la plus pure, et s'éloigneront avec soin du sentier tortueux de l'iniquité. Le qady auquel le tribunal de la justice sera confié, devra être de mœurs pures et d'une conduit é irréprochable. Mais il ne prononcera aucune sentence sans avoir pris la décision et le conseil des chefs de la loi, et il ne dressera l'acte de son jugement qu'en conséquence de leur décision. Les cheyks susdits s'occuperont des moyens de faire régner l'équité, et ils tendront de tous leurs efforts vers le même but, comme s'ils n'étaient animés que d'un même esprit. Ils ne prendront aucune solution qu'après que tous ensemble l'auront approuvée d'un commun accord ; ils travailleront avec zèle au bien du pays, au bonheur des habitants, et à la destruction des gens vicieux et des médians. Ils promettent encore de ne point trahir l'armée française, de ne jamais chercher à lui nuire, de ne point agir contre ses intérêts, et de n'entrer dans aucun complot qui pourrait être formé contre elle. Ils ont fait, sur tous ces points, le serment authentique qu'ils renouvelleront dans cet acte, de la manière la plus droite et la plus solennelle. Le général en chef de l'armée française leur a promis, de son côté, d'empêcher qu'aucun des soldats de son armée n'inquiétât les habitants d'Alexandrie, par des vexations, par des rapines et par des menaces, et que celui qui se porterait à de pareils excès sera puni du supplice le plus sévère. Le général en chef a aussi promis solennellement de ne jamais forcer aucun des habitants à changer sa religion et à ne jamais exiger d'innovation dans les pratiques religieuses ; mais qu'au contraire son intention était que tous les habitants restassent dans leur religion, et de leur assurer le repos et leurs propriétés par tous les moyens qu'il a en son pouvoir, tant qu'ils ne chercheront point à nuire, ni à sa personne, ni à l'armée qu'il commande. Le présent acte a été dressé, mercredi matin, 20 de la lune de Muharem, l'an de l'Hégire 1213. Signés : Le pauvre Ibrahim el Bourgi, chef de la secte Hanofite ; Le pauvre Muhamed el Messiri ; Le pauvre Ahmed ; Le pauvre Souliman Caïnef-Mouphty du Maliki. Dès que Bonaparte fut maître d'Alexandrie, son premier soin fut d'y établir un lazaret, le premier qu'on eut vu dans le Levant, auquel il donna la même organisation qu'à celui de Marseille. Heureusement à cette époque la peste n'existait point à Alexandrie, à Rosette, ni dans aucun endroit de l'Égypte. Le général en chef prit des mesures pour faire arriver dans cette ville les approvisionnements nécessaires à l'armée. Il écrivit à l'ordonnateur Najac, a Toulon, d''accélérer le départ du second convoi, de faire imprimer et d'envoyer dans tous les ports du Languedoc et de la Provence, et même au consul de Gênes, un écrit pour engager tous les négociants a expédier a Alexandrie des chargements de vin et d'eau-de-vie. Ces expéditions étaient beaucoup plus faciles que par le passé, le port de Malte offrant un point de relâche commode et une retraite sûre contre les corsaires anglais[14]. Depuis son arrivée dans la rade d'Alexandrie, Brueys n'avait pas perdu un instant pour faire sonder les différentes passes qui pouvaient lui assurer le mouillage dans le Port-Vieux. Les comptes qui lui avaient été rendus n'étaient pas satisfaisants, et l'interrogatoire qu'il avait fait subir aux pilotes pratiqués que Bonaparte lui avait envoyés, ne l'étaient pas davantage, puisque, selon eux, il fallait passer sur des fonds où il n'y avait que 4 brasses et demie, ou 22 pieds 6 pouces. Or, les plus petits vaisseaux de 74 tiraient cette quantité d'eau, et ne pouvaient par conséquent pas y entrer. Il attendait des renseignements plus certains ; mais tout lui annonçait que l'entrée des deux ports était impraticable pour les vaisseaux de guerre. Il ne pouvait pas tenir dans la position où il était a cause de la qualité du fond parsemé de roches, ni y attendre l'ennemi qui, avec des forces égales, détruirait toute l'armée en la prenant en détail, si l'amiral avait la maladresse de l'attendre au mouillage. Dans ce premier moment il ne voyait donc pas d'autre endroit pour l'escadre, que le mouillage d'Abouqyr ; qui assurait au moins un abri contre les vents d'été, dont le fond était très-bon, et où il pourrait, à ce qu'il pensait, prendre une position militaire qui le mettrait à même de résister à l'attaque de l'ennemi. Alors il enverrait à Alexandrie, soit par le moyen des djermes ou des avisos, l'artillerie et les autres objets qu'il avait à bord des vaisseaux. Je suis extrêmement contrarié par ce défaut de mouillage, écrivit Brueys à Bonaparte en lui transmettant tous ces détails[15], et mon chagrin serait au comble, si cela devait être une raison pour me séparer de vous, n'ayant d'autre désir que de suivre votre sort en quelque qualité que ce soit. Je vous prie d'être assuré que je serai toujours bien placé, pourvu que je sois placé auprès de vous ; personne, j'ose vous l'assurer, ne vous étant plus sincèrement attaché. Ce sentiment est dû à l'homme qui a rendu d'aussi grands services à la France, et vous y avez ajouté, par vos bontés, celui de la reconnaissance. Dans la circonstance où se trouvait l'armée, il était indispensable de prendre des dispositions telles que l'escadre pût manœuvrer, selon les événements, et se trouver à l'abri des forces supérieures que les Anglais pourraient avoir dans ces mers. Par cette considération, le général en chef ordonna que l'amiral Brueys ferait entrer dans la journée du 16, son escadre dans le Port-Vieux d'Alexandrie, si le temps le permettait, et s'il y avait le fond nécessaire ; Que dans le cas contraire, il prendrait des mesures telles que, dans la journée du 16, il eût débarqué l'artillerie et autres effets de terre, ainsi que tous les individus qui composaient l'armée de terre, en gardant seulement cent hommes par vaisseau de guerre, et quarante par frégate, et en ayant soin qu'il ne s'y trouvât ni grenadiers ni carabiniers ; Qu'il enverrait à terre Gantheaume, chef de l'état-major de l'escadre, pour présider lui-même à l'opération de la sonde du port, et dans le cas où il n'y aurait pas le fond nécessaire, pour accélérer le débarquement des individus et objets qui étaient à bord de l'escadre ; Que le Dubois et le Causse entreraient dans le port ; Que le chef de division Perrée, avec les deux galères, les bombardes, les différentes chaloupes canonnières et avisos, se rendrait dans le port d'Alexandrie, où le général en chef lui ferait passer des instructions pour seconder, avec ses forces, les opérations de l'armée de terre ; Que les citoyens Leroy et Vavasseur, avec les employés, officiers de la marine et tous les ouvriers que l'escadre pourrait fournir, se rendraient également à Alexandrie, pour y former un établissement maritime ; Que dans la journée du 16, l'amiral ferait connaître au général en chef, par un rapport, si l'escadre pouvait entrer dans le port d'Alexandrie, ou se défendre, embossée dans la rade d'Abouqyr ? contre une escadre ennemie supérieure ; que dans le cas où ni l'un ni l'autre ne pourraient s'exécuter, il devrait partir pour Corfou, l'artillerie débarquée, laissant à Alexandrie le Dubois, le Causse, tous les effets nécessaires pour les armer en guerre ; la Diane, la Junon, l'Alceste, l'Arthémise, toute la flottille légère et toutes les frégates armées en flûtes, avec ce qui était nécessaire pour leur armement ; Que si l'ennemi paraissait avec des forces très-supérieures, dans le cas où l'amiral ne pût entrer ni à Alexandrie ni à Abouqyr, la flotte se retirerait à Corfou[16]. Dès que Brueys eût reçu cet arrêté, il donna l'ordre au capitaine de frégate, Barré, qui déjà était occupé à faire des sondes a l'entrée du Port-Vieux, de rester au mouillage pour continuer ses opérations, l'invitant ? dès qu'il aurait trouvé un passage propre à assurer l'entrée des vaisseaux, à en rendre compte au général en chef, et à expédier un aviso à Abouqyr, où l'armée allait prendre position. L'amiral donna l'assurance à ce capitaine, que des récompenses lui seraient accordées pour le zèle et les soins qu'il mettrait dans ce travail important. Un ordre semblable fut expédié au lieutenant de vaisseau Vidal ? pour seconder le capitaine Barré[17]. Ces deux officiers étaient les seuls qui eussent donné l'espérance que les vaisseaux de guerre pourraient entrer dans le port ; tous les officiers expérimentés étaient d'avis qu'on ne pouvait entreprendre cette manœuvre, sans courir les plus grands dangers. Le contre-amiral Villeneuve et le chef de division Casabianca regardaient la chose comme impraticable, ou du moins bien dangereuse. En attendant que la question fût décidée, l'amiral se mit en devoir de se rendre au mouillage d'Abouqyr. Il écrivit à Bonaparte, en l'informant de ces divers avis et des dispositions qu'il avait faites : Croyez, général, que mon plus grand désir est de seconder vos opérations, et de trouver l'occasion de vous donner des preuves de mon sincère attachement et de ma vive reconnaissance[18]. Du reste, l'escadre était mal approvisionnée en vivres ; plusieurs vaisseaux n'avaient plus que pour quatorze jours de biscuit ; ils avaient des farines, mais leurs fours ne pouvaient faire qu'une petite quantité de pain. Le bois à brûler commençait à devenir très-rare[19]. Bonaparte écrivit au Directoire[20] : Le Port-Vieux d'Alexandrie peut contenir une escadre aussi nombreuse qu'elle soit ; mais il y a un point de la passe où il n'y a que cinq brasses d'eau ; ce qui fait penser aux marins qu'il n'est pas possible que les vaisseaux de soixante-quatorze y entrent. Cette circonstance contrarie singulièrement mes projets ; les vaisseaux de construction vénitienne pourront y entrer, et déjà le Dubois et le Causse y sont. L'escadre sera aujourd'hui à Abouqyr, pour achever de débarquer notre artillerie. Bonaparte prit la précaution d'envoyer à Abouqyr des officiers du génie et de l'artillerie. Brueys l'en remercia et lui manda[21] : Je me concerterai avec eux, aussitôt après avoir mouillé ; et, si nous sommes assez heureux pour trouver une position a terre qui puisse protéger les deux têtes de ma ligne, je me regarde comme inexpugnable, du moins pendant tout l'été et même l'automne. Je serai alors d'autant plus satisfait, que je pourrai appareiller quand bon me semblera, pour combattre l'ennemi, et me porter partout où je pourrai vous être utile ; au lieu que, quand même on trouverait le moyen de faire entrer l'escadre dans le port d'Alexandrie, je serais bloqué par un seul vaisseau ennemi, et je deviendrais spectateur oisif de votre gloire, sans pouvoir y prendre la moindre part. Il me semblerait alors que je ne suis venu à Alexandrie que pour y voir échouer mes vaisseaux, tandis que mon désir bien prononcé est de pouvoir vous être utile de quelque manière que ce soit ; et, comme je vous l'ai déjà dit, tout poste me sera bon, pourvu que vous m'y placiez d'une manière active. Dès que le jour paraîtra, l'armée sera sous voile. Recevez, mon général, les vœux bien sincères que je fais pour que vous conserviez, au milieu de vos grands travaux, la santé qui vous est nécessaire pour les terminer heureusement. Malgré mes demandes réitérées, je n'ai pu obtenir un seul pilote pratique pour la rade d'Abouqyr. Il importe de bien se fixer sur les mesures prises par Bonaparte pour la sûreté de la flotte, parce qu'il sera nécessaire d'y revenir, après la catastrophe qu'elle éprouva, pour en connaître les causes. On voit, par la correspondance de l'amiral, qu'il inclinait pour demeurer au mouillage d'Abouqyr, afin de rester associé aux opérations et à la gloire du général en chef, pour lequel il avait une sorte de culte. Pendant ce temps-là, le général en chef visitait la ville et les forts, c'est-à-dire des ruines, de mauvaises constructions, où de chétifs canons avaient pour affûts quelques pierres. Il ordonnait des travaux, et portait toute son attention sur les batteries qui devaient défendre les ports. Le citoyen Vavasseur en fut nommé directeur. Il réunit un conseil composé des commandants des différentes armes, pour établir l'emplacement nécessaire aux services de l'armée, pour l'artillerie, l'arsenal de construction, les magasins à poudre, le logement du personnel, le service de l'ordonnateur, pour la marine et les forts de la province d'Alexandrie[22]. Pour assurer des vivres à l'armée, le général en chef ordonna que tous les blés, comestibles et bois qui se trouvaient dans l'un ou l'autre port, sur les vaisseaux des nations amies de la France, seraient mis en réquisition ; qu'ils seraient sur-le-champ débarqués, estimés et achetés. Il fit mettre le scellé sur toutes les maisons, vaisseaux et autres propriétés des Mamlouks, en ordonna la confiscation, ainsi que des vaisseaux et marchandises appartenant à des sujets des puissances ennemies de la République, l'Angleterre, le Portugal et la Russie[23]. Bonaparte fit mettre en liberté tous les Turcs de Syrie, des îles de l'Archipel et du bey de Tripoli, dont il avait brisé les fers à Malte, et dont il s'était servi comme matelots pendant la traversée. Il leur donna des passeports pour leur route, et des proclamations en arabe pour les répandre dans leur patrie[24]. Il ordonna à tous les habitants d'Alexandrie de porter la cocarde tricolore[25]. Un monument antique fournit à Bonaparte l'occasion de rendre des honneurs aux premiers de ses soldats qui avaient péri en Égypte, et de parler à l'imagination de son armée. Il ordonna que tous les Français tués à la prise d'Alexandrie seraient enterrés au pied de la colonne de Pompée, et que leurs noms y seraient inscrits ; il fit mettre cet arrêté à l'ordre de l'armée[26]. Deux routes conduisaient d'Alexandrie au Kaire, l'une passant par le désert de Damanhour, l'autre par Rosette, en côtoyant la mer et traversant le lac Madieh. En prenant cette dernière route, l'armée aurait eu l'avantage de marcher avec une flottille qui aurait suivi ses mouvements et porté ses équipages et ses vivres ; mais elle aurait eu huit à dix marches de plus. D'ailleurs on n'était pas encore maître de Rosette. Bonaparte se décida donc pour la route du désert ; le 16 messidor (4 juillet), la division du général Desaix, formant l'avant-garde de l'armée, reçut l'ordre de marcher sur Damanhour ; elle devait être suivie à un jour d'intervalle par les autres divisions. Dugua, commandant la division de Kléber resté blessé à Alexandrie, se mit en marche par la route de Rosette avec les cavaliers qui n'étaient pas montés ; il était chargé de protéger l'entrée de la flottille dans le Nil, de s'emparer de Rosette, de nommer un divan provisoire, d'y laisser garnison, d'établir une batterie dans le fort, d'embarquer du riz sur la flottille, de lui faire remonter le Nil, de suivre la route du Kaire sur la rive gauche du fleuve, afin de rejoindre à Rahmanieh le corps principal de l'armée 7 qui marcherait sur cette ville par Damanhour. En même temps, Bonaparte écrivit au chef de division de la marine Perrée y de faire partir de suite tous les bâtiments de sa flottille qui ne tiraient que quatre ou cinq pieds d'eau ; d'en donner le commandement à un officier de confiance qui se rendrait à Abouqyr où il mettrait l'embargo sur tous les bâti mens qui pourraient s'y trouver ; de s'informer du commandant du fort si la division du général Dugua était passée, de se mettre sur-le-champ en marche pour arriver au bord du Nil par la barre et se porter à Rosette ; de sonder l'embouchure du fleuve, et d'y laisser un de ses bâtiments pour la désigner à ceux qui arriveraient après. Les bâtiments arrivés à Rosette devaient rester à la disposition du général Dugua. Perrée devait ensuite partir le plus tôt possible avec le reste de sa flottille, laissant deux avisos. Il lui était ordonné de faire entrer dans le Nil tous les bâtiments qu'il pourrait ? excepté les deux plus grands qu'il enverrait croiser à la bouche de Damiette, avec ordre d'amener à l'escadre, mouillée à Aboukyr, tous les bâtiments qui voudraient sortir du Nil. Cette croisière devait respecter les djermes[27] des pêcheurs, et leur donner des proclamations[28]. Le général Andréossy, commandant l'équipage de pont, reçut l'ordre de suivre le mouvement de la flottille ; le général Menou, convalescent de ses blessures, celui d'aller prendre le commandement de Rosette. Bonaparte donna à Kléber le commandement d'Alexandrie et lui laissa ses instructions. Sa blessure ne lui permettait pas de suivre Fardée ; mais il écrivait au général en chef que, dès qu'il serait .en état de faire quelque exercice, il irait le rejoindre et se mettre à la tête de sa division. Le citoyen Leroy fut nommé ordonnateur de la marine à Alexandrie. Seïd-Mohamed-Koraïm, schérif de la famille du prophète, gouverneur de cette ville au moment de la conquête, fut continué dans ses fonctions, sous les ordres du général Kléber, Cet homme, dévoué à la Porte-Ottomane, avait su, par sa souplesse, se conserver la confiance de son gouvernement et la bienveillance des beys. Quand il avait vu l'armée toute débarquée, il s'était attaché a capter Bonaparte. Il était toujours dans son antichambre, il ne quittait pas le quartier-général. En recevant son serment de fidélité, le général en chef, entouré des grands de la ville et des membres de l'ancien gouvernement, lui dit : Je vous ai pris les armes à la main ; j'aurais pu vous traiter en prisonnier ; mais vous avez montré du courage, et, comme je le crois inséparable de l'honneur, je vous rends vos armes et j'espère que vous serez aussi fidèle à la République que vous l'avez été à un mauvais gouvernement. Koraïm promit de seconder les Français de tout son pouvoir. Bonaparte écrivit au chargé d'affaires de France à Constantinople, pour l'instruire de l'arrivée de l'armée, de la prise d'Alexandrie, du mouvement commencé sur le Kaire, lui recommanda de convaincre la Porte de la ferme résolution où était la République Française de vivre en bonne intelligence avec elle, et lui annonça la prochaine arrivée à Constantinople d'un ambassadeur français[29]. On a déjà dit que cet ambassadeur était Talleyrand qui, après avoir promis à Bonaparte de remplir cette mission importante, dès qu'il fut parti pour l'Égypte, s'en déchargea sur Descorches qui ne la remplit pas non plus. Ainsi le gouvernement français trompa le général en chef, en laissant près de la Porte Ottomane le champ libre aux Anglais, et en négligeant, dès le début de l'expédition, d'ouvrir une négociation qui importait essentiellement à son succès. Le général en chef rendit compte au Directoire de sa traversée depuis Malte jusqu'en Égypte, du siège de cette ville et de son pacte avec les Arabes du désert. Cette nation ? écrivait-il, n'est rien moins que ce que l'ont peinte les voyageurs ; elle est calme, fière et brave. Il l'instruisit des dispositions militaires qu'il avait ordonnées, de toutes les mesures qu'il avait prises pour l'organisation de la ville et la sûreté de la flotte[30]. Après avoir assuré les différents services et les approvisionnements de l'armée à Alexandrie dont il fit sa grande place de dépôt, et mis en mouvement ses divisions, Bonaparte se disposa a pénétrer lui-même en Égypte. |
[1] Napoléon a dicté, à Sainte-Hélène, toute sa campagne d'Égypte. On attend encore la publication de ce manuscrit ; on sait entre les mains de qui il se trouve *. Le général Gourgaud a publié sur cette guerre, sur l'état physique, politique et moral de l'Égypte, divers fragments dictés par Napoléon, et, quelque incomplets qu'ils soient, l'intérêt qu'ils inspirent fait regretter que le manuscrit ci-dessus désigné n'ait pas encore vu le jour.
* Voyez le Mémorial de Sainte-Hélène, par Las Cases, t. I, p. 330 ; t. II, p. 282, 303, 304 ; t. V, p. 74.
[2] Voyages en Syrie et en Égypte, t. I, p. 373.
[3] D'après un tarif, dressé par Monge et Berthollet, la valeur du médin, qui était réellement de 3 cent. ⁵⁄₁₆, fut fixée à 28 pour un franc.
[4] 166 ¹⁰⁰⁰⁰/₉₀₀₀₀ médins par tête.
[5] Nous avons consigné ces divers arrêtés de Bonaparte à la fin de ce volume. Voyez pièces justificatives, n° IV.
[6] Dans ses Mémoires (Gourgaud, t. II, p. 198), Napoléon a donné une note sur Alexandrie, qui contient des détails intéressants sur l'origine de cette ville, sa prospérité, ses révolutions, sa décadence, sa situation lorsqu'il s'en empara, et les travaux qu'il ordonna pour sa défense. Nous l'avons consignée a la fin de ce volume. La connaissance en est utile pour bien comprendre tous les événements dont cette ville fut le théâtre au début de l'expédition. Voyez pièces justificatives, n° V.
[7] Lettre du 12 messidor, à bord de l'Orient.
[8] Lettre du 12 messidor, à bord de l'Orient.
[9] Comme cette frégate avait déjà rejoint à Candie, il est probable qu'elle était restée de nouveau en arrière.
[10] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 18 messidor.
[11] Larrey, Relation chirurgicale de l'armée d'Orient, page 7.
[12] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 18 messidor, Relation de l'Expédition d'Égypte, par Berthier, p. 14.
[13] Le chien, cet ami de l'homme, ce compagnon fidèle et généreux, ce courtisan gai et loyal, là, sombre, égoïste, étranger à son hôte, isolé sans cesser d'être esclave, méconnaît celui dont il défend encore l'asile, et dévore sans horreur sa dépouille. (Denon, tome I, page 50.)
[14] Lettre du 15 messidor.
[15] Lettre à bord de l'Orient, du 14 messidor (2 juillet).
[16] Arrêté du général en chef, du 15 messidor.
[17] Lettres de Brueys, du 17 messidor.
[18] Lettre du 18 messidor.
[19] Lettre du 18 messidor.
[20] Lettre du 18 messidor (6 juillet).
[21] Lettre du 19 messidor (7 juillet).
[22] Arrêté du 15 messidor.
[23] Arrêté du 15 messidor.
[24] Arrêté du 15 messidor.
[25] Arrêté du 15 messidor.
[26] Arrêté du 17 messidor (5 juillet).
[27] Espèce de barques égyptiennes.
[28] Lettre du 17 messidor.
[29] Lettre du 18 messidor.
[30] Lettre du 18 messidor.