MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

OPINION.

 

 

Sur la loi de la Convention, du 3 brumaire an IV, sur l'inéligibilité de plusieurs classes de citoyens.

SÉANCE DU 30 VENDÉMIAIRE AN V.

 

Représentants du peuple, il n'y a point d'erreur dont le temps et la raison ne fassent justice, surtout dans un gouvernement créé parla libre volonté d'un grand peuple, et qui ne peut exister que par elle.

Après plusieurs années de révolution, lorsqu'on veut substituer l'ordre constitutionnel aux tempêtes révolutionnaires, l'autorité des lois à celles des hommes, toute discussion qui tend à réveiller des souvenirs amers, des passions mal éteintes, et à ranimer le reste des partis, est une calamité publique.

Notre constitution, née au milieu des obstacles et d'une foule d'écueils, a tout vaincu ; elle marche depuis un an. C'est une jeune plante dont il faut soigneusement écarter les orages et les secousses, jusqu'à ce qu'elle ait jeté de profondes racines qui la mettent en état d'y résister. Depuis un an, quoi qu'en disent les frondeurs, que d'améliorations n'ont pas éprouvées notre organisation sociale et toutes les branches de notre économie politique Quel gouvernement s'est acquis une plus grande considération extérieure par ses victoires, ses traités et ses alliances ?

Quelle nation offrit jamais, au sein de la guerre, une aussi grande masse de produits et promit d'aussi grands développements au commerce pour l'instant où la paix lui aura rendu la liberté ?

Le spectacle imposant et nouveau d'une république de 25 millions d'hommes n'a-t-il pas assez d'éclat, assez de poids dans la balance de l'Europe, pour calmer quelques esprits inquiets et pour consoler les hommes de bien de quelques abus dont aucun gouvernement n'est exempt, et qu'il est impossible de détruire tout d'un coup ?

Ces considérations m'avaient convaincu que le silence était aussi quelquefois une manière utile de servir son pays, et qu'il valait mieux faire le sacrifice d'une opinion, et surtout de certaine faveur populaire que le même jour voit naître et passer, que de rompre, par l'expression indiscrète de vœux prématurés, l'harmonie qui doit présider à l'affermissement d'un gouvernement naissant.

Ainsi je pensais que la loi du 3 brumaire, que j'avais toujours considérée comme le testament ab irato de quelques hommes, serait unanimement rapportée, pour les élections prochaines, par la paix, par la raison, par la force des choses, qui réclame sans cesse contre les lois contraires la justice et aux bases du pacte social.

Quant à l'amnistie, comme homme, j'applaudissais à l'extension qu'on se proposait d'en faire ; comme législateur celle qu'on vous présentait n'était à mes yeux, dans les circonstances actuelles, qu'un nouvel encouragement à de nouveaux crimes, ou au moins qu'un moyen impuissant de calmer les divisions intérieures.

Mais, puisque ces deux objets ont donné lieu à une discussion solennelle et à un rapport ; puisque cette loi du 5 brumaire est devenue, suivant le rapporteur, le point de mire de deux factions opposées, puisque c'est à cette loi que paraissent attachées toutes les craintes et toutes les espérances, il est du devoir de chaque législateur de se prononcer avec franchise et sans aucun ménagement. Actuellement toute réticence serait une lâcheté. Quelle que soit l'issue de cette discussion, elle aura du moins servi à éclairer le peuple français sur l'origine et le but de cette loi, et à le prévenir sur les nouvelles tentatives qu'on pourrait faire pour influencer, enchaîner ou annuler son choix aux premières élections.

Il ne faut pas de grands efforts pour prouver que la loi du 3 brumaire est contraire à la Constitution : il me suffira pour cela de mettre sous vos yeux ses principales dispositions, et deux articles de la Constitution. Je me serais même dispensé de faire ce rapprochement, si le rapporteur n'avait pas prétendu que la loi du 3 brumaire était conforme à la Constitution ; mais comme il a, dans sa démonstration, toujours éludé de traiter la question sous son rapport constitutionnel, et qu'il a substitué partout des analogies à des principes positifs, il est indispensable de réfuter par une courte citation cette partie de son rapport.

L'article 12 de la Constitution porte, que l'exercice des droits de citoyen se perd :

1° Par la naturalisation en pays étranger ;

2° Par l'affiliation à toute corporation étrangère qui sup- poserait des distinctions de naissance, ou qui exigerait des vœux de religion ;

3° Par l'acceptation de pensions ou de fonctions offertes par un gouvernement étranger ;

4° Par la condamnation à des peines afflictives ou infâmantes.

L'article 13 porte, que l'exercice des droits de citoyen est suspendu :

1° Par l'interdiction judiciaire ;

2° Par l'état de débiteur failli ;

3° Par l'état de domestique à gages ;

4° Par l'état d'accusation ;

5° Par un jugement contumace.

L'article 14 porte, que l'exercice des droits de citoyen n'est perdu ni suspendu que dans les cas exprimés dans ces deux articles.

Voilà la volonté du peuple et la règle suprême du législateur.

La loi du 3 brumaire prive de l'exercice des fonctions publiques jusqu'à la paix générale, les individus qui, dans les assemblées primaires ou électorales, auraient provoqué ou signé des mesures séditieuses et contraires aux lois ; tout individu qui a été porté sur une liste d'émigrés, et n'a pas obtenu sa radiation définitive ; les pères, fils, frères et beaux-frères, les alliés aux mêmes degrés, ainsi que les oncles et neveux des individus compris dans la liste des émigrés, et non rayés définitivement.

Cette loi prive une classe de Français des droits politiques que la Constitution leur accorde ; elle crée donc un nouveau cas de suspension qui n'est point exprimé dans la Constitution : elle est donc contraire à la Constitution : voilà ce qui est incontestable.

Je pourrais vous citer encore plus de dix articles de la déclaration des droits et de la Constitution qui repoussent la loi du 3 brumaire ; mais cette citation serait surabondante.

Le Corps-Législatif a-t-il le droit de faire une loi contraire à la Constitution ? Non, sans doute ; et quand elle ne le lui aurait pas formellement défendu, la prohibition n'en existerait pas moins de droit ; elle n'en serait pas moins conforme aux premières notions de droit public : mais cette prohibition a été exprimée.

L'article 575 de la Constitution porte qu'aucun des, pouvoirs institués par la Constitution n'a le droit de la changer dans son ensemble ni dans aucune de ses parties, sauf les réformes qui pourront y être faites par la voie de la révision.

Par l'article 377, le peuple français remet le dépôt de la Constitution à la fidélité du Corps-Législatif, du Directoire exécutif, des administrateurs et des juges.

On ne contestera pas, je l'espère, que l'exercice des fonctions publiques est un droit politique : eh bien ! celui qui ne peut pas exercer de fonctions publiques est donc privé d'une partie de ses droits politiques ; et c'est sans contredit la peine la plus grave qu'on puisse infliger à un homme libre. Il n'y a point de flétrissure : c'est-à-dire, que celui qui a toutes les qualités d'éligibilité requises par la Constitution pour remplir un place, et qui est élu par le peuple, n'est pas réellement flétri par une loi qui s'élève au-dessus de la volonté du peuple ; car toute force qui enlève un droit, subjugue et ne flétrit pas : c'est sans doute ce qu'a voulu dire votre commission.

Mais il n'en reste pas moins que la loi du 3 brumaire déclare suspects ceux qu'elle frappe : or, je ne conçois pas comment, dans un régime constitutionnel, la législation peut créer des suspects et punir en masse d'une peine sans mesure, puisque le terme en est incertain, des hommes qui ne sont coupables d'aucun délit caractérisé par la législation commune à tous les citoyens, et qui n'ont point été jugés.

Il faut distinguer deux périodes dans la session de la convention pour juger de la nature de ses pouvoirs. La première est du premier jour de sa session jusqu'au 1er vendémiaire, qu'elle a déclaré que la Constitution acceptée par le peuple français, était la loi fondamentale de l'état, et de la deuxième depuis cette époque jusqu'à sa dernière séance.

Pendant la première période elle réunissait la puissance du peuple tout entière ; elle pouvait exercer tous les pouvoirs.

Mais lorsque la Constitution a été acceptée, la Convention pétait plus assemblée constituante, puisque le peuple s'était constitué. Elle devait sans doute continuer de faire des lois jusqu'à ce que le nouveau Corps-Législatif fût réuni ; elle devait exercer le pouvoir exécutif jusqu'à ce que le Directoire fût installé, pour qu'il n'y eût pas d'interruption dans l'action du Gouvernement. Il y avait nécessité absolue ; mais là se bornaient ses pouvoirs et ses fonctions : elle n'était plus qu'un Corps-Législatif transitoire.

Ainsi, la Convention n'avait pas plus le droit par une loi qu'on appellera de police, d'administration, ou de tout autre nom qui ne change rien à la chose, de priver une classe de Français constitutionnellement membres de la souveraineté, de l'exercice de tout ou partie de leurs droits politiques, que d'admettre, par exemple, les Autrichiens à les exercer.

Lorsque deux articles de la Constitution avaient déterminé tous les cas dans lesquels l'exercice des droits de citoyen était perdu ou suspendu, la convention ne pouvait pas plus en créer de nouveaux qu'elle ne pouvait réduire le nombre des membres du Corps-Législatif ou du Directoire. Elle ne pouvait rien faire au-delà de la Constitution ou contre ses dispositions, qu'en le soumettant à la sanction du peuple.

En un mot, quand un corps représentatif soumet une loi à l'acceptation du peuple, il est pouvoir constituant ; quand il rend une loi sans la soumettre à l'acceptation du peuple, il n'est que Corps-Législatif.

Prétendre le contraire, c'est établir que la Convention, après l'acceptation de la Constitution, avait encore le droit de la changer, de la modifier en tout ou en partie ; en un mot, que sa volonté était plus puissante que celle du peuple.

Céder aux circonstances c'est presque toujours faire de nécessité vertu : le mérite est de les prévoir, de les dominer, de les empêcher de naître : on n'est entraîné par elles que parce qu'on y a cédé une première fois. On argumente d'une erreur ou d'une faute, pour eu légitimer d'autres ; l'on est tout étonné de se trouver sur le bord de l'abîme qu'on a creusé insensiblement de ses propres mains, on veut rétrograder ; mais il n'est plus temps : l'habitude est formée. Le corps politique ressemble alors à un malade rongé d'ulcères pour avoir négligé les premiers symptômes du mal.

Recherchez la cause de tous les malheurs publics, vous verrez qu'il n'y en a pas un qui ne prenne sa source dans la violation d'un principe. On croit avoir imaginé un terrible argument lorsqu'on dit : Robespierre aussi invoquait les principes : sans doute il invoquait les siens ; chaque factieux en crée, en établit de conformes à son intérêt.

Sous le gouvernement révolutionnaire, les principes ne sont que des convenances du moment ; ils varient comme les passions de ceux qui gouvernent. Ainsi Robespierre avait établi en principe, qu'on ne devait pas faire de prisonniers de guerre ; il était conséquent lorsqu'il disait qu'il valait mieux faire périr 6000 hommes que violer un principe.

Mais on ne peut pas plus comparer cette époque déplorable à celle où nous sommes, que le gouvernement révolutionnaire au régime constitutionnel, que les tempêtes au calme, que le chaos à l'harmonie de la nature.

Les principes ne sont plus arbitraires actuellement : ils sont invariablement fixés par la Constitution : elle a détruit  le vaste champ ouvert à l'imposture et à la charlatanerie ; et s'il s'élevait aujourd'hui dans la République un ambitieux, ce n'est point par la stricte observance de la Constitution qu'il établirait sa domination, mais en invoquant les circonstances.

Nous avons fait expérience du gouvernement des circonstances depuis le commencement de la révolution, et surtout pendant la session de la Convention ; il n'est pas un Français, quelle que fût son opinion ; pas un représentant du peuple qui n'eût alors soif d'une constitution, et qui ne désirât ardemment de voir le règne des lois constitutionnelles succéder à la législation de toutes les passions ; il n'est pas un de vous qui ne soit convaincu que, sans la Constitution, les lois et les mesures de circonstances n'eussent dévoré tour-à-tour les législateurs, et reproduit les plus affreux déchirements.....

Au moment où la Constitution allait être mise en activité, les proscriptions ne recommençaient-elles pas ? Les représentants du peuple n'étaient-ils pas arrêtés ? Une loi de maximum ne fut-elle pas sur le point d'être adoptée ? enfin la loi du 3 brumaire ne fut-elle pas une sorte de transaction in extremis, contre laquelle la majorité de la Convention protestait Intérieurement, mais qu'en laissa passer pour éviter de plus grands fléaux. Elle n'est point effacée de nia mémoire, cette époque mémorable, et les événements qui se sont passés depuis, m'en ont encore confirmé le souvenir.

Ceci est une réponse victorieuse au tableau que le rapporteur vous a fait des maux qui ont suivi le 31 mai et le 9 thermidor : c'est qu'alors nous étions gouvernés par les circonstances, et moins par les lois que par les hommes ; c'est qu'il n'y a point de liberté là où l'homme n'est point à l'abri de l'homme, et qu'il n'y a point de différence entre un tyran qui n'a d'autre règle de conduite que sa volonté, et un Corps-Législatif qui peut, suivant les circonstances, s'élever au-dessus de la loi fondamentale de l'État.

Le gouvernement représentatif n'est préférable à la monarchie que parce que les représentants du peuple sont rigoureusement soumis aux lois qu'ils ont données : autrement ce serait le pire des gouvernements, et j'aimerais mieux le despotisme d'un seul.

Il ne faut pas conclure de ce que je viens de dire, que le législateur ne doit jamais consulter les circonstances, les convenances ; sans doute il le doit, mais seulement dans les matières où il n'a pas été formellement circonscrit par la constitution : mais si, sous prétexte de circonstances, on peut restreindre ou étendre arbitrairement le nombre des citoyens, on peut aussi, sous prétexte de circonstances, modifier les formes protectrices de la liberté individuelle ; on peut attenter à la liberté des opinions, à celle des pensées, et jusqu'à celle des consciences : ainsi il n'y a rien de plus facile que de gouverner royalement avec une constitution républicaine.

La Constitution est la volonté formellement exprimée du peuple ; toute loi contraire à la constitution n'est que la volonté du législateur : car, dans un gouvernement représentatif, la loi n'est censée l'expression de la volonté générale, que dans les cas sur lesquels le peuple n'a pas prononcé, ou qu'il a abandonnés à la sagesse de ses délégués.

On croit pouvoir légitimer la loi du 3 brumaire, par les lois de circonstances que le Corps-Législatif a rendues, telle que celle du 21 floréal.

Ceci prouve la justesse de ce que j'ai dit ; c'est qu'un abus en trouve toujours un autre qui l'excuse.

Je ne suis pas plus partisan de la loi du 21 floréal que de celle du 3 brumaire, car le Corps-Législatif n'a, dans aucun cas, le droit de créer des suspects ; mais pourquoi l'a-t-on rendue, cette loi ? parce qu'on avait foulé aux pieds toutes les notions de morale et de politique ; parce qu'on avait inconsidérément assemblé autour du gouvernement constitutionnel tous les éléments révolutionnaires ; parce qu'on n'avait pas choisi les agents conservateurs de l'ordre établi que parmi ceux qui n'avaient montré de l'énergie que pour détruire, parce qu'enfin on ne voulait voir partout que des royalistes, des chouans, et qu'on croyait ne pouvoir se maintenir que par un parti ; parce que les auxiliaires du gouvernement ayant voulu s'emparer exclusivement du pouvoir, il fallait trouver un moyen prompt, extraordinaire de sen débarrasser, et de déjouer leurs complots. Eh ! qu'a produit cette loi ? Une grande quantité d'individus qu'elle chasse de Paris y résident toujours, et personne ne les dénonce, parce qu'il y en a beaucoup qui ne sont coupables d'aucun délit, et que la peine est excessive ; tant il est vrai que les principes sont plus forts que toutes les lois de circonstances et que l'arbitraire.

Si l'attachement rigoureux et littéral à la Constitution est un moyen sûr pour la renverser, et celui que les royalistes emploient, pourquoi les anarchistes qui ne l'aiment pas davantage et qui surtout ne s'en cachent pas, prennent-ils donc une route tout opposée ? Sont-ils moins adroits ? Mais on ne peut refuser à leurs chefs de grandes connaissances pratiques dans la science de bouleverser, de détruire, et certainement le plan écrit de la conjuration de Babeuf n'était pas une étourderie.

Il serait curieux et instructif à la fois de comparer les principes actuels de quelques hommes avec ceux qu'ils professaient avant d'être appelés au timon de l'État : ils réclamaient alors les droits du peuple dans toute leur pureté ; la moindre violation les irritait : aujourd'hui, ils ont distingué les lois des gouvernants de ceux des gouvernés, comme s'ils ne devaient pas être les mêmes ; et ils proposent toujours de modifier les droits des gouvernés, suivant les besoins, les craintes ou le bon plaisir des gouvernants.

Représentants, il y a une magistrature antérieure aux premières places de la République, et qui est inhérente à chaque membre de l'association politique. Elle est à vie, celle-là ; les autres ne sont que temporaires : je veux parler de la qualité de citoyen. Celui qui devient législateur ne doit jamais la perdre de vue ; elle le suit jusque dans cette enceinte ; il doit alors gouverner ses concitoyens comme il désirerait être gouverné lui-même lorsqu'il sera rentré dans l'obscurité de ses foyers ; toute autre marche mène insensiblement à la tyrannie. Ainsi, vous qui défendez la loi du 3 brumaire, dépouillez-vous un moment du caractère de législateur, retournez dans le rang des citoyens, et dites si vous trouveriez juste qu'on vous déclarât suspects pour les fautes de vos parents, et qu'une loi du 3 brumaire vous écartât des fonctions publiques.

Pouvez-vous oublier l'abus qu'on a fait, à une certaine époque, des listes d'émigrés ? Croyez-vous que lorsque plusieurs membres de la convention étaient obligés d'aller dans une terre étrangère chercher leur salut ; que, lorsque les passions débordées frappaient indistinctement les amis comme les ennemis de la liberté ; il n'y en a pas eu que les haines, les vengeances et l'esprit de parti ont injustement accusés d'émigration ?

Aujourd'hui même, n'êtes-vous point effrayés de la vaste carrière qu'ouvre notre législation sur l'émigration, à l'arbitraire des autorités ? Les listes d'émigrés sont toujours ouvertes, il n'est pas difficile d'y faire inscrire le nom d'un homme que l'on veut perdre ou écarter de fonctions publiques.

Une fois placé sur cette liste, en tain rapporterait-t-il les certificats exigés par la loi, il faudra qu'il attende nécessairement, pour être définitivement rayé, l'expédition de toutes les réclamations antérieures ; et on sait par l'expérience combien elle est lente, arbitraire et environnée d'abus.

Et pendant ce temps-là, quoiqu'il ait obtenu sa radiation provisoire, il serra suspendu de l'exercice d'une partie de ses droits, lui et tous ses parents et alliés !

On peut, a dit le rapporteur, établir par une loi des causes de récusation. Nous en avons un exemple dans l'ordonnance de 1667, titre de la récusation des juges. Donc la Convention a pu, par un règlement, déterminer les causes qui rendent certains citoyens récusables et suspects, quand il s'agit des intérêts de la république.

Tout dans ce raisonnement est équivoque, confusion et erreur.

Les causes de récusation n'ont jamais été admises que dans l'ordre judiciaire

Et comment l'ont-elles été ?

Un juge récusable ne cesse pas pour cela d'être juge ; il n'est récusable que dans l'hypothèse prévue par la loi, et il ne peut être récusé que par la partie intéressée. Si cette partie ne le récuse pas, si elle consent à être jugée par lui, il peut juger valablement !

Ici, clans le nouveau système de récusation qu'on a imaginé, on récuse en masse, on frappe pour un temps, d'incapacité des classes entières de citoyens.

L'exemple de la récusation des juges est donc mal choisi.

1° Nous avons prouvé que cet exemple est étranger aux affaires législatives, politiques ou administratives ;

2° Que les causes de récusation peuvent être couvertes par le consentement des parties intéressées, et que conséquemment, dans notre hypothèse, le citoyen que le peuple ne récuse pas ne doit pas pouvoir être écarté par une volonté particulière et étrangère à celle du peuple.

Je conçois cependant qu'on pourrait distinguer les cas où la république agit comme Corps de nation, c'est-à-dire, pour son intérêt politique, d'avec ceux où elle agit contre des individus, et à la manière des individus, c'est-à-dire, où elle exerce des actions plutôt qu'elle ne fait des actes de gouvernement.

Je ne verrais pas d'inconvénient à ce que dans ces cas, la république pût récuser un juge suspect, si ce n'est qu'en partant de ce principe la récusation embrasserait avec autant de raison les parents des déportés, des condamnés, et bientôt tous les Français.

Cependant, comme les affaires d'émigration sont celles qui influent plus directement sur le maintien de la république, on pourrait réduire les récusations à cet objet.

Ainsi, lorsque la république poursuit le jugement d'un émigré, on peut statuer qu'un parent d'émigré ne pourra prononcer dans une telle hypothèse entre la république et ceux contre lesquels la République discute la question d'émigration.

Mais écarter de toutes les places, par une mesure générale, tous les parents d'émigrés, ce n'est pas établir une cause de récusation, c'est établir un principe d'incapacité : or, les incapacités ne peuvent être établies par la Constitution.

Les causes de récusation laissent aux parties la faculté de ne pas récuser.

Les incapacités ne laissent point le même droit ; elles lient l'électeur autant que l'élu. Vous auriez donc une volonté au-dessus de celle du souverain, et, ce qui est intolérable, dans le moment même où il exerce sa souveraineté.

On ne peut pas parler de la loi du 3 brumaire, sans dire quelque chose du 13 vendémiaire, puisque ce sont les événements de cette journée qui l'ont produite, comme le 31 mai a produit la loi du 17 septembre, comme le 9 thermidor a produit' l'arrestation de tous les agents du gouvernement révolutionnaire : ainsi, chacune de ces trois grandes époques a créé ses suspects.

Mon opinion sur le 13 vendémiaire n'est point d'aujourd'hui ; j'ai montré autant que qui que ce soit alors, par ma conduite dans la Convention nationale, ce que j'en pensais. Il n'appartient qu'à des hommes peu éclairés ou  de mauvaise foi, de nier qu'il y eut un complot pour anéantir a Convention : que la Convention eût été à la fois imbécile et traître, si, après avoir épuisé tous les moyens de prudence et de douceur, elle n'eût pas repoussé par .la force les usurpateurs qui voulaient s'emparer des pouvoirs qu'elle tenait du peuple, et qu'elle ne devait rendre qu'au Corps-Législatif.

Je n'examinerai point ici pourquoi plusieurs des meneurs des sections les plus audacieuses n'ont jamais été poursuivis, par quelle singularité ils avaient des liaisons avec des hommes puissants dans un parti en apparence opposé : ces révélations sont encore du ressort de l'avenir. J'abandonne les conjectures, quelles que soient les inductions frappantes qui pourraient en résulter. Je n'ai vu alors que les devoirs de la Convention, que les miens, que l'intérêt de la patrie ; et je m'honorerai toujours d'avoir, à cette époque comme dans toutes les autres circonstances, partagé de bonne foi ses dangers, ses travaux et sa responsabilité.

Mais entraînée par les circonstances, elle reproduisit dans un mois tout ce que plusieurs années de révolution avaient enfanté de funeste.

Ainsi on proposa dès le 14 vendémiaire, l'établissement d'une commission de trois membres pour présenter des mesures promptes et efficaces ;

Ensuite la mise en liberté de tous lès hommes détenus pour des délits révolutionnaires ;

Leur réarmement exclusif ;

Le rapport de la loi sur l'organisation de la garde constitutionnelle du Corps-Législatif ;

Le paiement de leur traitement à tous les fonctionnaires publics destitués depuis le 9 thermidor ;

La réintégration de tous les généraux destitués ;

La mise en liberté de Rossignol, à l'occasion duquel on disait à la Convention ; Souvenez-vous que vous ne serez puissants qu'autant que vous serez entourés de vos amis ;

Le rappel des députés détenus déclarés inéligibles par les lois des 5 et i3 fructidor ;

Un comité général pour accuser plusieurs membres de la Convention de complicité avec les meneurs des sections ;

L'arrestation de plusieurs députés qui n'avaient pas même été compris dans la première dénonciation ;

La cassation de l'assemblée électorale du département de la Seine, et bientôt de toutes celles des départements ; La déportation vague de tous les ennemis de la liberté ; c. Des séances du soir ;

Des appels nominaux à haute voix ;

Des visites domiciliaires ;

Le rappel de la plupart des députés en mission ; le renvoi de nouveaux missionnaires ;

La division de la Convention en deux conseils, et la nomination du Directoire sans attendre le nouveau tiers.

La Convention repoussa avec indignation plusieurs de ces mesures désastreuses ; mais il y en, eut beaucoup qui lui furent arrachées.

Les tribunes dominaient alors tomme aux jours funestes de leur plus grande influence, elles encourageaient par leurs applaudissements ; elles menaçaient par leurs vociférations. Jusque dans l'enceinte où siégeaient les représentants du peuple, des hommes armés influençaient ouvertement les opinions et les décrets. La Convention délibérait au milieu d'un camp : on excitait par des calme-nies contre une partie de ses membres les défenseurs de la patrie ; un homme réunissait dans ses mains le terrible pouvoir du généralat et de la tribune.

La retraite de nos armées servait encore de prétexte polir crier à la trahison contre des généraux et des agents diplomatiques qui s'étaient couverts de gloire en servant utilement leur pays ; on faisait d'une opinion politique la faction des anciennes limites ; des orateurs mécontents de la sagesse de la Convention, l'accusaient à la tribune de faiblesse et de lâcheté ; on disait qu'il fallait examiner s'il n'y avait point de traîtres dans son sein ; on disait qu'il n'y avait pas . eu de terreur ni de brigandages révolutionnaires avant le 9 thermidor, et que le sceptre thermidorien n'avait pesé que sur les patriotes ; enfin on annonçait que la contre-révolution serait faite dans trois mois par la constitution.

C'est au milieu de ce débordement de toutes les passions, de toutes les craintes, de toutes les ambitions, que la commission des cinq fut nommée pour présenter des mesures de salut public.

C'est au milieu dei mêmes éléments qu'elle prépara ses travaux, qu'elle e son rapport, que les projets qu'elle présenta furent discutés et décrétés.

Si l'on osait contester ces faits, j'en appellerais aux journaux de ce temps, à la déclaration imprimée par notre collègue Baudin sur la loi de l'amnistie, aux rapports mêmes de votre commission, qui n'a pu dissimuler tous ces faits, à Réveillère, à Daunou, à Bergoing, et à plusieurs autres d'entre vous, qui s'opposèrent alors avec autant de constance que de courage à tout ce qui tendait à recommencer les proscriptions, à prolonger la tourmente révolutionnaire, et à éloigner la mise en activité de la Constitution.

J'en appellerais à Louvet, qui, dans la séance du 24 vendémiaire disait : Qu'il m'est douloureux que Lesage, Lanjuinais, Boissy, aient été dénoncés ! Oui, je ne crains pas de l'affirmer, ce sont des républicains vrais, purs, inflexibles.

J'en appellerais au rapporteur de la loi du 3 brumaire, qui, dans la séance du 22 vendémiaire, s'écriait : Croit-on que nous souffrirons qu'on opprime la Convention ? Je demande que le président rappelle les tribunes à la décence ; et s'adressant aux auteurs des propositions que je viens d'analyser : Croyez-vous que c'est ici le triomphe d'une faction : on a voulu combattre pour la liberté et non pas pour vous ?

Il résulte donc évidemment des propositions et des pétitions faites à la Convention après le 13 vendémiaire, qu'on voulait casser les opérations des assemblées électorales, ajourner la mise en activité de la Constitution, remettre cil œuvre tous les éléments du gouvernement révolutionnaire.

C'était aussi l'opinion qu'on avait dans l'étranger. Il est remarquable qu'à cette époque ( le 7. brumaire ), Pitt, dans un discours à la Chambre des communes, disait, en parlant de la paix : D'ailleurs, quels sont les hommes qui ont en main le pouvoir ? Ce n'est point la Convention, car ses pouvoirs, son autorité sont au moins expirés, si toutefois elle n'a pas mis de côté la Constitution..... Je suis prêt à établir, et je désire établir avec précision que si la nouvelle Constitution est acceptée par le peuple et mise en activité de bonne foi, je ne vois rien dans les principes sur lesquels elle est fondée, qui puisse m'empêcher de faire la paix.

Quelles furent les mesures de salut public présentées par la commission des cinq ?

Une loi de maximum.

Une loi de taxe de guerre.

La loi du 3 brumaire.

Mais on avait conçu un autre plan : ce plan était arrêté, et ce fut la discussion qui eut lieu dans la séance du 1er brumaire qui empêcha la commission de le présenter : c'est elle-même qui le dit dans son rapport. Il n'était pas difficile de deviner quel était ce plan, puisque la commission disait que les assemblées électorales n'avaient été, composées que de chouans, de royalistes et d'émigrés : que toutes les fonctions publiques avaient été confiées aux partisans de la royauté et aux parents d'émigrés.

La loi du 3 brumaire n'avait donc d'autre but que de suppléer ce plan, et d'annuler, autant qu'on le pourrait, les choix du peuple.

Telles étaient les anxiétés de la majorité de la Convention sur le sort de la constitution, que les meilleurs esprits votèrent avec empressement cette loi, et celle du maximum, qui fut sur le point d'être adoptée, et qui l'eût infailliblement été, si Charles de Lacroix n'eût eu le courage de braver les huées des tribunes pour la combattre le premier. On gagnait du temps par cette condescendance à des mesures qui répugnaient à toutes les consciences ; on se trouvait trop heureux d'en être quitte pour une mauvaise loi, et d'atteindre le 5 brumaire sans une secousse violente.

Ce n'étaient plus les royalistes qui menaçaient la Convention au 3 brumaire ; leurs armées étaient vaincues, les agitateurs des sections, car je ne croirai jamais que les sections toutes entières puissent conspirer, leurs chefs militaires, les correspondants de l'étranger étaient en fuite ou arrêtés, punis ou jugés par contumace ; tous les habitants de cette cité avaient remis leurs armes ; on ne voyait plus que la honte, le repentir et la stupeur. Nous avions contre les royalistes deux moyens puissants, la Constitution et les décrets des 5 et 13 fructidor : l'anarchie seule avait repris son barbare langage, sa violente tactique et son antique audace. Que la crainte présente des entreprises des royalistes, justifiée à la vérité jusqu'à un certain point par des écrits contre-révolutionnaires, mais adroitement fortifiée par le parti qu'on a su tirer des expressions équivoques ou imprudentes de quelques orateurs, ait effacé subitement le souvenir des dangers qui menacèrent alors la Constitution, et les périls non moins pressants dont une faction l'environne ouvertement encore, c'est ce qu'il serait difficile de concevoir si l'on ne savait que l'imagination des hommes est toujours plus effrayée de l'avenir que du passé ou du présent, parce que le mal a ses bornes, et la crainte n'en a point.

Sommes-nous dans des circonstances plus désastreuses qu'au 3 brumaire de l'an 4 ? Il y aurait la plus insigne mauvaise foi à le prétendre. Alors l'autorité publique, sans force, sans considération, était devenue le jouet de tous les partis ; la guerre civile désolait les départements de l'ouest, et toutes les branches de l'administration tombaient en dissolution.

Maintenant les pouvoirs sont divisés ; le gouvernement est investi de la force nécessaire à l'exécution des lois et à la compression de tous les partis ; la paix règne dans l'intérieur malgré leurs efforts, et l'on marche sensiblement à l'amélioration de tout le système de l'économie sociale.

Mais le royalisme est là, il nous obsède, il nous assiège. Il faut encore répondre à cela.

Il n'est pas étonnant qu'il y ait des royalistes dans un état qui sort de quatorze siècles de monarchie.

Il ne l'est pas plus qu'il y ait encore des contre-révolutionnaires dans un état où ce métier a été si bon, où l'on avait constitué l'aristocratie de la pauvreté et de l'ignorance, et où l'habitude de l'anarchie a rendu, pour ceux qui en profitaient, toute idée d'ordre insupportable et tyrannique. Les anarchistes appellent tout ce qui n'est pas eux royalistes, et les royalistes ne paraissent voir hors d'eux que des anarchistes. Ils n'en croient rien du tout ; mais cette supposition est très-commode pour leurs projets.

Car les anarchistes ne croient pas certainement que ceux qui proclamèrent la république, pour ainsi dire, sous le canon des ennemis alors victorieux, aient aujourd'hui, sous les rapports de leur gloire, de leur Intérêt, de leur sûreté, quelque envie de renverser leur ouvrage.

Les royalistes ne croient pas non plus que ceux qui se sont élancés avec enthousiasme dans cette belle carrière que le premier jour de la révolution ouvrit à tous les Français, et qui ne se sont point souillés par le brigandage ou les proscriptions, soient des terroristes.

Et certainement ils ne le feront croire à personne.

Leur but est le même, dit-on : j'en conviens, c'est de détruire la Constitution et la République.

Ils marchent ensemble : je le nie, parce que l'expérience du passé et des faits tout récents prouvent le contraire.

Après le 31 mai, les comités révolutionnaires faisaient, à la vérité, une guerre atroce à beaucoup de patriotes probes ; mais ils n'épargnaient pué pour cela les hommes qu'on suspectait de royalisme.

Après le 9 thermidor, les réacteurs ne ménageaient point à leur tour les agents du gouvernement révolutionnaire.

 Depuis la mise en activité de la Constitution, je n'ai encore vu que des faits qui confirment la séparation de ces deux factions.

On n'a point trouvé d'hommes suspects de royalisme dans la conjuration Babeuf, et dans celles qui l'ont suivie, malgré les recherches qu'on a faites et les inductions péniblement tirées de quelques circonstances insignifiantes.

Mais comment ne reproche-t-on point à nos armées de ne tuer que des Autrichiens, tandis que te sont les Anglais qui fournissent les subsides aux armées autrichiennes qui nous combattent.

 On veut que, lorsque des hommes marchent sous la bannière de la Constitution de 93, je lise 91 ; mais que diraient ceux qui parlent ainsi, si des hommes venant à marcher sous la bannière de la Constitution de 91, je lisais 93 ? Ils diraient que je suis fou ou de mauvaise foi. Tirez la conséquence.

Savez-vous pourquoi l'on craint plus les anarchistes que les royalistes ? Parce que depuis un an les premiers sont toujours menaçants, agissants ; parce qu'ils arborent les couleurs de la liberté, et qu'ils peuvent par ce moyen séduire des républicains de bonne foi ; parce qu'ils sont plaints, soutenus, défendus même comme des patriotes.

Les royalistes, au contraire, semblent attendre les événements ; ils n'ont qu'une force d'inertie ; leurs moyens actifs sont des journaux, des pamphlets ; aucun individu revêtu de quelque pouvoir n'oserait ouvertement parler leur langage, encourager leurs espérances, ni défendre ou excuser leurs attentats.

Ah ! s'il se fût trouvé parmi les conspirateurs qui, depuis la mise en activité de la Constitution., n'ont cessé d'en tenter le renversement, un seul émigré, un seul modéré, de combien de persécutions cette précieuse trouvaille n'eût-elle pas été le prétexte, puisqu'aujourd'hui même, lorsqu'on n'a pas à citer un fait de telle nature, quelque insignifiant qu'il fût, lorsqu'il faut tous les jours se défendre des attaques opiniâtres du parti contraire, on ne voit partout que des royalistes, et on provoque des mesures révolutionnaires contre des coupables imaginaires, et l'indulgence pour les scélérats.

Un individu qui a éprouvé une injustice s'en plaint-il amèrement ? c'est un royaliste.

Un écrivain censure-t-il un acte de l'autorité publique ? c'est un royaliste.

Un journaliste calomnie-t-il ou médit-il d'un fonctionnaire public ? c'est un royaliste.

Ainsi le patriotisme consiste donc à tout souffrir et à laisser faire le Gouvernement. Dites-moi donc alors quelle différence il y a entre la république et la monarchie, et à quels signes on peut reconnaître les gouvernements libres ?

Certes, je suis loin d'approuver ce débordement de libelles que quelques hommes mercenaires publient périodiquement. J'ai ma part d'injures, et lé ne suis pas moins irritable qu'un autre ; mais je suis bien loin ;de penser que calomnier un fonctionnaire public, ce soit`toujours attaquer la république, et je ne consentirai jamais à adopter des mesures royales et despotiques pour réprimer cette espèce d'abus qui est de l'essence de tout gouvernement libre.

Il me reste à examiner la loi du 3 brumaire dans ses rapports avec l'amnistie : je le ferai brièvement. Tout sur ce point se réduit à cette vérité élémentaire ; c'est qu'une amnistie doit être entière ; car si elle est partielle, elle est partiale ; elle n'est plus un grand acte de clémence nationale, mais l'impunité accordée à soi-même par le parti le plus fort.

Les circonstances dans lesquelles a été rendue la loi du 3 brumaire, les dispositions de cette loi, les exceptions qu'elle renferme, prouvent qu'elle n'a point ce caractère d'impartialité qui accompagne toujours la clémence nationale.

Car, tandis qu'on absolvait d'une main, on proscrivait de l'autre, par cette trop fameuse loi du 3 brumaire, qui, quelques efforts que l'on fasse, se liera dans l'histoire à des circonstances d'autant plus périlleuses pour la liberté, que la Convention eut à cette époque à se défendre de projets non moins contre-révolutionnaires de plusieurs factions qui ne se reprochaient mutuellement leurs excès que pour commettre de nouveaux attentats.

En révolution, chacun a ses torts, même ceux qui croient n'en point avoir, parce qu'ils ne se sont mêlés de rien.

L'amnistie est, dit-on, la remise d'une peine ; elle ne peut s'étendre à ceux que la loi du 5 brumaire frappe, parce qu'ils ne sont pas prévenus de délits, et que, n'étant pas coupables, on ne peut pas leur remettre la peine.

Mais en même temps on vous propose d'étendre l'amnistie à ceux qui sont prévenus ou coupables de délits.

Ainsi, on veut que le Corps-Législatif dise à ceux pour lesquels on invoque l'amnistie : Vous êtes trop coupables pour qu'on vous punisse ; et à ceux que la loi du 5 brumaire frappe : Vous n'êtes pas assez coupables pour qu'on vous juge ; mais vous ne l'êtes pas assez pour qu'on vous pardonne.

Et l'on proclame à la face de toute la terre, que dans la république française la loi épargne le crime, et s'appesantit sur l'innocence.

Ainsi, les membres du comité révolutionnaire de Nantes, les membres des commissions populaires, Billaud-Varennes, Vadier et tant d'autres que vous ne regardes pas sans doute comme de chauds amis de notre Constitution, pourront être membres des administrations du Directoire, du Corps-Législatif ; et celui qui aura le malheur d'avoir un allié émigré, que souvent il n'aura jamais vu, et celui qui, pendant sa détention ou sa proscription, aura été porté sur une liste d'émigrés, et qui sera rayé provisoirement, quelques preuves d'attachement qu'ils aient données à la liberté, seront déclarés suspects et privés de l'exercice de leurs droits.

J'avoue que, s'il en est ainsi, il ne reste plus qu'à jeter des fleurs sur les tombeaux de Carrier, de Joseph Lebon et de Robespierre.

L'observateur impartial a déjà pu remarquer que cette discussion tenait, par quelques rapports, aux élections prochaines. L'habitude du pouvoir corrompt quelquefois les âmes les plus pures, et son ivresse enfante tons les crimes.

Cette séduction naturelle du pouvoir est adroitement entretenue, exaltée par des rumeurs qu'on fait circuler depuis quelque temps, et par lesquelles on cherche à effrayer tous les représentants du peuple. Je ne crains point d'être démenti sur ce point.

Aux élections prochaines il doit sortir du Corps-Législatif une moitié des membres de la Convention que les décrets des 5 et 13 fructidor acceptés par le peuple y ont conservés. On leur dit : Vos collègues ne seront plus qu'en minorité, les deux nouveaux tiers vous proscriront, ils détruiront la République : on va même jusqu'à associer à ce prétendu complot quelques membres de la Convention.

Représentants du peuple, je ne vous ferai point l'injure de réfuter ces atroces suppositions, ni de justifier les fondateurs de la République, et ceux que le peuplé a, dans ses dernières élections, chargé de la défendre. Il me suffit d'avoir révélé les manœuvres perfides par lesquelles on travaille sans relâche à diviser les représentants du peuple, et à faire croire qu'il en existe parmi eux qui ne sont pas assez vertueux ou assez forts de leur conscience, pour voir s'approcher sans regret ou sans inquiétude l'époque qui peut les faire rentrer dans la foule des citoyens.

Les élections prochaines se bornent à un tiers du Corps-Législatif,

A un cinquième des administrations centrales,

A moitié des administrations municipales,

Et à quelques juges en remplacement, car les juges des tribunaux civils et criminels sont nommés pour cinq dulie, et les juges de paix pour deux.

Nous voilà à la cinquième année de la République, le peuple n'a encore nommé qu'une fois des représentants et des fonctionnaires publics ; il avait fait ses élections conformes aux lois qu'il s'était données ; mais une loi postérieure les a en partie annulées.

De nouvelles élections s'approchent, et quoiqu'elles ne soient que partielles, on veut encore les enchaîner par la loi du 3 brumaire et tenir le peuple dans une honteuse tutelle. Quel en sera le terme ? La paix. Mais quel sera le terme de la guerre ? Les mêmes raisons qu'on invoque aujourd'hui pour maintenir cette loi n'existeront-elles pas encore tout entières à la paix ? Les contestations relatives aux effets de l'émigration ne seront point épuisées de plusieurs années ; il y aura des émigrés pendant un demi-siècle. Où est donc pour le peuple la garantie que la même influence qui fait aujourd'hui prévaloir cette loi sur la Constitution, ne la prorogera pas indéfiniment, ou n'en fera pas une semblable ? Pendant combien de temps la volonté du peuple et celle de ses délégués présenteront-elles une aussi étrange opposition.

Représentants du peuple, la loi du 3 brumaire est rapportée elle l'est par la Constitution, par l'opinion publique, qu'on peut dédaigner, opprimer, mais qu'on n'anéantit jamais. Étouffez donc ce germe de discorde jeté de loin dans les prochaines assemblées du peuple ; réparez l'outrage .fait à sa souveraineté, en y rétablissant l'entière liberté des suffrages.

Je demande, 1° le rapport de la loi du 3 brumaire ;

2° Que ce rapport n'ait d'effet que pour les prochaines élections ;

3° L'extension de l'amnistie pour les délits révolutionnaires commis avant le 4 brumaire ;

4° La récusation de fonctionnaires publics, parents d'émigrés, dans toutes les affaires relatives à l'émigration, et le renvoi à une commission pour présenter une résolution sur ce point.