JE sortis du Conseil des Cinq-Cents aux élections de l'an VI. Le vent qui soufflait alors n'était point favorable aux hommes que le Directoire avait proscrits ; d'ailleurs je ne fis rien pour être réélu et je ne le fus point. Le Directoire ne m'aurait donné aucun emploi, et je ne pensai pas un seul instant à lui en demander. Il ne me restait pour toute ressource que mon jardin de Meudon. Je le vendis, puisqu'il me coûtait plus qu'il ne me rapportait ; je me décidai à reprendre mon ancien état d'avocat. Un sentiment que mon séjour dans la capitale n'avait point affaibli, m'attirait dans ma ville natale — Poitiers — ; ma raison et un peu de vanité l'emportèrent sur ce sentiment. Je calculai que je ne retrouverais plus rien de la nombreuse clientèle de mon père, ni de celle que j'avais, commencé à former avant ma carrière législative. De nouveaux venus s'en étaient emparés pendant les sept ou huit ans que nous avions l'un et l'autre passés dans les fonctions publiques ; et je ne pouvais me résoudre, après avoir été représentant du peuple, à aller, simple citoyen, m'exposer à la réaction des partis, toujours plus active sur un aussi petit théâtre. Je préférai donc Paris, où je pouvais rester confondu dans la foule, et où affluaient les affaires de toutes les parties de la République. J'ai souvent regretté depuis d'avoir pris ce parti ; car je perdis ainsi cette première patrie qu'on ne remplace jamais, et ces liens de famille et d'amitié que l'absence relâche et qu'on ne retrouve plus. C'est à cette résolution que je dus ensuite d'être rejeté dans la carrière publique, où j'ai toujours pensé qu'il y avait moins de bonheur que dans la vie privée. Il me fallut remplir d'abord les formalités prescrites pour établir mon domicile à Paris. Je copie ici une relation que j'écrivis, dans le temps même, de tout ce que je fus obligé de faire pour y parvenir. Il y a six ans que je fus tiré de mon obscurité pour représenter le peuple et coopérer à l'établissement de la République. Nos magistrats suprêmes sont temporaires, je suis redevenu citoyen. Je veux m'établir à Paris et je m'empresse d'en prévenir mon administration municipale. On me répond que j'ai besoin de l'autorisation du ministre de la police. Je cherche la loi qui-me soumet à cette formalité ; je ne la trouve point. Elle n'existe pas. Contesterai-je ce droit du ministre ? Mais je n'ai plus la garantie de mon manteau de représentant, et si je raisonne, qui me répond qu'on ne m'arrêtera ou qu'on ne me chassera pas ? Et si cela m'arrive, quelle voix prendra ma défense ? La prudence commande de se résigner. Je vais donc chez le ministre, une fois, deux fois, trois fois. Il est absent, invisible, on ne peut pas entrer. Êtes-vous représentant, dit l'huissier ? — Non. — Vous reviendrez. — Mais j'étais représentant il y a huit jours et je veux devenir citoyen. Enfin, après un quart d'heure de dissertation très-philosophique, l'huissier, plus touché de ma ci-devant qualité que de mon titre futur, va prendre les ordres du ministre. Je suis introduit. Je rends compte de ma situation et de mon vœu. — Citoyen, me dit le ministre, remettez-moi votre demande par écrit, j'y répondrai. — Mais, citoyen ministre, je ne suis ni un vagabond, ni un aventurier. — C'est égal, c'est la règle. Je rentre chez moi, je fais une pétition et je l'envoie au ministre. Quatre jours après, je reçois sa réponse. En voyant le timbre du ministère sur la lettre, je me disais : S'il n'a pas été obligeant, il est assez expéditif. Je l'ouvre et je lis : Citoyen, on ne s'occupera de votre pétition que lorsque vous vous serez conformé à l'article 54 de la loi du 9 vendémiaire. Je cherche cette loi, et je trouve que l'article cité soumet au timbre les pétitions présentées aux autorités ; j'avais en effet oublié cette formalité, j'étais dans mon tort. Je le répare, et cette fois je fais apostiller ma pétition par les députés de mon département ; et l'un d'eux, pour m'ouvrir la porte du ministère, a la complaisance de m'y accompagner. Nous nous présentons au chef de bureau chargé de cette partie. Il répond qu'il ne peut pas recevoir ma pétition avant qu'elle ne soit enregistrée. Nous descendons au bureau de l'enregistrement ; le garçon de bureau nous refuse la porte. — Je suis représentant, dit mon patron. — Ah ! c'est différent, entrez. On enregistre ma pétition et on me dit de la porter au secrétariat général, d'où elle sera renvoyée au bureau compétent. Nous voilà devant le secrétaire général. Il la lit très-gravement, et dit avec dignité : Laissez-la, on vous répondra. Plusieurs jours se passent. Je reçois une lettre par laquelle on me prévient que le ministre m'a accordé la permission de rester à Paris, et que je dois passer au ministère pour la recevoir. Je m'y rends avec ma lettre d'avis, l'expédition n'était pas prête : on me dit de repasser : je prie qu'on la fasse de suite ; enfin je l'emporte et je cours à l'administration municipale. Citoyen, me dit la sentinelle, il n'y a personne aux bureaux. — Pourquoi cela ? — C'est quintidi. J'y retourne le lendemain. Les administrateurs sont en délibération, on ne peut pas leur parler. Je me rabats sur des commis qui me disent d'un ton insolent : Avez-vous un avis favorable du ministre ? où sont vos témoins ? — Voilà l'autorisation ; je n'ai pas besoin de témoins. Après des pourparlers que j'abrège, on enregistre l'autorisation. — Et ma carte de sûreté ? — Allez vous faire inscrire sur le rôle de la garde nationale. Je descends l'escalier du grenier où siégeaient les commis. Je rencontre un des administrateurs. Je me nomme ; il m'introduit parmi ses collègues, et pour la première fois je trouve enfin de la politesse et des égards. Ils me donnent un ordre pour me faire délivrer une carte de sûreté ; je remonte chez les commis pour la recevoir. Fâchés de ce que je me mis adressé à l'administration même, ils me demandent de mauvaise grâce : Votre nom ? — Thibaudeau. — Votre profession ? — Citoyen. — Mais, citoyen, ce n'est pas une profession. — Citoyen, je n'en ai pas d'autre. Enfin on me délivre ma carte, et me voilà citoyen de Paris ! Rentré chez moi je fis un superbe monologue, pour le
moins aussi éloquent que celui de Figaro. Voilà donc
ces institutions dont nous sommes si fiers ! Nous nous disons libres, et
nous sommes entravés par une foule de petites chaînes. Depuis dix ans nous
parlons de liberté, nous nous en sommes gargarisés tout à notre aise, mais
nous n'en avons pas avalé une goutte ! Il y a une Constitution, et un Français
ne peut résider dans la capitale qu'avec le bon plaisir d'un ministre ! Il
est irresponsable, inattaquable ! Nous avons combattu pour établir la sûreté
de nos personnes, et ma sûreté dépend de la carte que je porte dans ma poche
! Législateurs, directeurs, vous descendrez à votre tour de cette situation
privilégiée d'où vous insultez à la dignité de l'homme ; vous sentirez alors
le poids accablant de vos propres lois, les tracasseries humiliantes de vos mesures
arbitraires ! Qu'attendre du Directoire ou des jacobins ? Irons-nous dans nos
temples, par des prières sinistres, par des vœux impies, solliciter pour
Othon ou Vitellius des triomphes qui n'aboutiraient qu'à nous éclairer
davantage sur la perversité de celui qui aurait vaincu ? Un négociant qui établit une maison de commerce, annonce
par une circulaire que l'on trouvera chez lui les meilleures conditions et la
bonne foi la plus parfaite ; un artiste avertit le public de son existence en
exposant ses ouvrages ; le marchand et l'ouvrier ouvrent boutique et mettent
une enseigne sur leur porte ; le notaire à ses panonceaux ; et de célèbres
enfants d'Esculape ont commencé leur réputation par des cartes qu'ils ont
fait distribuer à tout venant dans les passages et sur les ponts. L'avocat
n'a d'autre ressource que l'almanach ; mais comme tout le monde ne le lit
pas, et que celui de l'an VI était imprimé, lorsque j'ouvris mon cabinet,
j'écrivis à mes amis dans quelques départements pour les en prévenir. Je
reçus de toutes parts les témoignages les plus flatteurs de l'intérêt que
l'on prenait au succès de mon entreprise, et je cite avec plaisir celui que
m'adressa un ancien collègue, Lanjuinais, que j'avais constamment honoré,
quoique ses opinions n'eussent pas toujours été conformes aux miennes : Tu as pris, m'écrivait-il de Rennes, un parti digne de toi. Il vaut mieux se livrer à des
travaux pénibles que de ramper auprès de ceux qui se font haïr, ou de régner
sous eux. Quant à moi, je gémis paisiblement des sottises- qui se succèdent et
des malheurs qui s'ensuivent. Je professe et je consulte, et je ne peux
devenir chien muet. Je ne m'étais point dissimulé les difficultés dont les débuts sont hérissés dans une semblable carrière ; car la reprendre après une interruption de huit ans, c'était la recommencer ; heureusement j'étais jeune, je ne manquais pas de courage ni de constance, et la nécessité doublait mes forces. C'étaient non-seulement d'autres temps et d'autres circonstances ; mais le barreau, illustré par de grands talents, de nobles vertus et de glorieux souvenirs, était tombé dans l'avilissement. A ces compagnies d'avocats, asiles inviolables de la science, de la probité, de l'indépendance et de l'honneur, avait succédé une tourbe de défenseurs officieux qui, nés dans l'anarchie, profitaient de la liberté pour envahir, sans instruction et sans titrés, l'accès des tribunaux et profaner le sanctuaire de la justice. A côté des Bonnet, des Bellart, des Bernier et d'une vingtaine de noms recommandables, on voyait une nuée de gens inconnus qui se disputaient les clients avec une dégoûtante cupidité ; à côté des Cambacérès, des Tronchet, des Ferret, des hommes qui n'avaient aucune notion dû droit, avaient l'audace de se créer de leur propre mouvement et de s'intituler jurisconsultes. La profession d'avocat ne se bornait point comme autrefois à consulter- dans le cabinet et à plaider au Palais ; elle embrassait avidement tout ce qui pouvait rapporter de l'argent : les radiations d'émigrés, les liquidations, la sollicitation des emplois, des grâces et des faveurs. Les défenseurs officieux, jurisconsultes ou hommes de loi, étaient des gens d'affaires et des courtiers ; ils couraient après le profit et dédaignaient la gloire ; ils brûlaient le pavé en cabriolet pour aller du Directoire chez les ministres, du Palais à la Bourse. Sous le nom de Cabinet d'affaires, ils formaient des sociétés ; ils avaient des bureaux, des commis, des teneurs de livres, des caissiers ; ils exploitaient les procès comme une branche de commerce, et il n'était pas rare d'entendre dire : Monsieur un tel, jurisconsulte, a fait banqueroute. Je suivis principalement la Cour de cassation et le Tribunal de commerce, et je me liai plus particulièrement avec Cambacérès, Bigot de Préameneu, Berrier, Guichard etc. Je vivais très-retiré, dans un petit cercle d'amis, et j'employais mes moments de loisir à composer pour mon usage une table analytique des lois, qui pût me diriger dans leur dédale. La course maritime offrait alors une riche miné à exploiter. L'avocat Pérignon l'attaqua du bon côté. Il était presque exclusivement, auprès du Tribunal de cassation, le défenseur des corsaires. La législation favorisait extrêmement ce brigandage. Neutre, ami ou ennemi, tout était de bonne prise. Il en était de l'armateur comme d'un suspect au tribunal révolutionnaire de 1793 ; pris ou condamné, c'était la même chose. Ces messieurs, à qui l'on adjugeait des prises de plusieurs centaines de mille francs, payaient généreusement ; on citait des honoraires de vingt ou trente mille francs. Bernier était le défenseur des capturés. Je glanais modestement après lui avec plusieurs autres. Que pouvait-on demander à des gens que des voleurs de grand chemin avaient dépouillés ? Il ne restait souvent à l'avocat d'autre récompense que la gloire d'avoir défendu une cause digne d'un meilleur sort, et le danger d'avoir déplu au pouvoir en invoquant des principes de justice que la politique foulait aux pieds. Je n'eus donc point de ces affaires d'éclat ou de ces riches clientèles qui font en peu de temps la réputation d'un avocat et sa fortune. Je ne dédaignais aucune cause, quelque petite qu'elle fût, quand elle me paraissait bonne ; et il m'en vint successivement assez pour me mettre en état d'exister avec aisance et de' recevoir quelquefois mes amis. Après les premières années de ma jeunesse, ce fut le plus heureux temps de ma vie. J'étais rentré dans cette situation obscure et paisible qui était mon véritable élément. Je n'avais plus l'esprit fatigué par les vapeurs d'une vaine gloire ; ni l'âme oppressée par nos dissensions politiques ; je n'éprouvais plus les angoisses de la responsabilité qu'elles m'avaient auparavant imposées, et, tranquille spectateur des mouvements du vaisseau, je laissais à ses pilotes et aux événements le soin de le conduire au port. Il n'était pas ainsi de mon camarade Cambacérès : il consultait beaucoup, et ne se passionnait point non plus pour la chose publique, mais il avait accepté un grade de capitaine dans la garde nationale, et, en habit bourgeois, il portait à son chapeau un pompon de grenadier. Comme on le plaisantait un jour sur ce bizarre accoutrement, il répondit : Dans ce monde il faut toujours s'appuyer sur quelque chose, il ne faut rien mépriser, on ne sait pas où peuvent mener ces bagatelles. Dans son sens il avait raison, car, quelque temps après, il fut nommé ministre de la justice, et qui sait si le pompon de grenadier ne le conduisit pas au ministère ? Pour moi je renonçai entièrement à la politique, et j'y devins bientôt presque aussi étranger que si je ne m'en fusse jamais occupé. Entièrement livré à mon nouvel état, je le faisais exclusivement et en conscience, comme si je n'avais jamais dû en avoir d'autre. Je n'eus donc presque plus de rapport avec les hommes influents de cette époque. Les deux lettres suivantes, que j'écrivis à deux de mes camarades de collège, font connaître la situation de mon âme. J'ai toujours aimé, mon cher D.... à te compter au nombre de quelques amis qui me sont restés fidèles. Les rapports sous lesquels je t'ai connu ne m'ont pas permis de douter un seul instant de la sincérité et de la constance de tes sentiments pour moi ; et j'ai plus d'une fois regretté que la distance qui nous séparait, ne me permît pas d'en profiter, Combien de fois n'ai-je pas déploré la perte de ma première obscurité, et l'absence de mes premiers amis ! Je les ai éprouvés ces regrets au sein de la gloire comme dans le Malheur, au sein de la gloire surtout, car jamais je n'en fus enivré ; elle me présageait de loin l'ingratitude et les persécutions. Ah ! que j'étais déplacé sur ce théâtre de la Révolution, où, constamment dupe de ma bonne foi, de ma loyauté, de mon inflexibilité, je courais sciemment à ma perte en frondant tous les excès, et en attaquant tous les abus ! Que je fus mal connu, mal jugé ! Que de calomnies j'ai dévorées ! Je serais aujourd'hui le plus misérable des hommes, si je ne m'étais préparé un refuge consolateur dans la pureté de ma conscience. Je voulus la liberté. Il n'est pas un de mes discours, pas une de mes actions qui n'aient tendu vers ce but. Quelques-uns de mes amis, n'osant pas me dire coupable, m'ont imputé des erreurs et des torts ; d'autres en ont vu l'aveu dans mon silence, et ont paru désirer que je le fisse hautement. Qu'ils me connaissaient mal ! J'ai dû céder à des circonstances plus fortes que moi et que beaucoup de gens qui n'ont eu d'autre mérite que d'y accommoder leur conduite, en se vantant de les avoir fait naître. Mais jamais la séduction ni les menaces ne m'arracheront une rétractation. Les monuments publics sur lesquels sont jugés les hommes de la Révolution, sont là ; il y en a d'autres que la privation momentanée de la liberté d'écrire tient aujourd'hui ensevelis, et qui paraîtront un jour. L'on verra alors quels sont ceux qui voulurent la liberté, la république, et quels furent leurs assassins et leurs bourreaux. Toutes les factions m'ont recherché, toutes excepté le royalisme ; aucune ne m'a eu sous ses drapeaux : je les ai tour-à-tour combattues, influencées ou vaincues ; elles ont toujours réagi pour m'écraser ; je m'attendais à cette destinée, et je saurai m'en rendre digne. On m'a cru l'ennemi du Directoire, je ne l'étais que des usurpations auxquelles de vils flatteurs et ses propres passions le poussaient. Je n'ai point été aveuglé sur les complots royalistes, mais j'ai bien plus redouté de prêter mes mains à l'anéantissement du système représentatif. Les événements qui se sont accumulés depuis, et notre situation politique actuelle, prouvent si mes craintes et mes prédictions étaient fondées. Pourquoi ne m'a-t-on pas fait mentir ? Je l'aimerais beaucoup mieux. Le commun des hommes ne voit que les surfaces et ne juge que par elles ; mais pour celui qui a les Moyens et le courage de pénétrer les choses, l'avenir aggrave les sollicitudes patriotiques que le présent fait naître. Quel tableau offre au-dedans cette grande nation qui épouvante au-dehors par la rapidité de ses conquêtes et l'éclat de ses victoires ? quel fruit a-t-elle retiré de dix années de combats pour la liberté ? quel prix a-t-elle recueilli du sang que sa révolution a fait répandre dans les deux hémisphères le citoyen français est-il honoré ? l'égalité est-elle autre chose qu'une brillante théorie ? la sûreté personnelle a-t-elle la moindre garantie ? l'intérêt du gouvernement est-il le même que celui du peuple ? la volonté nationale est-elle écoutée et respectée ? ose-t-elle se faire entendre ? le gouffre des dilapidations est-il fermé, la substance du peuple n'est-elle plus dévorée ? les revenus publics ne sont-ils plus la proie de quelques publicains avides et insatiables ? les contributions sont-elles proportionnées aux facultés des contribuables ? les emplois sont-ils la récompense des talents et des vertus ? Où sont les institutions et les mœurs de la République ? où est le feu sacré qui anima la nation contre ses antiques oppresseurs ? où sont ses premiers gardiens ? que sont-ils devenus ? quel espoir reste-t-il à ceux qui ont échappé aux tempêtes ?... Il y a longtemps qu'on l'a dit, le genre humain est divisé en deux grandes armées, les dupes et les fripons : sur les ailes et à l'avant-garde sont quelques hommes probes ou éclairés ; quand ils sont impuissants tout est perdu. Oh ! quelles ressources présentait à ses gouvernants cette nation française, si riche par son territoire, si resplendis, sante par son esprit et ses arts, si puissante par sa vigueur et son courage ! cette nation dont le caractère franc, bon et généreux, pouvait être si facilement dirigé vers les plus heureuses destinées, on l'a traînée dans une mer de sang ! elle eût obéi avec transport à une autorité paternelle et bienfaisante, on l'a accablée sous un joug de fer. J'ai à répondre à deux lettres de toi, mon cher G.... Par la première, tu me complimentes sur mon indépendance, sur ma sortie du tourbillon politique, et voilà que par la seconde tu me demandes force nouvelles. Tu veux donc encore que j'en parle, que je m'en nourrisse, et que, lorsque je n'ai plus aucune influence sur tout cela, j'en fasse la matière de mes méditations et de mes entretiens. Je te conseille ce régime, à toi, qui es le chef des optimistes ; mais moi, qui ne vois pas les choses aussi gaîment, permets-moi de m'en abstenir. Le vent est à la paix, et le Directoire la fera quand il voudra. Quant à la mienne, elle ést plus difficile que celle de l'empire germanique. Je n'ai à perdre ni trésors, ni provinces, ni trône, et un homme obscur est plus difficile à réduire qu'un roi. On peut le tuer, voilà tout. Le beau profit pour ses assassins ! La grande perte pour lui Je ne suis pas' d'ailleurs un adversaire bien dangereux, aucun sujet n'est plus facile à gouverner. On ne m'offre rien, je ne demande rien, point d'occasion de dispute, à moins que, par un raffinement inouï, on ne me fasse un crime de ma fierté, Nous avons tant crié contre les intrigants nous avons dans nos discours, trop ingénument patriotiques, si souvent répété qu'il n'y avait d'estimable que le citoyen vertueux qui attendait les emplois, que je ne veux pas pour mon compte violer ma doctrine. Je me rappelle aussi qu'un Directeur me disait, quinze jours après son installation, que certains ex-représentants, et des plus intraitables, étaient aussi plats que les courtisans de la royauté. Je ne veux pas qu'il puisse le dire de tous. Je ne boude point, mon sort est malheureusement lié à un gouvernement que je n'estime pas ; mais j'aimerais mieux demander de l'ouvrage à un bon fermier, que d'offrir mes services aux puissances, quelles qu'elles soient. Je n'ai qu'un tort, c'est de vivre dans le monde ; car, comme le dit le bon Érasme, si une seule tête entreprend d'arrêter le torrent de la multitude, je n'ai qu'un conseil à lui donner, c'est qu'il l'exemple de Timon, il s'enfonce dans un désert, et qu'il y jouisse tout à son aise de sa sagesse. Mais si ce tort que je confesse est un ridicule, ce n'est pas un vice. Je vivais dans la société, mais je voyais fort peu de monde. Par goût et pour ménager mon temps, je m'étais éloigné peu à peu de toutes ces relations que m'avaient procurées ma qualité de représentant et une réputation de tribune. La plupart de ces amis m'avaient mis là-dessus fort à mon aise, en ne s'inquiétant plus de moi, et j'oubliai bientôt jusqu'à leur nom. Il me resta quelques amis et je leur demeurai fidèle. Nous nous réunissions chez deux d'entre eux, Lehoc et Devaisne. On y trouvait une, société composée d'hommes aimables, instruits, et bons citoyens. C'était un mélange peu nombreux de l'ancien régime et du nouveau, d'aristocrates convertis ou soumis et de révolutionnaires tolérants et raisonnables, de ci-devant nobles, de pile de lettres et de fonctionnaires républicains. On y avait de bonnes conversations sur toutes sortes de tons et de sujets. Il y régnait de la liberté et de la politesse, de la confiance et de la gaîté. Dans l'été j'allais quelquefois chez Lehoc à Bains. Son plus grand bonheur était de se ruiner pour faire fête à ses amis. Est-ce que vous croyez, mon cher ami, m'écrivait-il de sa charmante retraite (19 floréal an VII), que silence veut dire oubli, froideur ou négligence ? Point du tout : jamais je ne suis meilleur ami que dans la solitude. La réflexion ne retranche jamais rien à l'amitié : elle ajoute souvent à celle qui n'est point encore parvenue à sa maturité. Pour vous, mon ami, que j'ai étudié dans toutes les positions, dont j'ai suivi l'âme dans tous ses mouvements, vous êtes un de mes plus vieux amis sous ce rapport, et ma vie entière serait bien employée si je pouvais vous en donner des preuves. Oh ! mon excellent Thibaudeau, combien je suis loin d'être tranquille avec tant de raisons de l'être ! Combien cette liberté que j'idolâtre me cause de trouble et de tourment ! Ce massacre[1] ne justifie-t-il pas toutes les vengeances, et quelle vengeance s'arrête aux seuls coupables ? Pourquoi Dieu n'a-t-il pas voulu que la haine, lorsqu'elle est juste, fût un peu raisonnable, et que la rage ne combattît que la rage ? Mais j'ai peur que nous ne retombions dans des exagérations qui nous ont fait tant de mal, qu'on n'augmente ses ennemis en donnant ce nom même à quelques-. uns de ses amis, non pas peut être de ces amis personnels qui sont dans toutes les classes plus rares que jamais ils ne l'ont été dans aucun siècle, mais de ces amis de leur pays, de l'humanité, de l'honneur, de la raison, pour tout dire, de la liberté, qui se compose, selon moi, de toutes les autres vertus. Moi, mon ami, je trouve bons citoyens tous ceux qui ont battu nos ennemis, tous ceux qui obéissent aux lois, tous ceux qui ne commettent aucune action, ne donnent aucun conseil qui nuise à l'intérêt public. On peut servir avec plus ou moins de chaleur une cause dont on est plus ou moins pénétré ; mais il est des nuances entre les opinions comme entre lés caractères et les visages, et l'indulgence qui ne fait de mal à personne, me paraît, en général, un excellent calcul du cœur et de l'esprit. Au reste je ne parle point ici pour mon compte, car, je vous l'ai toujours avoué, j'ai eu constamment une propension marquée pour tous les partis vigoureux, et même, en blâmant les excès, j'ai souvent pardonné à la nécessité. Si je relisais ce paragraphe, je crois que je ne vous l'enverrais pas, car il semble fait exprès pour servir de passeport à une lettre écrite sous la royauté de Robespierre, et assurément je n'ai de ma vie eu l'adresse de me supposer un sentiment. Je laisse courir ma plume, comme je laisserais courir ma langue. Tant y a que tout ceci se réduit à vous dire que je suis inquiet des dissensions dont on nous menace, des mesures que la très-juste horreur que nous inspirent nos ennemis au-dedans et au-dehors peut dicter à des esprits ardents, inquiets, peu instruits du passé et peu prévoyants de l'avenir ; je voudrais et j'ai toujours voulu frapper fort, mais il faut surtout frapper juste ; car le coup de côté, avec quelque bras et quelque instrument qu'on le porte, manque toujours son effet. Dites-moi tout ce que vous pensez, tout ce que votre sagacité peut prévoir. Je n'ai réellement nulle inquiétude sur la fin, mais j'en ai beaucoup sur les moyens. Avec de la vraie grandeur, nous arriverons au but complètement, et dans peu encore des passions et nous serons à la merci de beaucoup de hasards. Je mène ici, mon cher ami, une vie bien opposée à ces passions dont je parle. Je conduis des ouvriers, je remue, non pas le ciel ni l'enfer, mais la terre de mon jardin. Je prêche mes concitoyens sur l'observance des lois. Je fête les décadis et fais travailler le dimanche. Je dormirais si j'étais moins bon citoyen. Dans un temps de calme je défendrais l'entrée des journaux ; aujourd'hui je les attends, je vais au-devant, et tout mon sang bouillonne quand j'apprends quelque sottise ou quelque crime. C'est vous dire que je ne suis jamais de sang froid. FIN DE L'OUVRAGE |