LE message et les proclamations du Directoire sur les journées du 18 fructidor ne contenaient aucunes preuves du complot royaliste, ni aucunes charges contre les députés déportés. On n'y trouvait que des allégations vagues, des accusations générales, et jusqu'à des faits dont la fausseté était notoire. C'est donc dans les pièces jointes au message qu'il fallait chercher les preuves et les charges. Ces pièces consistaient, 1° en deux déclarations faites au Directoire par Duverne de Presle, agent des princes ; 2° en une relation trouvée dans les papiers de d'Entraigues, à Venise, d'une conversation qu'il avait eue avec Montgaillard, autre agent royaliste. La principale, déclaration de Duverne de Presle était du 11 ventôse an V. Cochon Lapparent m'en avait parlé clans le temps. On attendit alors pendant plusieurs jours. aux Conseils un message du Directoire à cet égard ; il n'eut point lieu. Carnot avait dit à Lanjuinais que le Directoire conservait cette pièce, et ne s'en servirait que dans le cas où les royalistes l'attaqueraient. Dans la feuille du Rédacteur du 15 germinal, le Directoire fit ensuite nier l'existence de cette déclaration, et Duverne de Presle la nia lui-même, vers la même époque, par une lettre qui fut insérée dans les journaux. Quai qu'il en soit de ces contradictions, on ne put voir, sans un grand étonnement, Cochon proscrit en vertu de ces mêmes pièces qu'il avait certifiées comme ministre de la police. Ces déclarations contenaient un aveu des projets et des
moyens des royalistes. C'est clans les Conseils,
disait Duverne de Presle, que nous avons trouvé plus
de facilité. Dès le mois de juin de l'année dernière, il nous fut fait des
offres au nom d'un parti qui se disait très-puissant.... Il est parti, il y a environ un mois, quelqu'un
qui, à ce que je crois, a porté au roi la liste des membres qui désirent la
monarchie, et dont le nombre s'élève à 184. Je n'affirme rien sur ce
fait. La veille ou l'avant-veille de notre arrestation, une personne était
venue proposer de donner au roi soixante membres..... Nous ne
connaissons pas les membres du Corps-Législatif qui sont de notre parti. Lemérer et Mersan étaient nos seuls intermédiaires ;
mais les autres sont les membres de la réunion de Clichy, ou du moins la
plus grande partie de ceux qui la forment. Il serait superflu de se livrer à des raisonnements pour faire ressortir le vague qui règne dans cette pièce ; il suffit des passages et des termes que j'ai soulignés ; car, encore une fois, il ne s'agit pas de savoir s'il y avait un complot royaliste, c'est un point avéré, mais seulement quels en étaient les chefs et les complices. Or, les déclarations ne désignaient nominativement que deux députés ; mais n'était-ce pas une atroce dérision que de proscrire Cochon et Barbé- Marbois sur de simples notes trouvées parmi les papiers des agents royalistes, dans lesquelles on disait que l'on pensait du premier qu'il ne serait pas éloigné de servir leur parti, parce qu'il passait pour modéré, et que les jacobins lui faisaient la guerre, et où l'on indiquait le second pour le ministère des finances, parce qu'il avait des talents, de l'instruction, et qu'il avait été intendant à Saint-Domingue, et qu'il passait pour honnête ? Il y en avait encore moins sur Siméon ; il avait été indiqué pour le ministère de la justice, sans aucun commentaire. La conversation de d'Entraigues avec Montgaillard inculpait gravement Pichegru. Tous les détails de sa trahison y étaient circonstanciés. La pièce avait été trouvée dans le portefeuille de d'Entraigues, ouvert en présence du général en chef Bonaparte et de Clarke, et certifiée par le général Berthier. Il y avait donc lieu à faire le procès à Pichegru, Lemérer et Mersan ; mais les condamner sans les entendre, mais comprendre dans leur proscription une foule de personnes contre lesquelles il n'existait pas la moindre preuve, mais déporter sans jugement, c'était un assassinat révolutionnaire. Dans les temps de révolutions et de partis, on n'est pas difficile en accusations. Ainsi, des ennemis du Directoire l'accusaient d'avoir fabriqué les pièces qu'il venait de publier ; mais il arriva bientôt des preuves plus accablantes encore pour Pichegru, et qui cette fois-ci, parurent irrécusables. Ce fut le général Moreau qui révéla l'existence de ces preuves qu'il avait entre les mains depuis plus de quatre mois. C'était une correspondance composée de deux ou trois cents lettres, trouvée dans un fourgon du général Klinglin, saisi le 2 floréal. Moreau écrivit le 19 fructidor au directeur Barthélemy : J'étais décidé à ne donner aucune publication à cette correspondance, puisque, la paix étant présumable, il n'y avait plus de danger pour la République, d'autant que tout cela ne faisait preuve que contre peu de inonde, puisque personne n'était nommé. Mais voyant à la tête des partis qui font actuellement tant de mal à notre pays, et jouissant, dans une place éminente, de la plus grande confiance, un homme très-compromis dans cette correspondance, et destiné à jouer un grand rôle dans le rappel du prétendant qu'elle avait pour but, j'ai cru devoir vous en instruire, pour que vous ne soyez pas dupe de son feint républicanisme, que vous puissiez faire éclairer ses démarches, et vous opposer aux coups funestes qu'il peut porter à notre pays, puisque la guerre civile ne peut être que le but de ses projets. Je vous avoue, citoyen directeur, qu'il m'en coûte infiniment de vous instruire d'une telle trahison, d'autant que celui que je vous fais connaître a été mon ami, et le serait sûrement encore s'il ne m'était connu. Je veux parler du représentant Pichegru ; il a été assez prudent pour ne rien écrire ; il ne communiquait que verbalement avec ceux qui étaient char, gés de la correspondance, qui faisaient part de ses projets et recevaient les réponses.... Le grand mouvement devait s'opérer au commencement de la campagne de l'an IV. On comptait sur des revers à mon arrivée à l'armée, qui, mécontente d'être battue devait redemander son ancien chef, qui alors aurait agi d'après les instructions qu'il aurait reçues. Il a dû recevoir neuf cents louis pour le voyage qu'il fit à Paris à l'époque de sa démission ; de là vint naturellement son refus de l'ambassade de Suède. Je soupçonne la famille Lajolais d'être dans cette intrigue. Il n'y a que la grande confiance que j'ai en votre patriotisme et en votre sagesse qui m'a déterminé à vous donner cet avis : les preuves en sont plus claires que le jour ; mais je doute qu'elles puissent être judiciaires. Je vous prie de vouloir bien m'éclairer de vos avis sur une affaire aussi épineuse. Vous me connaissez assez pour croire combien a dû me coûter cette confidence ; il n'en a pas moins fallu que les dangers que courait mon pays pour vous la faire. Cette lettre se croisa avec une lettre du Directoire, qui appelait Moreau à Paris ; il répondit le 24 : Je n'ai reçu que le 22, très-tard, et à dix lieues de Strasbourg, votre ordre de me rendre à Paris. Il m'a fallu quelques heures pour préparer mon départ, assurer la tranquillité de l'armée, et faire arrêter quelques hommes compromis dans une correspondance intéressante que je vous remettrai moi-même. Je vous envoie ci-jointe une proclamation que j'ai faite, et dont l'effet a été de convertir beaucoup d'incrédules, et je vous avoue qu'il était difficile de croire que l'homme qui avait rendu de grands services à son pays, et qui n'avait nul intérêt à le trahir, pût se porter à une telle infamie. On me croyait l'ami de Pichegru et dès longtemps je ne l'estime plus. Vous verrez que personne n'a été plus compromis que moi, que tous les projets étaient fondés sur les revers de l'armée que je commandais : son courage a sauvé la République. Sa proclamation était conçue en ces termes : Le général en chef à l'armée du Rhin-et-Moselle. Je reçois à l'instant la proclamation du Directoire du 18, qui apprend à la France que Pichegru s'est rendu indigne de la confiance qu'il a longtemps inspirée à toute la République, et surtout aux armées. On m'a également instruit que plusieurs militaires, trop confiants dans le patriotisme de ce représentant, d'après les services qu'il a rendus, doutaient de cette assertion. Je dois à mes frères d'armes, à mes concitoyens, de les instruire de la vérité. Il n'est que trop vrai que Pichegru a trahi la confiance de la France entière. J'ai instruit un des membres du Directoire, le 17 de ce mois, qu'il m'était tombé entre les plains une correspondance avec Condé et d'autres agents du prétendant, qui ne me laissent aucun doute sur cette trahison. Le Directoire vient de m'appeler à Paris, et désire sûrement des renseignements plus étendus sur cette correspondance. Soldats ! soyez calmes et sans inquiétude sur les événements de l'intérieur ; croyez que le gouvernement, en comprimant les royalistes, veillera au maintien de la Constitution républicaine que vous avez juré de défendre. La lettre de Moreau au citoyen Barthélemy tomba entre les mains des directeurs victorieux. Ils la publièrent ; elle perdit entièrement Pichegru dans l'opinion ; mais elle compromit singulièrement le général Moreau. Les patriotes lui reprochaient de n'avoir fait connaître cette trahison qu'après le 18 fructidor, et les royalistes d'avoir dénoncé celui qu'ils appelaient son instituteur et son ami. Le Directoire lui ôta le commandement de l'armée. Dans le fait, un général qui avait tenu pendant plusieurs mois dans ses mains les preuves d'un complot tendant à faire la contre-révolution, sans les communiquer au gouvernement, ne méritait plus sa confiance. On aurait conçu l'embarras, l'hésitation et le long silence de Moreau, s'il n'avait dû cette découverte qu'à une confidence de Pichegru ; mais il n'avait eu la correspondance que par un hasard de la guerre : c'était un secret qui ne lui appartenait pas. Son devoir le plus strict était d'en instruire de suite le gouvernement. Les menées du parti royaliste à Paris et dans les Conseils, la longue lutte qui avait précédé l'explosion du 18 fructidor, une foule de circonstances graves et de symptômes évidents qui frappaient les yeux les moins clairvoyants, n'avaient pas pu échapper non plus à un des premiers généraux de la République. Si la trahison de Pichegru eût été connue trois mois plus tôt, beaucoup de républicains honnêtes, qui ne pouvaient le soupçonner d'avoir déshonoré' sa gloire, ni deviner l'existence d'un complot aussi formel, se fussent ouvertement prononcés contre ses auteurs et complices ; la fatale révolution du i8 fructidor n'aurait peut-être pas eu lieu, et le Directoire, de concert avec la grande majorité des Conseils, eût pu pourvoir, par des moyens moins funestes qu'un coup d'État, au salut de la République. L'indécision du général Moreau fut donc fatale à beaucoup d'individus, à la chose publique et à lui-même ; car tandis que ses ennemis l'accusaient de n'avoir dénoncé Pichegru qu'après avoir appris qu'il était arrêté, ses admirateurs eux-mêmes ne pouvaient s'empêcher de déplorer que la voix de Moreau n'eût accusé son ancien ami que lorsqu'il était en route pour Sinamary : c'était en effet insulter, pour ainsi dire, à un cadavre ; et des patriotes ardents n'hésitaient pas à l'accuser de complicité dans le complot royaliste dont il venait de, révéler les preuves. Les hommes impartiaux ne voyaient dans sa conduite que le résultat de la douceur et de la faiblesse de son caractère. On avait déjà remarqué que Moreau, guerrier distingué, grand général même, si l'on veut, était cependant plus propre à la défense qu'à l'attaque, plus capable des combinaisons de la prudence que des inspirations audacieuses du génie ; ses mœurs simples et ses vertus civiques lui conciliaient l'estime et le respect par le contraste qu'elles formaient avec le tumulte, l'éclat et la licence des camps. On ne le comparait ni à Alexandre ni à César ; il semblait avoir pris Washington pour modèle. Cependant, dans le gouvernement et la politique, Moreau n'avait ni cette capacité, ni ce coup-d'œil qui le distinguaient à la guerre. Soit que la nature réunisse rarement dans un seul homme les qualités civiles et militaires, soit que Moreau n'eût encore rien fait que la guerre, tout semblait annoncer que si la paix le ramenait dans ses foyers, il serait plutôt un bon citoyen qu'un grand homme d'État. Ainsi, lorsqu'il vit dans les papiers de Klinglin les preuves de la trahison de Pichegru, il garda le silence, par la crainte de se donner pour le dénonciateur de son ami, et ce sentiment d'une fausse délicatesse le mit dans la dure nécessité de dénoncer cet ami arrêté, jugé et condamné, ou de se déclarer son complice en continuant de se taire. Moreau connaissait-il les évènements du 18 fructidor au moment où il écrivit sa lettre au directeur Barthélemy ? Comment en douter, lorsqu'on sait que la nouvelle en fut transmise le jour même à Strasbourg par le télégraphe, et que sa lettre était datée de cette ville du 19[1] ! |
[1] Lorsque Moreau arriva à Paris, il remit an ministre de la police les papiers de Klinglin avec une lettre de 10 vendémiaire an VI, dans laquelle il cherchait à détruire cette inculpation.
Le 17, y dit-il, je chargeai un courrier de retour de ma lettre du même jour au citoyen Barthélemy. Le courrier partit de Strasbourg le 18 au matin. Les événements du 18 n'ont été connus dans cette ville que le 22.
Moreau donne à sa lettre publiée sous la date du 19, la date du 17 ! Il prétend que les événements du 18 fructidor n'ont été connus à Strasbourg que le 22, tandis que le 18 même toutes les lignes télégraphiques avaient été en mouvement ! On ne peut s'empêcher de remarquer ces contradictions, qui prouvent tout l'embarras du général Moreau.