JE ne sais pourquoi les commissions, que j'avais laissées si échauffées et si décidées à rompre en face au Directoire, ne firent point de rapports aux Conseils le 17. La séance du Conseil des Cinq-Cents fut plus paisible qu'elle ne l'avait jamais été. C'était le calme trompeur qui précède la tempête. Les phalanges se dispersaient, chacun en secret pensait à son salut : nous devions dîner ensemble, Emmery, Siméon, Tronçon Ducoudray, Villaret-Joyeuse et moi. Je ne sais comment cela se fit, mais je ne les trouvai pas. Je dînai avec le général César Faucher, mon ami ; et ensuite dans cette espèce d'indifférence que produit le pressentiment d'une catastrophe à laquelle on ne peut échapper, je lus les affiches des spectacles, et je choisis par une analogie puérile avec ma situation l'Enfant du malheur, mélodrame des boulevards. Il y avait à peine une demi-heure que nous étions renfermés fort tristement dans une loge, la porte s'ouvre et un homme inconnu me dit : N'êtes-vous pas le citoyen Thibaudeau ? — Oui. — Tenez, voici ce que je suis chargé de vous remettre. Et il disparaît, me laissant un paquet de papiers. Je les déploie, c'étaient les proclamations et imprimés du Directoire, qui le lendemain couvrirent les murs de Paris. Mon premier mouvement fut de chercher ceux de mes collègues auxquels je prenais un véritable intérêt, pour les avertir de pourvoir à leur sûreté. J'allai aux Tuileries où s'assemblaient les commissions des Conseils ; il était neuf heures et demie ; la salle était remplie de députés qui péroraient comme la veille. Sans avoir de certitude sur l'époque du mouvement, ils s'y attendaient à chaque instant ; ils discutaient les moyens de résistance, ils ouvraient une souscription pour subvenir aux frais de police et autres dépenses. L'agitation des esprits était à son comble. C'étaient pour la plupart des Clichyens. Mes amis n'y étaient point ; je ne crus pas devoir me mêler dans ces débats : comme je me retirais, je trouvai Pichegru et Vaublanc dans la pièce qui précédait la salle de l'assemblée. Je m'arrêtai involontairement : j'avais eu peu de relations avec Pichegru, mais il me répugnait de croire qu'il fût un traître. Je ne vis que ses exploits ; il était entre la gloire et le malheur. Sa gloire, je la croyais pure ; je ne pouvais pas croire qu'il eût mérité lé malheur. Je le tirai à part et lui dis : Je viens de voir des placards imprimés par ordre du Directoire, dans lesquels vous êtes accusé de trahison, lorsque vous commandiez l'armée du Rhin. On y rend compte d'une négociation que vous avez ouverte avec le prince de Condé, et dont la preuve a été trouvée dans le portefeuille de d'Entraigues, à Venise, etc. Pendant mon récit, j'observais attentivement le général ; son visage n'indiqua pas la moindre émotion, il conserva son calme ordinaire et me dit : Je monterai demain à la tribune pour nier tout cela, je n'ai pas autre chose à faire. Je lui répondis avec impatience : Il n'y aura pas plus de tribune demain pour vous que pour moi ; mais n'avez-vous point eu occasion de correspondre avec le prince de Condé pour des objets purement militaires ? — Non, jamais. Voilà tout ce que j'en pus tirer ; je le laissai, après lui avoir conseillé, de sdnger sérieusement à sa sûreté, et je m'occupai de la mienne. Ma femme était à la campagne à Meudon ; je n'avais qu'un domestique avec moi. J'allai passer la nuit chez un employé de la Trésorerie, mon compatriote, qui avait une chambre, à la Butte-des-Moulins, dans une maison sans portier. C'était la première fois que, dans nos troubles, je quittais mon logement. Je dormis jusqu'à six heures du matin, comme si nous eussions été en pleine paix. Mon compagnon de chambrée n'avait rien entendu pendant la nuit, et le quartier était aussi calme qu'à l'ordinaire. Je m'imaginai qu'il ne s'était rien passé ; je sortis à sept heures et je m'acheminai vers les Tuileries ; je ne trouvai pas un groupe de trois personnes. Arrivé au château, j'aperçus seulement de la cavalerie et de l'infanterie de ligne qui y faisaient le service des postes, concurremment avec les grenadiers de la garde du Corps-Législatif. Cette nouveauté devait m'ouvrir les yeux ; je ne songeai pas même à interroger le premier venu. Comme l'oiseau attiré par je ne sais quel charme, je me jetais dans la gueule du serpent. J'entre dans la cour en présentant ma médaille de député. Je vais pour entrer dans le pavillon de Marsan, au haut duquel siégeaient les inspecteurs des Conseils. Le factionnaire me refuse passage, me demande si je suis membre de la Commission, et sur ma réponse affirmative me laisse passer. Je monte l'escalier, la porte de la salle des séances de la Commission était gardée par des soldats couchés par terre. Alors le nuage qui jusque-là avait couvert mes yeux s'éclaircit ; cependant poussé par la fatalité et un faux point d'honneur, je ne voulus pas reculer, je présentai ma médaille à la sentinelle qui me refusa très-sèchement. Je ne crus pas devoir insister, et je redescendis machinalement l'escalier, la tête pleine d'idées très-confuses sur tout ce que je voyais. J'étais à peine à moitié descendu qu'un officier supérieur passa à côté de moi, montant à toutes jambes. Un instant après je l'entendis qui descendait et qui m'appelait par mon nom. Je me trouvais dans ce moment vis-à-vis une porte qui conduisait à la salle du Conseil des Anciens ; je pris le corridor qui longe cette salle, et après avoir passé devant plusieurs factionnaires, je me trouvai dans le jardin rempli de troupes et de canons ; j'en sortis du côté du Pont-Royal, je traversai la place du Carrousel en même temps que plusieurs pelotons d'officiers et de soldats, je rentrai dans la chambre où j'avais passé la nuit, j'envoyai mon compagnon à la découverte, et il vint une heure après finie faire le rapport de tout ce qui s'était passé, et m'en rapporta des relations imprimées qui couraient les rues, et d'après lesquelles j'étais au nombre des députés arrêtés. Lorsqu'on mesure de sang froid un danger auquel on vient d'échapper, il parait plus effrayant que clans l'instant où l'on s'y expose. Je l'éprouvai quand j'appris que plusieurs députés étaient encore arrêtés et détenus dans la salle des inspecteurs, lorsque je m'étais présenté pour y entrer ; quand je réfléchis à l'officier supérieur qui m'avait appelé, et à tous les militaires qui m'avaient reconnu loris-que je passais hardiment à leur barbe. Mon premier soin fut d'envoyer mon domestique à' Meudon pour prévenir ma femme que j'étais en sûreté. Les barrières étaient fermées. Après avoir en vain rôdé pour s'esquiver, il passa par-dessus les murs. Il trouva ma femme dans les plus cruelles alarmes, elle avait entendu le canon, elle était accourue sur le chemin de Paris. Un homme qui se sauvait à cheval dans le plus grand désordre, lui avait dit que j'étais arrêté. Elle vint à Paris dès qu'il fut possible d'y entrer. Je ne retrace point l'expédition nocturne que venait de faire le Directoire. Elle est assez connue ; elle fut exécutée aussi tranquillement qu'un ballet d'opéra. Il n'y eut aucune résistance. Lebon peuple de Paris resta immobile. Il ne se présenta pas un homme pour défendre le Corps-Législatif, ni aucun de ses membres ; tout était indifférent ou frappé de stupeur. Il n'en coûta, pour anéantir la République, car elle le fut à compter de cette fatale nuit, qu'un seul coup de canon tiré à poudre. Ce fut Barras qui eut les honneurs de la dictature pendant cette nuit. Il avait le goût de ces sortes de mouvements, et y montrait du tact. La Revellière s'était enfermé chez lui comme dans un sanctuaire impénétrable. Reubell clans ce moment, la tête un peu altérée, était gardé à vue dans ses appartements. Cependant on lisait dans une des proclamations du Directoire
affichée sur les murs : Des armes étaient
distribuées journellement aux conjurés, et tout Paris sait que l'un des
distributeurs[1] a été arrêté avec un grand nombre de bons sur lesquels il
avait déjà délivré beaucoup de fusils ; des cartes, timbrées Corps-Législatif
et marquées d'un R, ont été répandues pour servir de signe de
reconnaissance aux conjurés chargés de poignarder le Directoire et les
députés fidèles à la cause du peuple. Un grand nombre d'émigrés, d'égorgeurs
de Lyon, de brigands de la Vendée, attirés ici par les intrigues du royalisme
et le tendre intérêt qu'on ne craignait pas de leur prodiguer publiquement,
ont attaqué les postes qui environnaient le Directoire ; mais la vigilance du
gouvernement et des chefs de la force armée a rendu nuls leurs criminels
efforts. Voilà cependant comment s'écrit l'histoire ! Je ne pouvais pas dire de moi ce que l'historien romain dit d'Agricola : Non vidit obsessam curiam et clausum armis senatum. J'avais vu le sénat assiégé de troupes. Elles repoussèrent plusieurs sénateurs qui, Siméon à leur tête, eurent le courage de se présenter au palais des Cinq-Cents. Les Conseils décimés s'assemblèrent à l'Odéon et à l'École de chirurgie, par ordre du Directoire, sous ses yeux, à sa portée, afin qu'il intimât plus facilement ses ordres à ce fantôme de représentation. Dans sa première séance, le 18, le Conseil des Cinq-Cents nomma une Commission composée de Sieyès, Poulain Grand-Pré, Villers, Chazal et Bou. lay de la Meurthe, pour proposer des mesures de salut public. On prit une résolution pour autoriser le Directoire à faire entrer dans le rayon constitutionnel le nombre de troupes qui lui paraîtrait nécessaire. Elles y étaient déjà. Les deux Conseils se déclarèrent permanents. Le Directoire envoya au Conseil des Cinq-Cents toutes les pièces de la conspiration royaliste. Il disait dans son message : Si l'on eût tardé un jour de plus, la République était livrée à ses ennemis. Les lieux mêmes de vos séances étaient le point de réunion des conjurés, c'était de là qu'ils distribuaient hier leurs cartes et les bons pour délivrance d'armes ; c'est de là qu'ils correspondaient cette nuit avec leurs complices ; c'est là enfin, ou dans les environs, qu'ils essaient encore des rassemblements clandestins et séditieux, qu'en ce moment même la police s'occupe de dissiper[2]. C'eût été compromettre la sûreté publique et celle des représentants fidèles, que de les laisser confondus avec les ennemis de la patrie dans l'antre des conspirations. Le Directoire fit remettre à la Commission une liste de déportation et un projet de rapport rédigé par Merlin de Douai. Boulay de la Meurthe, nommé rapporteur, refusa de le prononcer et en fit un autre. La liste du Directoire éprouva des changements, on y fit des retranchements et des additions. C'était un cadre de proscription ; l'un venait placer les individus dont il voulait se défaire, l'autre en retirer ceux auxquels il prenait intérêt. Elle contenait des directeurs, des députés, des journalistes, des royalistes et des constitutionnels, des hommes dangereux et des personnages insignifiants. Le Conseil des Anciens ne parut pas d'abord disposé à l'adopter de confiance. Plusieurs membres, Laussat entre autres, s'opposaient à toute délibération jusqu'à ce qu'on eût constaté que la majorité était présente. On fit convoquer les absents. Lecouteux et Regnier obtinrent l'ajournement au lendemain de la résolution sur les déportés ; ils s'élevèrent contre cette proscription en masse. Mais le Directoire envoya à ce Conseil un message pour le forcer à adopter de suite la résolution. C'est aujourd'hui, disait-il, le 19 fructidor, et le peuple demande où en est la République, et ce que le Corps-Législatif a fait pour la consolider. L'argument parut irrésistible ; la résolution fut adoptée. J'avais été porté par le Directoire sur la liste de déportation ainsi que Doulcet-Pontécoulant. Nous en fûmes rayés. Je dus ma radiation à Boulay de la Meurthe qui prit chaudement ma défense, quoique je n'eusse point avec lui d'intimité. Plusieurs autres individus furent aussi rayés, mais par des motifs moins honorables : leurs amis les sauvèrent aux dépens de leur réputation ; ainsi on fit passer Dupont de Nemours pour un vieux radoteur, un autre pour un imbécile. Le libraire Cussac, à qui l'on avait donné ce titre, voulait s'eu plaindre ; on eut beaucoup de peine à lui persuader de n'être pas si difficile. Je ne m'étais pas montré tant que la liste, ne fut pas définitivement arrêtée. Lorsque je la connus, je raisonnai ainsi en moi-même sur ma situation : Si j'eusse été proscrit, je n'aurais plus à délibérer, mon sort serait fixé. Et voyant sur cette liste Carnot, et des hommes que je ne pouvais pas croire coupables de royalisme, je me disais : Irai-je participer par ma présence à des actes illégaux et injustes ? irai-je, instrument servile du despotisme, l'approuver par mes discours ou mon silence ? irai-je dans ce sénat mutilé, asservi, vivre de honte et d'infamie ? irai-je couvert de l'exécration des républicains m'unir par une fuite honteuse aux royalistes ? Ô cruelle perplexité ! ô fatale situation de l'homme de bien en butte à tous les partis, en proie à toutes les fureurs ! Ô mon indépendance, tu devenue ? pourquoi t'ai-je survécu ? Deux députés de mon département — Creuzé-Latouche et Rampillon — vinrent chez moi, le 19, me trouvèrent au milieu de ces réflexions, et me dirent qu'on avait été étonné de ne pas me voir à la séance du Conseil, et que mon absence donnait lieu à toutes sortes de conjectures défavorables. Emmery, qui était resté chez, lui, attendant son sort avec le calme du juste ; m'engagea fortement à reprendre mes fonctions. J'allai donc à la séance du 20. Les avenues de l'Odéon étaient assiégées de ces agents subalternes de révolution qui se montrent toujours après les mouvements ; comme les oiseaux carnassiers après les batailles. Ils insultaient et menaçaient les vaincus et exaltaient les vainqueurs. Dès que j'entrai dans la salle, plusieurs députés vinrent les larmes aux yeux me serrer dans leurs bras ; la physionomie de l'Assemblée était lugubre comme le théâtre mal éclairés où elle siégeait ; la terreur était peinte sur tous les visages ; quelques membres seuls parlaient et délibéraient, la majorité était impassible, ou semblait n'être là que pour assister à un spectacle funèbre, ses propres funérailles. Si mon retour dans le Conseil réveilla l'intérêt que j'inspirais à mes amis, il produisit un effet tout contraire sur les directeurs et leurs partisans. Bailleul disait, que c'était une révolution manquée et qu'il fallait absolument revenir sur les radiations ; La Revellière, qu'on ne pouvait pas me souffrir dans le Conseil ; que j'avais outragé les armées dans mon rapport sur leurs adresses ; et qu'il y aurait des pétitions présentées pour demander ma déportation. Jean Debry fit la motion que les députés qui avaient été rayés de la liste de proscription, fussent au moins exclus de l'Assemblée. Sa proposition fut combattue et rejetée. Deux députés vinrent me dire de la part du Directoire que je ne pouvais espérer de me sauver qu'en donnant ma démission, et en voyageant dans l'étranger ; qu'on me fournirait un passeport et de l'argent. Je leur répondis que je ne donnerais jamais ma démission, et que j'aimerais mieux brouter l'herbe sur les chemins que de rien accepter du Directoire. Les mêmes propositions furent faites à Doulcet-Pontécoulant. Nous nous concertâmes sur le parti que nous prendrions. Nous fûmes d'accord pour persister dans le refus de notre démission ; mais il fut d'avis de prendre le passeport pour l'étranger, comme une ressource en cas de besoin, et parut disposé à faire une absence de quelques mois. En effet, il se rendit à l'armée d'Italie, où il fut bien reçu par Bonaparte. Je me décidai à rester à mon poste et à braver les événements. On n'avait arrêté qu'une partie des individus condamnés à la déportation. Les autres étaient cachés ou en fuite. Dans le premier moment on ne savait à quoi s'en tenir sur Carnot ; on le disait arrêté, tué, sauvé ; un courtisan de Barras avait mené le cadavre à Saint-Mandé pour le faire enterrer : ce courtisan ne le niait pas, il n'était pas fâché qu'on le crût. Carnot s'était échappé, soit que les mesures fussent mal prises, ou plutôt que le Directoire trouvât mieux son compte à le laisser partir. Pour distraire l'attention du public, qui, vingt-quatre heures après cette révolution, commençait à la juger défavorablement, on répandait des bruits les plus absurdes, par exemple que Bouillé était arrêté, que Dumouriez s'était jeté par la fenêtre, que le général Moreau marchait sur Paris avec son armée au secours des royalistes. Les déportés furent envoyés à Rochefort dans des chariots grillés sous la conduite d'un général Dutertre, ignorant et grossier, qui sur toute sa route révolutionnait les administrations et les caisses publiques. Sa conduite fut si révoltante que le Directoire le fit arrêter dans le département de la Vienne et ramener prisonnier à Paris. Au contraire les déportés recueillirent des témoignages de respect et du plus touchant intérêt de la part de tous les partis, indignés de ce qu'on traitât des hommes de leur sorte comme des bêtes féroces. Merlin de Douai et François de Neufchâteau furent nommés directeurs en remplacement de Carnot et de Barthélemy. |
[1] L'on avait en effet répandu, deux ou trois jours avant le 18, qu'on avait arrêté un armurier distribuant des armes. Il ne fut ni poursuivi ni jugé ; on n'en entendit plus parler depuis.
[2] Ces Rassemblements séditieux, c'étaient des députés qui cherchaient à se réunir après avoir été repoussés par la force du lieu de leurs séances. Les uns s'étaient rendus chez Lafon-Ladebat, d'autres chez André de la Lozère. Je leur envoyai dire de se séparer s'ils ne voulaient pas être arrêtés. La maison de Lafon-Ladebat était déjà investie de troupes ; il fut arrêté avec ceux de ses collègues qui s'y trouvaient. Les députés qui étaient en petit nombre chez André se séparèrent.