CETTE déclaration à ses commettants, que Bailleul avait fait imprimer et distribuer, était un véritable manifeste contre le Corps-Législatif. Proscrit dans la Convention, il provoquait à son tour la proscription de ses collègues. Duprat le dénonça au Conseil. Hardy le défendit, et attribua à des conventionnels même le projet de renverser le gouvernement, que Bailleul attribuait aux nouveaux Députés. C'était Boissy d'Anglas et Henri Larivière qu'il désignait. Dans cette discussion Dumolard attaqua Tallien. Celui-ci en prit l'occasion de se justifier de toute sa vie politique ; il le fit avec une modération et une décence qui lui concilièrent tous les suffrages. Debonnières se leva spontanément pour attester que Tallien l'avait sauvé tin massacre des prisons, en septembre 1792. Dans la séance du 30 thermidor, il avait déjà dit, dans une opinion très-sage sur le mouvement des troupes qu'il paraissait ne pas approuver Je ne suis point un habitué de l'œil de bœuf du Luxembourg, et les délibérations du Directoire me sont absolument étrangères. Cependant il était lié avec Barras. Il était remarquable qu'un homme qui avait été tant accusé pour ses opinions et ses faits révolutionnaires, donnât des leçons de sagesse à des gens qu'on avait proscrits dans la Convention comme modérés. Ainsi Henri Larivière, en lui succédant à la tribune, rejeta tout le mal sur les clubs, sur les terroristes, et dit que le ministre de la police allait être remplacé par Garat Septembre. Le Conseil ayant passé à l'ordre du jour sur la déclaration de Bailleul, Royer-Collard dit à Emmery : Vous devez être content, le Conseil a été assez plat aujourd'hui ; mais laissez faire, cela ne durera pas toujours. Dumas dit à ce sujet qu'il y avait à Paris une armée grise, recrutée et dirigée par des Clichyens dont il fallait se garer. Il voulait parler de plusieurs chouans que les Clichyens avaient fait venir et qu'ils tenaient en réserve. Tandis que les députés faisaient des phrases et se déchiraient entre eux, le Directoire rassemblait ses forces et exerçait ses troupes. La propre garde du Corps-Législatif fit, le 12 fructidor, l'exercice à feu aux Champs-Élysées, sans que les Conseils en eussent été informés, et d'après l'ordre du Directoire. Le commandant Ramel était de si bonne foi qu'il trouvait cela tout naturel. Le lendemain toute la garnison de Paris fit le même exercice dans la plaine de Grenelle ; et de nombreuses décharges d'artillerie retentirent dans les Conseils. Le Directoire préludait ainsi au coup qu'il devait porter six jours après. En effet, le bruit d'une très-prochaine explosion se répandait de toutes parts ; et pour qui avait l'habitude des mouvements révolutionnaires, il était difficile de ne pas en voir partout le présage. L'orage s'annonçait par l'état de l'atmosphère politique. Les révélations et les avertissements affluaient dans les Conseils. L'un rapportait qu'il y aurait bientôt des têtes promenées dans Paris ; suivant l'autre, Talleyrand avait dit, avec le sang froid imperturbable qu'on lui connaît : L'attaque est résolue ; le succès en est infaillible ; le Corps-Législatif n'a plus qu'une ressource : c'est de se rendre à discrétion au Directoire. Les constitutionnels continuaient d'avoir des réunions en petit nombre. Mais on se séparait toujours la mort dans l'âme, convaincu qu'il ne restait plus une porte de salut, et incertain si l'on se reverrait le lendemain. Le 14, je dînai chez le ministre Schérer avec plusieurs officiers généraux, parmi lesquels étaient Lemoine, Chérin, Humbert, Jubé et Verdières. Ils me firent la mine comme si j'avais été un général anglais : Je ne me décontenançai pas, et je parvins à faire entendre raison à quelques-uns d'entre. eux ; mais c'était, disaient-ils, trop tard. L'épée était tirée, on né pouvait plus reculer. Après dîner, je causai tête à tête avec Schérer. Sans être un grand général ni un ministre distingué, c'était un homme qui ne manquait pas d'esprit et qui était bien intentionné. Depuis, quelques années, j'étais en liaison avec lui ; il déplorait sincèrement la situation où les partis avaient amené les affaires, et il eût voulu de tout son cœur empêcher une explosion. C'était une créature de Reubell : Il y a peut-être encore, lui dis-je, quelque moyen de s'arranger. Je puis vous attester que les constitutionnels le désirent ardemment. Le Directoire peut avec eux sauver la chose publique : voyez Reubell. Il monta de suite en voiture pour se rendre chez lui. J'attendis sa réponse ; elle fut désespérante. Depuis huit jours j'étais assourdi de lettres anonymes ; l'un m'écrivait : Scélérat royaliste ; l'autre, Scélérat terroriste, tu périras. Celui-ci me conseillait, toujours sous peine de mort, de me prononcer ouvertement pour le Directoire, celui-là contre. Je ne savais auquel entendre. Au milieu de ce concert de malédictions, quelques voix moins menaçantes criaient : Prenez garde à vous ! le moment approche, ne vous laissez pas surprendre ; l'orage sera violent, mais court : absentez-vous pour quelques jours. Comme, sans trop mépriser les lettres anonymes, je n'y ai jamais attaché beaucoup d'importance, je gardais les conseils et les menaces pour moi, et je n'en allais pas moins mon droit chemin. Les commissions des inspecteurs des Conseils étaient presqu'en permanence : j'étais membre de celle des Cinq-Cents ; mais leurs séances étaient, pour ainsi dire, publiques. On travaillait en secret au Directoire, et nous étalions notre impuissance au grand jour. Les députés les plus exagérés s'y rendaient en foule : c'était comme un club où l'on parlait sans s'entendre et où l'on ne décidait rien. Le Directoire y avait ses espions qui lui rendaient compte à la minute de ce qui s'y disait. J'y venais par habitude et par un reste de devoir ; mais je laissais dire et ne me mêlais de rien. La plupart des députés, les Clichyens surtout, avaient les yeux tellement fascinés, qu'ils semblaient ne pas voir le volcan sûr lequel nous étions ; et jusqu'au dernier jour ils formaient des plans comme s'ils eussent été sûrs d'un avenir. Il y en avait même qui se flattaient que le Directoire n'oserait jamais attaquer ; et lorsqu'ils prenaient la parole et qu'ils s'emportaient en déclamations, ils s'imaginaient réellement qu'ils étaient formidables, Ainsi, le 15 encore ils s'occupaient sérieusement d'organiser une police. Dossonville, homme du métier, et employé par Rovère, leur avait soumis un plan. La dépense s'élevait à cinquante mille francs ; ils ne voulaient pas demander cette somme aux Conseils, pour ne pas éventer leur projet ; ils s'industriaient pour trouver le quart de cette somme par des cotisations volontaires : c'était véritablement à faire pitié. Le 16, on parlait hautement de l'arrestation de 75 députés qui seraient supposés pris en flagrant délit. Le message du Directoire et les pièces de conviction étaient tout prêts. On hésitait à cause du 2 septembre, on craignait que ce noie/eau coup d'état ne réveillât le souvenir du massacre des prisons. Quelle délicatesse ! quel scrupule ! Barras faisait dire à ses connaissances, aux femmes de sa cour, de sortir de Paris. Madame Tallien était partie le matin toute éplorée ; madame de Staël avait fait avertir Boissy d'Anglas de prendre garde à lui, et surtout de brûler ses papiers parmi lesquels il devait y avoir quelques lettres d'elle, relatives à la nomination de Talleyrand au ministère, qui n'a-talent pas très-flatteuses pour le Directoire. Le bureau central avait fait arrêter Raffet, ancien commandant de la section de la Butte-des-Moulins, et agent de police de Rovère. Il y avait eu un repas de quarante couverts chez Augereau où s'étaient trouvés plusieurs députés, entre autres Sieyès et Jean Debry, et où l'on avait porté un toast à la minorité des conseils. Le soir, à la séance des commissions des inspecteurs, Rovère lut un rapport de sa police, duquel il résultait que les députés devaient être arrêtés cette nuit même. La réunion était nombreuse ; l'agitation fut extrême, et le désordre à son comble. Emmery déclara que, puisqu'on ne voulait pas évacuer la salle et laisser délibérer les commissions, il se retirait. Les rapports se succédaient : à chacun d'eux c'étaient de nouvelles alarmes. Suivant l'un, la garde était triplée à l'état-major de la place ; tous les appartements et les bureaux du ministère de la police étaient éclairés : il y avait un grand nombre de voitures aux portes de ces deux établissements. Quelques députés allèrent vérifier ces faits ; ils ne virent pas un soldat de plus, pas une bougie, pas un fiacre. A minuit, Cardonnel entra avec deux de ses collègues armés de sabres, effarés, hors d'eux-mêmes, comme des gens échappés à un grand danger, ou porteurs d'une déplorable nouvelle. Ce fut comme la tête de Méduse : l'Assemblée fut dans un clin d'œil pétrifiée. Cardonnel, après avoir repris haleine, d'une voix tremblante et entrecoupée, parla en ces termes : Mes collègues, je viens d'être éveillé et averti par un officier, un homme sûr, que le mouvement doit avoir lieu cette nuit même ; il y aura 186 députés et 600 autres individus égorgés ; le Comité insurrecteur est réuni au Directoire ; les barrières sont fermées, quatre colonnes de troupes entrent dans ce moment dans Paris. Ce rapport amortit sensiblement la chaleur de certains orateurs ; il y en eut qui se glissèrent hors de la salle. L'on envoya 'sur-le-champ à la découverte : tout était calme, dans la ville et aux barrières ; l'on ne rencontra que des gens de la campagne qui se rendaient au marché. L'audace succéda à la honte ; l'on recommença à, parler. Je me retirai chez moi ; je n'étais guère disposé au repos : les sentiments divers qui m'agitaient se peignent dans ce que j'écrivis à l'instant même pour décharger mon âme du poids qui l'oppressait : Nous nous débattons comme des malades à l'agonie. La dissolution est là, elle nous investit, elle nous presse, et nous ne pouvons lui échapper. A la tribune, on fait de beaux discours, de grandes protestations ; en serrer on se réunit pour se raccommoder, pour attaquer, pour se défendre. Voilà depuis trois mois l'état misérable dans lequel se trouvent les législateurs de la première nation du monde. Chaque jour ils s'enfoncent de plus en plus dans l'avilissement. Pendant ce temps, le Directoire marche avec audace ; il s'avance vers l'usurpation, sourd à toutes les ouvertures, insensible au sort de la République, à ses propres dangers. Il a essayé ses forces, il ne reculera point ; il ne sait que trop bien quelle est notre faiblesse, que nous n'avons aucun moyen de lui résister, que nous sommes à sa discrétion. Le Corps-Législatif n'attaquera point, il ne se défendra pas, il sera subjugué ; il est composé d'éléments si hétérogènes. Uri parti veut la royauté, moins peut-être par amour des Bourbons que par haine des directeurs ; il se compose d'hommes nouveaux et de conventionnels renégats. Leur aveuglement et leurs fureurs ont semé la division et creusé l'abîme. Au lieu de rassurer les hommes de la Révolution, ils ont épouvanté le Directoire, ils ont soulevé les armées ; ont isolé et paralysé les constitutionnels ; ils ont réduit les républicains à ne plus oser invoquer la liberté, de peur de paraître royalistes ; ils ont forcé le Directoire à :rompre de ses propres mains cette barrière sacrée que la sagesse et la politique éclairée de tous les législateurs avaient élevée entre le droit et la force, entre le magistrat et le soldat ; cette barrière que, dans les temps les plus désastreux de la Révolution, la rage des partis avait toujours respectée. Tous les liens sociaux sont rompus ; les nuages qui obscurcissent l'horizon annoncent la foudre. Il n'y a plus que mort et avilissement ; que faire ? rien : le crime triomphe. Républicains vertueux, enveloppez-vous ! |