LA nomination d'Augereau au commandement de la 17e division militaire fut regardée avec raison comme une hostilité déclarée. L'adresse de son corps d'armée avait été l'une des plus menaçantes. Le 30 thermidor, dix-sept pièces de canon du parc d'artillerie de Meudon arrivèrent à l'École Militaire ; la garnison de Paris venait d'être augmentée en cavalerie. Les commissions des inspecteurs des Conseils, qui s'étaient transformées en une sorte de Comité de sûreté générale, prirent ombrage de ces dispositions, et envoyèrent une députation chez le ministre de la guerre — Schérer — pour demander des explications ; elle y trouva Augereau. On répondit aux députés qu'on avait fait venir cette artillerie pour la mettre en sûreté, et qu'on n'avait renforcé la cavalerie que parce qu'elle ne pouvait pas suffire au service. Augereau se plaignit de ce qu'on répandait des bruits alarmants sur la sûreté des Conseils, et déclara qu'il en répondait sur sa tête. On n'en crut pas un mot. La guerre des costumes qui avait été plusieurs fois une occasion de troubla, recommença entre les militaires et les citoyens. Augereau improuva par des ordres du jour et des proclamations la conduite des militaires. Leurs violences ne cessèrent point parce qu'on les excitait sous main : un jeune homme fut assommé par des vétérans pare° qu'il portait un collet noir. Les journaux et des pamphlets de toute espèce continuaient d'égarer l'opinion en dénaturant les faits les plus clairs, et en calomniant tous les individus. Les Clichyens accusaient les constitutionnels de se vendre au Directoire, les directoriaux les accusaient à leur tour de faire cause commune avec Clichy ; on supposait des réunions secrètes qui n'existaient pas, et l'on publiait des complots chimériques pour dissimuler celui qui sautait aux yeux de tout le monde ; on inspirait de la sécurité sur les dangers réels, et l'on jetait l'épouvante par des périls imaginaires. Il y a des situations où l'honneur ne permet ni d'avancer ni de reculer, où il faut rester embourbé jusqu'à ce qu'une commotion violente vous en retire et vous sauve, ou vous tue. Telle était la mienne, telle était celle des constitutionnels. A mesure que les choses s'envenimaient, nous conservions notre caractère ; dans l'impuissance d'arrêter désormais le torrent qui se débordait de toutes parts avec fureur, nous ne nous abandonnions pas du moins à son cours. C'était une triste ressource ; mais on ne nous en avait pas laissé d'autre. C'est dans cet état des choses et cette disposition des esprits, que les commissions des deux conseils s'occupèrent de faire leurs rapports sur le dernier message du Directoire qui leur avait été renvoyé. Elles eurent plusieurs réunions pour agir de concert : les opinions y furent partagées suivant les nuances des partis. Les Clichyens proposaient des mesures violentes, les constitutionnels voulaient soutenir la dignité du Corps-Législatif sans trop offenser le Directoire ; c'était une chose difficile. A la première réunion, Jourdan — des Bouches-du-Rhône — demanda : 1° Une attribution spéciale au directeur du jury de Paris, des attentats commis contre la sûreté du Corps-Législatif ; 2° l'établissement d'un Conseil de guerre près la garde du Corps-Législatif, pour juger les mêmes délits commis par des membres de cette garde, et les militaires ou citoyens armés ; 3° le renvoi des troupes hors de la limite constitutionnelle ; 4° que la limite constitutionnelle ne fit partie d'aucune division militaire. Ce dernier point était le plus important ; il avait pour objet d'ôter pour toujours le commandement de Paris,- et d'un rayon de douze lieues, au général nommé par le Directoire et pour le moment à Augereau. Les commissions adoptèrent la première et la troisième proposition ; la dernière passa aussi, malgré l'opposition des constitutionnels, qui ne doutaient pas qu'elle ne fit éclater le Directoire. Ils regardaient toute mesure législative plus ou moins hostile comme insuffisante et dangereuse ; ils pensaient : que ces rapports ne devaient avoir d'autre but que de rassurer les républicains et les armées, d'imposer aux royalistes, d'éclairer le Directoire et d'améliorer l'opinion publique. Quant a moi j'étais effrayé de voir la ville de Paris abandonnée à la garde nationale organisée par les royalistes ; j'étais de ceux qui craignaient encore plus le triomphe a Clichy que celui du Directoire ; j'étais persuadé que si celui-ci nous rejetait dans les voies révolutionnaires, l'autre ferait la contre-révolution ; et, périr pour périr, j'aimais mieux que ce fût de la façon du Directoire que de celle du royalisme. C'était aussi' l'opinion de Tronçon-Ducoudray, rapporteur de la commission du Conseil des Anciens, comme moi. de celle des Cinq-Cents. Nous nous entendîmes parfaitement, nous nous communiquâmes nos rapports. Il y avait cependant dans le parti royaliste des hommes qui ne s'aveuglaient pas sur leurs dangers. Ils consentirent à renoncer à toutes mesures législatives, si le Directoire voulait enfin donner une garantie au Corps-Législatif, et commencer par éloigner Augereau du commandement de Paris. Les constitutionnels les prirent au mot. Creuzé Latouche, membre de la Commission des Anciens et ami de La Revellière, le chargea de lui en parler ; cette négociation échoua comme toutes les autres. Le Directoire fut inébranlable. Son opiniâtreté irrita les royalistes et ne me fit point changer d'avis. Après avoir lu mon rapport à la commission, je déclarai formellement que je ne me chargerais point de la proposition relative à la 17e division militaire, et pour cette fois les constitutionnels l'emportèrent. Tronçon-Ducoudray fit son rapport le 3 fructidor, et je fis le mien le 4. Le public, les Conseils, le Directoire, les attendirent avec une grande impatience et comme une mesure décisive. On fut bien étonné lorsqu'on les eut entendus ; car, à vrai dire, c'était la montagne qui enfantait une souris. Avec autant d'impartialité qu'on pouvait en attendre de représentants du peuple chargés de maintenir leur dignité, on y avait reparti la censure sur les actes législatifs et sur ceux du gouvernement, sur la conduite des armées et sur celle des partis ; l'éloge y était toujours à côté du blâme. Il n'y avait ni forfanterie ni faiblesse ; ils n'appelaient point la guerre, ils laissaient toutes les voies ouvertes à la réconciliation : voilà pourquoi ils ne contentèrent personne. Les Clichyens ne pardonnèrent point à Tronçon-Ducoudray d'avoir accusé le Conseil des Cinq-Cents, quoique avec ménagement, et d'avoir offert la médiation du Conseil des Anciens. Ce Conseil, je ne saurais trop le répéter à sa louange, avait en effet toujours conservé du calme et de la décence dans ses délibérations et le caractère de médiateur, ce qui lui avait valu des toasts très-flatteurs dans les banquets patriotiques des armées[1] : il avait même rejeté plusieurs résolutions du Conseil des Cinq-Cents ; mais lé Directoire, emporté par sa vanité, n'en tint aucun compte. Ge qui l'irrita le plus dans les rapports, ce fut ce
qu'ils contenaient sur les adresses des armées et sur les opérations de ses
agents en Italie. Il profita de la réception des envoyés de la République
cisalpine, qui eut lieu quelques jours après, pour exhaler en public son
mécontentement. La Revellière, président, prononça deux discours remplis du
fiel le plus amer et des menaces les plus audacieuses. Il calomnia les
intentions et dénatura les expressions. Il me fit dire par exemple, que la République cisalpine était précaire, que les peuples
d'Italie ne pouvaient être libres que par notre volonté. Et j'avais
dit : Ils ne seront les alliés de la France que par
la consécration de ses représentants ; leur situation sera précaire, leur
existence incertaine, leur gouvernement équivoque, leur liberté sans appui,
tant que cette enceinte n'aura pas entendu la condition de nos traités, tant
que la République n'aura pas répété par votre bouche qu'un homme libre sur la
terre est un ami de plus pour les Français. Était-ce là subordonner la
liberté des peuples à notre volonté ? C'était cependant sur d'aussi fausses
suppositions que La Revellière bâtissait une réfutation composée de tous les
lieux communs débités sur le droit naturel des peuples. Ses discours furent
le signal du combat ; ils enflammèrent toutes les têtes, et firent perdre
tout espoir de rapprochement. Des directoriaux eux-mêmes les trouvèrent
insolents. Les Clichyens résolurent dans leur désespoir d'accuser le
Directoire ; Pastoret et Vaublanc devaient les premiers commencer l'attaque.
Les constitutionnels voulaient en profiter pour sommer, par un message, le
Directoire qui ne cessait de répéter que la contre-révolution se faisait dans
le Conseil des Cinq-Cents, de lui faire connaître ceux des représentants qui
trahissaient la République. Nous nous étions réunis plusieurs dans le
dessein, bien résolu, de faire un exemple éclatant des coupables. Les
Clichyens eurent peur et renoncèrent à une accusation qui eût pu retomber sur
eux-mêmes. Ce fut Ernrnery qui, par un excès de loyauté, seul défaut dont il
fût capable, éventa notre secret. Je dînai le 6 fructidor chez le ministre de la guerre — Schérer — avec Bernadotte et Kléber ; ils étaient en fureur contre le Conseil des Cinq-Cents ; ils disaient avoir vu, dans des journaux envoyés aux armées, qu'à la tribune on traitait les généraux de scélérats et de brigands ; il n'y avait suivant eux de salut que dans le gouvernement militaire. Après dîner je causai particulièrement avec chacun d'eux. Kléber me parut ne pas faire grand cas du Directoire et n'avoir aucune confiance en Bonaparte mais à la vie et à la mort pour la République, et par ce motif prêt à combattre les royalistes. Bernadotte me dit qu'il n'approuvait point les adresses des armées, qu'il avait résisté à l'exagération du général Joubert, et qu'il s'était fait une réputation de modéré pour l'adresse qu'il avait fait adopter par sa division ; il déplora la situation où les partis avaient jeté la chose publique. Je fus très-content de ses principes et de ses opinions ; mais quelques jours après il écrivit une lettre au journal le Grondeur, dans laquelle il se déclarait hautement pour le Directoire. Il écrivit à Bonaparte le 15 fructidor : Le Directoire m'a admis en audience publique. Les dis,
cours qui s'y sont prononcés ont réveillé l'âme des républicains ; le parti
royaliste a changé de. plan, il n'ose plus heurter, le Directoire ; mais il
n'en doit pas moins, suivant moi, être poursuivi et conspué, afin que les
patriotes puissent diriger les élections prochaines. Cependant il y a des
craintes qu'une commotion mal dirigée ne devienne funeste à la liberté, et
qu'on ne soit obligé de donner au Directoire une dictature momentanée. Les
adresses ont terrifié les partisans de la royauté. Je ris de leur
extravagance ; il faut qu'ils connaissent bien peu ceux qui conduisent les
armées, et les armées elles-mêmes, pour espérer de les museler avec autant de
facilité, pour croire qu'un orateur plus ou moins savant, plus ou moins
acheté, puisse altérer un instant noire repos. Ces députés qui parlent avec
autant d'impertinence, sont loin d'imaginer que nous asservirions l'Europe,
si vous vouliez en former le projet. Le général ajoutait, en annonçant qu'il partirait du 20 au 25 : Ce séjour d'intrigues tout-à-fait opposé au caractère d'un militaire qui n'a en vue que la prospérité de sa patrie, n'est pas de mon goût. Adieu, mon général, jouissez délicieusement, n'empoisonnez pas votre existence par des réflexions tristes. Les républicains ont les yeux sur vous, ils pressent votre image sur leur cœur ; les royalistes la regardent avec respect et frémissent. Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale ne s'organise pas. Cette espérance des Clichyens tombe en quenouille. Je vous envoie la déclaration de Bailleul à ses commettants, avec un précis de la vie de Pichegru. |
[1] Au Conseil des Anciens : Notre espérance est dans sa sagesse. Au Conseil des Anciens : Puisse-t-il toujours comme un rocher au milieu de l'Océan opposer une digue insurmontable aux projets de loi contre-révolutionnaires.