LES armées jusqu'alors ne s'étaient point mêlées des affaires de l'intérieur, elles s'étaient battues, et n'avaient point délibéré ; elles étaient restées fidèles à leur destination jusqu'au moment fatal où le Directoire crut devoir les appeler à son secours. En célébrant l'anniversaire du 14 juillet, le général Bonaparte dit à l'armée d'Italie : Soldats ! je sais que vous êtes profondément affectés des malheurs qui menacent la patrie ; mais la patrie ne peut courir de dangers réels : les mêmes hommes qui l'ont fait triompher de l'Europe coalisée sont là. Des montagnes nous séparent de la France, vous les franchiriez avec la rapidité de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la Constitution, défendre la liberté, protéger le gouvernement et les Républicains... Les royalistes, dès qu'ils se montreront, auront vécu ! Au dîner on avait porté les toasts suivants : Le général Berthier : A la Constitution de l'an III, et au Directoire de la République française. Qu'il soit, par sa fermeté, digne des armées et des hautes destinées de la République, et qu'il anéantisse les contre-révolutionnaires. qui ne se déguisent plus. Le général Lannes : A la destruction du club de Clichy. Les infâmes ! ils veulent encore des révolutions ; que le sang des patriotes qu'ils font assassiner retombe sur eux ! Le chef d'état-major général de l'armée — Alex. Berthier —
envoya de Milan, à toutes les administrations de département, le détail
imprimé de tout ce qui s'était passé dans toutes les divisions de l'armée. Faites connaître, leur écrivait-il, à vos concitoyens, qu'au même instant, et dans toutes les
parties de l'armée, le même vœu, le même cri s'est fait entendre, et ce cri a
été : Guerre implacable aux royalistes, et
fidélité inviolable au gouvernement républicain et à la Constitution de l'an III[1]. Toutes les divisions de l'armée avaient fait dés adresses
au Directoire. Celle de Bernadotte portait l'empreinte de la modération ;
celle d'Augereau tonnait contre les conspirations
de Clichy ; Joubert disait dans la sienne : On suit ouvertement dans la législature l'exécution d'un
plan combiné pour rétablir le trône. Une loi liberticide est à peine passée
qu'un autre est proposée ; on accuse sans pudeur le Directoire dans lequel
repose le dépôt de notre constitution. L'adresse de l'infanterie
légère, en station dans la Lombardie, était conçue en des termes encore plus
virulents : Des hommes qui ont dérobé ou corrompu le
vœu du peuple, sapent à grands coups les fondements de la République, et
rebâtissent, le trône..... Le quartier
général de l'armée contre-révolutionnaire est à Clichy. Il faut que les
armées purifient la France ; nous passerons comme la foudre. La République, déchirée dans l'intérieur par les partis, se faisait respecter au-dehors par ses victoires. La France contemplait avec admiration les exploits éclatants de cette armée d'Italie qui s'était immortalisée déjà par tant de prodiges ; elle avait à sa tête un jeune homme jusqu'alors inconnu. Bonaparte avait à la fois l'audace d'Alexandre et la prudence de César ; il débutait dans le commandement comme avaient fini les plus fameux guerriers ; dictateur à l'armée, grand capitaine, conquérant, législateur, il imprimait à tout son génie ; il créait des héros, gagnait des batailles, renversait des gouvernements, révolutionnait des peuples, soutenait des rois, fondait des républiques. Les directeurs étaient effrayés de tant de gloire, quoiqu'ils se persuadassent qu'il en rejaillissait sur eux quelques rayons. D'ailleurs ils n'étaient ni assez forts, ni assez hardis pour renverser le colosse qu'ils avaient élevé de leurs propres mains ; essayaient-ils de diviser sa puissance, il leur offrait de la leur remettre tout entière, et ils n'osaient l'accepter. Dès le commencement de la campagne, Bonaparte avait forcé lé Directoire à rappeler ses commissaires ; il avait refusé de servir à côté du général Kellermann : il ne reconnaissait rien au-des : sus de lui, ne souffrait point d'égaux, ne voulait de subordonnés que de son choix, et prétendait être autour de lui le centre et l'arbitre de tout. Un homme qui commandait au Directoire, et qui s'était placé à cette hauteur, ne pouvait vouloir le rétablissement de l'ancienne monarchie, ni s'abaisser à un rôle secondaire. La Révolution avait ouvert à son patriotisme, ou à son ambition, la plus vaste carrière. La contre-révolution faisait rentrer la France dans ses limites, terminait la guerre et replongeait dans l'obscurité ou livrait à la proscription tout ce que la Révolution avait créé d'existences nouvelles. Le second tiers, dès son arrivée dans les Conseils, fut signalé aux armées comme, dévoué à la royauté. Les discours des Clichyens irritèrent surtout l'armée d'Italie, et son général s'en plaignit amèrement au Directoire. Rien ne pouvait faire plus de plaisir aux directeurs que cette disposition d'une armée victorieuse, et la peur de la contre-révolution les jeta tout-à-fait dans les bras de Bonaparte. Il écrivait au Directoire : Je
vous envoie copie de deux adresses des divisions Masséna et Joubert ; l'une
et l'autre sont revêtues de douze mille signatures... La situation des esprits à l'armée est très-prononcée pour
la République et la Constitution de l'an III. Le soldat qui reçoit un grand
nombre de lettres de l'intérieur est extrêmement mécontent de la tournure
sinistre que paraissent y prendre les choses. Il parait aussi que l'on a été
affecté du bavardage de ce Dumolard, imprimé, par ordre de l'assemblée et
envoyé en grande profusion à l'armée..... Le
soldat a été indigné de voir que l'on mettait en doute les assassinats dont
il a été la victime. La confiance de l'armée d'Italie dans le gouvernement
est sans bornes. Je crois que la paix et la tranquillité dans les armées
dépendent du Conseil des Cinq-Cents ; si cette première magistrature de la République
continue à prêter mie oreille complaisante aux meneurs de Clichy, elle marche
droit à la désorganisation du gouvernement ;
nous n'aurons point de paix, et cette armée-ci sera presqu'exclusivement
animée par le désir de marcher au secours de la liberté et de la
Constitution. Soyez bien persuadés que le Directoire exécutif et la patrie
n'ont pas d'armée qui leur soit plus entièrement attachée... Quant à moi, j'emploie toute mon influence ici à contenir
dans les bornes le patriotisme brûlant qui est le caractère distinctif de
tous les soldats de l'armée, et à lui donner une direction avantageuse au
gouvernement. Le Directoire fut tenté de faire venir Bonaparte à Paris ; mais le général trouva des prétextes pour ne pas quitter son armée. Il avait singulièrement grandi depuis la journée du 13 vendémiaire où il avait battu toutes les sections ; et il n'était pas très-jaloux d'ajouter une seconde fois ce genre de victoire à la gloire qu'il avait acquise en Italie. Cependant il était bien aise d'avoir à Paris des gens affidés pour y faire des communications qu'il ne voulait pas écrire, et pour l'informer de l'état des choses et des événements. Il y envoya en aide-de-camp Lavalette et les généraux Augereau et Bernadotte. Leurs missions furent dissimulées sous différents prétextes. Le général Augereau, écrivait Bonaparte au Directoire, le 10 thermidor, est parti hier pour Paris, où il m'a demandé à aller pour des affaires particulières. Je profite de cette occasion pour vous envoyer les adresses des divisions de l'armée. Ces braves soldats ne reposent leur confiance que dans le gouvernement. Le général Bernadotte apporta des drapeaux. Cet excellent général, écrivit Bonaparte, le 22, qui a fait sa réputation sur la rive du Rhin, est aujourd'hui un des officiers les plus essentiels à h gloire de l'armée d'Italie ; il commande les trois divisions qui sont sur les frontières de l'Allemagne. Vous voyez en lui un des amis les plus solides de la République, incapable, par principes comme par caractère, de capituler avec les ennemis de la liberté, pas plus qu'avec l'honneur. Bonaparte écrivait à Joubert : L'adresse de votre division a été goûtée à Paris. Les Messieurs sont divisés entre eux. L'armée de Sambre-et-Meuse se prononce avec la plus grande vigueur. Le général Desaix est ici depuis plusieurs jours ; il m'assure que l'armée du Rhin partage les mêmes sentiments que l'armée d'Italie. Le général Serrurier vient d'arriver ; il est indigné du royalisme qui agite l'intérieur. Cependant ces correspondances n'étaient pas connues du public ; Bonaparte, tout en excitant son armée ou en la laissant délibérer, affectait de la modération et des regrets de voir les choses poussées à cette extrémité ; il sortait de son quartier-général des écrits forts de principes, de raison et de sagesse. On eût dit que le général faisait son thème en deux façons, pour se trouver, quoi qu'il arrivât, prêt à servir ou combattre l'un ou l'autre parti. Les patriotes modérés ne pouvaient croire qu'il favorisât un coup d'état, et se persuadaient que, s'il ne se déclarait pas pour eux, il resterait neutre et tranquille spectateur du combat. Pour faire cette guerre de pots de chambre, ainsi que l'appelait Bonaparte, personne ne convenait mieux que le général Augereau. C'était un enfant de Paris, comme il le disait lui-même, bien venu du peuple, un de ces soldats républicains qui ne connaissaient que le sabre, qui aimaient beaucoup l'argent et ne dédaignaient pas le pouvoir. Le Directoire le nomma au commandement de la 17e division militaire — Paris —, à la place du général Hatry, honnête homme, qui n'avait ni l'énergie, ni les goûts révolutionnaires. L'état-major de, la division fut renouvelé. Le général Dammartin vint de l'armée d'Italie prendre le commandement de l'artillerie, à la place du général Durtubie ; Verdières fut nommé commandant de place au lieu de Chanez, et le général Chérin commandant de la garde du Directoire. La 8e division militaire fut réunie à l'armée d'Italie, et la ville de Lyon se trouva sous le commandement de Bonaparte. Tout ce qui arrivait des armées se rangeait autour du Directoire. Les Conseils n'avaient que des généraux sans troupes et pour toute arme que la tribune. Les représentants y donnaient le triste spectacle de leur désunion, en attendant le coup fatal qui devait les mettre tous d'accord sous le joug du plus monstrueux des pouvoirs, celui des baïonnettes. Des paroles on en vint bientôt aux faits. On fut informé que des corps considérables de troupes, partis de l'armée de Sambre-et-Meuse, se dirigeaient sur Paris, et que des ordres étaient donnés pour leur passage à Soissons et à la Ferté-Allais. Ces faits furent rapportés au Conseil le 2 messidor, par la Commission des inspecteurs, comme une violation de l'article 69 de la Constitution, qui traçait autour du lieu des séances du Corps-Législatif, un rayon dans lequel l'armée ne pouvait pénétrer. Le Directoire auprès duquel s'étaient rendus des membres de la Commission, avait répondu qu'il n'avait, ainsi que le ministre de la guerre, donné aucun ordre pour ce mouvement de troupes ; qu'il envoyait un courrier pour obtenir des éclaircissements ; que probablement c'était le général Hoche qui l'avait ordonné pour l'expédition qui se préparait à Brest contre l'Angleterre. Le général Willot dit que si le général en chef, le chef de l'état-major et le commissaire ordonnateur en chef, responsables à la loi, étaient mis en accusation, ils découvriraient bientôt la vérité. Le Conseil fit un message au Directoire pour demander des éclaircissements plus positifs ; il répondit qu'il ne pouvait pour le moment attribuer ce mouvement qu'à l'inadvertance d'un commissaire des guerres. Il se passa vingt jours en échange de semblables messages. Le Conseil insistait sur des explications catégoriques, et le Directoire éludait toujours de le faire sous divers prétextes plus ou moins spécieux, pour ne pas dire de mauvaise foi. Pendant ce temps-là l'irritation des esprits était à son comble. Les propositions et les accusation& se multipliaient ; on nommait commissions sur commissions ; un rapport n'attendait pas l'autre : c'étaient des projets de lois pour réorganiser la garde nationale, pour lever les incertitudes sur le sens de l'article 69 de la Constitution relatif au rayon constitutionnel, pour prohiber le mouvement des troupes d'une division militaire à l'autre sans l'autorisation du Directoire ; c'étaient Willot et Pichegru que l'on mettait en avant comme rapporteurs ; c'étaient les chefs de Clichy qui occupaient presque exclusivement la tribune. Ils criaient contre l'incendie qu'ils avaient allumé,-et dénonçaient la conspiration réelle dont ils avaient été les premiers la cause. La Commission chargée de recueillir tous les renseignements relatifs à la marche des troupes, demanda que le Conseil lui adjoignît les généraux Willot et Pichegru. On voulait les opposer aux généraux Hoche et Bonaparte, autorité à autorité, armée à armée. Lamarque demanda aussitôt l'adjonction de Jourdan : ce général se conduisit avec un grand tact et donna une bonne leçon à ses deux collègues ; il traita d'indiscrète la proposition de Lamarque et appuya leur adjonction ; ils ne disputèrent point avec lui de générosité ou au moins de politesse, ils gardèrent le silence. Le conseil refusa de l'adjoindre. Celui des Anciens conservait toujours du calme au milieu
de ces agitations, il n'en éprouvait que quelques contre-coups. Ses principes
étaient tracés dans les phrases suivantes d'un rapport de Dumas : Que le Directoire s'unisse franchement au
Corps-Législatif, qu'il puise sa force à sa véritable source. Elle est ici ;
qu'il se persuade qu'il y a cessation de gouvernement toutes les fois que les
autorités sont divisées entre elles ; que des ministres sans considération
sont des ministres sans influence ; qu'ils ne rencontrent que des obstacles
là où d'autres auraient trouvé du secours ; que la paix ne pourra s'obtenir
que par l'union intime et constante des premières autorités ; que la nation
fatiguée de troubles et de désordres ne veut plus de révolution ; que tout
gouvernement qui n'aura d'appui que la force qui nécessite la terreur est
impossible à réaliser ; que cette force est dans les armées qui obéiront à
leurs chefs pour défendre la liberté, mais qui n'obéiront jamais à un maître
quel qu'il soit : que des généraux célèbres qui voient devant eux le plus
glorieux avenir, la vie de Pompée et la vieillesse de Timoléon ne terniront
jamais dans des attaques catilinaires des noms aussi illustres ; qu'il voie enfin que les hommes honnêtes et instruits
n'attendent que le moment ait on pourra avec gloire, et dignité servir le
gouvernement pour l'aider de leurs lumières et de leurs talents. Le Directoire avait destiné le général Hoche au commandement des troupes appelées à Paris ; mais ce général, d'un grand et noble caractère, n'était pas capable de se rendre l'aveugle instrument du pouvoir. Il y envoya secrètement Chérin, son aide-de-camp et son ami, pour observer les Conseils, le Directoire, les partis, et lui rendre compte du véritable état des choses. Il avait toutes les qualités nécessaires pour bien remplir cette mission. C'était, ainsi que son général, un de ces militaires qui maniaient aussi bien la plume que le sabre, et qui avaient un aussi bon coup-d'œil en politique que. sur le champ-de-bataille. Chérir vit la conspiration royaliste, elle sautait aux yeux ; sur son rapport, Hoche vint à Paris, mais il n'y fit qu'une courte apparition ; il repartit bientôt pour son armée, refroidi pour le Directoire qui semblait l'abandonner après l'avoir mis en avant, ulcéré contre les Clichyens, mécontent de tout le monde, et préférant la vie des camps au rôle équivoque qu'on voulait lui faire jouer dans l'intérieur. Delarue fit, le 17 thermidor, le rapport attendu depuis quinze jours sur la marche des troupes. Il en résultait que vingt-sept mille hommes de l'armée de Sambre-et-Meuse, au lieu de neuf mille qu'avait avoués le général Hoche, avaient été dirigés sur Paris ; que les officiers et les soldats ne dissimulaient pas qu'ils marchaient contre le Corps-Législatif ; que les troupes avaient reçu d'abord l'ordre de rétrograder, puis celui de continuer leur marche ; que cet ordre avait été donné à Paris par le général Hoche et porté à Mézières par l'adjudant-général Évrard ; que Hoche lui-même, arrivé dans cette ville du 9 au 10, leur avait fait traverser le département de la Marne à marche forcée, malgré l'opposition du général Férino ; que des déserteurs arrivaient à Paris par pelotons et en habits bourgeois, ainsi que des hommes disposés au meurtre et au pillage ; qu'on avait à Chartres distribué des armes à cinq cents hommes. Ce rapport ne donna lieu qu'à un nouveau message au Directoire. Le 22 il fit enfin une réponse plus précise ; c'était en même temps son manifeste. D'après cette pièce le général Hoche avait, le 5 messidor, ordonné au général Richepanse, commandant la division des chasseurs à cheval, de partir avec les quatre régiments qu'il commandait pour se rendre à Brest en passant par Chartres et Alençon. Le général Richepanse avait déclaré qu'il avait tracé la marche de ces troupes, ignorant tellement l'article 69 de la Constitution, qu'il les eût fait passer par Paris sans la difficulté de maintenir l'ordre et la discipline dans une grande ville. Le commissaire des guerres Lesage, chargé de la police de ces troupes, avait déclaré de son côté qu'il n'avait fait que suivre l'itinéraire tracé par le général Richepanse, et qu'il n'avait rien entendu sur la destination de ces troupes, sinon qu'elles se rendaient à Brest. Le Directoire borna là sa réponse. Le général Hoche écrivit à un de ses amis : Lorsqu'on veut marcher sur une ville, on prend le chemin le plus direct, on ne divise pas ses troupes, on reste avec elles. J'ai ordonné aux troupes, d'après les ordres du gouvernement, car sans doute il ne voulait pas que je m'embarquasse seul, de marcher sur Brest par Alençon ; le ministre de la guerre a été officiellement instruit du mouvement. Le Directoire a pris le 8 un arrêté confirmatif de ma conduite ; c'est moi qui ai arrêté les troupes dans les départements frontières ; je défie de faire voir un ordre du Directoire qui ordonne, je ne dis pas de les faire rétrograder, mais seulement de les arrêter. Le 19 thermidor, le général Hoche écrivit de Wetzlar au
Directoire : Vous avez dû être invités, par un
message du Conseil des Cinq-Cents, à traduire devant les tribunaux les
signataires des ordres donnés aux troupes pour leur marche vers l'intérieur.
Cette fois M. Willot a été, sans s'en douter, mon organe auprès de la
représentation nationale et de vous.... Permettez-moi
donc de vous supplier de m'indiquer le tribunal auquel je dois m'adresser pour
obtenir enfin la justice qui m'est due. Il est temps que le peuple français
con-paisse l'atrocité des accusations réitérées contre moi par des hommes
qui, étant mes ennemis particuliers, devraient au moins faire parler leurs
amis, ou plutôt leurs patrons dans une cause qui leur est personnelle. Il est
temps que les habitants de Paris surtout connaissent ce qu'on entend par
l'investissement d'un rayon, qu'on leur explique comment neuf, dix, je
suppose même douze mille hommes, pourraient faire le blocus d'une ville qui,
au premier bruit du tambour — ou de cloche, si on l'aime mieux —, mettrait cent cinquante mille citoyens sous les armes,
pour la défense de ses propriétés et de ses lois... Il est bon aussi que M. Charon s'explique sur la présence
de treize mille hommes dans son département où pas un soldat d'infanterie n'a
mis le pied — la légion des Francs, qui formait l'avant-garde de la
colonne, n'a pas dépassé le Chêne le Pouilleux
— ; le reste des troupes est encore dans les
départements réunis d'où il n'est pas sorti
Enfin je vous demande un tribunal, afin d'obtenir pour mes frères
d'armes et moi la juste réparation qu'on nous doit. On m'a peint comme un
séditieux, ils ont été accueillis et traités comme des brigands ; nos
accusateurs doivent prouver nos crimes, non par les ouï-dire de M. Charon,
qui ne veut pas que je passe à Reims pour me rendre à Cologne, bien qu'il n'y
ait pas d'autre route, mais par des pièces authentiques et irréfutables.
Toutes celles que j'ai signées vont paraître, elles sont à l'impression. Si
quelques soldats. mit témoigné leur indignation de la manière dont ils
étaient accueillis en rentrant chez eux, on verra que j'y ai moins participé
que ceux que quatre régiments de chasseurs ont tant fait trembler. Depuis
longtemps je suis en possession de l'estime publique, non à la manière de
quelques égorgeurs révolutionnaires, devenus ou plutôt reconnus les agents en
chef de nos ennemis, mais ainsi qu'un homme de bien peut y prétendre. On doit
donc s'attendre que je n'y renoncerai pas pour l'amour de quelques Érostrates
parvenus depuis un moment sur la scène de la Révolution, et qui ne sont
encore connus que par des déclamations insignifiantes et les projets les plus
destructifs de toute espèce d'ordre et de gouvernement. Le général Richepanse eut, pendant son séjour à Paris, plusieurs entrevues avec la commission du Conseil ; on y sembla satisfait dé ses explications et l'on parut croire à sa bonne foi. Cependant si les troupes avaient été destinées pour Brest d'après un ordre du Directoire, pourquoi le Directoire répondit-il dans son premier message, qu'il ignorait leur mouvement ? Pourquoi le général Hoche ne produisit- il pas cet ordre ou celui du ministre de la guerre, et ne représentait-il qu'une simple lettre du président du Directoire qui lui ordonnait de se rendre de sa personne à Brest ? Pourquoi cette contradiction entre le Directoire qui avait dit, dans ses premiers messages, avoir donné des ordres de faire rétrograder les troupes, et le général Boche qui écrivait n'avoir-reçu aucun ordre semblable ? Dans la seconde partie de son message le Directoire
répondait, relativement aux adresses des armées, que
quoique le mot délibérer n'eût pas un sens assez déterminé pour
s'appliquer clairement à des actes de cette nature, il n'en avait pas moins
résolu d'en arrêter la circulation et d'écrire au général en chef qu'il
déplorait les circonstances qui avaient porté les braves soldats républicains
à des actes qui pouvaient paraître irréguliers. Il ajoutait : Le Directoire ne s'en est pas tenu là, il a dû remonter
aux causes, et vous les indiquer, persuadé que vous trouverez dans votre
sagesse les moyens de les faire cesser. Ces causes étaient, suivant
lui, l'inquiétude générale qui s'était, depuis quelques mois, emparée de tous
les esprits ; le défaut de revenus publics, le retard dans le paiement de la
solde, les assassinats commis sur les acquéreurs de biens nationaux, les
fonctionnaires publics, les défenseurs de la patrie ; l'impunité du crime, la
partialité des tribunaux, l'insolence des émigrés, des prêtres réfractaires,
et des journaux royalistes ; l'intérêt hautement exprimé pour la prospérité
des ennemis de la France ; la dépréciation de la gloire des armées et du
système républicain ; l'influence funeste de toutes ces déclamations sur les
négociations de la paix. Il terminait ainsi : Le
Directoire espère bien, certes, sauver la France de la dissolution à laquelle
on l'entraîne avec précipitation, éteindre les torches de la guerre civile
qu'on allume avec fureur, et sauver les personnes et les propriétés des
dangers d'un nouveau bouleversement. C'est une résolution qu'il suivra avec
persévérance et avec courage, sans être-dé-tourné par aucune crainte ou par
aucune séduction ; mais aussi il ne consentira jamais à inspirer une fausse
sécurité, soit à ses concitoyens de l'intérieur, soit à ceux qui défendent la
patrie au dehors. Il se croirait lui-même coupable de trahison envers son
pays, s'il leur dissimulait les funestes tentatives que l'on ne cesse de
faire pour nous jeter dans les horreurs d'une révolution nouvelle, en
renversant l'ordre des choses actuel, soit par la trahison, soit par la force. En effet, le général Hoche de retour à son armée. à l'anniversaire du 10 août (le 23 thermidor) dit : Amis ! je ne dois pas le dissimuler, vous ne devez pas vous dessaisir encore de ces armes terribles avec lesquelles vous avez tant de fois fixé la victoire. Avant de le faire peut-être aurons-nous à assurer la tranquillité de l'intérieur que des fanatiques et des rebelles aux lois républicaines essaient de troubler. Les toasts du banquet annonçaient les projets les plus hostiles. Le général Ney : Au du maintien de la République ! Grands politiques de Clichy, daignez ne pas nous forcer ri faire sonner la charge. Le général Chérin : Aux membres du gouvernement qui feront respecter la République ! Un chef d'escadron : Aux patriotes des Cinq-Cents ! Un commissaire des guerres : À la coalition légitime de l'armée d'Italie et de l'armée de Sambre-et-Meuse. On fit imprimer et circuler dans l'armée et dans l'intérieur des couplets ironiques intitulés : Hommage de l'armée de Sambre-et-Meuse au club de Clichy. Dans une discussion qui avait pour objet de régler le mode de destitution des officiers, Willot dit : Je vais me livrer à une hypothèse dont l'application est difficile à l'avenir, mais que les derniers événements rappellent. Je ne crains pas qu'un nouveau César passe le Rubicon ; te héros qui est actuellement aux lieux que César traversa pour marcher contre sa patrie, y consolide la liberté des peuples au sein desquels la victoire l'a conduit. Mais Marius peut arriver aux portes de Rome et s'indigner de ce que les sénateurs délibèrent : Dans cette circonstance, je suppose qu'un lieutenant, qu'un officier fidèle arrêté le nouveau Marius aux limites constitutionnelles, le Directoire pourra destituer cet officier, et ouvrir le passage aux factieux. César, c'était Bonaparte ; Marius, Hoche, et le lieutenant fidèle, Pichegru. L'armée de Rhin et Moselle était seule restée immobile au milieu de cette fermentation militaire ; elle était commandée par Moreau qu'on regardait comme l'élève de Pichegru, et qui était son ami. Cette armée était imprégnée du caractère de modération de son général ; on y faisait d'ailleurs tout le contraire de ce qui se passait à l'armée d'Italie dont la gloire excitait la jalousie de ses rivales. Quoique Bonaparte aimât à se distinguer par la simplicité de ses habits, il y avait dans son état major et parmi ses généraux du luxe et de l'éclat. A l'armée du Rhin les généraux, à l'exemple de leur chef, affectaient une tenue mesquine et négligée ; on n'y fit pas d'adresses, parce qu'on ne voulait pas se donner l'air de suivre l'impulsion de l'armée d'Italie qui avait jeté le gant la première. Le Directoire fut mécontent du silence de Moreau et de son armée, et lui envoya un officier supérieur pour s'en plaindre ; le général répondit que les officiers manquaient de beaucoup de choses, que, si on les faisait une fois délibérer, il était à craindre qu'entraînés par le besoin ils ne se livrassent à des actes d'insubordination qu'il serait difficile de contenir ; que peu au courant de la situation de Paris, il ne connaissait pas bien les éléments de l'agitation qui régnait dans les esprits ; qu'il s'abstenait de prendre parti pour ne pas commettre d'erreur ; qu'il ne s'occupait que du soin d'améliorer le sort de ses troupes, et qu'il n'en était pas moins sincèrement dévoué à la République[2]. Le Directoire parut se contenter de cette réponse, quoiqu'elle fût peu propre à le satisfaire. Il circula une adresse des officiers et soldats de l'armée de Rhin-et-Moselle dans le sens de celle de l'armée d'Italie ; Moreau la désavoua dans des lettres confidentielles. Dans les épanchements de l'amitié il déplorait les fausses démarches dans lesquelles l'esprit de parti entraînait la force armée. Les royalistes auraient voulu le faire prononcer en faveur des Conseils, les constitutionnels lui savaient gré de sa modération, et les directoriaux s'en indignaient. Le message du Directoire fut renvoyé à une commission spéciale composée de Vaublanc, Jourdan — des Bouches-du-Rhône —, Boissy d'Anglas, Pastoret, Siméon, Emmery et moi, pour proposer les mesures législatives auxquelles il pouvait donner lieu. Il avait été rédigé par La Revellière ; Carnot n'avait pas voulu signer au registre, et Barthélemy y avait inscrit ses observations. |
[1] En tête de cette lettre était une grande vignette représentant à droite un obélisque sur lequel étaient inscrites trente-neuf affaires ou batailles qui avaient eu lieu dans l'espace d'un an. Au pied de l'obélisque était un cype de colonne ; on lisait au centre ces mots : Constitution de l'an III, au bas : Aux mânes des braves morts pour la patrie. Un génie, le pied posé tout près de Vienne, tenait des tablettes appuyées sur ce cype, et y écrivait les préliminaires de la pais. A gauche une femme, une main sur un faisceau et une pique surmontée du bonnet de la liberté dans l'autre, et un vieillard à demi couché derrière elle, représentaient l'Italie et le Pô. Au-dessus et as centre, la Renommée sonnait de la trompette, portant d'une main na médaillon surmonté d'une couronne, avec ces mots : Armée d'Italie, Bonaparte, général en chef. Le génie et la femme tournaient vers cette renommée des regards pleins d'intérêt et d'espérance. Le plan du tableau figurait une carte géographique où l'on remarquait Turin, Gênes, Rome, Venise, Mantoue et Vienne.
[2] Lettre de Moreau au Directoire. 27 vendémiaire an VII.