TOUT espoir de paix s'étant donc évanoui, le Directoire commença la guerre. La situation des choses ressemblait beaucoup à celle qui avait précédé le 10 août 1792 ; mais le, Directoire avait bien plus de moyens que n'en avait eu alors le roi. Le cercle constitutionnel de Paris y avait engendré plusieurs autres sociétés populaires, qui n'étaient que des clubs révolutionnaires. On y professait le plus grand dévouement au Directoire. Il y avait dans la société-mère des ambitieux très-habiles, qui ne voulaient que de l'argent et du pouvoir. Talleyrand était à leur tête : il était revenu des États-Unis d'Amérique sans argent, et avait grand besoin de se refaire. Une femme déjà célèbre par son esprit, et qui l'était alors par ses intrigues, l'avait introduit à la cour de Barras, et dans son intimité. Talleyrand était l'âme des Conseils de la majorité du Directoire ; Benjamin-Constant, également ami de madame de Staël, était l'orateur du cercle constitutionnel. Ces trois personnages jouaient un grand rôle. Le parti constitutionnel avait désiré le renvoi de quelques ministres, qui n'avaient pas l'opinion publique pour eux ; le Directoire résolut de renvoyer ceux qui l'avaient. Madame de Staël et ses deux amis suggérèrent une mesure qui donnait un ministère à Talleyrand. Sa nomination à celui des relations extérieures fut arrêtée dans un dîner chez Barras à Suresne. Ce directeur continuait d'avoir des relations avec le parti constitutionnel, écoutait toujours ses confidences, et s'en moquait dans ses orgies. Madame de Staël, qui recevait le matin les jacobins, les émigrés le soir, et à dîner tout le monde, était pour ainsi dire la dépositaire dé tous les projets, et profitait de sa situation polir faire réussir les siens. Elle applaudissait an changement de ministres demandé par les constitutionnels, et leur recommandait surtout de ne point mettre de remplaçants en avant, pour paraître plus désintéressés. Elle avait ses raisons pour cela. Il est pénible d'avoir à parler d'une femme à propos d'intrigues politiques ; mais quand elle se mêle de choses qui ne sont pas de son fait, elle renonce d'elle-même aux ménagements qui sont dus à son sexe, et se livre comme un homme public au jugement de l'historien. Madame de Staël ne voulait, j'aime à le croire, la mort de personne ; mais son attachement à Talleyrand, et son amour de la célébrité, furent très-nuisibles à beaucoup d'individus, et à la chose publique. Je cloute qu'elle se trouve jamais en état de réparer le mal qu'elle a fait. Je parle ici sans passion, quoique j'aie eu à me plaindre un peu d'elle, comme on le verra dans la suite. J'ai été l'admirateur de son talent, et je le suis encore. J'ai vécu dans sa société, et je n'y vivrai plus. Je ne lui crois pas un mauvais cœur, elle a de l'élévation dans l'âme. Mais en se faisant homme, elle a encore beaucoup conservé de la femme ; je n'aime pas les nuances, il me faut des couleurs tranchantes. Le changement de ministère eut lieu le 28 messidor. Ce fut
Reubell qui le proposa : Il est temps, dit-il, que l'on fasse cesser la fluctuation des
opinions diverses et l'agitation des partis ; il faut sur-le-champ passer en revue les ministres et en finir.
La majorité du Directoire, composée de Barras, Larevellière et Reubell, vota
pour la conservation de Merlin et de Ramel, et pour le renvoi de Cochon
l'Apparent, Pétiet et Benezech ; la minorité, c'est-à-dire Carnot et
Barthélemy, vota dans un sens contraire. Truguet et Ch. Delacroix furent
renvoyés à l'unanimité. Reubell demanda qu'il fût procédé sur-le-champ au
remplacement des ministres destitués. Carnot fit observer, mais en vain,
qu'il n'était pas préparé à faire un choix aussi important. Reubell répondit
avec ironie qu'un
directeur devait être toujours prêt à délibérer, et proposa les
candidats désignés par le cercle constitutionnel. La majorité nomma donc à la
police Lenoir Laroche, qui avait la veille tapissé les murs d'un placard en
faveur des clubs ; la marine Préville-Pelet ; aux relations extérieures
Talleyrand ; à la guerre le général Hoche[1] ; et à
l'intérieur François de Neuf-Château. Ces choix n'étaient pas mauvais en
eux-mêmes, il n'y avait pas là un nom qui dans d'autres temps eût effrayé les
constitutionnels. Mais dans les circonstances où l'on se trouvait, il était
évident que ce ministère était composé clans des intentions hostiles, et que
le Directoire s'était assuré de la docilité de ses élus à exécuter tout ce
qu'il leur commanderait. La nouvelle de ce changement nie fut apportée le lendemain matin, comme j'arrivais de la campagne, par monsieur de Staël, ambassadeur de Suède, dans ce moment ambassadeur de sa femme. Il me répéta sa leçon, et me dit entre autres choses, que les trois ministres, Cochon l'Apparent, Petiet et Benezech, et les deux directeurs Barthélemy et Carnot, étaient des royalistes ; qu'il ne fallait pas que je m'absentasse ni de Paris ni de l'assemblée, parce que le Directoire allait être vivement attaqué, et qu'il aurait besoin de défenseurs. Ce changement fut pour moi d'un sinistre présage. Je répondis à M. de Staël, en ce qui concernait Carnot et Cochon l'Apparent, comme un homme persuadé de leur patriotisme devait le faire ; j'ajoutai que la majorité du Directoire ayant levé le masque, je ne m'établirais point le champion du pouvoir contre ma propre conscience. Le parti constitutionnel fut indigné d'avoir été joué par un homme tel que Barras. Les Clichyens au contraire en furent dans la jubilation. Le jour même beaucoup de députés allèrent visiter les ministres disgraciés. Pétiet leur dit qu'il venait d'apprendre indirectement que des troupes, faisant partie de l'armée commandée par le général Hoche, étaient arrivées auprès de Paris, sans que lui, ministre de la guerre, en eût donné aucun ordre, et sans ordre à lui connu du Directoire. Carnot assura qu'il n'avait lui-même aucune connaissance de ce mouvement ni de son but. Lacuée dit que si l'on ne prenait pas dans les vingt-quatre heures une mesure décisive, tout était perdu. Il entendait l'arrestation de Barras, ou sa mise en accusation, motivée sur les violences qu'il avait fait exercer envers le journaliste Poncelin[2]. Cette résolution de la part d'un homme modéré, et intimement lié avec Carnot, jeta une grande épouvante parmi les députés. Il y eut à cette occasion une réunion chez Tronçon Ducoudray ; j'y fus invité. J'y trouvai Portalis, Siméon, Doulcet-Pontécoulant, Dumas, Willot, Pichegru, Villaret Joyeuse et Crassous. J'étais loin d'avoir une pleine confiance dans plusieurs de ces hommes-là, parmi lesquels étaient les généraux de Clichy. Mais il était toujours bon de les entendre. On posa d'abord comme un fait avéré, que la majorité du Directoire avait formé un complot contre deux de ses membres, et contre les Conseils. Il était eu effet difficile de le contester. Portalis en donna pour preuve le changement de ministres, et la manière concertée, impérieuse et despotique avec laquelle il avait été extorqué. Il ajouta qu'il était certain que le Directoire avait le projet de faire arrêter des députés ; qu'il avait eu celui d'empêcher l'entrée du nouveau tiers dans les Conseils ; que Reubell ne cessait de dire, que les choses changeraient ou qu'il y perdrait la tête, et La Revellière, que tout cela ne pouvait finir que par l'épée et le canon ; que ces propos et beaucoup d'autres semblables étaient attestés par Cochon et Carnot. Willot rapporta qu'un maréchal-des-logis de la garde à cheval du Directoire, avait dit à un de ses camarades, le jour anniversaire du 14 juillet, en montrant Carnot qui prononçait le discours de commémoration : Tiens, vois-tu bien celui qui parle, c'est un f... royaliste. On parut tellement frappé de l'imminence du danger, que le plus grand nombre fut d'avis d'attaquer le Directoire, de mettre pour cela la constitution de. côté, et d'agir révolutionnairement. Portalis et Tronçon Ducoudray comptaient beau-. coup sur l'efficacité d'un décret de suspension, d'arrestation, ou de mise hors la loi. Je ne partageais pas cette opinion, et je priai ceux qui se montraient si audacieux, de me dire quelle serait la force qui les appuierait dans le cas d'une résistance qu'il fallait prévoir. Ils en firent ainsi le dénombrement : 1° Les grenadiers de la garde du Corps-Législatif, que Dumas disait être bien disposés ; 2° une partie du 21e régiment de chasseurs ; 3° la garde nationale de Paris réorganisée avec certaines précautions ; et, dans le cas où l'on. n'aurait pas le temps de faire cette réorganisation, Dumas proposait d'envoyer vingt-cinq grenadiers de la garde dans chacun des douze arrondissements, pour faire un noyau, autour duquel se rallieraient les citoyens qui voudraient défendre le Corps-Législatif, et pour former des têtes de colonnes. Pichegru, qui parlait peu et ne s'échauffait jamais, combattit cette dernière idée comme devant diminuer la force du corps de grenadiers, sans en donner à la garde nationale. On discuta, on divagua beaucoup ; l'on convint qu'avant d'arrêter un plan on se concerterait avec Carnot, Pétiet et Cochon, et l'on s'ajourna au lendemain. Pichegru et Willot ne s'y rendirent point ; on conçut quelques soupçons de leur absence. Lacuée, Emmery et Lafond. Ladebat étaient venus à cette seconde réunion. On reprit la discussion où on l'avait laissée la veille. Les ministres disgraciés, et Carnot, n'avaient point été d'avis de mesures violentes et inconstitutionnelles. Il leur avait paru suffisant de désorganiser la majorité du Directoire, et d'accuser Barras, au- quel on en voulait le plus à cause de sa duplicité. Emmery, dont on ne saurait trop louer la probité et la sagesse, était comme moi dans une situation très-difficile. L'analogie de nos principes nous avait intimement liés. Nous nous sentions, pressés entre les royalistes et le Directoire, et noua redoutions encore plus les premiers. Nous dîmes donc qu'il valait mieux sans doute, lorsqu'on était décidé à la guerre, attaquer que se défendre ; mais qu'il fallait avant tout examiner si l'on net pouvait pas éviter la guerre ; que le danger n'était ; pas aussi imminent qu'on l'annonçait ; que les trois directeurs avaient dû être épouvantés de l'allure du Conseil des Cinq-Cents, et que l'on pouvait espérer de les ramener à des sentiments plus modérés, si les députés sincèrement attachés à la Constitution se réunissaient franchement, et s'entendaient pour opposer une digue aux factions ; que c'était le vœu d'une foule de membres qui ne voulaient pas plus du cercle constitutionnel que de Clichy ; que nous ne doutions pas qu'on ne tirât un bon parti de l'influence de Talleyrand ; qu'une accusation contre Barras, ou toute autre mesure violente contre le Directoire, ne passerait au Conseil des Cinq-Cents qu'autant que le Directoire se serait mis en état de révolte ; qu'autrement on éprouverait de grandes difficultés et l'on courrait beaucoup de risques ; qu'un tiers de l'Assemblée composé de royalistes ou d'ennemis des directeurs, appuierait sans doute avec rage tout ce qu'on proposerait contre eux ; qu'un autre tiers le combattrait avec violence, et que le troisième resterait indécis pendant le combat ; qu'il fallait prévoir encore quelles seraient les suites d'un succès, et si elles ne seraient pas tout entières au profit des royalistes ; que, dans tous les cas, on ne pouvait pas attaquer sans avoir des forces suffisantes. Portalis dit alors que, puisqu'on ne voulait pas adopter des mesures vigoureuses, il fallait du moins employer les moyens constitutionnels pour arrêter les entreprises du Directoire, s'occuper de la responsabilité des ministres, et accélérer l'organisation de la garde nationale. On parla des armées. Il fut reconnu que le Directoire les avait travaillées contre Carnot ; on cita un manifeste imprimé à l'armée d'Italie, contre Clichy. Lacuée dit que le général Bonaparte était très-mal disposé. Portalis ne pouvait pas croire qu'un homme qui avait acquis tant de gloire voulût la compromettre aussi légèrement[3]. On ne savait rien de positif sur le mouvement des troupes autour de Paris. Carnot présumait que s'il existait un arrêté des trois directeurs pour l'autoriser, il ne pouvait être que sur le registre des délibérations secrètes, qui était entre les mains de La Revellière. Cette conférence se termina donc sans avoir rien arrêté et sans avoir indiqué une nouvelle réunion. On sut depuis que les Clichyens en avaient pris de l'ombrage, et étaient parvenus par toutes sortes de caresses, et surtout par des promesses d'être plus modérés, à faire rentrer dans leur sein ceux des leurs que des discours exagérés en avaient éloignés, et à empêcher, par conséquent, la réunion que les constitutionnels avaient voulu former en recrutant les hommes raisonnables de tous les partis. Clichy réclamait l'honneur de renverser seul le Directoire. Tronçon Ducoudray eut une explication très-vive à ce sujet avec Barbé-Marbois, et lui écrivit une lettre pour lui exprimer ses sentiments républicains. Barbé-Marbois éluda d'y répondre. Les journaux de Clichy accusèrent Tronçon d'intrigues, et m'associèrent à lui dans leurs injures. Une sorte de lassitude et de découragement s'empara des constitutionnels ; ils s'entendaient encore, mais ils ne se concertaient plus. On exprima à la tribune des regrets sur le renvoi de trois des ministres. Il y avait des députés de bonne foi ; mais Henri Larivière, qui, lors de la nomination d'un directeur, avait deux mois auparavant proscrit en masse les ministres et fait rejeter Cochon de la liste des candidats, fut le premier à se plaindre de sa destitution. Clichy eut l'espérance d'écarter Barras du Directoire, en le chicanant sur son âge. On prétendait qu'il n'avait pas quarante ans lors de sa nomination. Willot, son ennemi personnel, se chargea de l'attaque, et fit une motion formelle sur cet objet ; elle échoua, puisqu'elle n'était fondée que sur des conjectures ; il n'eût fallu la faire que pièces en main. Les Clichyens essayèrent d'enlever au Directoire la police de Paris. Ils argumentaient de l'article de la Constitution, qui donne au Corps-Législatif la police du lieu de ses séances et de l'enceinte extérieure qu'il détermine ; et de l'article qui donne à l'Assemblée de révision la police de la commune où elle tient ses séances. Ils voulaient donc faire décréter par les Conseils que leur enceinte extérieure était la ville de Paris, ou au moins le côté de la rivière où étaient situés leur palais, et ils se proposaient de nommer Cochon leur inspecteur ; cependant ils n'osèrent pas présenter un projet qui mettait la Seine entre les deux pouvoirs. Il n'y manquait que de placer des canons à chaque extrémité dés ponts, pour la plus grande commodité des habitants. Le Directoire ne perdait point son temps à répondre à tant d'attaques insensées ; après avoir écarté les ministres qui lui étaient suspects, et fait scission avec Carnot et Barthélemy, il attirait auprès de lui tous les hommes habitués aux mouvements révolutionnaires ; ils venaient en foule des départements. Les officiers réformés affluaient à Paris ; des groupes se formaient dans les lieux publics, on y menaçait ouvertement le Corps-Législatif et Carnot, enfin l'on s'attendait à une commémoration violente du 10 août. Le Directoire n'avait pas au-dehors des vues plus pacifiques qu'au-dedans. La majorité vota pour la rupture de l'armistice conclu avec l'Autriche ; Carnot et Barthélemy s'y opposèrent. Elle exigeait que l'arrêté fût rédigé sur-le-champ ; Carnot obtint cependant l'ajournement de la question au lendemain : ce jour-là les opinions furent les mimes. Alors Carnot disposa sur le bureau son opinion motivée, pour être inscrite sur le registre des délibérations. Reubell en témoigna de l'étonnement, et demanda la lecture de cette opinion, après quoi la majorité retira la sienne, sur le motif qu'une délibération aussi grave devait être prise à l'unanimité. Quelques jours après, il y eut au Directoire une seconde représentation de cette scène, sur la proposition formelle et immédiate faite par un agent envoyé par l'Autriche, de conclure la paix en prenant pour base les préliminaires de Léoben. Ces faits furent rapportés à Lacuée par Carnot. |
[1] N'ayant pas l'âge requis, il fut remplacé par le général Schérer.
[2] Il était à peu près constant que Barras, pour se venger de quelques injures de l'abbé Poncelin, rédacteur du Courrier français, l'avait attiré au petit Luxembourg et fait fustiger. L'abbé en porta plainte en justice, et s'en désista ensuite, dit-on, moyennant un dédommagement, trafiquant ainsi de la souillure dont il avait été l'objet, se vouant lui-même au ridicule et à la honte, et faisant taire par là l'indignation que cette violence avait excitée dans le public.
[3] Dès le 8 nivôse an 5, Bonaparte écrivait au Directoire : Je le dis avec une vraie satisfaction, il n'est point d'armée qui désire davantage la conservation de la constitution sacrée, seul refuge de la liberté et du peuple français. L'on hait ici, et l'on est prit à combattre les nouveaux révolutionnaires, quel que soit leur but. Plus de révolution, c'est l'espoir le plus cher du soldat ; il ne demande pas la paix qu'il désire intérieurement, parce qu'il sait que c'est le seul, moyen de ne pas l'obtenir, et que ceux qui ne la désirent pas, rappellent bien haut pour qu'elle n'arrive pas. Le soldat se prépare-à de nouvelles batailles, et s'il jette quelquefois un coup d'œil sue l'esprit qui anime plusieurs villes dans l'intérieur, son regret est de voir les déserteurs accueillis, protégés, et les lois sans force dans un moment où il s'agit de décider le sort du peuple français.