MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE XXI. — ESSAI DE RAPPROCHEMENT ENTRE LES CONSTITUTIONNELS ET LE DIRECTOIRE.

 

 

J'AI déjà fait connaître dans le chapitre précédent le bon esprit qui animait le Conseil des Anciens ; il devenait plus que jamais l'espoir des républicains, et le Directoire eût éclaté beaucoup plus tôt s'il n'eût pas un peu compté sur la sagesse du Conseil.

Une puissance qui est toujours sur la défensive ne peut que perdre de sa considération ; la multitude est presque toujours pour celui qui attaque : il y a dans le Cœur humain une satisfaction secrète à voir humilier le pouvoir ; c'est une manière de se venger de l'obéissance qu'on est obligé de lui prêter. Cela est vrai surtout chez une nation mobile où les factions s'étaient tour-à-tour rapidement renversées ; c'était le cas de la France. La chute des Directeurs ne paraissait qu'un jeu dans un pays où l'on avait vu s'écrouler un trône cimenté par de longs siècles d'existence et de respects. Autour des Directeurs de la République, il n'y avait aucun prestige ; c'étaient des hommes comme tous les autres. Barthélemy n'y paraissait pas à sa place, Carnot était seul de son bord ; la majorité n'était point estimée : le Directoire entier se trouva donc bientôt déconsidéré. Que lui restait-il ? Quels étaient ses amis ? une certaine classe de courtisans, moins communs à la vérité dans les gouvernements populaires que dans les cours des rois, mais qui suivent toujours le pouvoir, quel qu'il soit, et que l'on retrouvait dans une république encore infectée de la corruption et de tous les vices de la monarchie. Or, on sait, par l'expérience de tous les temps, combien ces courtisans sont des amis sûrs, et de quel secours, dans un moment de détresse, ils sont à un gouvernement. Cependant, tout déconsidéré qu'était le Directoire, c'était encore vers lui que se portaient, quoiqu'à regret peut-être, les vœux de ceux qui étaient attachés à la République par principe ; par intérêt on sentiment ; ils faisaient pour le moment abstraction des hommes, de leurs erreurs ou de leurs torts, et croyaient encore trouver sous cet abri, quel qu'il fût, une garantie pour les institutions et une sûreté pour leurs personnes que menaçait la contre-révolution. Les armées, resplendissantes de gloire, étaient inébranlables dans leur fidélité à la République et au pouvoir qui les entretenait sans cesse des périls auxquels elle était exposée. Les rois de l'Europe fondaient bien quelques espérances sur nos divisions intestines, sur la marche rétrograde de la Révolution ; mais, épouvantés de la rapidité de nos victoires, de l'étendue de nos conquêtes, et de l'espace qu'elles ouvraient à la propagation de. nos principes, ils pensaient moins à recouvrer leurs pertes qu'à en éviter de nouvelles ; ils suppléaient par les négociations à la faiblesse de leurs armes. Des monarques qui avaient juré d'exterminer la Révolution, et de venger la mort de Louis XVI, reconnaissaient la République.

Dans cette situation de choses, le Directoire avait à choisir entre deux partis ; battre les royalistes par les armées ou par le parti constitutionnel. Dans le premier cas, il ruinait la Constitution et la République ; dans le second, il est probable qu'il les eût sauvées. Dans le système représentatif c'est la majorité de la représentation nationale qui gouverne réellement, soit qu'elle se livre au gouvernement comme en Angleterre, ou que le gouvernement s'y soumette comme aux Etats-Unis d'Amérique ; il est impossible de marcher sans elle ou en opposition avec elle. Le Directoire, ne pouvant pas dissoudre légalement le Corps-Législatif, devait donc s'accommoder de la majorité : elle était composée de deux espèces de républicains ; les uns, je l'ai déjà dit, l'étaient par intérêt, les autres par honneur et par devoir ; aucun d'eux ne pouvait plus rétrograder. Mais le Directoire craignait plus les royalistes qu'il n'avait de confiance aux constitutionnels ; il trouvait plus commode de faire la guerre aux premiers que de faire des sacrifices aux seconds ; il lui en coûtait trop de se dépouiller de tout esprit de parti, de prévenir l'opinion publique ou de lui obéir dans les choses justes et raisonnables ; il ne cessait de la heurter par peur, par orgueil et par opiniâtreté ; il croyait s'affaiblir en rentrant franchement dans la Constitution ; il ne voulait pas voir qu'en triomphant momentanément par des moyens révolutionnaires il se livrait lui-même sans défense aux attaques de toutes les factions.

Le temps va très-vite chez nous Français et la Révolution a centuplé son mouvement. Pour gouverner il ne faut pas s'endormir et rester en arrière, car alors on se trouve isolé et sans force ; au lieu de faire voile avec l'opinion, le Directoire naviguait en sens contraire. Depuis son installation il marchait avec le parti qui l'avait nommé, des Jacobins de seconde origine. Par l'arrivée de deux nouveaux tiers dans le Corps-Législatif, ce parti n'y avait plus la majorité : le Directoire devait donc chercher un autre point d'appui ; il l'eût trouvé dans ce parti intermédiaire, tout constitutionnel, étranger aux excès, et qui avait pour lui l'opinion nationale. Il n'en eut ni la force ni la volonté, et nous précipita dans l'abîme.

Le Directoire ressuscita sous le nom Cercle constitutionnel les sociétés populaires, parfaites pour détruire, dangereuses lorsqu'il ne s'agit plus que de conserver. Il disait : Un club contre appelle nécessairement un club pour : puisque le club de Clichy existe, il faut des cercles constitutionnels. Révolutionnairement parlant, c'était bien raisonner ; constitutionnellement, c'était une raison détestable. Ce qu'il y avait de mieux à faire, c'était de dissoudre Clichy ; et si le Directoire l'eût voulut, rien n'eût été plus facile. Les cercles constitutionnels, celui de Paris surtout, acquirent rapidement de l'influence, puisqu'ils avaient pour eux l'autorité. On augmenta celle de Clichy en lui donnant assez d'importance pour organiser ses adversaires. Jusque-là il avait paru se battre le plus Souvent contre des fantômes ; dès-lors il cria de plus fort qu'on rétablissait les jacobins, et eut l'air de ne vouloir que les renverser, tandis qu'il sapait la République.

Les constitutionnels étaient fort embarrassés ; ils voyaient avec peine le Directoire s'éloigner d'eux et chercher des auxiliaires hors des Conseils. Ils désirèrent un rapprochement ; mais c'était à qui ferait le premier pas. La plupart des constitutionnels avaient à se plaindre de la manière dont le Directoire les avait dédaignés même avant le Ier prairial. Carnot était le seul directeur qui les eût bien traités. Barthélemy, malgré ses liaisons avec Clichy, n'avait pas perdu toute leur confiance. Ils firent donc des ouvertures à ces deux membres qui parurent les accueillir franchement, et y attacher un grand prix ; mais le Directoire voulait que les constitutionnels se déclarassent ouvertement et sans restriction pour lui. Ils demandaient de leur côté qu'il fit quelques sacrifices, et qu'il leur donnât des gages. Marchez avec moi, disait le Directoire. Non pas, répondaient les constitutionnels ; c'est à toi de marcher avec nous. Au lieu de se placer sur un terrain intermédiaire, chacun prétendait rester sur celui qu'il avait choisi, et en faire le point de départ : cependant les constitutionnels étaient plus disposés à sortir de leur retranchement ; mais le Directoire était inébranlable dans le sien. On perdit donc un temps précieux en combats d'amour-propre et en négociations puériles. On intrigua an lieu de se réunir franchement et d'agir avec force et promptitude ; il y avait d'ailleurs des ambitieux parmi les constitutionnels, comme dans tous les partis : ils se mirent en avant dans cette négociation, et s'en emparèrent ; ils exigeaient comme condition préalable et sine qua non des changements dans le ministère. Ils voulaient faire renvoyer Merlin, Truguet, Ramel et Ch. Delacroix ; Carnot et Barthélemy y consentaient ; on sonda Barras sur ce changement, il n'y parut pas très-opposé. L'amiral Villaret Joyeuse, homme de plaisir, avait des relations avec ce directeur, et se chargea de le convertir. Il crut y être parvenu ; du moins Barras donna sa parole et autorisa Portalis à. dire à Carnot d'aller de l'avant. Celui-ci, et Barthélemy encore plus, craignaient que ce ne fût un piège et n'osaient prendre l'initiative. Barras de son côté s'excusait de son inertie, sur ce que les journaux étant déchaînés contre ces quatre ministres, le Directoire en les renvoyant paraîtrait n'avoir cédé qu'aux criailleries de quelques folliculaires. On fit taire les journaux pour quelques jours. Carnot se décida enfin à proposer le changement mais les autres directeurs l'éludèrent et Barras le premier.

Cependant les Clichyens, instruits de ces tentatives de rapprochement, mirent tout en œuvre pour les empêcher de réussir. Les parties entre lesquelles il devait avoir lieu y étaient si peu disposées, qu'ils n'eurent pas besoin de grands efforts. Ils continuaient de souffler le feu sur des matières déjà embrasées ; ils poussaient le Directoire hors de mesure parleurs accusations, et le représentaient ensuite aux constitutionnels comme insensible à leurs avances. Ainsi les constitutionnels, eu voulant ramener le Directoire à la paix, excitèrent sans le vouloir la guerre dans son sein ; car dès ce moment se forma irrévocablement entre les directeurs, la scission qui isola entièrement Carnot et Barthélemy de leurs collègues.

Celui-ci, mis en avant par les royalistes lors du renouvellement du Directoire, et depuis sa nomination intimement lié avec eux, était regardé par ses collègues comme un homme dévoué au parti, qui, en effet, se vantait ouvertement de son appui. Les constitutionnels, sans le croire capable d'une trahison, avaient en lui peu de confiance. Au fond un honnête homme sans principes bien fixes et sans énergie, ne pouvait inspirer ni beaucoup de craintes, ni de grandes espérances.

Il en était autrement de Carnot : franchement dévoué à la Constitution républicaine, il se brouilla avec ses collègues, parce qu'il ne voulut pas partager leurs mesures révolutionnaires, et avec les royalistes, parce qu'il repoussa leurs ouvertures avec indignation. Il se trouva jeté, par la fatalité, dans ce parti constitutionnel qui se trouvait isolé entre deux factions également acharnées à sa perte.