MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE XX. — PROJET DE CLICHY D'ACCUSER LE DIRECTOIRE OU DE PARALYSER SON AUTORITÉ.

 

 

DEPUIS le commencement de la session, les membres du Directoire étaient très-inquiets pour la République et pour eux-mêmes. Ils disaient que Clichy avait un acte d'accusation tout rédigé contre eux ; qu'on n'attendait plus qu'une occasion favorable pour la mettre au jour. Ils étaient sur la défensive, et s'occupaient beaucoup moins de se justifier que de prévenir l'attaque de leurs adversaires. Il est certain que l'on parlait assez publiquement de ce projet d'accusation, pour que des députés crussent nécessaire d'en contester solennellement l'existence.

Le 11 prairial, Doulcet de Pontécoulant, en parlant de la responsabilité des agents du Directoire dans les colonies, dit : Une loi est d'autant plus nécessaire, que sans cela on se trouverait dans l'alternative cruelle, ou de laisser le crime impuni, ou de mettre le Directoire en accusation, mesure toujours désastreuse et vraiment contre-révolutionnaire, qui ne peut entrer dans la tête d'aucun représentant du peuple, quels que soient les bruits que la malveillance s'empresse de répandre à cet égard. Non, un tel projet n'existe pas, il ne pourrait être conçu que par les amis les plus ardents de l'anarchie et des désordres révolutionnaires ; il ne peut avoir de partisans dans cette enceinte.

Dans la séance du 13, en parlant sur la même matière, le même orateur disait : Heureux de trouver ainsi le moyen de punir les crimes commis, sans ébranler les colonnes de l'état par l'accusation impolitique, injuste peut-être, des premiers magistrats de la République. Dans la séance du 1er : Que l'acte d'accusation contre le Directoire était demandé par les jacobins, qui le combattraient après l'avoir provoqué.

Vaublanc, dans la séance du 16 prairial, disait : Je suis convaincu que les hommes placés à la tête du gouvernement doivent être investis d'une inviolabilité morale, qu'ils ne peuvent agir, ni gouverner, si chacun de leurs actes peut être un sujet d'accusation. Voilà mes sentiments ; je les oppose aux bruits calomnieux qu'on ne cesse de répandre.

Ces assertions étaient loin de rassurer les directeurs, et de satisfaire les hommes impartiaux. C'était vouloir donner le change que d'impliquer dans ce projet d'accusation les jacobins, qui, dans ce temps-là, sans aimer beaucoup le Directoire, n'avaient cependant d'espoir qu'en lui pour se garantir des royalistes. Ce projet insensé n'avait pu être conçu que par le nouveau tiers, composé d'hommes, la plupart étrangers à la révolution, et réellement assez fous pour attaquer, avec des phrases et d'obscures intrigues, une puissance qui avait d'ardents auxiliaires, et de plus les baïonnettes et les canons.

La séance du 15 prairial avait paru calmer un peu les inquiétudes du Directoire ; c'était du moins ce que disait Carnot à quelques représentants, en leur en témoignant de la satisfaction, et en les louant de la part active qu'ils y avaient prise.

Mais les Clichyens se relevèrent bientôt de l'espèce d'étourdissement que leur avait causé cette séance ; ils s'efforçaient dans des pamphlets d'intimider les hommes faibles, et de déconsidérer les plus courageux dans le parti constitutionnel. Ils avaient de l'opiniâtreté, restaient unis et ne disséminaient pas leurs forces ; ils employaient toutes les ruses familières aux factions et surtout celle des pétitions. A chaque séance ils en faisaient présenter pour solliciter la liberté des prêtres, la restitution des presbytères, le rétablissement du culte catholique et l'usage des cérémonies extérieures. On savait que plusieurs députés du nouveau tiers avaient promis solennellement, dans leurs Assemblées électorales, le rétablissement du culte de leurs pères. Marmontel et Robert de la Côte-d'Or étaient de ce nombre. Celui-ci avait plusieurs fois demandé la parole pour une motion d'ordre sur le culte et la morale, et on la lui avait toujours refusée sous divers prétextes. Des hommes qui avaient été sous la monarchie les plus ardents apôtres de ce qu'on appelait alors la philosophie et même de l'incrédulité, et qui, clans les premières années de la révolution en avaient embrassé avec chaleur les principes, étaient devenus tout-à-coup les apôtres les plus intolérants de la religion et des missionnaires, dignes des temps de barbarie et des croisades. La Harpe, après avoir chanté Marat, jouait le fanatique, et allait recrutant contre la révolution, comme Saint-Bernard contre les infidèles. Dans les chaires consacrées aux lettres et aux sciences, il prêchait l'obscurantisme ; apôtre et disciple infidèle, il reniait impudemment Voltaire, son maître et son Dieu : en vain il criait qu'il était converti ; ses amis soutenaient qu'il était devenu fou, pour le sauver ainsi des efforts incroyables qu'il faisait pour se déshonorer.

Au lieu de réformer des abus qu'avait introduits la Législation sur le divorce, on attaquait le divorce lui-même. Henri Larivière dit, dans la séance du 29 prairial, que la religion faisait au Corps-Législatif un devoir de l'abolir. De Bonnières demandait formellement l'indissolubilité du mariage. Camille Jordan sonna le tocsin sur la révolution dans son ridicule rapport sur les cloches. Toutes les institutions que l'opinion publique avait sollicitées depuis cinquante ans étaient proscrites. Si l'on avait laissé aller les Clichyens ; ils auraient fait rétrograder la France de deux siècles ; voilà pour les affaires spirituelles.

Pour les affaires temporelles, ils ne gardaient pas plus de mesure ; ils allaient démolissant à tort et à travers, s'inquiétant fort peu de savoir comment ils sortiraient des ruines dont ils voulaient s'entourer.

Le 30 prairial, malgré une vive opposition, il fut pris une résolution qui ôtait au Directoire la surveillance et l'autorisation des négociations que faisait la Trésorerie nationale. Le lendemain Leclerc de Maine-et-Loire en demanda le rapport. Il parla de la lutte scandaleuse qui existait entre la commission des finances du Conseil et le Directoire. Dès les premières phrases qu'il prononça, il fut interrompu avec fureur ; les Clichyens se portèrent sur lui à la tribune ; les directoriaux y allèrent pour le défendre : elle devint un champ de bataille ; Delahaye saisit Malès à la gorge, et lui déchira ses vêtements. Le désordre fut épouvantable. Le président qui avait commandé des armées était incapable de gouverner une Assemblée de cinq cents hommes.

Le 4 messidor, Imbert Colomès fit renvoyer à une commission, la proposition d'ôter au Directoire le droit de surveiller les lettres venant de l'étranger ; une résolution fut prise ensuite pour rapporter la loi qui lui donnait ce droit. Le 21 thermidor, une autre résolution enleva au Directoire la faculté de déclarer en état de guerre une commune de l'intérieur. Aubry fit un rapport tendant à priver le Directoire du droit de destituer les officiers de l'armée. On proposa d'établir un mode d'examen des motifs de destitutions prononcées par le Directoire contre les administrateurs, etc. A chaque séance c'étaient des motions, des rapports, des résolutions qui sapaient l'autorité du Directoire, altéraient sa considération, augmentaient de plus en plus ses alarmes, et jetaient l'épouvante parmi les républicains.

Le Directoire envoya, le 16 messidor, au Conseil des Cinq-Cents un message par lequel il dénonçait les crimes des chauffeurs, des compagnies de Jésus et du Soleil, organisées à Lyon pour assassiner. Il demandait que, pour faire cesser ces horreurs et l'impunité des assassins, on mit à la fois à sa disposition des moyens législatifs et des fonds. Attaquer d'honnêtes gens qui égorgeaient au nom de la religion et de la royauté, c'était porter la main sur l'Arche sainte. Camille Jordan prétendit qu'on calomniait les habitants de Lyon, qu'il n'y avait eu dans cette ville qu'un très-petit nombre d'assassinats : La réaction qui a lieu, dit-il, et que je condamne avec vous, n'avait-elle pas quelque chose de naturel ? n'était-elle pas jusqu'à un certain point digne de pardon ? n Cette justification rappelait ces mots de Barnave à ceux qui s'apitoyaient sur le sort de trois victimes du 14 juillet 1789 : Leur sang était-il donc si pur ? Mots qui firent à l'orateur une réputation qu'il était loin de mériter.

Pour réprimer les délits, ajoutait Camille Jordan, il faut rétablir les liens sacrés de la morale et de la religion. Entourez de considération les ministres du culte, rappelez les prêtres !..... Plaisant moyen en effet d'imposer à des brigands qui n'avaient ni foi ni loi ! que des individus à qui, comme hommes privés, on ne pouvait refuser des qualités morales, peut-être même des vertus, oubliassent toute pudeur comme hommes publics, au point de justifier des assassinats par des assassinats ! C'est un délire de l'esprit de faction que je n'ai jamais pu concevoir. Il était difficile, pour ne pas dire impossible, de punir les auteurs d'un crime commis le 14 juillet pendant l'insurrection de tout un peuple, mais des égorgements systématiques commis de sang froid par une poignée de cannibales enrégimentés ! ah ! il n'y a point sur la terre de pardon pour ces atrocités !

Aubry, esprit borné et militaire obscur, qui s'était depuis longtemps chargé d'opérer la contre-révolution dans l'armée, et qui y était détesté, fit un rapport pour que la garde du Corps-Législatif fût placée dans sa dépendance immédiate, et augmentée d'une compagnie d'artillerie et d'un escadron du 21e régiment de dragons. Comme garde d'honneur c'était trop ; pour se défendre c'était trop peu. Levée de bouclier imprudente qui disait au Directoire de préparer ses bataillons ! Cette proposition fut ensuite décrétée dans un autre temps où la guerre était déclarée entre les deux pouvoirs.

Le 2 messidor Pastoret fit une motion d'ordre sur les rapports de la République avec les États-Unis d'Amérique ; il y censurait amèrement la conduite du Directoire. Dumolard en avait déjà fait autant relativement à l'Italie. Là une armée victorieuse, invincible, ramassait le gant que lui jetait un rhéteur. L'intérieur et l'extérieur, le civil et le militaire, la législation et la politique, l'ancien et le nouveau monde, rien n'échappait aux attaques des clichyens ; ils agrandissaient chaque jour leur champ de bataille, sans s'inquiéter s'ils seraient en état de s'y soutenir. C'était surtout par les finances qu'ils comptaient prendre le Directoire, et lui couper les vivres. Il y avait une commission des finances dans le Conseil des Cinq-Cents. Gibert Desmolières en était le rapporteur perpétuel. C'était un cerveau étroit, un homme passionné et entêté. Il s'entendait parfaitement à chicaner sur les dépenses, mais beaucoup moins à assurer les recettes. C'était une puissance supérieure, et au ministre et au Directoire, un contrôleur- général irresponsable.

Les finances étaient depuis longtemps la plaie principale de l'État. Le système des assignats avait détruit beaucoup de fortunes particulières, et accoutumé les individus et le gouvernement à la prodigalité. Les mouvements rapides d'une guerre, où la République avait eu à se défendre contre tous les rois coalisés, les orages de la Révolution, la mobilité des institutions, des hommes et du pouvoir, toutes ces causes avaient jeté un grand désordre dans les finances. Cependant la plupart de ces causes avaient disparu, ou leur influence avait en partie cessé. L'argent avait remplacé le papier-monnaie dans la circulation ; la Constitution était eu activité ; la République avait, par des paix partielles, diminué le nombre de ses ennemis ; la victoire était restée fidèle à ses drapeaux. On pouvait donc espérer de voir bientôt renaître l'ordre et la régularité dans les dépenses. Mais brusquer les réformes, et ramener les choses au pied de paix, lorsque les hostilités duraient encore, c'était une entreprise inexécutable et funeste. La République était toujours en guerre avec ses deux ennemis les plus puissants, l'Angleterre et l'Autriche ; les négociateurs étaient en présence. Pour faire la paix, et la faire glorieuse, il fallait redoubler d'efforts, et laisser au Directoire tous les moyens de continuer la guerre.

Dès le 4 prairial, Piet exposa la nécessité pour les membres du nouveau tiers, étrangers à tout ce qui s'était fait, de connaître en entrant en fonctions l'état dans lequel ils trouvaient les finances, afin que le peuple pût le comparer à celui dans lequel ils les laisseraient en sortant de l'assemblée.

Le 7 de Directoire ayant envoyé un message qui contenait une critique indirecte des commissions des finances, et un aperçu de la mauvaise situation dans laquelle étaient tous les services, Gibert Desmolières y fit une réponse très-amère, et protesta contre toute mesure extraordinaire ou tout impôt indirect qu'on voudrait établir.

Le 10 le Directoire fit encore un message dans lequel il annonçait un déficit dans les recettes, et notamment de quarante-six millions dans les droits d'enregistrement. Hardy demanda le renvoi de ce message à une commission spéciale composée de membres des divers partis. Henri Larivière réfuta Hardy par des sarcasmes : Il doit se souvenir, dit-il, que, lorsqu'il était au bureau avec ses pareils, les nominations des commissions se faisaient dans un cercle très-resserré.

Sur un nouveau message du Directoire, le 11, Gibert Desmolières dit : Ne soyez point effrayés de ce message, qui a l'air de vouloir jeter l'alarme, pour vous engager à adopter de nouveaux impôts. Jamais la commission ne vous en proposera d'autres que ceux qui existent actuellement. Le 26, il fit un long rapport, qui représentait l'état des finances comme très-satisfaisant, et les observations du Directoire comme exagérées. Le lendemain Bailleul voulut réfuter ce rapport, et en demanda le renvoi au Directoire, pour en obtenir des renseignements sur des faits y énoncés. Cette proposition, à la vérité inconvenante, fut mal reçue par l'assemblée, et fournit à Gibert Desmolières une belle occasion de recommencer ses diatribes contre le Directoire, auquel il avait consenti, quinze mois auparavant, à donner cent millions pour faire la paix. Il rappela une querelle personnelle, qu'il avait eue avec le directeur Letourneur, et que, par parenthèse, on s'était promis d'ensevelir dans l'oubli. Il dit que le Directoire ne voulait point faire la paix, parce qu'il craignait la rentrée des armées ; que ses soutiens actuels, il les gagnait dans des parties de plaisir et dans la chaleur des repas ; que ses messages étaient exagérés ; que les commissions étaient parfaitement tranquilles sur les divers services ; que le devoir du Directoire était d'attendre les ordres du Corps-Législatif.

Noguier Malijay, bon homme, d'une courte vue, et que le parti mettait en avant, parce qu'il avait été receveur-général des états de Provence, succéda à Gibert Desmolières comme rapporteur de la commission des finances, et renchérit encore sur les fausses assurances par lesquelles on insultait au Directoire, et l'on trompait la nation et ses représentants. Le lendemain Gibert Desmolières fit adopter la résolution dont j'ai déjà parlé, qui ôtait au Directoire la surveillance et l'autorisation des négociations à faire par la trésorerie. Le Directoire n'en continuait pas moins d'éclairer l'assemblée sur la pénurie qui existait réellement. La discussion s'ouvrit, dans la séance du 7 messidor, sur un projet présenté par Gibert Desmolières, pour suspendre le paiement des ordonnances et des bons, et pour faire cesser les anticipations. Je prononçai à cette occasion une opinion assez étendue sur les finances.

Étranger jusqu'alors à cette matière, mais effrayé de l'état dans lequel se trouvaient tous les services, de l'inertie combinée des commissions, de leur système d'hostilités contre le Directoire, je résolus d'y opposer quelque résistance, afin d'éclairer la partie saine de l'assemblée, et de l'engager à suivre mon exemple : mon discours était un résumé comparatif et raisonné des divers rapports présentés jusque-là. Il en résultait un déficit considérable dans les recettes, et l'impossibilité de pourvoir aux dépenses extraordinaires. J'insistais sur la nécessité de conserver pendant les négociations de la paix une contenance imposante ; je n'insultais personne, je ne voulais que rapprocher les esprits. Je fus écouté, mais faiblement soutenu, parce que je n'avais employé que le langage de la raison. Les clichyens m'attaquèrent avec leurs armes ordinaires. Desbonnières dit : Est-ce que notre attitude politique dépend de la somme plus ou moins forte qui sera dans le trésor public ? Est-ce qu'on négocie avec de l'argent ? Les richesses d'une nation ne sont-elles pas dans ce qu'elle peut conquérir ?  Les fréquents murmures de l'assemblée trahissaient en vain son improbation ; l'orateur n'en continuait pas moins à dénaturer la question, et à répondre à des chiffres par des phrases. Il fournissait une preuve de plus de la médiocrité de certains avocats de Paris, qui passaient pour des aigles au barreau, et qui à la tribune n'étaient avec leur éloquence vide et hou> soufflée que des oiseaux d'une espèce moins noble.

Dans nos assemblées les finances ont toujours été laissées à quelques meneurs, parce qu'elles exigent de l'application, et qu'elles ne fournissent pas souvent des occasions de briller. Je l'avais moi-même éprouvé, et je venais de l'éprouver encore. Cependant il ne fallait pas un grand calcul ni un merveilleux effort pour sentir que la résolution qui ôtait au Directoire la surveillance des négociations du trésor paralysait l'action du gouverne, ment. Les constitutionnels et quelques hommes sages de tous les partis se réunirent donc pour la faire rejeter par le Conseil des Anciens. Ce Conseil était réellement pénétré de l'esprit dans lequel il avait été institué. Les partis y étaient moins marqués. Il avait de la gravité et' de la sagesse. Il eût résolu en France le problème d'une représentation divisée en deux chambres sans noblesse, et qui existait déjà dans les États-Unis d'Amérique ; il eût conservé la constitution républicaine, si le Conseil des Cinq-Cents et le Directoire ne se fussent pas disputés à l'envi le triste honneur de la renverser. Le Conseil des Anciens rejeta donc cette résolution. Sa décision arriva au Conseil des Cinq-Cents, au milieu de la discussion dont j'ai parlé ci-dessus. Elle déconcerta les clichyens, et fit pour le moment avorter leurs projets. Mais ce n'était qu'un grain de raison jeté dans un torrent de folies.

Depuis la séance du 2 messidor, les clichyens n'avait plus rien dit des armées ; le 12 ils recommencèrent leurs attaques. Ils provoquèrent des-dénonciations contre les généraux de la part des préposés de la trésorerie. Le commissaire ordonnateur de l'armée d'Italie, Villemanzy, fut accusé d'avoir envoyé à Toulon, pour une opération secrète de la marine, un million provenant des contributions militaires destinées au trésor national. Dufresne, royaliste connu, honnête homme d'ailleurs, mais dont la vue ne s'étendait pas au-delà des règles de la  comptabilité, vint dénoncer le général Hoche, commandant l'armée de Sambre-et-Meuse : Il a imposé, dit-il, 3.723.000 francs ; 219.400 francs, ont été versés dans la caisse du payeur de la trésorerie ; 736.600 ont disparu dans les mains de l'état-major, le reste a été versé dans la caisse d'un agent, particulier, sur laquelle le général donne des délégations à divers fournisseurs. Le payeur général de l'armée d'Italie écrit aussi que tous les paiements sont faits par les ordres du général en chef Bonaparte. Le Conseil fit un message au Directoire, pour que les préposés aux armées ne fussent plus troublés dans les mouvements de fonds prescrits par l'administration du trésor. Cette' mesure paraissait dans l'ordre. Il s'agissait de savoir seulement jusqu'à quel point elle pouvait se concilier avec les opérations militaires. Pour cela, il eût fallu se concerter avec le Directoire. Mais on ne voulait s'entendre sur rien ; on le traitait toujours dé Turc à Maure. Il en profita pour allumer dans les armées cet incendie qui fit explosion le jour anniversaire du 14 juillet.

J'abrège le récit fastidieux des séances suivantes : attaque continuelle des clichyens, plaintes persévérantes du Directoire, palliatifs impuissants, augmentation de désordre dans toutes les branches de services, gémissements des honnêtes gens, tel est le tableau qu'offre l'examen des discussions qui eurent lieu sur les finances jusqu'au 15 fructidor. Les circonstances étaient alors devenues si pressantes, on était tellement alarmé de l'opiniâtre sécurité des Commissions, si fatigué du despotisme de Gibert-Desmolières en cette partie, si convaincu que les plaintes du Directoire n'étaient que trop fondées, que des membres de Clichy même résolurent avec les constitutionnels de demander que la Commission des finances fût renouvelée. Vaublanc devait en faire la proposition ; il fut prévenu par Bérenger, qui joignait au patriotisme du caractère et des lumières. Je l'appuyai fortement ; mais nous fûmes combattus par les clichyens et les directoriaux. Hardy nous disait, en parlant des royalistes : Ils ont fait le mal, qu'ils s'en tirent comme ils pourront. Ce fut pour nous un trait de lumière et un mauvais augure.

Quant aux inculpations de Dufresne contre le général Hoche, il y répondit dans une lettre confidentielle : 1° Les faux frais ont tellement pu épuiser les caisses des départements que nulle part la solde n'a été faite ; il est dû deux mois de prêt à l'armée. 2° Au sujet des contributions, les comptes vont être livrés à l'impression. 3° Plût au ciel que l'état-major de l'armée eût six cent mille francs à sa disposition ; les officiers qui le composent auraient des chevaux, et ne feraient pas des dettes pour servir une patrie ingrate !

Hoche répondit officiellement le 26 messidor : J'ai imposé une contribution de 3.725.000 fr. ; mais elle a été réduite à 2.980.000. J'ai versé au payeur 2.840.962 fr. J'ai, dites-vous, une caisse particulière. Où est-elle ? qui la tient ? faites-la-moi connaître ? Vous dites que j'ai donné sur elle des délégations à des fournisseurs : nommez-m'en un, un seul auquel j'aie fait donner un écu. Pouvez-vous ignorer que ce sont les fournisseurs qui au ministère ont le plus crié contre ma nomination ? Devez-vous ignorer que depuis trois mois et demi je fais vivre cinquante mille hommes sur la rive droite du Rhin, sans qu'il ait été délivré, je ne dis pas de l'argent, mais des bons aux fournisseurs ? Et voilà la récompense des économies que j'ai faites ! J'ai poursuivi l'agiotage, les fripons, et c'est moi qu'on ose accuser ! Justes dieux ! mes comptes eussent été remis au ministre de la guerre, sans les persécutions que j'ai éprouvées à mon voyage de Paris. Maintenant je vais les rendre à la nation ; ils sont sous presse.

Le citoyen Villaume, payeur de l'armée de Sambre-et-Meuse, écrivit, le 14 thermidor, à un député, une lettre confidentielle, contenant sur cette affaire des détails qui ne sont pas sans intérêt. Le général Hoche, dit-il, est arrivé hier à l'armée. D'après ce qui s'était passé avant son départ, n'ayant pu le voir, j'avais à cœur de m'expliquer avec lui sur mon compte, et en même temps de lui faire de nouvelles représentations pour obtenir les fonds qu'il s'était obstiné de retenir dans la caisse de la Commission de Bonn. Je m'attendais à avoir une explication assez vive ; mais il n'en a rien été : il a tout rejeté sur les ordres particuliers qu'il avait reçus du Directoire, et qu'il se propose de publier. Il m'a dit que ce dernier lui avait surtout recommandé de verser le moins de fonds qu'il pourrait dans les mains des agents de la Trésorerie nationale, et que cet ordre avait été le motif particulier de sa conduite. Il m'a donné sur-le-champ un ordre pour faire verser dans ma caisse tous les fonds dont la Commission est dépositaire, et ceux qui y entreront dans la suite. Il m'a dit aussi qu'une partie des fonds qu'il avait retenus était en route pour Paris, mais qu'il avait envoyé pour les faire revenir... Le général se plaint beaucoup de la conduite du Directoire, qui a voulu l'inculper pour se jus-ter. Il parait qu'il va mettre au jour des éclaircissements qui ne tendront point alaire improuver ce dernier.

Le 10 fructidor, Dufresne répliqua au général Hoche, et lui reprocha, entre autres choses, d'avoir réservé de l'argent pour la solde d'une colonne nombreuse qui était partie de l'armée.

Que résultait-il de toutes ces discussions ? que le Directoire avait donné l'ordre au général Hoche de verser le moins de fonds qu'il pourrait dans la Trésorerie ; qu'il en avait mis en route pour une destination inconnue, et que, le Directoire, pour se justifier ou voiler sa conduite et ses projets, abandonnait le général.

Cette digression m'a fait anticiper sur l'ordre des événements et des faits. Je vais y rentrer.