À LA fin de la session de l'an IV, qui s'était prolongée jusqu'au 1er prairial an V, malgré les convulsions du régime révolutionnaire, le gouvernement constitutionnel avait marché pendant dix-huit mois. Dix-huit mois d'existence ne sont qu'un point incommensurable dans la vie d'un peuple ; mais au milieu de tant d'éléments de dissolution, c'était plus qu'un siècle pour le peuple français. L'ordre social était sorti du chaos, et commençait à se reconstituer ; l'agriculture, le commerce, les transactions particulières, le crédit public se délivraient de leurs entraves ; on revenait à des mœurs plus douces, à des opinions plus saines ; la nation retournait à son heureux caractère ; la République avait repris, parmi les puissances de l'Europe, le rang le plus élevé qu'eût jamais occupé la France monarchique dans ses temps les plus glorieux et les plus prospères. Si quelques hommes, même de la Révolution, doutaient en secret de la possibilité, si je puis m'exprimer ainsi, de cette forme de gouvernement dans un grand état, dans un état environné de monarchies, chez un peuple vieilli dans la civilisation, la masse du peuple n'en doutait pas : elle y avait donné son assentiment ; son orgueil en était flatté ; elle ne pensait plus à la royauté, et croyait son retour impossible. Et moi aussi, persuadé que bien souvent ce qu'on appelle une folie n'est qu'un intermédiaire entre un point connu et un qui ne l'est pas, je croyais de bonne foi à la République ; je m'y trouvais lié, je ne dirai pas par mes serments, mais par mon goût et ma raison, par honneur et par mon mandat. Je vivais alors avec des hommes de la Révolution et des hommes de la monarchie, également distingués par leurs qualités morales, leurs lumières et leurs talents ; je n'en voyais pas un qui ne fût plein de confiance dans notre forme de gouvernement, qui ne désirât d'y jouer un rôle, et j'en voyais un grand nombre qui étaient fiers de celui qu'ils y jouaient déjà. Siméon, Portalis, Barbé-Marbois, Barthélemy, Tronçon-Ducoudray et beaucoup d'hommes célèbres, qui avaient été étrangers à la Révolution, n'étaient cependant pas fâchés d'un ordre de choses dans lequel, par la seule recommandation de leur mérite et de leurs talents, ils se trouvaient au premier rang. Lebrun, Dumas, Rœderer et une foule de citoyens qui avaient été monarchiques dans les premières assemblées, et qui n'avaient point contribué à l'établissement de la République, ne s'en trouvaient pas trop mal ; une quantité de ci-devant nobles et d'hommes de cour, parmi lesquels on trouvait des Talleyrand, des Ségur, des Larochefoucauld, briguaient les faveurs de la République et accouraient lui offrir leurs services. Tout ce qu'il y avait de plus recommandable parmi le ci-devant tiers-état, dans la magistrature, le barreau et les professions utiles, occupait ou recherchait les fonctions publiques administratives et judiciaires. Dans les armées, cette immense quantité de généraux et d'officiers dont la gloire s'était formée sous les drapeaux de la République, et qui la cimentaient de leur sang, ne reconnaissaient qu'elle, et étaient toujours prêts à mourir pour la défendre. Une génération nouvelle croissait sous ses lois ; citoyens, militaires, magistrats, nous étions tous fiers de n'avoir plus au-dessus de nous ni cour, ni hérédité, ni privilèges, et d'être rentrés en jouissance de notre portion de souveraineté et de tous nos droits. Quels étaient donc les ennemis de la République ? La coalition des rois ? la plupart d'entre eux ne l'avaient-ils pas reconnue, ne s'étaient-ils pas liés avec elle par des traités, n'avaient-ils pas leurs ambassadeurs auprès de son gouvernement ? Le royalisme ? n'avait-il pas été battu ou conspué partout où il avait osé lever la tête ? la Vendée, son principal refuge, son plus puissant appui, ne s'était-elle pas soumise ? Qu'avait donc à craindre la République ? l'émigré dont
j'ai rapporté la lettre — voyez Convention — avait dit : C'est la République qui étouffera la République, et les
révolutionnaires qui finiront la Révolution. Cela s'opéra comme cela, ou ne
s'opérera jamais. Souvent ces paroles prophétiques revenaient à ma
pensée. En effet, nous étions nous-mêmes nos plus dangereux ennemis : nos
divisions, nos rivalités, nos haines pouvaient seules opérer ce miracle, et
nous précipiter dans l'abîme. Les uns poussaient trop vite le char de la
République, les autres le tiraient en arrière ; ceux qui voulaient lui
imprimer une marche raisonnable étaient tantôt retenus par ceux-ci, tantôt
entraînés par ceux-là, et toujours paralysés par les deux partis. Les
jacobins voulaient exclusivement le régime révolutionnaire, comme la fleur
des émigrés voulait l'ancien régime tout pur. Il y a des fruits sauvages,
amers au goût, mais qui nous tentent par leur beauté ; les jacobins ne
laissaient pas même ces séduisantes amorces à la liberté qui a aussi ses
amertumes. Des fanatiques de la République, semblables à des prêtres
intolérants, au lieu d'ouvrir son sein à ceux qui se convertissaient pour y
entrer, leur en interdisaient l'accès, et en repoussaient même des
républicains en les abreuvant d'injustes soupçons. Quand je voyais ces
patriotes exclusifs, jusque dans le Directoire et dans les Conseils, me signaler
comme un royaliste, moi qui ne trouvais hors de la République que honte et
opprobre, moi qui aurais donné ma vie pour elle, que pouvais-je penser de
leurs propres sentiment et des odieuses accusations dont ils accablaient des
hommes pour qui j'avais autant d'estime que pour moi-même ? L'injustice ne
pouvait m'ébranler ; mais combien d'autres elle rebutait, combien elle
finissait par en éloigner d'une cause à laquelle ils n'étaient pas attachés
par des liens irrévocables ! D'un autre côté c'étaient des hommes de la Révolution qui voulaient les uns racheter des opinions violentes qu'ils avaient émises, ou les actes odieux qu'ils avaient commis pendant la, fièvre révolutionnaire ; les autres, rejeter loin d'eux le soupçon de les avoir approuvés, et l'apparence d'en être solidaires ; confondant le bien et le mal, ils déversaient à pleine main le blâme sur le passé ; flétrissant les hommes et les choses, ils démolissaient les renommées et les institutions. Dans leur aveugle impatience d'effacer les traces et jusqu'au souvenir d'un régime qui en avait laissé de déplorables, au lieu de purifier avec prudence l'édifice de la liberté, ils ébranlaient, comme Samson, les colonnes du temple au risque de périr sous ses ruines. Il eût été à désirer que le Corps-Législatif, usant d'une faculté qui lui était accordée par la Constitution, eût pu s'ajourner ; car il était évident que nul gouvernement ne pouvait marcher longtemps avec une assemblée permanente. Alors on n'aurait pas eu le scandale de ces deux clubs opposés de l'hôtel de Noailles et de Clichy[1], d'où les législateurs, divisés en deux partis ennemis, répandaient dans toute la France leurs divisions et leurs haines. Alors on n'aurait pas continué cette intempérance de discours et de discussions sur une foule d'objets propres à allumer les passions qui seraient allés s'éteindre dans les délibérations secrètes du gouvernement, dont ils n'auraient jamais dû sortir. C'était donc une calamité que le Corps-Législatif n'eût pas pu s'ajourner, et que la transition subite du régime révolutionnaire à l'ordre constitutionnel exigeât impérieusement sa présence ; mais du moins on entrevoyait bientôt l'époque où, après avoir enfin pourvu aux besoins de la législation, il pourrait, sans danger, disparaître momentanément, laisser au Directoire la liberté de ses mouvements et accoutumer enfin la France au spectacle d'un gouvernement marchant quelque temps sans tribune. J'en parlai à quelques-uns de mes collègues, même à des partisans aveugles du Directoire : ils jetèrent les hauts cris ; tout était perdu si les premières sentinelles de la liberté abandonnaient un seul instant leur poste. Il est vrai que la conduite du Directoire n'avait pas été propre à inspirer une grande confiance ; cependant il était là, il fallait bien s'en accommoder ; on ne devait pas craindre qu'il trahît la République, et il était probable qu'abandonné à ses propres forces il sentirait encore plus vivement la gravité de sa mission, et ferait encore plus d'efforts pour la remplir plus dignement. Dans ces dix-huit mois d'exercice les Directeurs avaient fait bien des fautes : quels hommes à leur place auraient pu se flatter d'en être exempts ? Leur plus grand tort fut d'avoir donné trop d'importance, et d'importance publique, aux partis, et de n'avoir pas montré assez de confiance dans le seul sur lequel ils devaient s'appuyer, celui de la constitution ou, pour mieux dire, de la nation. Ils avaient craint l'opinion, et n'avaient point osé se mettre à sa tête dans une position où il leur eût été plus facile de se la rendre favorable et de la diriger ; mais enfin ils avaient été servis et secondés par un concours de circonstances heureuses ; le retour de l'argent à la place du papier-monnaie, la pacification de la Vendée, nos incroyables victoires et la paix. En commençant l'histoire de cette session j'ai déjà dit ce qu'étaient les membres du Directoire ; s'ils ne s'étaient pas sensiblement améliorés, on ne pouvait pas dire non plus que l'exercice du pouvoir les eût empirés, excepté deux, excepté un seul peut-être. Celui-là avait développé tous les vices qu'un mauvais prince, qu'un prince mal élevé peut apporter sur le trône : il était adonné aux plaisirs de la table, de la chasse et à des plaisirs plus sensuels, encore ; il avait une cour composée d'hommes tarés, de femmes galantes et même de mignons, et, ce qui est le pire de tous les vices dans un homme placé au timon de l'état, il faisait de l'argent de toutes mains pour subvenir à ses goûts, à ses dépenses et à ses prodigalités. Il avait des velléités de despotisme qui l'y auraient conduit, et en auraient peut-être fait un tyran s'il avait eu plus de force de caractère, de vigueur de tête et de suite dans ses idées. De semblables mœurs formaient un grand contraste avec celles d'une République. Mais cet homme-là n'était au Directoire que pour quatre ans au plus, et chaque année le sort pouvait nous être assez propice pour nous en délivrer. |