MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE XIV. — TROUBLES DU MIDI.

 

 

LA situation du midi était un champ de bataille pour les partis. Vers la fin de la Convention, les vainqueurs du 13 vendémiaire voulaient venger les crimes commis par la réaction dans cette partie de la République. Les renseignements et le temps manquèrent. Tout fut effacé par l'amnistie. Cependant Fréron, qui n'avait point été réélu, y fut envoyé en mission. Il vint au secours des patriotes et même des terroristes, et fut à son tour en butte aux dénonciations.

Dès les premiers jours de la session, Siméon, député du département des Bouches-du-Rhône, éleva la voix pour le défendre des calomnies dont, on ne cessait de l'accabler : Sur trois cent mille âmes, dit-il, huit mille familles y ont fourni des victimes à la terreur. Est-il étonnant que la réaction y ait été violente. Mais depuis le 22 floréal an III tout était tranquille, lorsque le 7 brumaire (an IV) Fréron arriva à Aix avec des troupes et de canon, etc. Siméon se plaignait de la conduite arbitraire et révolutionnaire de ce commissaire, et demandait la punition légale des coupables et le règne de la Constitution. Cette réclamation fut renvoyée au Directoire, attendu qu'aussitôt la notification de son installation aux représentants en mission leurs pouvoirs devaient cesser.

Mais le Directoire retarda exprès de notifier son installation afin de prolonger la mission de ces représentants qui, devenus ses commissaires extraordinaires, recevaient ses ordres et lui rendaient compte. Cette mesure, dans le passage subit du gouvernement révolutionnaire au régime constitutionnel, n'aurait pas été sans utilité si le choix de ces commissaires eût été bien approprié aux besoins de la République, à l'époque de cette transition. Mais malheureusement il y en avait plusieurs qui étaient loin d'apporter dans leurs foncions la sagesse et l'impartialité si nécessaires alors pour calmer les esprits, et pacifier le pays. Je ne crois pas que les cinq directeurs se soient partagé le territoire de la République, comme ils s'étaient réparti les diverses branches du gouvernement ; mais Barras régnait dans le Midi ; à Marseille, à Foulon, les patriotes et les terroristes le regardaient avec raison comme leur patron, et Fréron, son ami, y était l'exécuteur de ses desseins sur cette contrée. Sa mission s'y prolongeait indéfiniment depuis quatre mois, disait-on, quoiqu'il eût été rappelé par le Directoire.

Jourdan fit (30 ventôse) un tableau déplorable de la situation où se trouvait son département. Suivant lui, Fréron avait destitué toutes les autorités constitutionnelles, et les avait remplacées par les dénonciateurs, les brise-scellés, et les suppôts de la plus vile terreur. Des rassemblements armés se montraient avec audace ; l'autorité distribuait des bonnets rouges ; les autels de Marat se relevaient ; la terreur et le désespoir écrasaient les villes ; les cavernes, les forêts, les entrailles de la terre, le rivage étranger revoyaient les victimes du 31 mai ; le commerce fuyait à pleines voiles ; les capitaux s'enfouissaient ; l'ordre des propriétés était ébranlé ; l'heure d'une troisième réaction avait sonné, et une Vendée jacobine s'allumait.

Mais ce discours, écrit avec la chaleur brûlante et débité avec l'accent fougueux du Midi, n'était qu'une faible et pâle esquisse auprès de celui que déclama ensuite Isnard avec cette éloquence foudroyante qui lui fournissait souvent de belles images, mais qui l'entraînait au-delà des bornes du goût et des convenances et dans tous les excès d'une imagination qu'égarait quelquefois la passion. Dans ces tableaux il y avait donc de la vérité mêlée ove beaucoup d'exagération. Le Conseil ordonna cependant l'impression des deux discours, et chargea une commission de lui en faire un rapport. J'en fus nommé membre.

Quelques jours après parvint au Conseil une dénonciation contre Isnard et autres représentants, qui étaient en mission dans le Midi pendant la réaction. Elle fut lue et discutée en comité secret. Le Conseil la regarda comme calomnieuse, et la renvoya à la commission pour aviser aux mesures à prendre contre les signataires. Mais cette dénonciation paraissait avoir été adressée du département du Var à Barras, et avait été envoyée au Conseil sous enveloppe timbrée Directoire exécutif. Isnard dit en séance publique : Ce serait m'avilir que de daigner répondre aux atroces calomnies que les brigands du Beausset ont adressées à Barras, et qu'il vous a fait parvenir.

Le lendemain on lut une lettre écrite au Conseil par ce directeur, dans laquelle il repoussait loin de lui une démarche aussi inconsidérée, aussi absurde et aussi inconséquente, et assurait qu'il n'avait pas eu la moindre connaissance de cette dénonciation.

Le Directoire n'avait cependant pas été insensible à l'état du Midi. Il avait rappelé Fréron, et il sentait qu'il fallait enfin y faire régner les lois, et y opposer la justice à toutes les fureurs. Il adressa aux habitants de ces malheureuses contrées une proclamation où respiraient les plus belles paroles de paix, les plus touchantes invitations à la réconciliation et à l'oubli. Mais les actes ne répondaient pas toujours aux paroles, et d'ailleurs les discours tenus au Corps-Législatif, chaque fois qu'il y était question du Midi, étaient de l'huile jetée sur le feu.

Goupilleau de Montaigu, un des représentants envoyés avec Fréron dans le Midi après le 13 vendémiaire, dit dans la séance du 21 germinal : La tranquillité allait enfin renaître dans le Midi ; mais les affreux discours qui ont été débités ces jours derniers à cette tribune — ceux de Jourdan et d'Isnard — ont de nouveau armé les assassins. Les contre-révolutionnaires, les membres des compagnies de Jésus et du Soleil n'en ont pas eu plus tôt connaissance qu'ils ont repris leurs poignard, et en ont frappé les patriotes. A Valréas, patrie de l'abbé Maury, le commissaire du pouvoir exécutif a été assassiné par les papistes au moment où il allait être installé. Ces faits doivent enfin vous ouvrir les yeux, et vous déterminer à prendre des mesures fortes pour arrêter le sang prêt à couler. Je demande que la commission nommée pour examiner la situation du Midi fasse après-demain le rapport dont elle est chargée.

Goupilleau, quoique du Poitou, se passionnait comme un homme du Midi. D'ailleurs, il était, pour ainsi dire, partie dans ce grand procès ; Bentabole, qui n'ouvrait pas la bouche sans occasionner des murmures par la violence de ses expressions, confirma les faits, et le Conseil ordonna à la commission de faire son rapport. C'était moi qu'elle en avait chargé.

S'agissait-il d'examiner les accusations que se faisaient les partis ? Les renseignements parvenus jusqu'alors à la commission étaient insuffisants ; il aurait fallu en demander au Directoire, chargé du maintien de la tranquillité publique. D'ailleurs à quel résultat cet examen pouvait-il conduire les législateurs ? S'agissait-il d'examiner aussi l'effet de certaines lois de circonstance rendues pour le Midi ? et c'était le but principal que Jourdan s'était proposé ; la Commission n'avait pas encore pu se livrer à cet examen avec toute l'attention qu'il exigeait. Je vins donc en son nom exposer ces considérations au Conseil.

Le Directoire avait été, et avec raison peut-être, mécontent de la création de cette commission et surtout de sa composition, car il ne s'y trouvait pas un de ses familiers ou de ses adhérents. Ils prirent donc occasion du délai qu'elle demandait tacitement par mon organe, pour en obtenir la suppression. Les bonnes raisons ne leur manquaient pas, et Treilhard les fit valoir. Jourdan répondit. Jusque-là tout allait bien. Mais Isnard veut parler. On crie : La clôture de la discussion ! Il quitte la tribune en fureur, se précipite au milieu de la salle, s'engage dans une discussion violente avec Lesage-Sénault, qui, quoique du Nord, ne lui cédait pas en véhémence. Ils sont sur le point d'en venir aux mains. On les sépare. Le président se couvre. Jourdan veut parler ; même opposition. Il quitte la tribune avec l'accent du désespoir. Il s'élève une vive altercation entre lui et Julien, Souhait et Talot. Ils en viennent aux voies de fait. Les députés se lèvent en criant : À l'Abbaye ! Le tumulte et la confusion sont extrêmes. La salle ressemble à un champ de bataille. On emporte Lesage-Sénault à sa place. Enfin le calme se rétablit.

Le président, demeuré couvert pendant cette scène scandaleuse, admonesta, suivant l'usage, les perturbateurs en masse, et rétablit l'ordre de la question. Le conseil supprima la commission, et ordonna qu'il serait fait un message au Directoire, pour lui demander des renseignements sur l'état où se trouvait le Midi, et sur les causes des troubles qui l'agitaient.

On conçoit facilement que des scènes de cette espèce n'étaient pas très-propres à pacifier le Midi, et ne faisaient au contraire qu'y enflammer les partis. Il n'y avait qu'un moyen d'en finir, c'était de jeter un voile épais sur le passé, de suspendre pour quelque temps l'empire de la constitution dans le pays, et d'y envoyer un dictateur militaire, investi d'une grande considération et digne d'une grande confiance, tels que Bonaparte, Moreau, etc. Mais celui qui aurait osé proposer alors une semblable mesure aurait été repoussé pat les deux partis, qui aimaient bien mieux se faire la guerre que de plier sous un joug commun. J'en parlai à Carnot : Le Directoire, me répondit-il, donnerait beau sujet de crier contre lui s'il faisait une semblable proposition ; elle ne passerait pas aux Conseils ; nous ne pouvons marcher qu'avec la Constitution. Le remède sera plus lent : qu'y faire ? Ce n'est pas notre faute. Ils se lasseront à la fin de se tuer. Tu n'as pas d'idée de ce pays-là ; il ne ressemble à aucun autre. Tout y est terroriste ou royaliste. Il n'y a pas de moyen terme. A Dijon ou à Poitiers on raisonne, on s'explique ; à Marseille on commence par le poignard. Enfin, tu vois Jourdan, Isnard, des hommes qui ont de l'éducation, qui sont élevés en dignités, quand ils parlent l'écume leur vient à la bouche, les yeux leur sortent de la tête. Juge maintenant d'après les représentants ce que peuvent être les représentés !

Jullian et Méchin, que Fréron avait amenés avec lui dans le Midi, publièrent un compte de cette mission sous le titre de Mémoire sur le Midi, présenté au Directoire. Jullian, après avoir été victime de la terreur à cause de ses principes royalistes, s'était fortement attaché aux thermidoriens ; il avait été le chef de ces jeunes gens appelés la jeunesse dorée, que Barras, Fréron et Tallien employaient à poursuivre les terroristes. Quoique emporté quelquefois au-delà des bornes par ses opinions et par sa tête méridionale, car il était de Montpellier, Jullian avait rendu de véritables services à la Convention, dans ces fatales journées où les jacobins l'attaquèrent à main armée pour reprendre leur funeste influence : au 13 vendémiaire il avait déployé le même zèle pour repousser l'attaque des royalistes. Méchin, avec plus de fixité dans ses principes, était un républicain recommandable par sa modération.

Leur mémoire était un excellent ouvrage, où paraissait régner l'esprit de justice et d'impartialité ; ils l'avaient divisé en plusieurs époques.

1° Le 14 juillet 1789. Ce qui dans tout autre pays produisait une sensation légère enflammait les têtes méridionales, et devenait le signal de quelques vengeances ou d'une insurrection. A Paris on huait les aristocrates, à Marseille on les pendait.

Après le 10 août les bataillons sortis de Marseille y revinrent ivres de leurs succès, et lorsque la Convention se divisa, les proscriptions et les massacres commencèrent dans le Midi.

2° Au 31 mai, Marseille, armée pour venger les principes et la liberté, finit bientôt par se jeter dans les bras des Anglais. Toulon leur fut livré ; quand ce port fut repris par l'armée républicaine il s'y commit des horreurs ; des atrocités furent exercées à Bédouin, et le tribunal d'Orange immola une foule de victimes.

3° Après le 9 thermidor, des lois justes succédèrent à une législation barbare : les proscrits furent rappelés, les proscripteurs dépouillés du pouvoir. Les victimes, exaspérées par leur ressentiment, et poussées par le royalisme, se livrèrent aux vengeances, et confondirent les républicains et les terroristes.

La réaction eut aussi ses journées de septembre, et les fleuves ne tardèrent pas à porter dans la Méditerranée les cadavres des prisonniers égorgés au fort, Saint-Jean de Marseille, au Pont-Saint-Esprit, -à Nîmes, à Tarascon, à Lambesc. La réaction doit .être attribuée à la faiblesse du gouvernement et à la connivence de quelques autorités.

4° Le gouvernement, égaré par Fréron, dominé lui-même en partie par les circonstances locales, au lieu de contenir d'une main ferme les partis, avait remis le pouvoir dans les mains des hommes qui avaient, par leurs crimes, déshonoré la révolution.

Ainsi, dans ce mémoire, le remède au mal se trouvait en grande partie indiqué par la révélation des causes qui l'avaient produit.

Dans le moment même où cet écrit, remis depuis .quelque temps au Directoire, était livré à la circulation, de nouveaux troubles éclataient à Marseille. Siméon annonça au Conseil (10 thermidor) que, les assemblées primaires, convoquées pour la nomination des municipaux, avaient été violentées par les anarchistes, et que le sang avait coulé. Un message fut adressé au Directoire, pour avoir-des renseignements. Il répondit que les mesures qu'il avait .prises pour le maintien de la tranquillité à Marseille et dans le Midi ne dataient pas de l'époque rapprochée des troubles qui avaient eu lieu dans cette ville ; que depuis quelque temps, informé des orages qui menaçaient ce pays, il avait cherché à en prévenir les effets ; qu'il y avait envoyé un commissaire observateur, donné des ordres pour y envoyer un général sage et énergique, et chargé les ministres de prendre de leur côté les mesures que la prochaine réunion des assemblées primaires exigeait, pour empêcher que la tranquillité publique et la liberté des votes ne fussent troublées ; qu'on devait espérer que ces moyens suffiraient ; mais que la malveillance et l'esprit de faction avaient prévalu, et que des crimes avaient souillé l'enceinte où le citoyen venait exercer ses droits ; qu'il développerait tout ce qu'il pouvait avoir de moyens pour rétablir l'ordre, et faire punir les meurtriers.

Le Conseil ordonna la formation d'une commission, dont je fus encore nommé membre et ensuite rapporteur. Mon rapport fut très-volumineux, parce qu'il fallut y analyser une foule de pièces. Les deux partis s'étaient rendus aux assemblées avec la ferme résolution d'emporter les élections. Quand ils furent en présence, les 'anarchistes, voyant que leurs adversaires avaient la majorité, employèrent la menace et la violence, portèrent le désordre dans les assemblées, et y restèrent les maîtres. Il s'ensuivit des troubles au dehors ; on en vint aux mains ; il y eut quelques personnes blessées et même tuées. Les autorités avaient, favorisé plus ou moins ouvertement les anarchistes. Leurs rapports portaient le cachet de la partialité. Un fait incontesté dominait toute la question. Les élections avaient été ensanglantées ; elles ne pouvaient être valables. La commission en proposa la nullité ; elle fut prononcée sans discussion. Le Conseil ordonna l'impression de mon rapport au nombre de six exemplaires ; c'était à la fois une sorte d'hommage rendu au travail du rapporteur, et un moyen que prenait le parti victorieux pour répandre dans les départements les témoignages de son triomphe.

Le Directoire n'avait pas daigné répondre au message que lui avait envoyé le Conseil des Cinq-Cents, après les discours de Jourdan et d'Isnard. Malgré les réclamations des députés du département des Bouches-du-Rhône, qui, à part leur exagération, n'étaient pas sans fondement, malgré les observations sages et impartiales de Jullian et Méchin, malgré enfin le cri général qui s'élevait de toutes parts sur la mauvaise composition des autorités, le Directoire n'y avait fait aucune réforme. Quelles mesures avait-il prises pour pacifier le pays et pour prévenir, à l'approche des élections, les troubles qu'elles ne pouvaient manquer de faire éclater ? Il avait envoyé un commissaire observateur ! il avait fait écrire des lettres par ses ministres ! il avait donné des ordres pour l'envoi d'un général sage et énergique, c'est-à-dire appliqué des remèdes anodins à une plaie gangrenée, qui exigeait le traitement le plus vigoureux ! Et quel était ce général sage et énergique ? Willot, suspecté de royalisme, passionné, haineux, bon pour écraser un parti, et non pour tenir une juste balance, tout comprimer et tout réconcilier. Le Directoire mettait un général royaliste en présence d'autorités anarchistes, qu'il s'obstinât à maintenir. Elles appelaient des mesures de ce général à un autre général, à Bonaparte, qui les soutenait. Willot le savait. Voilà comment on s'y prenait pour étouffer dans le Midi une agitation qui avait tous les caractères d'une guerre civile ! Un homme, un seul homme y était plus puissant que tous les pouvoirs, que toutes les lois. Cet homme-là c'était Barras.