VERS la fin de la Convention, l'empereur d'Allemagne, tant pour lui que comme chef de l'empire, avait, par l'intermédiaire d'une puissance neutre, le Danemark, proposé l'ouverture d'un congrès à Augsbourg pour traiter de la paix avec la République, et en attendant, qu'il fût fait un armistice. Le Comité de salut public avait répondu qu'il ne pouvait l'accorder, et qu'il ne consentirait à un congrès que lorsque, la paix ayant été conclue, il ne s'agirait plus que d'en régler et d'en assurer tous les avantages pour les puissances qui auraient pris part à la guerre. Au moment où la campagne de l'an IV et la session du Parlement anglais allaient s'ouvrir, Wickam, ministre d'Angleterre en Suisse, communiqua à Barthélemy, ambassadeur de la. République, le désir qu'avait la cour de Londres d'être instruite des dispositions de la France relativement à une pacification générale, ajoutant cependant qu'il n'était pas autorisé à négocier. Barthélemy répondit que, quoique le Directoire ne vît dans la perspective d'un congrès que le projet d'éterniser les discussions, cependant, cédant à son désir ardent de la paix, il déclarait ne pouvoir entrer dans aucune composition sur les pays réunis par les lois au territoire de la France, et que du reste il était prêt à recevoir toute ouverture compatible avec la dignité de la République. L'Angleterre répliqua que, tant qu'on persisterait dans cette prétention, elle poursuivrait la guerre. Ainsi Pitt, qui avait fait une guerre de principes, était prêt à sacrifier la royauté et la dynastie, et à reconnaître la République, si elle renonçait à la Belgique. Mais l'Angleterre et l'empereur, en proposant une pacification générale et des congrès, ne voulaient dans le fait que gagner du temps, endormir la France, y exciter les partis, y produire des troubles et des déchirements dans l'espérance d'amener ainsi la contre-révolution, bien plus facilement que par la force des armes. En effet les ministres anglais sur le continent abusaient de leur caractère pour corrompre les généraux, et entretenir des correspondances criminelles dans l'intérieur de la République. Les émigrés à leur solde leur servaient d'intermédiaires. Leurs légions, auxiliaires de l'Autriche, étaient en armes sur le Rhin. Les moins belliqueux et les plus propres à l'intrigue, formaient des conciliabules dans les villes d'Allemagne et surtout en Suisse. L'oligarchie helvétique, dévouée à la coalition, prostituant un sentiment généreux, sous prétexte d'hospitalité, tolérait ces rassemblements hostiles ; elle tendait la main aux corps d'émigrés, et, ne respectant pas elle-même son antique et vénérable neutralité, provoquait les Français qu'elle offensait à forcer ses barrières, et à porter. un jour sur son territoire le fléau de la guerre. Tout annonçait le projet de faire passer le corps de Condé par le Frickthal et le canton de Bâle pour faire une invasion sur les fr9ntières de la République. Barthélemy somma le gouvernement cantonnai de prendre des précautions énergiques, suffisantes et non suspectes, pour faire respecter sa neutralité, à défaut de quoi le Directoire exécutif aurait recours à toutes les mesures que les circonstances lui commanderaient pour garantir ses frontières. Bâle, tout en protestant de son zèle à maintenir sa neutralité, ne développa aucune énergie pour la défendre. La République avait trois armées principales, celle de Sambre et Meuse, commandée par Jourdan ; celle de Rhin et Moselle, où Moreau avait remplacé Pichegru, et celle d'Italie, dont le commandement avait été donné à Bonaparte en récompense des services qu'il avait rendus au 13 vendémiaire. Pichegru était devenu suspect aux comités de gouvernement vers la fin de la session conventionnelle. Le Directoire, n'osant pas le destituer et le laisser sans emploi, lui donna l'ambassade de Suède, honnête exil où il ne se rendit pas. Le gouvernement était bien le maître de ne pas employer un général quelconque sans rendre compte de ses motifs ; cependant dans un pays libre l'opinion publique est exigeante, et veut être éclairée. Elle était favorable à Pichegru, auquel elle ne reconnaissait pas de torts et dont les glorieux services semblaient indignement sacrifiés à une vile jalousie ou à quelque basse intrigue. La campagne s'ouvrit. Bonaparte, à la tête de l'armée d'Italie, s'élança le premier dans la carrière. Dans le court espace d'un an, depuis la bataille de Montenotte jusqu'aux préliminaires de Léoben, la République, par une longue suite de triomphes immortels, conquit l'Italie, et vit flotter jusqu'aux portes de Vienne ses drapeaux victorieux. Nos armes furent moins constamment heureuses en Allemagne. Jourdan et Moreau, après avoir passé le Rhin et battu les Autrichiens, s'étaient avancés, le premier jusqu'à Ratisbonne, le second jusque près de Munich. Jourdan battu à son tour fut ramené au-delà du Rhin, et par sa déroute força Moreau à cette glorieuse retraite, où il immortalisa son nom. Dans ses lettres au Directoire, c'était sur lui que Jourdan semblait rejeter ses malheurs. C'était d'après ses ordres qu'il avait manœuvré. Si les circonstances le permettent, disait-il, je marcherai de nouveau sur l'ennemi, mais non dans le pays que je viens de parcourir, à moins que vous ne m'en donniez l'ordre formel ; car je croirai toujours très-dangereux d'enfoncer une armée dans de semblables défilés, sans avoir un gros corps de réserve qui puisse protéger sa retraite, et contenir les habitants du pays. Il écrivit encore que l'armée était débandée, qu'elle se livrait à tous les excès, qu'il n'y avait plus d'honneur à la commander, que les paysans se réunissaient aux Autrichiens et tuaient les pillards. Avant cet échec le Directoire croyait que les armées du Rhin arriveraient en Autriche plus tôt que l'armée d'Italie, et y prendraient leur quartier d'hiver. Après leur retraite il disait que sans doute elle était fâcheuse à cause du mauvais effet qu'elle produisait sur l'opinion ; mais qu'il n'avait jamais compté laisser les armées passer l'hiver en Allemagne. Cependant il était indigné contre Jourdan. Carnot me disait qu'il était dans un tel état d'humeur et de mécontentement, qu'il ne remonterait pas le moral de l'armée, et qu'on ne pouvait pas lui en laisser le commandement. Il fut en effet remplacé par Hoche. Dans la retraite de Jourdan, la République perdit Marceau, général de la plus grande espérance, également estimé de l'étranger et de ses concitoyens. Il fut enterré dans le camp retranché de Coblentz au bruit de l'artillerie des deux armées. Mais le mouvement rétrograde des armées du Rhin ne semblait avoir aucune influence sur les progrès de celle d'Italie ; rien n'arrêtait sa marche, et Bonaparte, bientôt après, remporta la victoire d'Arcole. Un armement considérable avait été préparé dans le port de Brest. Une armée de vingt-cinq mille hommes, commandée par Hoche, était prête à partir au premier signal. On l'envoyait en Portugal, en Irlande, à la Jamaïque. L'Angleterre, fière de sa supériorité sur les mers, la regardait déjà comme sa proie, et des Français pusillanimes ou insensibles à la gloire de leur patrie traitaient de folie cette expédition. La flotte mit à la voile, et arriva dans la baie de Bantri en Irlande ; mais quand le général et l'amiral, embarqués sur une frégate et séparés de l'armée par un coup de vent, arrivèrent au lieu du débarquement, l'armée, qui s'y était trouvée sans chefs et les y avait en vain attendus, avait été forcée par la tempête de retourner en France. Hoche en fut au désespoir. La faute en fut rejetée par le Directoire sur le contre-amiral Bouvet ; il fut mis hors d'activité. Mais le public accusa le général et l'amiral Morard de Galles d'une grande imprévoyance. Ainsi manqua une expédition qui avait été conçue avec audace, dont le succès ne tint qu'à un léger incident, et qui, si elle eût réussi, eût été d'une influence immense dans la politique générale. Elle apprit du moins à la France, à l'Europe et à l'Angleterre elle-même frappée d'étonnement, que ses côtes n'étaient pas inabordables et qu'on pouvait l'atteindre chez elle, malgré ses remparts flottants. Une nouvelle preuve ne tarda pas à s'en présenter. Une expédition moins honorable, pour ne pas dire honteuse, fut bientôt après ordonnée par le Directoire. Il vomit sur la grande terre d'Angleterre, baie de Saint- Georges, près de Pembrok, quinze cents galériens enregirnentés. Au Conseil des Cinq-Cents, Dumolard dénonça cette entreprise comme contraire aux lois du pays et au droit des gens, injurieuse aux défenseurs de la patrie et attentatoire à l'honneur national. Personne n'osa la justifier. Le Conseil en demanda compte au Directoire par un message auquel il ne répondit point. C'était ce qu'il avait de mieux à faire. Les ennemis de la République, dont les premiers succès de la guerre de l'indépendance avaient depuis longtemps rabaissé les prétentions et le ton dédaigneux, accouraient au-devant d'elle maintenant qu'elle marchait de conquêtes en conquêtes, recherchaient son amitié et imploraient la paix. Le roi de Sardaigne, le duc de Parme, le duc de Modène, le pape, le roi de Naples, le duc de Wurtemberg, le margrave de Bade, l'électeur de Bavière obtenaient des armistices et des traités. L'Espagne concluait un traité d'alliance offensive et défensive. Les ambassadeurs ou ministres des puissances alliées ou neutres, chrétiennes, musulmanes et barbaresques, étaient accrédités auprès du Directoire. Le corps diplomatique donnait des repas aux ministres et aux autres grands fonctionnaires. Néri Corsini, envoyé du frère de l'empereur, et del Campo, ambassadeur d'un Bourbon, portaient des toasts à la République, et choquaient le verre avec deux juges de Louis XVI, Lacroix et Moulin. De Sandor, envoyé de Prusse, battait la mesure sur la table, tandis que la musique exécutait les airs chéris des républicains, Ça ira, et Allons, enfants de la patrie. Le plus implacable de nos ennemis, le roi d'Angleterre, disait au Parlement : Je vais envoyer sans délai à Paris une personne munie de pleins pouvoirs, pour traiter de la paix, et je désire ardemment que cette mesure puisse amener le rétablissement de la paix générale. Quoique ce vœu ne fût rien moins que sincère, l'orgueil britannique ne s'en décidait pas moins à entrer en négociations avec une république que deux ans auparavant il avait mise hors du droit des nations. Un ambassadeur anglais parut au milieu de Paris : c'était pour les Français un spectacle nouveau et un grand triomphe ; mais lord Malmesbury, qui devait avoir de pleins pouvoirs, ne répondait pas à une note du Directoire avant d'envoyer chercher par un courrier les instructions de sa cour ; il fut bientôt facile de juger que sa mission n'était pas sérieuse. Il remit enfin un mémoire confidentiel sur les objets principaux de restitution, de compensation et d'arrangements réciproques. L'Angleterre demandait tout simplement que nos armées revinssent en France, que la République renonçât à toutes ses conquêtes, qu'elle rentrât dans ses anciennes limites ; en un mot, le status ante bellum. A ces conditions, la Grande-Bretagne daignait faire la paix, et voulait bien offrir la restitution des colonies françaises dans les deux Indes. Quand l'ennemi eût encore été en Champagne, on n'eût pas pu dicter à la France une loi aussi humiliante ; et l'armée d'Italie venait de cueillir le laurier d'Arcole ; Mantoue était aux abois, et les Autrichiens se morfondaient à assiéger des têtes de pont sur le Rhin ! Le Directoire notifia donc, en réponse à lord Malmesbury, qu'il n'accepterait aucune proposition contraire à la Constitution, aux lois et aux traités qui liaient la République ; et attendu que le lord annonçait, à chaque communication, qu'il avait besoin des avis de sa cour, d'où il résultait qu'il remplissait un rôle purement passif dans la négociation, ce qui rendait sa présence à Paris inutile et inconvenante, qu'il eût à s'en retirer dans deux fois vingt-quatre heures avec toute sa suite, le Directoire déclarant du reste que si le cabinet britannique désirait la paix, il était prêt à suivre les négociations par envoi réciproque de courriers. Ainsi finit celle-ci, que lord Malmesbury vint reprendre huit mois après à Lille, et qui n'aboutit encore à rien. Pour obtenir des fonds du Parlement, le cabinet britannique avait fait cette ouverture de paix, et rétabli les relations commerciales qu'il avait interrompues avec la république batave ; la Hollande repoussa ce prétendu bienfait, et le Directoire demanda au Conseil des Cinq-Cents de prendre des mesures pour prohiber en France les marchandises anglaises. Une loi prononça cette prohibition. Tandis que la France, comme république par sa puissance et l'assentiment de tous les rois, se plaçait au premier rang parmi les États de l'Europe, ses rapports d'amitié avec une grande république, qu'elle avait contribué à fonder dans le Nouveau-Monde, se trouvaient interrompus. La faction anglaise aux États-Unis d'Amérique et quelques discussions pour des intérêts commerciaux avaient momentanément apporté de la froideur entre deux États que la conformité de leurs principes et de leurs intérêts politiques portait à rester étroitement unis. Monroë quitta la France, et le Directoire ne voulut point recevoir Pinkney, son successeur. C'est un nuage qui se dissipera bientôt, me dit Monroë en partant ; j'ai trop à cœur que les deux plus grandes républiques du monde vivent en bonne intelligence. Notre destination est de changer la face du globe, vous dans l'ancien monde, et nous dans le nouveau. Je le croyais comme lui, si nous étions assez sages pour nous mer des institutions dignes de servir d'exemple à tous les peuples. Après que Bonaparte eut gagné la bataille de Lodi, et que la paix eut été accordée au roi de Sardaigne, la Suisse devint un peu plus soigneuse de sa neutralité qu'elle n'avait paru l'être avant l'ouverture de la campagne. Le canton de Bâle s'empressa de rendre compte des mesures qu'il avait prises pour la faire respecter. Barthélemy demanda l'expulsion des émigrés et des prêtres, ces ennemis les plus acharnés de la République, et pour lui plaire, la ligue helvétique chassa de son territoire ces deux classes de Français, auxquels elle s'honorait trois mois plus tôt, d'avoir donné asile. Le roi de Sardaigne poussa la courtoisie envers la République jusqu'à informer le Directoire que la dynastie de Savoie s'était augmentée d'un prince nouvellement né. La Suède avait envoyé comme chargé d'affaires M. de Rehausen, regardé comme un agent de la Russie. Le Directoire refusa de le recevoir. La Suède insista, et le baron de Staël, son ambassadeur, écrivit qu'elle renverrait Perrochel, chargé d'affaires de France. Le Directoire le rappela lui-même, en protestant que la nation suédoise pouvait toujours compter sur son affection. La République n'avait point encore atteint un aussi haut degré de gloire et de puissance : au dehors elle paraissait inébranlable ; il n'y avait plus à redouter pour elle que l'entraînement des conquêtes et l'ivresse de la victoire. Que pouvait-elle avoir à craindre de ses ennemis, avec des armées aguerries, composées de l'élite de la nation, avec une population belliqueuse toute prête à défendre la patrie, avec cette foule d'officiers et de généraux, pour ainsi dire improvisés par la Révolution, et dont l'habileté et l'audace déconcertaient les plus habiles tacticiens de l'Europe, et effaçaient ses plus grandes renommées militaires ? A l'armée de Sambre et Meuse, Jourdan, Kléber, Championnet, Hoche, Marceau, Lefebvre, Ney, Grenier, Bernadotte ; à l'armée du Rhin et Moselle, Moreau, Desaix, Beau-puis, Sainte-Suzanne, Lecourbe, Saint-Cyr ; à l'armée d'Italie, Bonaparte, Augereau, Masséna, Lannes, Laharpe, Murat, et tant d'autres dignes de marcher sur les traces de ces héros, et destinés à les égaler un jour. Que leur opposaient les Autrichiens, excepté l'archiduc Charles, qui, malgré sa naissance, avait la bravoure d'un soldat et les talents d'un général, excepté Wurmser, qui honorait sa vieillesse par sa loyauté et par la défense de Mantoue ; excepté deux ou trois autres dont les noms ne me reviennent pas ? Écoutons ce qu'écrivait le vieux général Beaulieu au Conseil de l'empereur : Je vous avais demandé un général, et vous m'avez envoyé Argenteau : je sais qu'il est grand seigneur, et qu'en récompense des arrêts que je lui ai donnés, on va le faire feld-maréchal de l'empire. Je vous préviens que je n'ai plus que vingt mille hommes, et que les Français en ont soixante mille ; que je fuirai demain, après-demain et tous les jours, jusqu'en Sibérie, s'ils m'y poursuivent ; mon âge me donne le droit de tout dire ; en un mot, dépêchez-vous de faire la paix, à quelques conditions que ce soit. Si les royalistes et les anarchistes s'agitaient encore dans l'intérieur, tout faisait espérer que le gouvernement en triompherait aussi avec de la fermeté et de la sagesse ; alors il était beau d'être citoyen français, il était permis d'en être fier, et de préférer ce titre glorieux à tous les titres féodaux et à tous les vains honneurs des monarchies. Comme au jour où le premier tocsin de la liberté, annonçant ses dangers, précipita nos premiers bataillons sur les frontières, le soldat, l'officier le général, marchaient encore au combat par pur patriotisme. L'indépendance, la gloire, le suffrage de la République leur suffisaient encore pour les payer du sang qu'ils répandaient pour elle. A chaque victoire, le législateur proclamait que l'armée avait bien mérité de la patrie, et ce décret envoyé aux armées les excitait à mériter de nouveau cette noble récompense. Presqu'au brillant début de l'armée d'Italie, le Corps-Législatif arrêta de célébrer une fête à la victoire, le jour (10 prairial) fixé pour la fête de la reconnaissance. Chénier proposa de profiter de cette occasion pour exécuter le décret de la Convention, qui avait ordonné la translation des cendres de Descartes au Panthéon. Il n'y avait pas beaucoup d'analogie entre le philosophe et nos victoires. Mercier, dans un discours original et bizarre, comme tout ce qui sortait de sa plume, attaqua la translation, la facilité avec laquelle on décernait les honneurs du Panthéon, Descartes, absolument inconnu au peuple, les sciences, les philosophes, et surtout Voltaire. La translation fut ajournée. Parmi les généraux, un seul maniait le commandement de manière à effrayer le gouvernement et à alarmer les amis de la liberté : c'était Bonaparte. Dès son début, il avait secoué le joug de la dépendance, et il agissait comme s'il eût reçu un plein pouvoir des mains de la victoire. Si le gouvernement lui faisait des observations, il offrait en réponse sa démission, sûr qu'à l'abri de sa gloire il était inattaquable, et que ses triomphes le rendaient nécessaire. Le Directoire en conçut de l'ombrage. Le bruit se répandit qu'il voulait ôter à Bonaparte le commandement de l'armée ; il offrit lui-même sa démission. Le Directoire lui écrivit pour se justifier ; il répondit : Je ne sais pas ce que MM. les journalistes veulent de moi ; ils m'ont attaqué dans le même temps que les Autrichiens : vous les avez écrasés par la publication de votre lettre. J'ai complètement battu les Autrichiens ; ainsi, jusqu'à cette heure ces doubles tentatives de nos ennemis ne sont pas heureuses. Au ton des lettres de Bonaparte on voyait que cet homme-là avait de grandes idées dans la tête, et sentait sa supériorité ; il n'aimait pas le bavardage, il allait droit au but. Il écrivit de Vérone (15 prairial an IV) : J'arrive dans cette ville, citoyens Directeurs, pour en partir demain ; elle est très-grande et très-belle ; j'y laisse une bonne garnison pour me tenir maître des trois ponts qui sont ici sur l'Adige. Je n'ai pas caché aux habitants que, si le prétendu roi de France n'eût ; évacué la ville avant mon passage du Pô, j'aurais mis le feu à une ville assez audacieuse pour se croire la capitale de l'empire français. Je viens de voir l'Amphithéâtre : ce reste du peuple romain est digne de lui ; je n'ai pu m'empêcher de me trouver humilié de la mesquinerie de notre Champ-de-Mars : ici cent mille spectateurs sont assis, et entendraient facilement l'orateur qui leur parlerait. Les émigrés fuient de l'Italie ; plus de quinze cents sont partis cinq jours avant notre arrivée, ils courent en Allemagne porter leurs remords et leur misère. Au commencement de la Révolution, les rois s'en étaient alarmés, et les peuples en avaient tressailli de joie. La République avait effrayé les trônes, et donné aux peuple des espérances ; la terreur les avait un instant refoulées, mais ne les avait point éteintes. Chez toutes les nations les hommes éclairés faisaient, des vœux pour le succès de notre cause et pour que la République prît un caractère moral qui lui conciliât partout des amis, et imposât à ses détracteurs. En Europe, et en France même, on attendait donc, les uns avec intérêt, les autres avec anxiété, l'usage que la République ferait de ses triomphes. Depuis la chute de Robespierre, et surtout l'établissement du gouvernement constitutionnel, il s'était déjà fait un grand changement dans le langage, dans les formes et jusque dans les principes ; il ne s'agissait plus d'armer des compagnies de tyrannicides, ni de marcher à force ouverte au renversement des trônes. Partout où la conduisait la victoire, la République maintenait les rois, et faisait la paix avec eux ; sur le Rhin, en Allemagne, où le peuple paraissait content de son sort parce qu'il était grave, immobile et moins facile à ébranler, les armée' françaises respectaient les institutions existantes et jusqu'à la féodalité. En Italie, au contraire, avec des peuples chez qui vivaient encore d'anciens souvenirs de la liberté, susceptibles d'éclater et de se passionner pour elle, et qui sympathisaient avec ses apôtres, Bonaparte projetait d'établir des états libres, et l'on rêvait dans son armée et en France la renaissance de la république romaine. Lors de nos premières victoires dans les Pays-Bas et la Hollande, des savants et des artistes y étaient allés choisir des objets d'art, et le Musée national avait reçu une riche moisson des écoles flamande et hollandaise. Je me rappellerai toujours l'émotion que j'éprouvai lorsque je vis déballer cette magnifique descente de croix de Rubens, de superbe Paul Potter, ces portraits si vivants de Vandick et toutes ces belles productions de tant de grands maîtres. Monge, Berthollet, Thouin, Barthélemy furent envoyés au-delà des Alpes pour utiliser nos victoires au profit de nos collections nationales ; elles reçurent les plus fameux chefs-d'œuvre des écoles d'Italie. Bonaparte envoya au Directoire une curiosité non moins fameuse, quoique d'un moindre prix, cette Notre-Daine de Lorette signalée dans toute la chrétienté par ses miracles et ses richesses ; c'était une vierge de bois avec son mobilier personnel, consistant en un vieux haillon de camelot et trois écuelles cassées de mauvaise faïence. Il envoya presqu'en même temps, par Augereau, un plus glorieux trophée, les drapeaux de la garnison de Mantoue ; le Directoire les reçut dans une séance publique où, l'on prodigua de justes éloges à l'invincible armée qui les avait conquis et à son illustre chef. Les ennemis de notre gloire, des esprits moroses et même des fanatiques de bonne foi criaient que ces conquêtes n'étaient pas légitimes, et que cette translation de monuments à Paris était une barbarie ; des artistes français demandèrent même au Directoire qu'il fût nommé une commission de l'institut pour examiner la question de savoir s'il était avantageux à la République et aux artistes en général de déplacer de Rome les monuments antiques et les chefs-d'œuvre de peinture et de sculpture, qui composaient les musées de cette capitale des arts. Sous prétexte de les sauver de la destruction, ou, pour mieux dire, par pure cupidité, ou par amour de l'art, l'Europe était en possession d'aller enlever à la Grèce et à l'Egypte leurs monuments. C'étaient deux terres classiques qu'elle exploitait sans scrupule, et l'on ne trouvait pas des bas-reliefs et des inscriptions d'Athènes ou de Thèbes déplacés dans la maison d'un Anglais. Les cabinets et les bibliothèques des rois étaient remplis du butin fait dans les guerres sur les peuples conquis. L'Angleterre était fière de montrer dans la tour de Londres les anciennes archives royales de France, prises dans une bataille ; Venise étalait sur sa placé de Saint-Marc des chevaux de bronze devenus plusieurs fois le prix de la victoire ; et l'on disputait à la République française, maîtresse d'enlever, par droit. de conquête, les richesses des pays tombés en sou pouvoir, le droit de se les approprier par des traités ! On ne lui contestait pas le droit d'imposer des millions, et de garder des provinces, et on lui disputait celui de se faire céder, par des conventions solennelles avec Rome, Parme et Modène, quelques tableaux que ses armées auraient pu brûler, quelques marbres qu'elles auraient pu détruire ! Si quelque chose était légitime c'était, sans contredit, de semblables conquêtes. Quant à la question suscitée par le scrupule de quelques artistes français, le Directoire ne crut pas devoir ordonner une information de commodo et incommodo. La grande majorité de la France trouvait très-convenable et très-économique de ne pas être obligée de faire le voyage d'Italie pour voir des monuments qui n'étaient nullement déplacés à Paris. A l'ouverture de la campagne de l'an V, Hoche passa le Rhin en présence de l'ennemi ; victorieux dans trois batailles et dans cinq combats, il fit faire en quatre jours trente-cinq lieues à son armée, et menaçait de se porter au sein des états héréditaires de l'Autriche. Moreau repassa aussi le Rhin de vive force, reprit Kehl, et gagna une victoire complète sur l'ennemi ; rien ne pouvait plus arrêter ses succès ta nouvelle des préliminaires de Léoben vint enchainer la marche triomphante de ces deux armées. Bonaparte avait chassé les Autrichiens de l'état de Venise, de la Carniole, de la Carinthie, de Trieste et de tout le Tyrol ; quelques jours de plus il arrivait à Vienne. Il offrit la paix à l'archiduc Charles ; elle fut acceptée. Lorsque Masséna apporta à Paris la ratification des préliminaires par l'empereur d'Allemagne, l'enthousiasme y fut à son comble. Les Conseils législatifs éclatèrent en témoignages de reconnaissance pour les armées. Le Directoire fit une réception solennelle au représentant de l'armée d'Italie. La paix promettait enfin à la République de longs jours de repos, de gloire et de prospérité. |