J'AI dit que Babeuf et ses complices, traduits à la haute Cour nationale, allongeaient le plus qu'ils pouvaient les débats, dans l'espoir que quelque événement favorable viendrait briser leurs fera. Cet espoir n'était pas sans fondement. Les anarchistes, plus. irrités qu'effrayés du sort qui attendait Babeuf, étaient en état de conspiration permanente, et projetaient de mettre à exécution, par un coup d'audace, le plan qu'il n'avait fait que tracer sur le papier. D'après un message du Directoire adressé aux Conseils, le
23 fructidor y un corps de brigands armés, au nombre de six à sept cents,
sous la conduite de chefs en uniforme d'officiers généraux, s'était rendu la
nuit précédente au camp de Grenelle. Après avoir tenté inutilement de grossir
leur horde par les cris de vive la Constitution
de 93 ! à bas les Conseils et les nouveaux tyrans ! ils allèrent
commencer l'attaque ; mais la troupe les repoussa, en tua une vingtaine, et
fit 133 prisonniers, parmi lesquels étaient les ex-conventionnels Cusset,
Javognes et Huguet, l'ex-général Fion, et toute la tourbe des comités
révolutionnaires. Le Directoire, ayant quelques doutes, consultait le Conseil sur la question de savoir si ces prisonniers, pris sur le champ de bataille ou en fuyant, ne (levaient pas être jugés par un conseil militaire. Il demandait en outre à être autorisé par une loi, conformément à l'article 359 de la Constitution, à faire dans Paris des visites domiciliaires, tant pour découvrir les individus qui y étaient en contravention aux lois que ceux qui avaient échappé aux poursuites des soldats du camp de Grenelle. Le Conseil était unanime sur l'opportunité de cette mesure. Mais Favart, la constitution à la main, fit observer que ces visites ne devaient pas avoir lieu la nuit. J'appuyai cette observation par les termes de la' Constitution et le tableau des inconvénients que des visites nocturnes pourraient avoir pour la sûreté des citoyens. Chénier et Daunou furent d'un avis contraire ; cependant le Conseil inséra dans sa résolution que les visites ne pourraient avoir lieu que le jour et jusqu'au 1er vendémiaire. Le Conseil prit une seconde résolution interprétative des lois existantes, d'après laquelle les prisonniers faits au camp de Grenelle devaient être jugés par un conseil militaire. La couleur de cette conspiration n'était pas équivoque. Les partisans des anarchistes et leurs journalistes, honteux de voir la plus grande partie des leurs pris en flagrant délit, ne pouvaient nier ce qui était évident. Louvet, ce jour même, dans sa Sentinelle disait : Les Clichiens, irrités de la nomination de la commission pour faire le rapport sur la loi du 3 brumaire, vont commander quelque conspiration à leur ministre Cochon. C'était vraiment une chose déplorable que de voir un homme, qui avait d'ailleurs de bonnes qualités et du talent, se prostituer à un parti si peu digne d'intérêt, et se déshonorer par des raisonnements aussi absurdes. Le ministre, disaient les uns, était instruit du mouvement, il pouvait le prévenir : il ne l'a pas fait, donc il en est l'auteur. Les autres avançaient hardiment que c'était un mouvement royaliste sous couleur populaire, qu'avait favorisé le ministre vendu à la royauté. Ils tiraient un grand avantage de ce que, suivant le rapport du général Latour-Foissac, quelques cris de vive le roi ! s'étaient fait entendre parmi les conjurés. Le Directoire, qui jusque là s'était aussi traîné dans ce misérable système, et avait toujours confondu les anarchistes et les royalistes, très-distincts cependant pour tout homme de bon sens qui voulait bien ne pas fermer les yeux, pour cette fois-ci trancha net la question. Le caractère des conjurés,
disait-il — Rédacteur du 26 —, n'est pas
douteux. Les agents connus du système de la terreur, les partisans de la
Constitution de 93, les membres des comités révolutionnaires et les apôtres
de Marat, étaient les instruments de ce complot. Quelques-uns d'entre eux ont
crié vive le roi ! lorsqu'ils ont vu que leurs tentatives anarchistes
étaient infructueuses. Mais qui ne sait que, si les royalistes ont intérêt à
propager l'anarchie, il est un autre parti qui en a besoin pour sa propre
ambition, pour son avidité, pour l'impunité et la continuité de ses crimes ? Sans doute une bonne police est faite pour les prévenir, et le ministre, instruit que les conjurés étaient rassemblés- -le soir, dans les cabarets environnant le camp de Grenelle, pour faire leur attaque dans la nuit, aurait pu les faire disperser, et les empêcher d'exécuter leur projet. Si par philanthropie il avait pris ce parti, c'est alors que les anarchistes auraient crié qu'on les calomniait en leur supposant de mauvaises intentions, que le ministre n'avait pas le droit de les empêcher de se réunir innocemment pour leur plaisir. Le gouvernement aurait été aussi par trop niais si, informé que les anarchistes, ouvertement acharnés à sa ruine, allaient venir l'attaquer, il leur eût fait poliment dire qu'il en était prévenu, qu'il les priait de n'en rien faire, parce qu'il était prêt à les recevoir. L'occasion était trop belle pour la refuser, et puisqu'ils se montraient si incorrigibles, c'était un devoir d'en profiter pour leur donner une forte leçon, et pour en finir avec eux. Le ministre de la police me dit que Drouet s'était trouvé à la tête des conjurés, à cheval et escorté par six hommes à pied. Un sergent du bataillon du Gard criait à ses camarades : Mes amis, voilà le brave Drouet ! mais il se sauva lorsqu'il vit le coup manqué. Ce bataillon avait été en partie gagné d'avance par les conjurés, qui distribuaient quelque argent parmi les troupes pour les corrompre. Le ministre, en ayant été informé, le fit, de la droite du camp où il était placé, porter à la gauche, de manière que les conjurés, en se présentant ne l'ayant pas trouvé, furent tout-à-fait déconcertés. Ce fut peut-être cette petite manœuvre qui empêcha le succès de leur plan ; car la défection d'un bataillon dans le désordre d'un mouvement imprévu et dans l'obscurité de la nuit, aurait pu entraîner le corps d'armée le plus fidèle. Méhée, qui s'était fait un instant thermidorien à la suite de Tallien, et qui était alors retourné avec les anarchistes, auxquels il prêtait sa plume, s'était aussi trouvé à l'attaque du camp de Grenelle. On disait même que, pour se sauver, il avait passé la Seine à la nage. Un mandat d'arrêt fut décerné contre lui ; mais on ne put l'atteindre ; il avait de trop puissants protecteurs. De violents soupçons se portèrent sur Fréron et son ami Tallien. Fréron disparut. Dans une note du mémoire qu'il avait publié sur sa mission dans le midi, après la découverte de la conspiration de Babeuf, on trouvait cette exclamation, infortuné Drouet ! et Fréron était intimement lié avec tout ce parti. Malo, commandant du 21e régiment de dragons, chargeait fortement Barras ; ce n'était pas à la vérité une autorité bien imposante. La voix publique, d'après d'autres indices, accusait aussi le directeur ; mais à la hauteur où il était placé, il croyait, en cela comme en beaucoup d'autres choses, pouvoir braver impunément l'opinion. Cent trente-trois accusés furent traduits devant un conseil militaire. Il en condamna trente-deux à mort, trente à la déportation, et vingt-cinq à une détention plus au moins longue. Quarante-six furent acquittés. C'étaient presque tous des hommes obscurs et des noms inconnus ; des ouvriers ou gens de métier, sous-œuvres et instruments des excès révolutionnaires. Huguet, Javognes et Cusset, condamnés à mort et fusillés, n'avaient, quoiqu'ex-conventionnels, aucune consistance, aucune renommée. C'étaient des bras de moins pour le parti, mais il conservait toutes ses têtes. |