MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE III. — FINANCES.

 

 

L'ÉTAT des finances et le discrédit des assignats étaient la plaie la plus profonde de la République ; jamais papier-monnaie n'avait été plus solidement établi, et n'avait eu une meilleure garantie ; mais des vices d'administration, suite d'une foule de circonstances majeures, avaient successivement altéré son crédit. Quel papier-monnaie pouvait résister à une émission indéfinie dans sa quantité et dans sa durée, et une incertitude toujours croissante sur la mesure et la réalité des propriétés qui devaient en être le gage ?

Pendant la terreur, le numéraire avait entièrement disparu, et l'assignat, soutenu par la peine de mort, avait fait son service au pair. Après le 9 thermidor, l'argent lui avait fait la guerre ; et la liberté des transactions, jointe à un concours d'autres causes, avait précipité sa dépréciation.

A l'ouverture de la session du Corps-Législatif — Brumaire —, le louis valait déjà trois mille livres d'assignats, et il en avait été émis pour vingt-sept milliards. Le Directoire demandait un crédit de trois milliards pour les services courants les plus pressés. Lorsqu'environ un an après on brisa la planche et les instruments de la fabrication, le louis valait près de sept mille livres en assignats, et il en avait été émis pour quarante-cinq milliards. On croit rêver lorsqu'on pensé à l'énormité de ces nombres, et la génération qui n'a point vu cette masse de papier a de la peine à concevoir comment on pouvait vivre en France lorsqu'on payait quatre cents livres la livre de sucre, deux cent trente livres la livré :ce savon, cent quarante livres la livre de chandelle, et tous les objets de consommation dans cette proportion.

Démonétiser tout-à-coup l'assignat, c'eût été une opération violente qui eût froissé trop vivement des intérêts particuliers et compromis les services publics. On ne le pouvait pas, on ne le voulait pas. Il y avait des représentants qui s'obstinaient même d'autant plus à soutenir l'assignat ; qu'il se discréditait chaque jour davantage ; ils accusaient le royalisme et l'agiotage de sa dépréciation, ils regardaient comme de mauvais citoyens ceux qui n'avaient pas assez de patriotisme pour recevoir un louis en papier comme un louis en or, et ils croyaient encore possible de rétablir le crédit avec des amendes et la prison ; mais les lois n'étaient plus capables d'arrêter l'effet d'une convention tacite entre tous les citoyens, et entre eux et le gouvernement, pour réduire successivement la valeur de l'assignat dans les différentes mains où il passait. Sa valeur était fixée par l'opinion, par nos rapports commerciaux avec l'étranger, et par le prix du change ; elle était le résultat de toutes les causes qui avaient concouru à diriger ou à précipiter le torrent de la révolution.

Puisqu'on en avait encore besoin, en attendant que le numéraire eût reparu en assez grande quantité pour subvenir aux besoins de la circulation, et qu'un système régulier de contributions eût assuré au Trésor public des rentrées réelles, capables de pourvoir aux dépenses, tout ce qu'on pouvait faire de mieux, c'était d'employer des palliatifs pour empêcher l'assignat de périr tout d'un coup, pour gagner du temps, et arriver peu à peu à l'époque où l'on se serait mis en état de s'en passer et de le remplacer dans la circulation par une valeur quelconque en argent.

Il fallait fixer un terme à l'émission, et déterminer la quantité d'assignats qui existerait au moment où cesserait la fabrication. Il fallait créer à l'État des revenus en argent, vérifier la valeur réelle des domaines nationaux, les soumettre aux formes du régime hypothécaire, les diviser par fractions que l'assignat pût saisir, et contre lesquelles il allât pour la plus grande partie s'échanger.

Tel fut l'objet de plusieurs résolutions prises par le Conseil des Cinq-Cents ; elles furent rejetées par celui des Anciens, parce qu'elles avaient fixé, pour rompre la planche aux assignats, un délai trop rapproché, au-delà duquel on ne voyait aucun moyen efficace d'assurer les services publics.

Des discussions sans résultat laissaient un libre cours aux choses, et livraient l'assignat à la pente qui l'entraînait. On bâtissait sur un sol mobile et sans fond. Les calculs faits la veille pour asseoir un projet ne pouvaient- plus lui servir de base le lendemain. Chaque jour de Bourse apportait un mécompte ; les plans se multipliaient, se croisaient, se heurtaient ; chaque député faisait le sien, sans compter ceux qu'adressaient journellement une foule de citoyens, financiers, spéculateurs, empiriques. Pendant ce temps-là, le vaisseau, pourri de toutes parts, était menacé de submersion. A côté d'une grande voie d'eau que des milliers d'ouvriers s'efforçaient de boucher, il s'en ouvrait une plus grande encore.

Le Directoire avait -besoin de fonds, et en demandait d'une manière brusque et quelquefois avec le ton brutal d'un créancier qui s'adresse à son débiteur. Il faisait dans ses messages des tableaux effrayants ; il ne pouvait plus aller : tout était perdu, disait-il, si Von n'amenait de suite des valeurs réelles au Trésor. Cela était fort aisé à dire ; mais comment en amener ? Le Corps-Législatif n'avait pas l'art d'improviser, l'or et l'argent, et les lettres de change tirées sur lui en écus et à vue par le Directoire, et ses peintures exagérées d'une situation déplorable, et ses menaces, n'étaient pas propres à maintenir la bonne harmonie entre les pouvoirs, ni à rétablir le crédit public. Le Directoire était plus à même qu'un corps nombreux et délibérant de calculer, de réfléchir et de combiner un plan de finances. Il proposa de faire un emprunt forcé de six cent millions en numéraire ou en assignats au cours, de briser la planche au bout de trois mois, et de les échanger à bureau ouvert en numéraire ; au centième de leur valeur nominale.

Sieyès, chargé de faire un rapport préparatoire sur ce projet, dit, par forme de représailles, que le républicanisme du Conseil des Cinq-Cents ne le cédait pas plus à celui du Directoire que celui du Directoire ne le cédait à celui du Conseil. Quoique cet emprunt eût tous les caractères d'un impôt inégal et arbitraire, sur le rapport de Ramel, le Conseil : l'adopta par une résolution qui fut approuvée an Conseil des Anciens.

C'était une ressource ; mais il fallait le temps de la mettre en activité, et il était facile de prévoir que, basée sur des calculs hypothétiques et faits avec précipitation, elle ne rendrait pas la somme tout entière qu'on s'en était promise. Il ne se passait donc pas de séances qu'on ne s'occupât de finances ; elles étaient constamment à l'ordre du jour, et elles obtenaient la préférence sur toutes les autres matières. Le Directoire adressait message sur message : pour faire de l'argent, on mettait à sa disposition le mobilier national, les maisons royales et leurs dépendances, les forêts nationales au-dessous de trois cents arpents ; on l'autorisait à engager pour trente ans le revenu de plusieurs autres grandes forêts. Malgré toutes ces ressources, le Directoire criait toujours misère, il déclamait contre l'agiotage, fermait la Bourse et accusait tout le monde de ses désordres et de ses embarras.

Il fut enfin décidé que la planche aux assignats serait brisée (30 pluviôse). On leur avait donné, pour écoulement au cours, l'emprunt forcé, l'arriéré des contributions et les domaines nationaux.

Tandis que quelques personnes rêvaient encore la possibilité de relever leur crédit, quoiqu'ils fussent toujours de plus en plus repoussés des transactions, et que le gouvernement ne traitât plus qu'en numéraire, on leur donna le coup de grâce par la création d'un nouveau papier-monnaie sous le nom de mandats. Un nouveau papier-monnaie ayant cours forcé, créé en présence de quarante-cinq milliards d'assignats et de l'argent qui reparaissait, c'était une entreprise tant soit peu téméraire. Aussi, quoiqu'il ne dût y avoir que deux milliards quatre cent millions de mandats déposés à la Trésorerie, pour n'en sortir qu'en vertu des crédits ouverts au ministre ; quoique ces mandats fussent spécialement hypothéqués sur les domaines nationaux évalués à trois milliards cinq cent millions[1], et qu'ils dussent être délivrés d'après l'estimation aux soumissionnaires, ce papier eut un cours, pour ainsi dire, avant d'être émis. En vain des lois pénales vinrent à son secours ; son discrédit fut plus rapide encore que celui des assignats. Le gouvernement, sous peine d'être dupe, fut forcé de ne plus le recevoir qu'au cours, et dans moins d'un an il fallut aussi le démonétiser.

Ce n'était pas assez pour le législateur de pourvoir aux recettes de la République : comme les mesures de finances avaient nécessairement une grande influence sur les transactions des particuliers, il fallait à chaque instant que la loi intervint entre eux pour prévenir les injustices, et concilier les divers intérêts ; il fallait qu'elle rétablît entre les créanciers et les débiteurs, entre les acheteurs et les vendeurs, l'équilibre que le discrédit du papier rompait sans cesse. Ce n'était pas une petite affaire ; car chaque député ne se laissait que trop souvent influencer par des cas particuliers, et, dans l'impossibilité où l'on était de tout prévoir et de pourvoir à tout, la loi, forcée de soumettre à une échelle commune une foule d'obligations diverses, commettait bien des injustices partielles, et occasionnait beaucoup de plaintes.

Les financiers avaient toujours craint que, le papier-monnaie venant à manquer avant que le numéraire n'eût reparu en assez grande quantité pour les besoins de la circulation, qu'ils estimaient à deux milliards, toutes les branches de l'industrie ne fussent paralysées, et qu'il fût impossible aux contribuables de payer leurs impositions.

Ces craintes ne se réalisèrent point : à mesure que la liberté des transactions particulières fut rétablie, le numéraire sortit comme par enchantement de dessous terre. A mesure que le paiement des revenus et des dépenses de l'État eut lieu en argent, il afflua dans la circulation. Une année ou quinze mois tout au plus, suffirent pour compléter cette révolution financière qui se fit, non sans beaucoup de discours, d'essais inutiles, de lois illusoires, de tiraillements, mais cependant sans catastrophes et sans secousses trop sensibles.

L'assignat avait servi à faire la révolution, à fonder la République, à défendre son indépendance, à agrandir son territoire, à mettre dans le commerce une grande masse de domaines nationaux.

La Convention avait solennellement promis un milliard à l'armée. Jamais dette n'avait été plus sacrée, jamais récompense nationale n'avait été mieux méritée. Au Conseil des Cinq-Cents, dans tous les plans de finances, on avait toujours soin de déduire ce milliard de la masse des bons nationaux disponibles ; mais il ne fut point affecté à sa destination[2]. A la place de l'armée française, les légions romaines auraient refusé le service, et se seraient soulevées ; le soldat républicain, au milieu des privations, allumait sa pipe avec des assignats, et, sous la tente, jouait en riant, contre une bouteille de vin, sa portion du milliard.

On calculait que depuis la création des assignats le gouvernement avait dépensé annuellement, en valeur réelle, un milliard, et de 1791 à 1795, cinq milliards. Cette dépense énorme n'était cependant pas excessive lorsqu'on considérait les armements immenses que la République avait été obligée de faire, et les désordres inséparables d'une administration révolutionnaire. La France, réduite à ses propres ressources, et pressée par toutes les armées de l'Europe, avait été forcée d'improviser rapidement et sans compter, ses moyens de défense ; ses revenus ordinaires n'auraient jamais pu y suffire. Les anciens impôts, dont le produit eût été bien inférieur à de si grands besoins, avaient été remplacés par un système moins productif encore. La Révolution, pour s'attacher le peuple, lui avait remis les impôts indirects qui lui étaient devenus odieux. A la Convention, on eût pendant longtemps passé pour contre-révolutionnaire si l'on eût proposé de les rétablir, et Bourdon de l'Oise avait même promis la République sans impôts ; elle eût été probablement vaincue sans les biens nationaux et les assignats. Le clergé et les émigrés payèrent donc les frais de la guerre de la liberté et de l'indépendance.

Cette ressource était loin d'être épuisée, et les dépenses de la République devaient diminuer en même temps que le nombre de ses ennemis, qui diminuait tous les jours. Mais si d'un côté l'entretien des armées était moins dispendieux, de l'autre il était nécessaire, il était urgent de réparer dans l'intérieur les ruines qui s'y étaient accumulées par le défaut d'entretien de tous les établissements publics. Il fallait enfin que le gouvernement constitutionnel ramenât l'ordre et la régularité dans les recettes et les dépenses et dans toutes les branches de l'administration ; il fallait que, renonçant à de séduisantes illusions, à des théories trompeuses, il en revint à un système régulier de contributions proportionnées aux besoins habituels de la République, et qu'il se ménageât des ressources pour les dépenses extraordinaires et les événements imprévus.

C'était le vœu du Corps-Législatif et le but de toutes, les pensées, de tous les efforts des députés qui s'y occupaient le plus de finances : c'étaient, au Conseil des Cinq-Cents, Ramel, qui passa ensuite au ministère des finances, Defermon, Camus, etc. ; au Conseil des Anciens, Lebrun, Barbé-Marbois, Lafon-Ladebat, Lecouteux. Il était impossible de trouver une réunion d'hommes plus capables et mieux intentionnés ; il eût été à désirer qu'on eût pu leur confier pendant quelques mois la dictature des finances ; car leur restauration exigeait, outre l'habileté et le calcul, de l'ensemble dans les vues, de la maturité de réflexion et du calme dans la discussion. Deux Conseils délibérants, excellents pour discuter, conformément à la partie la plus essentielle de leur mission dans un gouvernement représentatif et républicain, le budget annuel de l'État, étaient peu propres à reconstituer les finances dans tous leurs détails ; c'était moins des principes et des théories qu'il s'agissait d'établir, qu'une pratique régulière. Les systèmes avaient été discutés, approfondis et jugés ; il ne fallait plus qu'assurer l'exécution de ceux que l'opinion et l'intérêt de l'État réclamaient.

Chaque membre voulait y apporter son tribut, et mettre une pierre à l'édifice sans s'inquiéter s'il n'en dérangeait pas l'harmonie. Malgré tous ces inconvénients, on n'en sortait pas moins peu à peu du désordre, on n'en faisait pas moins des pas très-sensibles vers l'amélioration des revenus publics, et l'on put aborder, sans être taxé de royalisme, un système de contributions indirectes, sans lequel nul État ne peut subsister, telles que les douanes, un droit d'entretien des routes, des droits sur le sel et le tabac, et même jusqu'à une loterie ; enfin, on parvint à faire une loi de finances pour l'an V. Les dépenses ordinaires y étaient fixées à quatre cent cinquante millions, et les dépenses extraordinaires à cinq cent cinquante. Il était pourvu aux premières par le produit des contributions et des revenus ordinaires, et aux secondes par des recettes extraordinaires, parmi lesquelles figurait toujours au premier rang le produit des ventes des biens nationaux. La solde des troupes, les traitements des fonctionnaires publics, des employés, et une partie de la dette publique, furent payés en numéraire. Les crédits furent ouverts aux ministres, et la comptabilité fut établie en argent.

Mais que pouvaient la prévoyance et tous les efforts des conseils législatifs, s'ils n'étaient pas secondés par  le pouvoir exécutif ? Que servait de créer des recettes pour les élever au niveau des dépenses une fois fixées, si l'on ne se renfermait pas dans leurs limites, et si sans cesse l'on en dépassait le. terme ?. Quel effet devaient produire sur le Corps-Législatif, qui dispensait presque aveuglément les trésors de la nation au Directoire, des messages insolents, injustes, alarmants, qu'il avait l'imprudence de publier, tandis que les Conseils les lisaient et, en délibéraient en séance secrète ? La solde-des troupes était en souffrance dans plusieurs armées ; la garnison de La Rochelle s'était soulevée, et le Directoire accusait directement la Trésorerie et, indirectement les représentants de la nation, de livrer ses défenseurs à la famine, et de laisser manquer les services.

Quelle était la cause de cette pénurie factice ? car il fut établi en comité secret que la Trésorerie avait fait des envois considérables de fonds aux armées, et tout récemment à l'armée de l'Océan de six cent mille livres écus. C'est que l'on commençait par payer exactement, et que l'on tenait à jour' les états-majors, les employés, les fournisseurs, et qu'on laissait de côté la solde, cette créance privilégiée du soldat ; c'est qu'à Paris une foule de femmes perdues, de faiseurs d'affaires et de vampires affamés assiégeaient le Trésor public, les ministères, le Directoire, et dévoraient la substance la plus précieuse de l'État ; c'est qu'il se faisait dans les bureaux, et jusque dans les salons du Petit-Luxembourg, un trafic honteux de fournitures, de marchés, d'ordonnances, de négociations et de paiements qui engloutissaient la fortune publique ; c'est qu'au Directoire, chargé de faire le dépenses, et tenu par devoir autant que par sa situation de surveiller le bon, juste, convenable et fidèle emploi des fonds, les uns s'affranchissaient de ce devoir sacré par insouciance ou faiblesse, et d'autres étaient dans une criminelle connivence avec les intrigants qui s'engraissaient de tous ces désordres ; c'est que le Directoire qui, avant l'ouverture de la campagne de l'an IV, avait demandé quinze cent millions en écus pour les dépenses de cette année, ne regardait le Corps Législatif que comme un simple pourvoyeur de ses exigences démesurées, ne rendait aucun compte, ne présentait aucune réforme, aucune économie, et supportait avec impatience et humeur toutes celles qui prenaient naissance dans les Conseils. Il y avait pourtant plus de vrai patriotisme à réduire autant que possible les dépenses publiques, à soulager le contribuable, à administrer fidèlement les deniers, qu'à défendre quelques mauvaises lois révolutionnaires, qu'à soutenir les partis pour lès opposer les uns aux autres, qu'à exercer de petites persécutions au nom d'une grande République si imposante par ses victoires et sa puissance.

Certes je ne m'aveuglais point sur les intentions contre - révolutionnaires ni sur les torts que l'on pouvait reprocher à certains membres des conseils envers le Directoire ; je les avoue, je les dis avec franchise, dussé-je m'en accuser moi-même quand l'occasion s'en présentera. Mais ces torts-là n'étaient rien en comparaison de celui que le Directoire faisait aux finances de la France, dent la restauration fut longtemps retardée par sa faute ; car à la fin de l'an IV, lorsqu'il imprimait et envoyait aux armées ces messages dans lesquels, il imputait évidemment aux législateurs le retard dans le paiement de la solde, loin de lui avoir rien refusé de ce qu'il avait demandé, ils avaient été au-devant de ses désirs, et des besoins de l'État, et les armées victorieuses, surtout l'armée d'Italie, étaient en situation de vivre à l'étranger, et d'alléger les dépenses du Trésor[3].

Quand je parle de la corruption qui régnait au Directoire, je suis loin d'en accuser tous les membres. Il y en avait trois au moins dont la probité était irréprochable ; mais ces trois-là n'étaient pas malheureusement ceux qui avaient le plus d'influence sur les finances, les marchés, les paiements. Je ne veux pas, en les nommant, accuser les deux autres ; l'opinion publique les a assez signalés.

Parmi les faits scandaleux que présentait l'administration des finances, les opérations de la compagnie Dijon se trouvaient sans contredit au premier rang. Cette horde d'agioteurs s'était engagée à fournir au Trésor public deux millions cinq cent mille livres en numéraire, moyennant cent millions de mandats, dont quarante millions payables à la Trésorerie, et soixante à lever sur les' caisses de quelques départements. Les agents de la compagnie parcouraient en poste la République vidant les caisses, et firent une récolte de six cent cinquante-un millions mandats, au lieu des soixante millions convenus. Cette somme, évaluée et calculée d'après le cours des mandats à l'époque où la compagnie les avait extraits des caisses publiques, s'élevait à plus de neuf millions. Le dommage était énorme ; la fraude était patente. Les commissaires de la, Trésorerie et le ministre des finances avaient replâtré tout cela par des transactions où les intérêts du Trésor étaient loin d'être couverts ; et sur les différents comptes qui avaient été rendus de cette monstrueuse affaire au conseil des Cinq-Cents, en comité secret, on n'avait pris aucune résolution. Defermon en fit un rapport public (26 floréal an V).

Peu familier avec les affaires de finances, qui n'avaient aucun attrait pour moi, je fus cependant tellement indigné de celle-ci et de la mollesse avec laquelle on la traitait, que je surmontai ma répugnance, et que je pris sur moi d'en examiner toutes les pièces. Je pénétrai bientôt tous les mystères de la compagnie Dijon ; et je vis`qu'elle avait été soutenue et encouragée par une haute protection qui ne pouvait pas avoir été gratuite. Je pensai donc que, pour découvrir la vérité, il fallait s'attaquer directement aux agents responsables, aux commissaires de la Trésorerie qui avaient traité avec la compagnie Dijon. Après une opinion très-détaillée que je prononçai sur cette affaire, je proposai de suspendre ces commissaires de leurs fonctions, et de charger le Directoire de faire poursuivre les coupables devant les tribunaux.

J'avais, à ce qu'il parait, touché la corde sensible, et je m'applaudissais déjà d'un triomphe qui devait réparer un grand tort fait à la chose publique, et donner un grand exemple. Que je m'abusais ! Je ne savais pas ce que c'était que de s'attaquer à des hommes qui ne rougissaient de rien, et qui avaient de l'argent à répandre, Ils se mirent en campagne. Le citoyen Dijon, qui n'était qu'un prête-nom, m'écrivit et me demanda un rendez-vous pour éclairer ma religion. Je ne lui répondis pas. Un de mes meilleurs amis me conjura de le recevoir ; je fus inexorable. Dans quelques jours j'eus contre moi la Bourse, le Perron, tout le Palais-Royal, tous les agioteurs, tous les escrocs, de belles dames, et jusqu'à de grands personnages. Je n'avais montré, disait-on, tant de chaleur dans cette affaire que pour persécuter de bons patriotes, et parce que j'étais royaliste. Cet argument était sans réplique. Quand la discussion s'ouvrit, je soutins mon rôle, mais en vain. On fit si bien — pour en finir j'anticipe ici sut les époques — que l'on traîna lés choses en longueur, qu'on gagna du temps, que le 18 fructidor arriva, me coupa la parole ; que la compagnie Dijon resta impunie, et qu'elle espérait bien, vint-on me dire de sa part, que je ferais amende honorable.

 

 

 



[1] Non compris les forts, les salines, les usines, les canaux et les domaines nationaux des départements réunis, estimés cinq milliards.

[2] Il y avait des représentants qui auraient voulu de bonne foi qu'on réalisât cette promesse, mais elle était aussi un prétexte dont on se servait dans l'occasion pour se populariser auprès des défenseurs de la patrie, de leurs parents, et pour les indisposer contre le Corps-Législatif. Ainsi Camus ayant présenté au Conseil des Cinq-Cents (13 nivôse an V) un projet de résolution sur les pensionnaires de l'état, Dubois-Crancé réclama dans un discours le paiement du milliard. Il fut adjoint à une commission chargée depuis longtemps de faire un rapport sur cet objet. Cochon me dit le lendemain qu'il y avait eu des symptômes de mouvement au faubourg Saint-Antoine ; que des femmes, se disant mères ou épouses de défenseurs de la patrie, s'étaient attroupées pour venir demander au Conseil des Cinq-Cents le paiement du milliard, mais que, ne s'étant trouvées qu'en petit nombre, elles n'avaient pas osé faire cette démarche.

[3] Il est prouvé qu'elle avait remis des fonds au Directoire.