MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE PREMIER. — ORGANISATION DES CONSEILS LÉGISLATIFS ET DU DIRECTOIRE.

 

 

LES membres de la Convention, réélus par les assemblées électorales, se réunirent eux-mêmes en corps électoral pour compléter les deux tiers de conventionnels qui devaient entrer dans la formation des conseils.

Il y avait eu la veille un dîner au comité de salut public où s'étaient réunis Daunou, Sieyès, Louvet, Berlier, Jean Debry, etc., pour concerter une liste. Ils y avaient porté tout ce qu'il y avait de plus exagéré dans la Montagne. Daunou ne l'adopta point. Elle ne passa pas. La majorité du corps électoral nomma ce qu'il y avait de meilleur, ou de moins mauvais, parmi des éligibles, entre lesquels la réélection faite par les assemblées électorales avait laissé peu de choix.

On procéda ensuite à la division des deux tiers entre les Conseils ; ils ouvrirent leurs séances et commencèrent leur session. L'organisation des bureaux fut faite dans un bon esprit et annonçait de l'impartialité. Le Conseil des Cinq-Cents nomma Daunou pour son président, et Reubell, Chénier, Cambacérès et moi pour secrétaires ; le Conseil des Anciens, La Révellière-Lépeaux président, Baudin, Lanjuinais, Bréard et Charles Lacroix secrétaires. Il y avait dans ces choix des nuances de toutes les opinions.

Les partis se séparèrent et se prononcèrent davantage dans la formation du Directoire. C'était en effet pour eux l'opération la plus essentielle. De son résultat dépendaient l'influence, l'élévation, la fortune des individus, et les destins même de la République. D'un côté se trouvait le parti conventionnel, de l'autre celui du nouveau tiers[1]. Le premier avait la majorité et ne voulait nommer que des membres de la Convention et dont le républicanisme ne fût pas équivoque. Le second consentait à choisir des conventionnels modérés, tels que Defermon et Baudin — des Ardennes —, mais il voulait aussi d'autres citoyens, tels que Barthélemy, ambassadeur en Suisse.

Lés meneurs du parti conventionnel se réunirent chez Villetard, concertèrent la nomination et s'accordèrent en faveur de Sieyès, La Révellière-Lépeaux, Reubell, Letourneur et Barras. Pour prévenir toute erreur ou divagation, on arrêta une liste de cinquante candidats sur laquelle, après les cinq directeurs, on ne mit plus au nombre de quarante-cinq que des noms inconnus, obscurs ou indignes, et sur lesquels il était impossible que personne portât son suffrage. On se promit de ne rien changer à cette liste lors du vote, sous quelque prétexte que ce fût, et l'on tint fidèlement cette promesse. Le parti conventionnel était donc assuré d'avance d'emporter la nomination ; elle ne fut plus qu'une affaire de forme. La Révellière-Lépeaux fut le seul pour lequel vota aussi une partie du nouveau tiers, et il eut près de cent voix de plus que ses quatre collègues.

Cependant, malgré le parti conventionnel, Cambacérès, porté par le nouveau tiers, se trouva au nombre des cinquante candidats, et à la vérité le dernier, quoiqu'il méritât d'y être au premier rang : voici comment cela arriva. La liste des cinquante candidats ayant été arrêtée, et une partie des députés qui l'avaient faite étant sortie, Genissieux fit la remarque qu'il s'y trouvait parmi les quarante-cinq mannequins, un aristocrate. On lui substitua un autre candidat ; mais on n'eut pas le temps d'informer de ce changement tous les votants du parti. Leurs voix se divisèrent donc, et Cambacérès se glissa sur la liste.

Lorsqu'elle parvint au Conseil des Anciens, Dupont de Nemours, qui maniait assez bien le sarcasme et le ridicule, dévoila une manœuvre qui forçait évidemment le choix de ce Conseil ; mais elle était au fond inattaquable, et il ne put s'empêcher de subir la loi qu'on lui imposait. Du reste le parti conventionnel y était aussi en majorité, car le nouveau tiers ne put pas faire passer Cambacérès, qu'il aurait préféré au moins à quatre des cinq candidats qui furent nommés au Directoire.

Parmi les candidats, La Révellière-Lépeaux et Cambacérès obtinrent seuls mon suffrage. J'aurais voulu au Directoire un ou deux membres étrangers à la Convention, et surtout un général, tels que Pichegru, Kléber ou Moreau. Mais beaucoup d'esprits timorés craignaient de compromettre la liberté en introduisant un soldat dans la première magistrature de la République ; et enfin la majorité qui ne voulait que des conventionnels, affectait de présenter Barras comme un général digne de représenter la gloire des armées.

Sieyès n'accepta point sa nomination, par conviction intime et certaine, écrivait-il, qu'il n'était nullement propre aux fonctions du Directoire exécutif. Je crus qu'il était de bonne foi et qu'il disait vrai. Je demandai donc qu'on procédât de suite à son remplacement, dans la crainte cependant que ceux qui l'avaient nommé et qui demandaient un délai, espérant de vaincre sa résistance, ne parvinssent à leur but. Duplantier fit une satire amère et vraie de la première liste des candidats. C'était peine perdue.

La liste des dix candidats pour le remplacement de Sieyès fut faite de la même manière. Carnot y fut porté en première ligne, et Cambacérès s'y glissa encore parmi huit noms inconnus. Carnot fut nommé par le conseil des Anciens.

Quoi qu'on pût dire pour ou contre la loyauté et la légitimité du procédé suivi par les conventionnels, il n'en est pas moins vrai qu'il indisposa singulièrement le nouveau tiers, et qu'en France on les accusa de vouloir se perpétuer dans l'exercice du pouvoir. S'ils eussent fait parmi eux un meilleur choix, et ils le pouvaient, on n'en aurait pas moins crié contre eux ; mais le caractère de quelques-uns des élus au Directoire était un prétexte de plus aux accusations.

La Révellière-Lépeaux avait embrassé le parti de la révolution. A l'Assemblée constituante, il avait siégé au côté gauche, voté pour la cause populaire et émis des opinions monarchiques. A la Convention, il se réunit aux girondins et vota cependant la mort du roi. Il ne cessa de s'opposer avec eux à la faction des jacobins. Voyant les girondins proscrits, le 2 juin 1793, il s'écria qu'il partagerait leur sort, et donna sa démission. Il fut décrété d'accusation et mis hors la loi. Il resta caché pendant la terreur, et rentra dans la Convention après le 9 thermidor. Républicain zélé, il combattit également les factions anarchiste et royaliste, les révoltés du premier prairial et ceux du 13 vendémiaire ; il prit part aux travaux de différents comités, et fut un des onze rédacteurs de la Constitution. Il y avait un caractère moral dans sa conversation et ses discours. Il avait des goûts simples, des manières douces et l'air de la bonhomie. Étranger au monde, il vivait habituellement dans la retraite au sein de sa famille, et intimement lié avec les frères Thouin, il allait souvent au jardin des plantes se délasser de ses travaux législatifs par l'étude de la botanique. Mais La Révellière-Lépeaux, pour me servir d'une expression vulgaire, ne payait pas de mine ; il était contrefait, et en France, où les meilleures qualités ne tiennent pas contre un défaut physique qui prête au ridicule, le directeur, aux yeux de beaucoup de gens, ne paraissait pas heureusement placé dans une magistrature qui exigeait de la représentation.

Reubell, aussi membre de l'Assemblée constituante et de la Convention, y avait donné à la révolution et à la République les mêmes garanties que La Révellière. Pendant le règne des jacobins il eut l'art de ne point partager leurs excès et de ne pas se compromettre avec eux. Apres le 9 thermidor, il fit aussi alternativement la guerre aux terroristes, aux royalistes et aux prêtres réfractaires. Il fut membre des comités de gouvernement, et il apporta dans le maniement des affaires une assurance que lui donnaient son savoir comme jurisconsulte, et son expérience comme législateur. Mais il était entêté, colère, emporté ; et quelquefois au lieu de raisons, il employait dans les discussions des manières violentes qui s'accordaient mal avec la dignité dont il était revêtu. Il s'était élevé des nuages sur sa probité, dès le siée de Mayence, où il s'était trouvé comme représentant du peuple aux armées, et ces nuages ne s'étaient point tout-à-fait dissipés.

Letourneur, officier du génie, s'était prononcé pour la révolution. Membre de l'Assemblée législative et de la Convention, il s'y était principalement occupé de travaux et de missions militaires, et n'avait pris que très-peu de part aux dissensions et aux débats des factions et des partis. Dans le procès du roi, il avait voté comme la majorité. Des cinq directeurs, c'était celui qui paraissait avoir le moins de vues politiques et être le moins propre au gouvernement. C'était du reste un homme de mœurs douces, naturellement bon et honnête.

Barras, provençal, noble, officier, après avoir couru les aventures, devint un révolutionnaire exalté. Après le 10 août, juré de la haute cour nationale, il fut élu à la Convention, fut un des coryphées de la Montagne, et se prononça fortement contre la Gironde au 31 mai. Représentant du peuple à l'armée employée contre Toulon, il suivit les opérations du siège, et quand cette ville fut réduite, il y exerça de terribles vengeances. A son retour dans la Convention, menacé par Robespierre, il fit, le 9 thermidor, cause commune avec ceux qui attaquèrent le tyran ; et, nommé commandant général de la force armée, il marcha sur l'Hôtel-de-Ville, et contribua beaucoup au sort de cette journée. Barras devint alors d'autant plus violent antagoniste des jacobins et des terroristes, qu'il avait été un de leurs plus ardents auxiliaires. Il en dénonça plusieurs ; il fut à son tour dénoncé par eux pour des dilapidations et obligé de se justifier. Il fut l'un des promoteurs de la réaction et le chef de ces bandes de jeunes gens qui, à Paris, par suprême bon ton, attaquaient les institutions et les hommes de la révolution, et dans les départements, égorgeaient sous prétexte de terrorisme. Dans les journées des 12 germinal et 1er prairial, il fut revêtu du commandement de la force armée pour réprimer les jacobins ; il le fut encore dans celle du 13 vendémiaire pour combattre les royalistes. Alors il redonna une existence aux terroristes qu'il avait persécutés, prétendit que la terreur n'avait été qu'un fantôme imaginé pour proscrire les patriotes, et essaya d'établir une terreur nouvelle, d'ajourner la Constitution et de continuer le gouvernement révolutionnaire. Barras n'avait ni principes fixes, ni vues législatives, ni habileté dans les affaires, ni aptitude à l'administration et au gouvernement. Mais dans les crises politiques, dans les troubles civils et dans les mouvements populaires, il avait quelquefois du coup-d'œil et momentanément de la résolution et de l'audace. Il était plus fait pour les camps et la guerre que pour la tribune et le conseil. Ses mœurs étaient au moins très-relâchées ; il aimait le plaisir, la dépense, et sa fortune personnelle ne lui permettait pas de subvenir à ses goûts dispendieux.

Carnot avait 'pie réputation trop bien établie en France et en Europe, pour qu'il soit besoin de rappeler ici les titres sur lesquels elle était fondée. Son caractère, son savoir, sa probité, la solidité de ses principes et la pureté de ses mœurs, lui avaient acquis l'estime de tous les partis. On lui reprochait seulement d'avoir été membre du Comité de salut public décemviral ; mais il y avait organisé les armées et dirigé la guerre de l'indépendance nationale ; et la grandeur de ses services imposait silence à ses accusateurs.

Tels étaient les cinq hommes auxquels fut confié le gouvernement de la République. Il n'y avait point entre eux cette homogénéité parfaite qui semblait nécessaire pour produire l'unité de vues et d'intentions ; mais comme ils paraissaient également irréconciliables avec la royauté et l'ancienne dynastie, on n'avait pas à craindre du moins qu'aucun d'entre eux trahît la République, et l'on pouvait espérer qu'ils la feraient triompher de ses ennemis intérieurs, beaucoup plus à craindre alors que les armées étrangères ; car les rois qui faisaient encore la guerre à la France ne prétendaient plus lui imposer une forme de gouvernement ; mais les royalistes et les jacobins, malgré leurs défaites, n'avaient point renoncé à renverser la Constitution. Fournissait-elle aux pouvoirs qu'elle avait créés les moyens de la défendre ? Il n'était pas permis d'en douter ; car si, au lieu de s'y retrancher comme dans une citadelle inexpugnable, ils se permettaient d'en sortir, ils légitimaient toutes les attaques dirigées contre eux, et rouvraient la carrière des révolutions que la Constitution devait à jamais fermer.

Il fallait renoncer d'abord à régner par les partis, s'élever au-dessus d'eux, n'en plus reconnaître, frapper également sur les perturbateurs du nouvel ordre établi, ne s'appuyer que sur la masse de la nation, plus que jamais disposée au repos, et confondre tous ses intérêts dans le maintien de la Constitution ; il fallait brûler les vaisseaux de la révolution, ne plus regarder derrière soi, et s'élancer avec confiance et courage sur la terre nouvelle où l'on venait de débarquer. Cette résolution n'était pas sans périls ; mais il y en avait encore plus à hésiter, à avancer, à reculer, à se traîner sur une route remplie d'écueils sans fond, et totalement discréditée. Sans doute on ne pouvait pas, comme par enchantement, changer l'état des choses, substituer d'un coup de baguette les habitudes constitutionnelles aux habitudes révolutionnaires, réparer tous les maux, guérir toutes les plaies ; mais il fallait ne pas rester stationnaire, et chaque jour faire un pas en avant et effacer une trace du passé.

Telle était la marche que le devoir, l'honneur et son propre intérêt prescrivaient non-seulement au Directoire, mais encore au Corps Législatif. Placés par la Constitution au faite de l'édifice social, les Conseils devaient les premiers prêcher l'exemple, ramener la confiance et la raffermir par le calme de leurs discussions, la sagesse de leurs délibérations, leur impartialité, leur dévouement à la République, et leur attachement inébranlable à la Constitution.

Enfin les deux premiers pouvoirs de l'État, pour commander le respect au peuple, devaient en avoir l'un pour l'autre, et se respecter eux-mêmes.

Les trois conventionnels qui, après leur réélection au Corps-Législatif, et vers la fin de la session de la Convention, avaient été décrétés d'arrestation à la poursuite de Tallien, demandèrent le rapport de ce décret. Je m'étais en vain opposé à une mesure illégale qui avait tous les caractères d'une misérable vengeance, et d'autant moins excusable qu'elle était sans objet. Je déclarai que, si j'étais à leur place, je viendrais siéger au Conseil malgré l'existence du décret d'accusation qui ne pouvait pas porter atteinte à leur caractère ni les empêcher d'entrer en fonctions ; que par conséquent il n'était pas nécessaire d'entendre le rapport d'une commission, et qu'il y avait lieu de passer à l'ordre du jour.

Tallien essaya en vain d'empêcher cet acte de Justice : les circonstances étaient déjà bien changées. Chiappe, député de Corse, homme de courage et capable de dévouement, déclara que les députés arrêtés étaient chez lui, qu'il leur avait donné asile, comme il l'avait fait le 31 mai pour Vergniaud, Guadet, Gensonné et autres, et qu'il les défendrait jusqu'à la mort, tant qu'on les attaquerait illégalement : Car, dit-il, c'est ma cause, c'est la vôtre que je défends.

Le Conseil passa à l'ordre du jour, et prit cependant une résolution pour mettre en liberté Lomont, qui était réellement en prison.

Les nouvelles élections s'étaient faites pour plupart en haine de la Convention et non de la République. Les royalistes qui briguaient les suffrages se gardaient bien de l'insulter, et parlaient au contraire le langage de la liberté. Les électeurs, blessés de ce que la Convention leur avait imposé les deux tiers de ses membres, nommèrent en général des hommes d'une opinion modérée, mais qui se donnaient un air de patriotisme. Le nouveau tiers se composait donc d'hommes qui n'étaient pas liés d'une manière irrévocable à la République ni même à la révolution, et de quelques royalistes dévoués en secret à la monarchie et à l'ancienne dynastie. On comptait très-peu de ces derniers au Conseil des Anciens. Il y en avait davantage, quoiqu'en petit nombre, au Conseil des Cinq-Cents : c'étaient Lemerer, Le Jourdan — des Bouches-du-Rhône —, Noailles, André, Mersan, Delarue, Couchery, Aymé, Pastoret, Gilbert-Desmolières ; aux Anciens, Dupont de Nemours, Barbé-Marbois, Mathieu-Dumas, Lebrun, Portalis, qui étaient monarchistes, n'avaient pas une répugnance invincible pour la République. A leur arrivée à Paris, Portalis et son beau-frère Siméon, que je ne connaissais pas du tout, vinrent me faire visite. Nous vous prenons, me dirent-ils, pour chef de file ; nous voulons marcher sur votre ligne. Je les crus de bonne foi ; je me liai avec eux, et surtout avec Siméon, qui était du même Conseil que moi, qui me parut avoir plus de solidité dans le caractère, et avec lequel je me trouvais, par conséquent, plus en harmonie.

On soupçonnait quelques conventionnels, tels que Henri Larivière, Boissy, Lanjuinais, de n'être pas fermes dans la ligne républicaine. Il est certain que leur haine pour la terreur les avait quelque-

, fois jetés au-delà des bornes qui devaient nous séparer de la royauté ; cependant je ne pouvais croire Boissy et Lanjuinais capables de trahir notre cause et leurs serments. Je disais de Boissy : Si avec cette figure-là on n'est pas sincère, à qui désormais se fier ? Je l'avais entendu plusieurs fois en conversation dévoiler les intrigues des divers partis royalistes avec un accent et un air de franchise qui ne me laissaient pas le moindre doute sur son républicanisme.

Il n'y avait donc dans la composition des Conseils rien d'effrayant pour la République : elle y avait une grande majorité ; il appartenait aux conventionnels et au Directoire de la conserver et de lui conquérir même le plus grand nombre des membres du nouveau tiers, qui était disposé à s'en accommoder, et surtout l'opinion de la France, qui voulait enfin une liberté fondée sur la morale, la raison et la justice.

Les gouvernements étrangers s'étaient familiarisés avec la République : les uns avaient traité avec elle ; ceux qui continuaient encore la guerre n'étaient pas' éloignés de faire la paix. Dans son discours au Parlement (29 octobre), le roi d'Angleterre avait dit : Si cette crise se termine en France par un ordre de choses compatible avec la tranquillité des autres États, et qui puisse apporter un espoir raisonnable de sûreté et de durée pour les traités qui pourraient être conclus, l'apparence d'une disposition à traiter pour une paix générale ne manquera pas d'être saisie de ma part, avec le plus vif désir de lui donner un plein et prompt effet.

Malheureusement le début du Directoire ne répondit point à l'attente publique, et il ne prit pas' l'attitude qui convenait au pouvoir exécutif de la première puissance de l'Europe. Les avenues et les antichambres du Petit-Luxembourg, où il s'établit, étaient obstruées par une foule d'individus plus ou moins affamés de places, et qui n'étaient rien moins que propres à donner de la considération au pouvoir. Léonard Bourdon fut envoyé en mission dans l'intérieur, et Antonelle fut chargé de la rédaction d'un Journal officiel. Le Directoire ne respectait pas plus l'opinion de l'étranger ; il révoquait des agents diplomatiques recommandables par leur caractère moral et de longs services, et les remplaçait par des hommes tout-à-fait étrangers à cette carrière, et qui n'étaient pas faits pour l'honorer. C'était un personnage de, cette espèce qu'on envoyait à la cour de Berlin, à la place de Gaillard, bon, honnête et aimable vieillard qui avait près de quarante ans de service, et qu'on rappelait sans raison. On parlait hautement du rappel de Barthélemy, pour n'avoir pas, disait-on, dénoncé le comité autrichien de Bâle, qui correspondait avec Lemaître, et de celui de Lehoc, ambassadeur en Suède, accusé d'avoir souffert que l'émigré Saint-Priest assistât aux fêtes données pour le mariage du roi. Si le Directoire avait donné sa confiance à des patriotes irréprochables, personne n'aurait eu à se plaindre de l'injustice de ces révocations ; mais l'opinion s'élevait hautement contre des choix capables de troubler nos rapports avec les gouvernements étrangers. Pour mon compte, je voyais avec peine l'aveuglement du Directoire. Parmi ses membres, La Révellière et Letourneur étaient ceux avec lesquels j'avais été le plus lié pendant leur carrière législative ; et depuis qu'ils en étaient sortis, je ne les voyais presque plus. J'écrivis à La Révellière au sujet de ces changements, et surtout de celui de Caillard ; il me répondit :

J'ai reçu ton billet avec reconnaissance : un des plus pénibles devoirs de mon emploi est de m'occuper des hommes, et cependant je sens que leur choix a une influence presqu'absolue sur les choses. Éclairer ces choix est donc un service qui mérite ma gratitude, à moi qui ne vis que par le désir de faire le bien de mon pays. Je recevrai toujours de semblables avis de ta part avec un égal intérêt. Au surplus, je t'apprendrai avec plaisir que nous avions unanimement révoqué ce choix qu'on nous avait enlevé d'une manière fort extraordinaire ; mais nous nous sommes bien promis d'être plus circonspects à l'avenir. Si l'on savait combien on profite cruellement des embarras de tous genres qui nous assiègent pour nous tromper ! Et je suis encore plus à plaindre qu'un autre, ma vie isolée jusqu'ici ne m'ayant pas mis à même de connaître beaucoup d'hommes. D'un autre côté, lorsque, tant de factions diverses ont agité un pays, et que cependant on a tant d'emplois à distribuer à la fois, c'est une chose on ne peut plus pénible, car le choix est extrêmement circonscrit lorsque les nominations sont les plus multipliées. Je te réitère les sentiments de ma reconnaissance. Salut et amitié.

Quelques jours après, La Révellière me dit, en causant avec moi de ces prétendus patriotes exclusifs : Ils sont vils et bas comme les courtisans de l'ancien régime.

Mais cette docilité à des avis entièrement désintéressé, et qui n'avaient pour but que la propre gloire du Directoire et notre intérêt commun, ne dura pas longtemps : je ne tardai pas à m'en apercevoir, et je n'eus plus de relations, encore très-peu suivies, qu'avec Letourneur.

Le Directoire défendit par un arrêté, aux entrepreneurs de spectacles, de jouer l'air dit le Réveil du peuple, et leur enjoignit de jouer des airs patriotiques, c'est-à-dire la Marseillaise, le Chant de départ, etc. Une autorité prudente aurait interdit tout ce qui pouvait rallumer les passions des partis. Un Directoire qui aurait eu le sentiment de sa dignité, aurait donné des ordres à sa police pour faire cesser un scandale qui méritait à peine de l'occuper.

Il y avait un débordement de journaux pour tous les partis et pour tous les goûts ; mais pour quelques-uns, tel que le Moniteur qui tenaient un juste milieu, et se renfermaient dans les bornes d'une liberté honnête et décente, le plus grand nombre se jetait dans les deux excès opposés, et était d'un dévergondage dégoûtant. Le royalisme avait la Quotidienne, l'Éclair, le Véridique, le Postillon, le Messager, la Feuille du jour, etc. Les jacobins avaient le Tribun du peuple, l'Ami du peuple, l'Eclaireur du peuple, l'Orateur plébéien, le Journal des hommes libres, etc. Le Directoire n'avait, à proprement parler, que son journal officiel, le Rédacteur ; il ne dépendait que de lui d'en avoir d'autres, car beaucoup de ces folliculaires affamés ne demandaient qu'à se vendre, et il valait encore mieux les acheter sans bruit que de violer la liberté de la presse, garantie par la Constitution.

Le Directoire, par un arrêté, interdit la circulation de plusieurs journaux royalistes, et ordonna des poursuites, non-seulement contre les auteurs, mais encore contre les courriers ou messagers qui les porteraient, et contre les aubergistes chez lesquels ils logeraient.

Si les royalistes avaient des réunions, elles étaient peu nombreuses, secrètes, et ils n'étaient pas assez insensés pour délibérer, portes ouvertes, sur leurs projets de contre-révolution.

Les anarchistes, au contraire, se réunissaient ouvertement ; le club du Panthéon le disputait en démagogie et en audace à l'ancien club des jacobins : on y prêchait hautement le retour à la Constitution de 1793, les massacres et la terreur.

Le Directoire souffrait ces excès : ne se croyant pas assez fort pour comprimer tous les partis, et redoutant plus les royalistes que les terroristes, il croyait devoir ménager ceux-ci pour imposer aux autres, sans penser qu'il refroidissait et décourageait les amis de la Constitution, en proie à deux partis et aux plus vives alarmes.

Il s'imagina qu'il se donnerait une grande force par la création d'un ministère de la Police, et la proposa au Conseil des Cinq-Cents. Cette création avait été discutée à la Commission des Onze ; je m'y étais opposé, et je m'y opposai encore ; mais Mersan, député royaliste, fit un rapport favorable : personne ne le combattit ; les députés mêmes de son parti gardèrent le silence, et la République eut, par l'assentiment presque unanime des deux Conseils, ce ministère de la Police générale, qui était destiné à devenir dans la suite l'instrument de tous les despotismes, et l'effroi commun des royalistes et des amis de la liberté.

Pour mettre de l'unité dans la pensée et l'action du gouvernement, il avait toujours été entendu que les directeurs délibéreraient en commun sur toutes les affaires, d'après les rapports des ministres chargés, chacun dans son département, de l'administration ; mais, par condescendance pour la paresse des uns, pour le goût où l'ambition des autres, les directeurs se partagèrent le gouvernement de la République. Il y eut donc le directeur du personnel de la guerre, Barras, du mouvement des armées, Carnot, des relations extérieures, Reubell ; et chacun devint, pour ainsi dire, le régulateur suprême de sa partie.

 

 

 



[1] Il y avait des conventionnels qui votaient avec le nouveau tiers, et des membres du nouveau tiers qui votaient avec le parti conventionnel, mais en petit nombre.