Si Pierre Terrail, seigneur de Bayart, ne se fût distingué dans un siècle appelé le siècle de l'héroïsme, que par son courage et son intrépidité, son nom serait demeuré confondu parmi ceux des guerriers contemporains que tous leurs hauts faits n'ont point tirés de l'obscurité. S'il n'avait été que le chevalier sans Peur, le gentilhomme dauphinois n'aurait été revendiqué que par les annalistes de sa province, mais il fut à la fois le chevalier sans Peur et sans Reproche, et le singulier assemblage des qualités comprises dans ces deux surnoms en a fait un héros national. De tant d'hommes illustres enregistrés dans Brantôme, à peine quelques-uns sont-ils encore cités, et le nom d'un simple capitaine est uni proverbialement à celui du plus renommé comme du plus grand connétable de France — Duguesclin et Bayart. On dirait que l'équitable postérité a voulu reconnaître qu'il n'exista entre eux d'autre différence que celle de leur fortune, et que si l'un atteignit les premières dignités militaires, l'autre fut toujours au-dessus de celles qu'il obtint. Ce qu'il fit a compté à Bayart pour ce que le sort lui refusa de faire. Entre tous les grands hommes, il en est peu qui puissent être loués sans restriction, et qui cumulent, sans aucun mélange de défauts, ces vertus idéales dont les héros de roman nous offrent seuls la réunion chimérique. Aussi la vie de Bayart aurait-elle été rangée parmi les fabuleuses compositions du même millésime y si le témoignage unanime des historiens contemporains français, espagnols et italiens, n'avait confirmé les récits de ses deux biographes. Aux actions les plus merveilleuses du Bon Chevalier, à ses grands coups d'épée, s'attache l'authenticité de l'histoire, qui cette fois n'a rien à envier à l'imagination des romanciers. De tant d'auteurs qui se sont occupés de lui, on n'en rencontre pas un seul qui ait essayé d'entamer sa réputation, et nous verrons faillir en lui jusqu'à ce commun dicton, qu'il n'est point de héros pour son valet de chambre ; une des plus belles pages de sa vie nous apprendra que Bayart le fut même pour le sien. Ses actions avaient été empreintes d'un caractère trop particulier pour que les écrivains contemporains n'en fussent point frappés. Tandis que les faits et gestes des plus hauts personnages de son temps restaient enfouis dans les chroniques générales, les trois années qui suivirent sa mort virent paraître deux ouvrages spécialement consacrés au Bon Chevalier sans Peur et sans Reproche ; glorieuse exception dans une branche de littérature alors presque entièrement réservée aux saints et aux tètes couronnées! Il existe entre les titres et le contenu de ces Histoires, un rapport trop intime pour que nous ne les reproduisions point textuellement. I.Les gestes ensemble la vie du preux chevalier Bayard ; avec sa généalogie ; comparaison aulx anciens preulx chevaliers, gentilz, israélitiques, et chrétiens. Ensemble oraisons, lamentations, épitaphes du dit chevalier Bayard. Contenant plusieurs victonres des Rois de France, Charles VIII, Louis XII et François premier de ce nom. Champier. Ont vent les ditz livres à Lyon en rue Mercière à l'enseigne sainct Jehan Baptiste, en la maison de Gilbert de Villiers. A la fin du volume contenant quatre-vingts feuillets : Imprimé l'an de grâce, M. CCCCC. XXV. Ce volume se trouve ordinairement relié avec un autre du même auteur, intitulé : Compendiosa illustrissimi Barnadi vita ; una cum pane- gyricis, epitaphiis ac nonnullis aliis. II.La très joyeuse plaisante et recréative histoire composée par le Loyal Serviteur des faitz, gestes, triumphes et prouesses du Bon Chevalier sans paour et sans reprouche le gentil seigneur de Bayart, dont hu- maines louenges sont cespandues par toute le chre- tiensté. De plusieurs autres bons, et vaillans et vertueux cappitaines qui ont esté de son temps. Ensemble des guerres, batail- les, rencontres et assaultz qui de son vivant sont survenus tant en France, Espai- gne que l'Italie. On les vend en la grant salle du Palais, au premier pillier en la boutique de Chaillot du Pré, libraire juré de l'Université de Paris. Et à la fin du volume contenant quatre-vingt-dix-huit feuillets : Fut achevé d'imprimer par Nicolas Couteau pour etc. le XVIIIe jour de septembre l'an mil cinq cens vingt et sept. L'ouvrage de Champier, le premier en date, n'est que le second en mérite, et nous nous référons complètement au jugement qu'a porté Brantôme sur ces deux œuvres. Qui en voudra plus savoir, dit-il dans le chapitre qu'il a consacré à Bayart, lise son roman qui est un aussi bon livre qu'on saurait voir, et que la noblesse et jeunesse devraient autant lire... Mais tout vieux roman qu'il est, ne parle point mal et en aussi bons termes qu'il eût possible. Il y en a deux, mais le plus grand est le plus beau. En effet, nous aurions plus d'obligations à Champier, et au lieu de remplir les trois quarts de ses deux minces volumes de tout le fatras énoncé dans leurs titres, il se fût davantage étendu sur les actions et les particularités de la vie d'un homme dans l'intimité duquel il avait vécu. Symphorien Champier avait épousé une cousine de Bayart, Marguerite Terrail de Bernin, alliance dont, par parenthèse, il était si glorieux, qu'il a fait figurer sur la plupart des frontispices de ses ouvrages, à côté de son écusson, celui de sa femme, aux armes de Terrail. Toutefois cet écrivain, un de ceux qui ont le plus profité de l'invention nouvelle de l'imprimerie, n'est pas autant à dédaigner qu'on a bien voulu le croire sur la foi des bibliographes du dix-septième siècle. Ses nombreux ouvrages de médecine ne nous ont point paru contenir plus d'erreurs que ceux de ses contemporains, les Arnault de Villeneuve, les Paracelse et les Agrippa. Quant à ses ouvrages historiques, le soin qu'il a pris de nous conserver toutes les traditions populaires, les rendra toujours précieux et intéressants à consulter, puisqu'il n'est point de fable si obscure qu'elle ne puisse mettre sur la voie d'une vérité historique. Nous ferons en outre observer que la critique la plus amère de Champier a été faite par un grave jurisconsulte, Chantereau Lefebvre, qui ne dédaignait pas lui-même d'aller chercher l'origine des anciennes coutumes françaises jusque dans le roman de Lancelot du Lac. Le nom de l'auteur qui s'est caché sous le titre modeste
du Loyal Serviteur, n'a point été découvert; à moins que l'on ne veuille
admettre, sur la foi de l'abbé Ladvocat, qu'il se nomme Jacques de Mailles,
ou de Meun, selon Gilles Corrozet, qui relate une histoire de Bayart,
composée par le seigneur de ce nom.
Mais on n a jamais trouvé ce dernier ouvrage, et la supposition de Ladvocat
n'a été reçue par aucun bibliographe. Le père Lelong, et nous préférons son
avis, prétend que cet écrivain était secrétaire de Bayart
; et qu'il n'a osé se nommer à cause de la trop grande liberté avec laquelle
il a parlé des grands de son temps. Cet ouvrage, que l'on peut appeler
les Mémoires du Bon Chevalier, puisque son âme s'y retrouve tout
entière, n'est entaché que d'expressions et de constructions proscrites par
le goût moderne. Son style naïf, original et plein de vigueur, lui a
constamment assigné la première place entre les écrivains qui ont suivi
Froissart, et ceux qui ont précédé Amyot. Cependant par une fatalité dont Estienne Pasquier, pour raffraichir,
disait-il, la mémoire du Bon Chevalier, presque
ensevelye par l'ingratitude des ans, lui avait déjà consacré quelques
chapitres de ses Recherches de Plus tard Louis Videl, secrétaire et historien du connétable de Lesdiguières, donna sous les yeux du célèbre président Salvaing de Boissieu, descendant de Bayart par les femmes, une nouvelle édition du Loyal Serviteur. Videl ajouta aux notes de Godefroy toutes celles qui lui furent communiquées par le savant président que nous venons de nommer, et enrichit son volume du Supplément à la vie de Bayart qu'avait publié Claude d'Expilly six ans auparavant. Enfin cette édition aurait été le digne équivalent du monument que devaient encore les Dauphinois à Bayait, si les doctes éditeurs, prenant le soin de recourir au texte original, ne se fussent point contentés de reproduire celui de Godefroy. Le commencement du dix-huitième siècle vit éclore deux nouvelles histoires de Bayart ; nous passerons sur ces deux ouvrages oubliés et trop dignes de 1 être, dont nous nous contenterons de citer accidentellement les titres. Nous arrivons à la dernière comme à la plus connue de toutes ; je veux dire à l'histoire de Guyard de Berville. Le charme du sujet, en dépit de la manière dont il a été traité, est tel que nous pourrions citer vingt éditions de ce livre. Si Guyard de Berville eût été encore vivant, nous nous serions astreint à le réfuter pied à pied, et à signaler les nombreuses erreurs dont fourmille cet ouvrage aussi pâle qu'incomplet ; mais aujourd'hui nous nous contenterons de provoquer les lecteurs à une comparaison qu'il leur est facile de faire entre lui et nous, dût cet appel nous faire accuser de présomption. Cet écrivain n'a pas connu la dixième partie des auteurs que nous vivons feuilletés avec un soin et un scrupule d'autant plus consciencieux que nous étions exposés au parallèle. Berville a négligé de consulter plusieurs importants manuscrits, entre autres ceux de Jehan d'Anton et d'Aimar du Rivail. Nous devons au premier de ces historiens, que nous croyons Dauphinois, d'après son nom et l'amour qu'il porte au Bon Chevalier y la connaissance d'une foule de faits nouveaux. Le second, conseiller au parlement de Grenoble, avait vécu et conversé avec Bayart. Nous avons tiré du manuscrit autographe de son Histoire des Allobroges, nombre de citations curieuses. Mais du Rivail n'ayant pas eu le temps de mettre la dernière main à son ouvrage, il fourmille de fautes de latinité que Ion voudra bien ne pas nous attribuer. Guyard de Berville a écrit l'histoire d'un capitaine du quinzième siècle, comme s'il eût écrit l'histoire d'un général de son temps, et, sauf le nom des personnages, on pourrait s y méprendre. Pour nous, nous n'avons tâché au contraire que de reproduire dans leur naïve vérité les faits et gestes d'un preux de l'ancien temps, trop heureux si l'exactitude des costumes fait pardonner l'imperfection du tableau. Aucun des écrivains que nous venons de citer ne s'est rendu compte de la signification du mot chevalier, qu'ils ont joint mal à propos au nom de Bayart. Il nous semble qu'il ne devrait être entendu que figurément dans le sens de chevalier par excellence. En effet, cette qualification n'était point encore devenue une distinction nobiliaire établie en faveur des puînés des familles nobles, et comme dignité ou investiture militaire, elle ne précédait jamais le nom propre an quinzième siècle. Aussi Bayart ne fut-il jamais appelé de son vivant le chevalier, mais bien le seigneur ou le capitaine Bayart. A qui me rendrai-je, lui demande Soto-Mayor ? — Au capitaine Bayait. — Je suis le capitaine Bayart, dit-il en remettant lui-même son épée à un gentilhomme bourguignon, à la déroute de Guinegâte. Les quittances et les montres originales sont au nom de Pierre de Bayart, seigneur dudit lieu. Le Loyal Serviteur, tout en ayant intitulé son ouvrage : Histoire du Bon Chevalier sans Peur et sans Reproche, ne s'est jamais servi de cette qualification en style direct. Champier a de même évité d'en faire usage dans le cours de son livre intitulé, selon les éditions, les Gestes du preux chevalier Bayart, ou Histoire du capitaine Bayart, gentilhomme du Dauphiné. Il faut se rappeler que l'époque de la publication de ces
deux ouvrages fut aussi celle où parurent tous ces romans de chevalerie dont
la cour de François V" faisait ses délices. L'invention récente de
l'imprimerie fut presque exclusivement consacrée à reproduire les plaisantes et récréatives histoires des
Amadis, des paladins de Charlemagne, des chevaliers de Godefroy enchérit sur ces auteurs, en intitulant tout uniment la réimpression qu'il donna : Histoire du chevalier Bayart ; mais on était alors au dix-septième siècle où la qualification de chevalier se rapportait à celle de comte ou de baron, et cet éditeur, si fécond en commentaires y aurait bien dû nous faire part du sens qu'il y attachait. Nous ne donnerons donc point à Bayart un titre hors des usages de l'époque que nous avons essayé de reproduire en sa personne, titre que ni lui ni aucun de ses contemporains n'ont porté, et qui ne contiendrait alors qu'à un héros de roman. Mais le mot chevalier, précédé du mot bon, change de sens. Il devient un surnom, et nous nous en sommes servi, à l'exemple des chroniqueurs, toutes les fois qu'il a pu être indifféremment le synonyme de Bayart. Nous n'abuserons point davantage du droit de préface. Nous n'entrerons pas dans une longue et prétentieuse dissertation, à cette fin de prouver que le genre que nous avons adopté est le meilleur. Les lecteurs sont rassasiés de ces systèmes individuels, et rarement on les voit confirmer les admirations préliminaires qu'un auteur essaie de leur imposer. Nous n'ajouterons autre chose en notre faveur, sinon que ceci est un livre de bonne foi ; c'est au public de décider si nous avons bien ou mal assemblé les matériaux gothiques dont est construit notre moderne édifice. |