Des vertus qui estoient au Bon Chevalier.Le commun proverbe qui dit que nul ne vit sans vice, a failli en l'endroit du Bon Chevalier ; car je prends à témoin tous ceux qui l'ont connu, en ont-ils jamais découvert un seul en lui ?[1] Il aimait et craignait Dieu par-dessus toutes choses, et onc ne le blasphémait, ni jurait par son nom, contre l'habitude presque générale de son temps. Tous les capitaines avaient alors leurs jurons ou serments particuliers plus ou moins saugrenus. Feste-Dieu Bayart était le sien. Chaque matin, avant de sortir, Le Bon Chevalier disait ses heures à deux genoux, en grande humilité, et pour cela il avait toujours soin d'être seul. Quelquefois la nuit, et au cœur de l'hiver, lorsque ses valets étaient bien endormis, il se levait en chemise, faisait ses prières, puis, tout le long de son corps, s'étendait et baisait la terre[2]. Ii était grand aumônier, et faisait ses aumônes secrètement. Il aimait son prochain comme lui-même, et onc il n'eut, durant sa vie, un écu qui ne fût au service du premier qui en avait besoin. Il assistait en secret les pauvres honteux, et rien n'est si certain qu'il a doté et marié, sans faire bruit, plus de cent pauvres filles orphelines, gentilles femmes ou autres. Jamais Bayart ne fut en pays ennemi sans payer ce qu'il prenait dans les maisons. A ceux qui lui disaient : Monseigneur, c'est argent perdu que vous baillez, car au partir d'ici, on mettra le feu céans, et l'on emportera tout ce que vous leur donnerez. Il leur répondait : Messeigneurs, je fais ce que je dois, advienne que pourra ! Dieu ne m'a pas mis au monde pour vivre de pillage et de raid pine ; et que savez-vous si ce pauvre homme ne pourra pas cacher son argent au pied de quelque arbre, puis le retrouver quand la guerre sera hors du pays et prier Dieu pour moi ? Le Bon Chevalier s'est trouvé en plusieurs guerres avec les Allemands qui, au déloger, avaient coutume d'incendier leur logis ; lui ne partait jamais qu'ils ne fussent éloignés, afin de conserver le sien à ses hôtes. Bayart était fort mauvais flatteur, et plus à son aise
dans les camps qu'au palais des Tournelles ou de Compiègne. Il haïssait les
hypocrites comme les faux braves, et faisait sévère justice des soldats qui
abandonnaient leurs enseignes pour courir à la maraude. Il guerroya contre la
plupart des nations de l'Europe ; Anglais, Espagnols, Allemands, Italiens
plièrent maintes fois devant lui, et ses défaites mêmes eurent cela de particulier,
qu'elles étaient triomphantes à l'envi des plus belles victoires. Il était l'homme du monde qui disait et parlait le mieux.
Toujours joyeux en guerre, il encourageait ses gens de si bonne grâce, qu'ils
oubliaient avec lui fatigues, misère et dangers[3]. Bayart ne rechercha point les occasions de gagner de
l'argent, et n'était guère plus riche en sortant de ce monde que lorsqu'il y
entra. Il n'augmenta le patrimoine de ses pères que de l'acquisition qu'il
fit du domaine royal des Cens féodaux, et de la
Directe des seigneuries de Grénion et de Saint-Maximin, au prix de
quatre mille livres tournois, pour décorer d'une Juridiction sa terre de
Bayart. Tout ce qu'il laissa à sa mort, y compris cet achat, ne valait pas
quatre cents livres de rente. Rare exemple de désintéressement dans un homme
qui avait été neuf ans lieutenant-minéral pour le Roi dans une riche
province, et qui avait touché des rançons considérables de ses prisonniers de
guerre ; aussi disait- il souvent : Ce que le
gorgerin amasse, le gantelet le dépense. Plusieurs auteurs ont témoigné leur surprise de ce qu'un
si renommé et habile capitaine n'avait eu en sa vie de plus importants commandements.
L'un d'eux en donne pour raison, que de telles
charges il n'avait jamais été ambitieux et que de son naturel il aimait mieux
être capitaine et soldat d'aventure, et s'enfoncer dans tous les dangers qui
lui plaisaient, que d'être contraint par une grande charge, et gesné de sa
liberté à combattre. — Mais,
ajoute-t-il, bien avait-il cet honneur qu'oncques général
d'armée de son temps ne fist veyages, entreprises ou conquestes, qu'il ne
fallût toujours avoir M. de Bayart avec lui ; autrement la partie était
manquée, et toujours ses avis et conseils en guerre étaient suivis plutôt que
ceux des autres. Par ainsi l'honneur lui en était plus grand ; car si on ne
le prenait pour commander une armée, on le prenait pour commander au général[4]. Bayart vivait dans un siècle où grand nombre de guerriers joignaient à une valeur sinon aussi brillante du moins aussi réelle que la sienne l'avantage d'une grande naissance. Simple gentilhomme de province, il fut obligé de pousser pied à pied sa fortune[5], et de gendarme en la compagnie du comte de Ligny, il devint lieutenant-général du Dauphiné, chevalier de l'ordre du Roi et capitaine de cent hommes d'armes, charge dont se contentaient alors les princes du sang. Nul doute que si la mort n'eût enlevé Bayart presque au milieu de sa carrière, à l'âge d'environ cinquante-un ans, François Ier n'aurait pas tardé, en dépit des jalousies de cour, à confier quelque charge importante au défenseur de Mézières. Le choix qu'avait fait ce prince du Bon Chevalier pour recevoir l'ordre de chevalerie de sa main, est un sûr garant de la haute estimé dont il l'honorait. A la nouvelle de sa mort, François Ier témoigna durant
plusieurs jours l'extrême déplaisir qu'il en ressentait, et entre autres
paroles il dit : Qu'il avait perdu un grand
capitaine, dont le nom faisait honorer et craindre ses armes ; que véritablement
il méritait de plus hautes charges et bienfaits qu'il n'avait possédé. On l'entendit répéter en la plupart des mauvais succès qui
lui arrivèrent : Ha ! capitaine Bayart, que
vous me faites grand'faute ! Durant sa captivité, causant un jour familièrement
de la bataille de Pavie avec Marin de Mont-chenu, son premier Maître-d'hôtel,
il lui dit : Si ton compatriote le capitaine Bayart,
qui était moult vaillant et expérimenté, eût été vivant et près de moi, mes
affaires sans doute eussent mieux tourné ; j'aurais pris et cru son conseil ;
je n'aurais pas séparé mon armée, ni ne serais follement sorti de mes
retranchements ; et puis sa présence m'aurait valu cent capitaines, tant il
avait gagné de créance parmi les miens, et de crainte parmi mes ennemis. Ah !
je ne serais pas ici ! Bayart haïssait mortellement l'usage des armes à feu, comme s'il eût prévu son genre de mort. C'est un grand crève-cœur, disait-il, qu'un homme vaillant soit tué par un vil et abject friquenelle. Aussi rarement faisait-il quartier aux arquebusiers ennemis qui tombaient entre ses mains. Bayart était d'une taille élevée, assez maigre, mais d'une belle prestance. Il avait le visage pâle, mais doux et gracieux, le nez long et effilé, les cheveux châtains et les yeux noirs et pleins de vivacité. Il portait la barbe rase, selon l'usage du siècle de Louis XII, que l'exemple de François Ier ne changea que vers le milieu de son règne. Il ne reste aucun portrait original de lui, et ceux qu'on a placés au-devant de ses histoires, ou dans les galeries, ne rappellent aucun des traits que lui donnent ses contemporains : Bayart ne fut point marié, mais il eut une fille naturelle d'une noble et belle damoiselle, de la maison de la Tréca, existant encore dans les environs de Cantù en Lombardie. Cette famille a longtemps conservé des lettres du Bon Chevalier, par lesquelles il faisait espérer à cette damoiselle qu'il l'épouserait. Mais la guerre qui les avait rapprochés, ne tarda pas à les séparer, et la mort frappa Bayart avant qu'il eût réalisé ses promesses. Quant à Jeanne sa fille, il la fit élever aussi soigneusement que si elle 'eût été légitime. La famille Terrail la regarda toujours comme telle, et un an après la mort de son père, ses trois oncles la dotèrent et la marièrent à François de Bocsozel, seigneur de Châtelard. Dans son contrat de mariage et dans tous les actes qu'elle passa depuis, elle fut qualifiée purement fille de Pierre de Bayart et nièce de Georges, Philippe et Jacques Terrail. Elle se montra digne fille de son père, et toute sa vie les parents et les amis de Bayart reconnurent et honorèrent en elle la vivante image du Bon Chevalier Sans Peur et Sans Reproche. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Les vieux chroniqueurs avaient assez la coutume de se mettre en scène dans leurs ouvrages, comme le fait ici le Loyal Serviteur, que nous citons presque textuellement dans ces deux premiers paragraphes.
[2] Il n'était point de ceux qui, le danger passé, se moquent du saint ; profitant, sous Louis XII, d'un intervalle de paix, il s'embarqua à La Rochelle, et comme pèlerin, sans se donner à connaître, alla à pied, le bourdon à la main, acquitter un vœu qu'il avait fait à saint Jacques de Compostelle en Galice. (CHAMPIER, folio 70 verso.)
[3] Bayart avait fait son apprentissage des armes sous le brave Louis d'Ars, qu'il aima et honora toute sa vie comme s'il eût été le plus grand roi du monde. La liaison qui avait existé entre ce capitaine et le connétable de Bourbon, nuisit à son avancement et peut-être à celui de Bayart.
[4] BRANTÔME.
[5] PASQUIER, l. VI, ch. 18, p. 504.