Mort de Louis XII. - Avènement de François Ier. - Le Bon Chevalier surprend et enlève Prospero Colonna. 1513-1515.L'année 1513 s'écoula dans une continuité de disgrâces : les Anglais s'emparèrent encore de Tournai, antique berceau de la monarchie française. Jacques IV, roi d'Ecosse, périt à la bataille de Flodden-Field, en essayant une diversion-favorable à Louis XII son allié, et La Trémouille ne put sauver la Bourgogne envahie par les Suisses, qu'en sacrifiant son honneur à l'amour de la patrie. L'hiver vint donner quelques instants de répit au bon roi Louis XII, qui, après avoir distribué ses troupes dans les villes de la Picardie, reprit le chemin de Blois son séjour favori. Mais l'année 1514 ne s'ouvrit pas sous de meilleurs auspices que celle qui l'avait précédée ; Anne de Bretagne fut saisie d'une maladie qui, en moins de huit jours, la conduisit au tombeau, à peine âgée de trente-huit ans. Le Roi, profondément navré de la perte d'une épouse chérie, se renferma plusieurs jours dans ses appartements, sans vouloir écouter aucune consolation. Rien ne manquerait à la gloire de cette princesse aussi vertueuse que belle, si elle eût été aussi bonne Française que bonne Bretonne. Ses obsèques furent célébrées au château de Blois avec une pompe extraordinaire, et Bayart y assista, placé au rang le plus honorable, entre les Montmorency, les d'Aumont et les Gamaches[1]. Maximilien s'efforçait d'attacher, par de nouveaux liens, le roi d'Angleterre à sa fortune ier. à son inimitié contre la France, lorsqu'un événement imprévu vint déjouer toutes ses combinaisons, ou plutôt celles de sa fille, la prudente Marguerite. Durant sa captivité, le duc de Longueville, tout en jouant à la paume avec Henri VIII, avait su ménager un heureux rapprochement entre ce prince et Louis XII. Le roi d'Angleterre ne put résister à l'offre séduisante de placer sa sœur sur le trône de France ; le jeune Archiduc fut éconduit, et la princesse Marie accordée à Louis. Le Roi, déjà fort antique et débile, ne s'était d'abord prêté qu'à regret à un nouveau mariage ; mais à la vue de la princesse d'Angleterre, lune des plus belles femmes de son temps, la raison d'Etat se trouva d'accord avec un sentiment plus vif. Des cérémonies pompeuses précédèrent le couronnement de la jeune Reine, qui fut suivi d'un des plus magnifiques tournois que l'on eût encore vu dans Paria. La lice, entourée d'échafauds et d'amphithéâtres garnis de tapisseries et de guirlandes de fleurs, s'étendait du château des Tournelles, jusqu'à la rue Saint-Antoine. Pendant trois jours consécutifs les seigneurs des deux nations se livrèrent, sous les yeux du Roi et de la Reine, à tous ces jeux où la no-b leste avait trouvé moyen de se créer des périls jusqu'au sein de la paix. Bayart déploya dans ces joutes sa force et son adresse accoutumées, et obtint l'avantage, dans toutes les lances qu'il courut, contre les seigneurs de la suite de Marie[2]. Mais pour que les rivalités nationales ne fussent point réveillées dans des fêtes qui solennisaient la nouvelle amitié des deux peuples les Anglais et les Français joutèrent indifféremment les uns contre les autres. Des adversaires aussi redoutables que Montmorency, Dampierre, Chandieu, Maugiron, Bonneval, donnèrent un nouvel éclat aux triomphes de Bayart. La relation du héraut d'armes nous a conservé jusqu'au nombre de lances qu'il courut et qu'il brisa[3]. Cependant la santé du Roi allait en déclinant. Le bon prince, à cause de sa femme, avait changé toute sa manière de vivre, car où il souloit disner à huit heures, convenoit qu'il disnast à midi, où il souloit coucher six heures du soir, souvent se couchoit à minuit. Les chroniques ajoutent que le désir d'avoir un fils lui fit oublier son âge et ses infirmités, et qu'en voulant faire du gentil compagnon avec sa femme, il passa du lit nuptial dans le tombeau. Le 1er janvier 1515, on entendit dans Paris les crieurs publics répétant tristement, au son de leurs clochettes : Le bon roi Louis XII, père du peuple, est mort. Ce surnom, le plus glorieux que puisse mériter un souverain, suffit à son éloge. François, duc de Valois, son plus proche parent mâle et son gendre, lui succéda, et fut sacré à Reims, le 25 janvier, roi de France et due de Milan. A peine âgé de vingt-un ans, d'une taille et d'une figure majestueuse, il réunissait toutes les qualités et jusqu'aux défauts même que les Français aimaient dans leurs maîtres. Un prince de cet âge et de ce caractère ne paraissait point d'humeur à porter longtemps, comme un vain titre, le nom de duc de Milan. Au milieu des fêtes de son avènement, il disposait tout déjà pour entrer au printemps en Italie, à la tête d'une armée formidable. Tandis qu'il renouvelait avec l'Angleterre et les Vénitiens les alliances conclues par son prédécesseur, il levait des troupes de tous côtés, et les faisait défiler secrètement dans le Lyonnais et le Dauphiné. Un des premiers actes de sa souveraineté avait été de récompenser les services de Bayart, l'un des guerriers qu'il estimait le plus. Il le nomma, le 20 janvier 1515, son lieutenant-général au gouvernement de Dauphiné, sous lu duc de Longueville[4]. Jamais lettres patentes ne furent enregistrées avec autant d'enthousiasme au parlement de Grenoble, que celles qui appelaient le Bon Chevalier à succéder en cette qualité an brave seigneur de Molard, son parent. Bayart reçut ordre au mois de juillet de s'avancer, avec sa compagnie et trois mille hommes de pied, sur les confins du marquisat de Saluces, pour préparer les voies à l'armée. François le ne tarda pas à quitter Lyon, suivi de l'élite de la noblesse française qui se pressait autour d'un prince qui aimait le courage et savait le récompenser. L'avant-garde, sous les ordres de Louis de Bourbon qu'il venait de créer connétable, s'avança jusqu'à Briançon, tandis que le Roi attendait à Grenoble qu'il se fût ouvert une route à travers les Alpes. Les Suisses, à l'instigation du cardinal de Sion, s'étaient emparés du pas de Suze, seul débouché des deux routes ordinaires du mont Cenis et du mont Genèvre. L'embarres fut extrême, et le malheur de n'avoir pu prévenir les Suisses paraissait irréparable. Pietro de Navarro, voulant signaler son entrée au service du roi de France par quelque entreprise digne de se réputation, traverse la Durance, s'engage, à la tête de trois mille pionniers, dans les montagnes du côté de Guillestre, et entreprend de frayer passage à l'armée au travers de rochers et de précipices encore vierges du pas de l'homme. Tandis qu'il renouvelle les miracles d'Annibal, un chasseur piémontais, qui passait sa vie à poursuivre les chamois dans les détours des Alpes, vint proposer au Bon Chevalier de le faire descendre dans le marquisat de Saluces par un sentier connu de lui seul. Il l'instruisit que Prospero Colonna, lieutenant-général des troupes du Pape, parcourait et pillait la contrée, comme si les Français eussent été à cent lieues. Bayart résolut de tenter l'aventure, et d'enlever le capitaine italien et ses trois cents gens d'armes ; mais il n'avait pas assez de cavalerie pour exécuter ce projet à lui seul, et il en fit part au duc de Bourbon. Le connétable eu avertit le Roi, et trois illustres capitaines, les maréchaux de La Palice, d'Aubigny et le seigneur d'Humbercourt, s'offrirent à partager l'exécution d'une entreprise dont Bayart garantissait le succès. Ils partent en toute hâte avec leurs compagnies ; mais le
Bon Chevalier ne les avait point attendus, et, sous la conduite de son
paysan, il était descendu par le pas de la Dragonnière dans les plaines du
Piémont. Colonna en fut averti ; mais instruit que Bayart n'était passé
qu'avec sa compagnie, il ne s'en inquiétait guère, et répétait en plaisantant
: Questa
Bayarto a passato gli menti ; lo prendero come uno pipione in la gabia.
Le Bon Chevalier, en sûreté dans Savigliano, petite ville qui tenait pour les
Français, se réjouissait des propos du seigneur italien, en attendant la
prochaine arrivée de ses compagnons. La Palice, d'Humbercourt et d'Aubigny le
rejoignirent un soir, sous la conduite d'un seigneur du pays, nommé Charles
Soliers de Moretta. Le Bon Chevalier, sans perdre le temps en longs compliments,
leur dit : Messeigneurs,
il ne faut pas nous arrêter ici davantage que cette nuit, car si le seigneur.
Colonna est instruit de votre arrivée, il ne nous attendra pas, ou appellera
les Suisses à son secours ; et vous n'ignorez pas qu'ils sont en grand nombre à Pignerol et à Saluces. Il faut donner jusqu'à minuit à nos chevaux, et partir avant jour pour tenter l'aventure. Nous avons le Pô à traverser, mais le seigneur de Moretta que voici connaît un gué, et nous fera passer sans danger. Chacun alla visiter lui-même son cheval, et,
sur les deux heures, ils quittèrent Savigliano dans le plus profond silence. Prospero était à Carmagnola, et, bien persuadé qu'il n'y avait en campagne que la compagnie de Bayart, il ne s'en souciait guère. Les Français l'eussent même surpris dans cette ville, si, la veille du jour où ils partirent, il ne fût arrivé à Colonna des nouvelles qui l'appelaient à Pignerol. Il délogea donc tranquillement le matin, et se mit en chemin pour aller dîner en une petite ville à sept à huit lieues de-là, nommée Villa-France. Bayart, parvenu à Carmagnola, apprit des habitants qu'il y avait à peine une demi-heure que le seigneur Prospero et ses gens avaient levé le 'pied ; quel fut le désappointement de nos seigneurs français ! Les uns furent d'avis, puisque le coup était manqué, de s'en retourner ; les autres voulaient pousser en avant et en avoir le cœur net. Messeigneurs, leur dit le Bon Chevalier, puisque nous sommes si avancés, je suis d'avis de poursuivre. Au
demeurant, si nous rencontrons les Italiens en rase campagne, il y aura bien du malheur s'il ne nous en reste pas quelqu'un. — Par Dieu !
dit le seigneur d'Humbercourt, jamais homme n'a mieux parlé. Les maréchaux de La Palice
et d'Aubigny n'étaient pas gens à contredire. Le seigneur de Moretta, déguisé
en paysan piémontais, prit les devants pour reconnaître l'ennemi, et s'acquitta
si habilement de sa commission, qu'il revint leur apprendre que le seigneur
Prospero et ses cavaliers dînaient tranquillement à Villa-Franca. Là-dessus
ils réglèrent l'ordre de leur marche : d'Humbercourt marcha le premier à la
tête des archers, Bayart le suivit à un jet d'are avec cent hommes d'armes ;
ensuite La Palice et d'Aubigny, avec le reste de la troupe. Cependant Colonna, en allant entendre la messe à son arrivée à Villa - Franca, fut averti par quelques paysans que les Français étaient aux champs en grand nombre ; il leur répondit qu'il savait bien qu'il n'y avait que le capitaine Bayart et sa bande, à moins que les autres n'eussent volé par-dessus les montagnes ! Au sortir de l'église, un de ses espions vint de nouveau lui dire : Seigneur, je vous préviens que j'ai laissé près d'ici plus de mille chevaux français arrivant en toute hâte. Cette fois, il fut un peu plus étonné et dit à un de ses gentilshommes : Prenez vingt cavaliers, et voyez, sur la route de Cammagnola, si ce qu'il dit est vrai. Puis Colonna fit partir son maréchal des logis Nur aller préparer ses logements à Pignerol, où il le suivrait dès qu'il aurait achevé de dîner. Cependant les Français, dans l'ordre que nous avons vu, avançaient toujours, et n'étaient plus qu'à un mille et demi de Villa-Franca, lorsqu'au débouché d'un petit bois ils rencontrèrent les gens que Prospero avait envoyés à la découverte. Dès que ceux-ci les eurent également aperçus, ils tournèrent le dos, et, à bride abattue, regagnèrent la ville. D'Humbercourt les poursuivit ventre à terre, après avoir donné avis au Bon Chevalier de se hâter. Il ne se le fis pas dire deux fois. D'Humbercourt atteignit les fuyards comme ils entraient dans la ville, et s'empara de la porte avant qu'ils eussent eu le temps de la refermer sur eux. Lui et le Bon Chevalier s'avancèrent sur la place, tandis que La Palice et d'Aubigny occupaient toutes les issues de la ville pour que personne réchappât. Mais ils ne purent si bien les garder, que deux Albanais ne sautassent par-dessus les murailles, et ne courussent, comme si tous les diables les eussent emportés, avertir une troupe de quatre mille Suisses qui se trouvaient à deux lieues de là. Colonna était à table lorsque ses serviteurs entrèrent en lui criant : Levez-vous, seigneur Prospero, voici les Français en grande bande, et déjà ils sont aux portes de la maison. — Enfants, leur répondit-il en homme de cœur, gardez un instant cette porte, jusqu'à ce que nous soyons un peu accoutrés pour nous défendre. Mais tandis que ses gens assaillaient l'entrée, Bayart faisait dresser des échelles contre les fenêtres, et voilà qu'il saute le premier dans la cour en criant : Seigneur Prospero, où êtes-vous ? Rendez-vous autrement vous êtes mort ! Au même instant la cour se remplit d'hommes et de chevaux. Colonna, au bruit des armes et aux hennissements des coursiers, reconnut que toute résistance serait inutile, et se décida à se rendre avant de tomber entre les mains de quelque soldat. Il mit la tête à la fenêtre de la salle, et demanda : Qui êtes-vous, et quel est votre capitaine ? — C'est moi, seigneur. — Votre nom, capitaine ? — Bayart, et voici les seigneurs de La Palice, d'Aubigny et d'Humbercourt, la fleur des capitaines de France. Colonna se rendit au seigneur d'Aubigny qu'il connaissait d'autrefois. L'Italien ne pouvait concevoir comment, aux approches de l'automne, les Français avaient traversé un fleuve aussi dangereux que le Pô. Il maudissait César Feramusca, son lieutenant, qu'il avait chargé de la garde des portes de Villa-Franca, et accusait le ciel et les hommes de son malheur. Le Bon Chevalier le consolait de son mieux en lui disant : Seigneur Prospero, c'est le sort des armes, une fois perdre et l'autre gagner. — Si au moins la fortune, continua Colonna, m'avait fait cette grâce que d'avoir trouvé les Français aux champs ! — Vous vous plaignez, lui répliqua Bayart, de ne pas nous avoir rencontrés en rase campagne ! Seigneur, remerciez-en plutôt le ciel, car, à l'ardeur qui animait nos gens, il eût été bien difficile que vous et nul des vôtres échappât vif. Colonna lui répondit froidement que volontiers il en eût couru les chances. Avec lui furent pris le comte Policastro, Petro Morgante, Carlo Cadamosto et autres capitaines renommés en Italie. Ensuite les Français se mirent au pillage qui surpassa leur attente, car il s'éleva à plus de cent cinquante mille ducats ; il y avait entre autres six à sept cents chevaux, dont quatre cents étaient fins coursiers et destriers d'Espagne, qui furent d'excellente remonte pour les gens d'armes de La Palice et de Bayart. Les Français n'eurent pas le loisir de tout emporter ; car ils furent avertis que les Suisses arrivaient en toute hâte de Coni, où les deux Albanais les étaient allés chercher. La trompette sonna la retraite, et ils partirent, chargés de tout ce qu'ils purent choisir de meilleur, et faisant marcher leurs prisonniers devant eux. Comme ils sortaient par une porte, les Suisses entraient par l'autre ; mais ils étaient à pied et les Français à cheval. Ils se retirèrent au petit pas à Fossano, où ils attendirent le reste de l'armée. Ainsi fut terminée l'une des plus belles entreprises qui eût été faite depuis deux cents ans ; le Bon Chevalier qui l'avait imaginée et conduite, en recueillit la principale gloire, et le seigneur Prospero se vit prisonnier d'un homme qu'il s'était vanté de prendre comme un pigeon au trébuchet. Cet événement causa le plus grand tort à sa réputation, et Colonna ne sut donner autre excuse, sinon que l'on peut prévoir les choses possibles, mais non point les prodiges. A la nouvelle de la défaite de leur cavalerie et de l'arrivée du Roi dans le Piémont, le cardinal de Sion et le capitaine Albert de la Pierre, principal chef des Suisses, s'accusèrent mutuellement de négligence et de trahison. Le capitaine bernois n'était pas homme à supporter les injures du légat ; il lui répondit brutalement et, ne voulant plus servir sous ses ordres, ramena dans son canton vingt-cinq Enseignes de ses compatriotes. Bayart, toujours aux champs fut informé de ces divisions et écrivit au Roi pour lui demander la permission d'en profiter, en l'assurant que l'avant-garde suffirait pour défaire les Suisses dans ces moments de trouble. Le Roi, encore à la descente des Alpes, et qui aurait été fâché que les ennemis fussent battus une seconde fois sans lui, répondit au Bon Chevalier qu'il fallait attendre la jonction de toute l'armée. A son grand regret, Bayart fut réduit à laisser les Suisses traverser en désordre les plaines du Piémont, où l'on perdait l'occasion de les tailler en pièces sans rien hasarder[5]. |
[1] Autres gentilshommes plus prochains du corps : MM. de Montmorency, de Vendôme, d'Ars, de Bayart, d'Aumont, de Gamaches, etc., etc. (L'Ordre observé à l'enterrement de la royne Anne, duchesse de Bretagne. Cérémonial de France, par Th. Godefroy, première édition, Paris, 1610, in-4°, p. 124.)
[2] Inter alios in nyptiarum celebratione egregie more solito adversus Anglos Mariam comitantes rugnavit. (RIVALLII, folio 339.)
[3] Joutes qui furent faictes à Paris à l'entrée de la royne Marie d'Angleterre :
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Bayart, X lances rompues et IV atteintes.
Ce livre est à madame la duchesse de Bourbon, connestable de France. (Ms. de la Bibliothèque royale, n. 9714.)
[4] Inventaire des titres de la Chambre des Comptes de Dauphiné, par le président Sautereau. Dauphiné en général, t. II, folio 287 (Ms. de la Bibliothèque royale.)
[5] Fr. Belcarii rerum Gallic. Commentarii. Lib. 15.