HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXXI.

 

 

Bayart, à la tête des coureurs de l'armée française, défait les troupes vénitiennes. - Il est blessé à mort à la prise de Brescia. - Grande courtoisie du Bon Chevalier. 1512.

 

Les confédérés étaient devant Bologne depuis un mois, et ni leur artillerie ni les mines de l'invention de Pietro Navarre n'avaient encore produit de grands effets. Les assiégés firent prévenir Nemours que jamais occasion plus favorable ne s'était présentée de forcer l'ennemi dans ses lignes et de lui faire honteusement lever le siège. Gaston part un soir de Finale marche en bataille tonte la nuit, et malgré la neige et la pluie il était dans Bologne le lendemain à neuf heures du matin. L'impétuosité de ce mouvement intimida à ce point les confédérés, qu'abandonnant leur camp, ils se retirèrent, ou plutôt s'enfuirent vers Immola. Nemours n'avait pas le temps de les poursuivre, car il venait d'apprendre que l'armée vénitienne était rentrée par surprise dans Brescia le 4 février.

C'était un vrai jeu de barres que nos guerres d'Italie, tantôt villes prises par les uns, et puis par les autres reprises[1]. Le provéditeur André Gritti, introduit dans Brescia par le vindicatif comte Advogaro, l'un des principaux habitants de cette puissante cité, avait surpris et massacré une partie de la garnison française. Le gouverneur paillon Du Lude, réfugié avec le reste dans la citadelle, se hâta d'informer Gaston de l'impuissance où il se trouvait de tenir longtemps contre les assauts des Vénitiens et des habitants réunis. A la réception de ces fâcheuses dépêches, Nemours jura que le roi son oncle n'apprendrait la perte qu'il avait faite qu'avec la nouvelle qu'elle était réparée. Il part de Bologne à marche forcée, avançant chaque jour avec toute son armée autant que le meilleur chevaucheur sur un courtaud de cent écus. Jean-Paul Baglioni, capitaine général de la République, à la tête d'un corps de troupes considérable, ne mettait, pas moins de diligence à rejoindre Gritti dans Brescia. Mais instruit de sa marche, Gaston résolut de le couper, et fit faire ce jour-là aime quarante milles d'Italie, sans débrider, à sa cavalerie. Baglioni, ne pouvant le soupçonner aussi près, s'amusait sur sa route à battre le château de Valeggio, dont la prise eût enlevé aux Français le seul gué du Mincio.

Le Bon Chevalier et le seigneur de Téligny conduisaient les coureurs de l'armée qui devançaient constamment de plusieurs lieues le gros de l'avant-garde. Bayart, quoiqu'il eût eu la fièvre toute la nuit, n'avait point quitté son poste, et était à cheval, sans armure, enveloppé dans son manteau. Soudain, apercevant les ennemis, il emprunta le halecret d'un de ses gens d'armes, monta sur son bon coursier, et marcha droit à Valeggio. Nonobstant que l'avant-garde française parût à peine dans le lointain, il ne laissa pas de charger vigoureusement les Vénitiens, et soutint plus d'un quart - d'heure avec sit petite troupe les efforts de l'armée de Baglioni. Un coup de fauconneau emporta à ses côtés un brave gentilhomme, porte-enseigne du seigneur de Téligny, et le combat n'en devint que plus animé. Cependant, au bruit de l'artillerie, les gens d'armes les mieux montés de l'avant-garde accoururent au secours de Bayart, et les Vénitiens, croyant avoir affaire à toutes les troupes de Ga& ton, commencèrent à plier et à tourner le dos.

On les poursuivit jusque sur les bords du Mincio, où il s'en noya un grand nombre. Jean-Paul Baglioni ne dut son salut qu'à la, vigueur de son cheval, qui le porta heureusement à la rive opposée. La plupart des gens de pied et quatre-vingt-dix hommes d'armes restèrent sur la place ; le comte Guy Rangoni, lieutenant de Baglioni, et plusieurs autres capitaines se trouvèrent au nombre des prisonniers. Cette victoire, aussi profitable, que glorieuse, priva la ville de Brescia d'une armée assez nombreuse pour en disputer les_ approches aux Français. Nemours félicita Bayart de cette heureuse rencontre, non sans quelque regret de n'avoir pas été attendu.

La nouvelle de cette déroute parvint rapidement au château de Brescia, et la garnison, certaine de l'arrivée du secours, alluma des feux de joie qui ne réjouirent guère les pauvres bourgeois de la ville. A ce signal de leur prochaine destruction, ils eussent bien voulu revenir au roi de France, mais il était trop tard, Gritti repoussa leurs prières et leurs supplications.

Le jour suivant, Gaston rencontra un corps de cavalerie légère vénitienne, sous les ordres de Méléagre de Forli ; il le mit en déroute et sans s'arrêter, le neuvième jour de son départ dg Bologne, il campa dans les faubourgs de Brescia. Nemours fit aussitôt monter au château quelques capitaines pour réconforter le comte Du Lude et son lieutenant le capitaine Hérigoye. La garnison, par manière de réjouissance, tira vingt coups de canon sur la ville qui se frit bien passée de cette sorte de fête. Le duc le lendemain monta lui-même au château, suivi d'une partie de son année ; on tint un conseil de guerre et l'assaut fut décidé.

L'entreprise était audacieuse ; outre huit mille gens de pied et cinq cents hommes d'armes, vénitiens, il y avait encore dans la ville quatorze mille hommes de milice, et plus de vingt mille bourgeois sous les armes. Un large fossé, surmonté d'un boulevard garni d'artillerie, séparait la ville du château. Il fallait ensuite traverser un pont étroit avant d'arriver sur une esplanade, où l'armée de Gritti, rangée en bataille, présentait un front de cavalerie, qui devait infailliblement arrêter les Français que la rapidité des lieux obligeait 4 descendre à pied. Enfin tout avait été préparé pour la plus vigoureuse résistance. Aussi le provéditeur Gritti affectait une grande confiance ; il laissait en souriant plaisanter ses soldats sur l'âge et la benne mine de Gaston, et disputer si l'on inhumerait les cadavres ennemis en terre sainte.

Les secours laissés dans Bologne avaient réduit l'armée française à douze mille hommes, mais le nombre était compensé par le choix, c'était toute fleur de chevalerie. La valeur et les qualités brillantes de Gaston lui avaient dévoué les cœurs et la vie de tous ses soldats ; jamais capitaine n'avait mieux possédé l'art d'amener les Français à ce degré d'exaltation où l'impossible ne les arrête plus.

L'ordonnance de l'assaut fut disposée ainsi : le seigneur de Molard ferait la première pointe avec ses gens de pied et les Gascons du capitaine Hérigoye. Après eux marcheraient les deux mille lansquenets du brave capitaine Jacob d'Empser, récemment passé au service du roi de France. Les capitaines Bonnet, Maugiron, le bâtard de Clèves, et autres avec leurs compagnies au nombre d'environ sept mille hommes, viendraient ensuite. Sur leurs ailes, marcherait le duc de Nemours à la tête des gens d'armes et des gentilshommes de la maison du Roi, sous la charge de Louis de Brezé, grand sénéchal de Normandie, tous à pied, l'armet en tête, la cuirasse sur le dos et la pique à la main, comme simples aventuriers. D'Alègre reçut commission de garder avec trois cents cavaliers la porte Sancto-Nazaro, la seule qui ne fût pas murée, et de repousser les fuyards dans la ville.

Personne ne trouva rien à redire à cette ordonnance, à l'exception de Bayart. Il était d'ailleurs connu dans l'armée que Nemours ne prenait guère conseil que de lui et du seigneur de La Palice, que retenait au logis une blessure dangereuse reçue la veille.

Monseigneur, dit-il au prince, sauf votre révérence et celle de Messeigneurs il me semble que nous avons oublié quelque chose. Vous envoyez le capitaine Molard faire la première pointe, et ni lui ni ses aventuriers ne sont gens à reculer ; mais les ennemis leur mettront également en tête l'élite de leurs troupes, et pour sûr leurs arquebusiers. Dans cette affaire, il s'agit d'aller toujours en avant, et les aventuriers, s'ils ne sont soutenus de gendarmerie, pourraient quelquefois être repoussés et jeter grand désordre dans notre attaque. Mon avis est de joindre à monseigneur de Molard cent ou cent cinquante hommes d'armes, qui soutiendront mieux, armés de toutes pièces, le feu que des gens salués à la légère. — Vous dites vrai, monseigneur de Bayart, reprit Nemours, mais quel est le capitaine qui voudra se mettre à la merci de leurs arquebuses ?Ce sera moi, s'il vous plaît, Monseigneur, et croyez que la compagnie dont j'ai la charge est faite pour servir le Roi à pied comme à cheval. Les capitaines se regardèrent les uns les autres, étonnés d'une offre aussi périlleuse, et la faveur qu'il demandait ne lui fut disputée par personne.

Toutes choses ainsi réglées, le duc de Nemours, ému de pitié, en considérant le sort qui s'apprêtait à la ville et à ses pauvres habitants, ne voulut avoir rien à se reprocher. Il dépêcha le seigneur de Roquelaure, gentilhomme gascon, qui descendit avec un trompette du château et parvint jusqu'au premier rempart où se trouvaient le provéditeur André Gritti et tous ses capitaines. Il demanda à entrer, dans la ville pour s'acquitter de sa commission ; mais le Provéditeur lui dit que c'était inutile, et qu'à lui seul il appartenait de lui répondre. Alors le seigneur de Roquelaure leur dénonça que, s'ils voulaient rendre la ville, on les laisserait aller vies sauves, sinon que s'ils étaient emportés d'assaut pas un seul n'échapperait à là mort. Il lui fut répliqué qu'il n'avait qu'à retourner d'où il venait, que Brescia dépendait des domaines de la République, et que ses capitaines sauraient bien empêcher les Français d'y mettre le pied. Les malheureux bourgeois se fussent volontiers rendus, mais on ne les consulta pas.

Roquelaure rapporta cette réponse au duc de Nemours qui, sans plus attendre, rangea ses gens en bataille, et leur adressa ces paroles : Or, mes amis, il ne reste plus qu'à bien faire, et ceux que vous allez combattre vous les avez déjà nombre de fois mis en déroute. Ne vous laissez point intimider par l'or qui reluit sur les casques et les hauberts de la gendarmerie italienne, l'éclat de ses armes ne blesse pas plus celui qui attaque, qu'il ne défend celui qui les porte. Les biens de ces perfides et déloyaux habitants seront, le prix de vos labeurs ; mais je jure de passer ce fer au travers du corps du premier qui abandonnera son rang avant l'entière défaite de nos ennemis. Allons, enfants, marchons au nom de Dieu et de monseigneur Saint-Denis ! Il dit, et clairons, trompettes et tambourins remplirent l'air de ce tapage belliqueux qui réjouit l'oreille des braves et donne du cœur aux poltrons.

Dès qu'ils virent flotter la croix blanche sur le penchant de la montagne, les ennemis firent une décharge générale d'artillerie, et un boulet vint donner au milieu de la troupe du duc de Nemours, sans tuer ni blesser personne. Cet événement presque miraculeux frappa les esprits d'une nouvelle confiance. Comme il avait pluviné cette nuit, la descente était glissante ; Gaston, en montrant bien qu'il ne voulait pas rester des derniers, quitta ses bottines et marcha sur ses chausses. Plusieurs suivirent son exemple, et à dire vrai, ils s'en trouvèrent plus fermes sur leurs pieds. Le seigneur de Molard et le capitaine Hérigoye avançaient en tête avec leurs gens de pied, et sur leur aile le Bon Chevalier à pied avec tous ses gens d'armes. C'était une compagnie d'élite composée de guerriers blanchis sous le harnois, et même de plusieurs anciens capitaines qui préféraient servir sous lui à commander ailleurs. Ils abordèrent le premier rempart sous une grêle de traits d'arquebusades, et l'assaut et la résistance furent également terribles. André Gritti encourageait ses gens et leur disait : Tenez bon, mes amis, les Français n'ont que la première pointe, ils seront bientôt las, c'est feu de paille qui ne dure guère. Les aventuriers et les gendarmes revenaient opiniâtrement à la charge ami cris de France, France ! Bayart, Fête-Dieu, Bayart ! Gritti, entendant retentir ce nom qu'il connaissait bien, en fut peu réjoui. Comment ! s'écria-t-il, ce Bayart est donc partout ? Vraiment ils croissent les Bayart en France comme  champignons, car on n'entend parler en toutes batailles que de Bayart. Mes amis, jetez-vous sur celui qui marche le premier, car si vous pouvez défaire de Bayart, tout est défait[2]. Mais l'éloquent et sage Provéditeur parlait mieux qu'il ne rompait une lance, et ses soldats n'en reculèrent pas moins. Dedans, dedans, compagnons ! ils sont à nous, cria le Bon Chevalier en franchissant le rempart ; suivi de tous les siens.

Ce bastion finit par rester aux Français jonché de morts de part et d'autre. Mais un capitaine vénitien, saisissant l'instant où Bayart chancelait sur les décombres, l'atteignit au haut de la cuisse d'un coup de pique si violent que le bois se rompit et que le fer demeura dans la blessure avec le reste du fût. La douleur qu'il ressentit ne l'empêcha pas de couper le bois avec son épée, et d'essayer d'avancer nonobstant que la pointe fût restée bien avant dans sa cuisse. Mais le sang jaillissait à gros bouillons, et, s'il n'eût été soutenu par ses archers, le Bon Chevalier allait mesurer la terre.

Mon compagnon, dit-il au capitaine Molard, faites marcher vos gens et les miens ; la ville est gagnée, pour moi je n'y entrerai point, car je suis mort. Le pauvre seigneur, désolé et furieux de la perte de son bon ami et voisin, fondit sur les ennemis, sacrifiant à sa vengeance tout ce qui se présentait devant lui.

Nemours, qui suivait de près, en apprenant la blessure mortelle que venait de recevoir Bayart à la prise du bastion, n'en ressentit paf, moins de douleur que si lui-même il eût reçu le coup. Messeigneurs, mes amis, s'écria-t-il, vengeons sur ces vilains la mort du plus accompli chevalier qui fût au monde ; suivez-moi ! Les Vénitiens ne purent supporter le choc de cette intrépide cohorte, et se hâtèrent de gagner la ville, espérant lever le pont après eux ; mais on ne leur en laissa pas le loisir, et les Français entrèrent dans l'enceinte pêle-mêle avec les fuyards. Les citadins, les femmes et les en-fans faisaient pleuvoir des fenêtres sur les Français dés pierres, des meubles, de l'eau bouillante, dont ils eurent plus à souffrir que des gens de guerre vénitiens. Gritti, le comte Advogaro, Contarini, le podestat Justiani et autres capitaines, jugeant toute résistance inutile, s'enfuirent à bride abattue vers la porte Sancto-Nazaro ; mais à peine eurent-ils fait abaisser le pont que le seigneur d'Alègre et ses trois cents gendarmes se précipitèrent dessus et les refoulèrent dans la ville où ils furent faits prisonniers.

Lorsqu'il n'y eut plus d'ennemis à combattre, le pillage commença. Tous les désordres que l'on peut supposer dans une ville prise d'assaut furent commis dans Brescia, moins encore par les Français que par les Gascons et surtout par les lansquenets[3]. Les monastères furent forcés, les vierges arrachées des autels, les filles et les femmes violées sous les yeux de leurs parents et de leurs maris ; pendant sept jours cette soldatesque effrénée, sourde à la voix de ses capitaines, épuisa sur cette ville malheureuse tous les genres de dissolution et de cruauté. Gaston parvint enfin à rétablir l'ordre parmi ses gens de guerre, et se hâta de faire enlever les corps morts au nombre de plus de vingt mille, de peur d'infection. Puis on instruisit le procès à l'auteur de tous ces maux, le comte Louis Advogaro ; il eut la tête tranchée sur la grande place, et son corps fut mis en quatre quartiers aux portes de la ville.

Nous avons laissé le Bon Chevalier grièvement blessé à la prise du premier bastion, et contraint de rester en arrière avec ses deux archers. Quand ceux-ci virent la ville prise, ils arrachèrent une porte sur laquelle ils le couchèrent le plus doucement qu'ils purent et l'emportèrent dans la maison la plus apparente du voisinage. C'était le logis d'un riche gentilhomme qui s'était enfui dans un monastère, laissant sa femme et ses deux filles à la garde de Dieu. Quand la dame entendit frapper à sa porte, croyant sa dernière heure venue, elle se soumit à son sort et ouvrit. Mais au lieu d'un ennemi en fureur, le Bon Chevalier, pille et couvert de sang, entra sur les bras de ses archers et fit aussitôt refermer la porte en leur disant : Gardez sur votre vie que personne, excepté mes gens ; n'entre céans. Quand on saura que c'est mon logis, personne, j'en suis assuré, n'essaiera d'y entrer, et comme je suis cause que pour me secourir vous perdez votre part du butin, soyez sans inquiétude, je vous en dédommagerai.

Il fut transporté en une fort belle chambre où le conduisit elle-même la dame qui, se jetant à genoux, lui dit. Noble Seigneur, je vous présente cette maison et tout ce qui est dedans, car je sais bien qu'elle est vôtre par le droit de à la guerre, mais au nom de la benoîte vierge Marie, sauvez l'honneur et la vie de deux jeunes filles prêtes à marier que nous avons moi et mon mari. Bayart, vrai miroir d'honneur et de chevalerie[4], lui répondit : Madame, je ne sais si je réchapperai de ma blessure, mais tant que je vivrai, vous et vos filles serez en sûreté comme moi-même. Seulement qu'elles ne paraissent pas ; gardez-les en leur chambre où nul des miens ne sera assez hardi d'entrer contre votre vouloir. Calmez vos craintes, le gentilhomme que vous avez céans, loin de vous piller, vous fera toute courtoisie selon son pouvoir. Je ne me fis one gendarme pour m'enrichir en guerre. A ces paroles, la bonne dame, toute rassurée, alla quérir en un grenier ses deux filles qu'elle avait cachées sous un tas de foin.

Bayart la fit prier de lui indiquer quelque chirurgien qui pût venir visiter sa plaie, pendant que son barbier préparerait les bandes. Elle courut elle-même, accompagnée d'un archer, en chercher un qu'elle connaissait à deux maisons de la sienne. Le chirurgien arrivé, la chausse fut rompue et la cuisse découverte. La blessure était large et profonde et le fer de la pique encore dedans. Allons, mes maîtres, dit Bayart, tirez ce fer dehors. — Seigneur, répondit le Brescian la main tremblante, j'ai grand'peur que vous ne syncopisiez dans l'opération. — Non, non, j'ai su autrefois ce que c'est que de tirer un fer de chair humaine ; tirez hardiment. Ils se mirent à deux et arrachèrent le fer qui était moult profond en la cuisse. Le Bon Chevalier ressentit la plus vive douleur, mais il fut tout joyeux quand on l'assura qu'il n'y avait ni artère ni grosse veine blessées[5].

Dès qu'il fut pansé, il demanda à son hôtesse où était son mari. La pauvre dame lui répondit en pleurant qu'elle ne savait s'il était mort ou vivant, mais que s'il avait échappé il devait être dans une église qu'elle nomma Bayart l'envoya chercher par son maitre d'hôtel et deux archers, le traita fort amicalement et lui renouvela les assurances qu'il avait données à sa femme.

Maître Claude, chirurgien du duc de Nemours, vint par son ordre lever le premier appareil, et continua au blessé les soins assidus que réclamait son état.

Pendant une semaine environ que séjourna Gaston dans Brescia, il ne fut pas un seul jour sans aller au moins une fois visiter le Bon Chevalier et le réconforter le mieux qu'il pouvait. Hé ! monseigneur de Bayart, mon ami, lui disait-il, dépêchez-vous de guérir, car d'ici à un mois il nous faudra livrer bataille aux Espagnols, et pour tout ce que je possède, je ne voudrais pas la donner sans vous !Monseigneur, s'il doit y avoir bataille, croyez que pour le service du Roi et l'amour de vous, je m'y ferai plutôt porter en litière que de ne pas m'y trouver. Le prince, d'une générosité à l'avenant de ses autres qualités, combla Bayart de présents, et lui envoya entre autres, la veille de son départ, cinq cents écus que le Bon Chevalier partagea entre les deux archers qui l'avaient gardé lors de sa blessure,

La nouvelle des succès de son neveu et de la réduction de Brescia vint mêler une vive joie aux inquiétudes de Louis XII menacé par les ennemis que lui suscitait de tous côtés l'implacable Jules. Mais il sentit la nécessité de frapper Inegrand et dernier coup pour retenir le roi d'Angleterre, les Suisses et aussi Maximilien qui s'apprêtaient à envahir ses États. Gaston reçut les ordres les plus pressants d'engager les confédérés à une bataille décisive, et un pareil capitaine n'avait pas besoin d'élire excité. Brûlant d'obéir à son oncle, Nemours s'avança dans la Romagne occupée par les confédérés. Leur armée la plus belle et la plus nombreuse qu'on eût vue depuis longtemps en Italie, était sous les ordres de don Rémond de Cardonne, vice-roi de Naples et généralissime de la sainte ligue. Mais plutôt que d'exposer le sort de l'Italie au hasard d'un seul combat, Cardonne l'évitait par les mêmes raisons qui le faisaient rechercher de Nemours. Il ne s'appliquait qu'à traîner la guerre en longueur jusqu'à et que Louis XII fût contraint de rappeler ses troupes à la défense du duché de Milan, de la Navarre et des côtes de Normandie. Ces lenteurs désespéraient Gaston, mais elles donnaient à Bayart le temps de guérir.

Tant que l'armée française n'avait été qu'à Bologne, le Bon Chevalier avait pris patience. Il était souvent visité par les capitaines demeurés à la garde de Brescia, et à peine restait-il seul que ses deux jolies hôtesses accouraient pour lui tenir compagnie. Assises autour de son lit, elles charmaient les douleurs et les ennuis du Bon Chevalier par les accords du luth et de l'épinette unis à leurs douces voix. Une autre fois elles lui lisaient les antiques chroniques de Brescia et les exploits du Français Brennus son fondateur, ou bien les yeux baissés sur leur broderie, les damoiselles s'épanchaient avec lui dans de naïves conversations. Aussi bonnes que belles et bien enseignées. Bayart à les voir et à les entendre avait quelque fois oublié et Nemours et la bataille. Mais, lorsqu'arriva la nouvelle que le duc avançait sur les ennemis, tous ces passe-temps eurent perdu leur effet sur le Bon Chevalier. Son impatience l'arrache de son lit, et sans écouter ses serviteurs il se met à marcher dans la chambre pour essayer ses forces. Son grand cœur bu dissimula sa faiblesse, et il envoya chercher son chirurgien pour lui demander à partir. Celui-ci, en homme expérimenté, jugea que son inquiétude lui serait plus dangereuse que le voyage : Monseigneur, lui répondit-il, votre plaie n'est pas encore cicatrisée, toutefois elle est guérie au dedans. Votre barbier va bien examiner la manière dont je vous panse, matin et soir il mettra sur la blessure un onguent que je lui baillerai, et comme la partie souffrante n'appuiera point sur la selle de votre cheval, la guérison s'achèvera d'elle-même. Qui eût donné dix mille écus à Bayart, ne lui eût pas fait autant de plaisir, et son chirurgien se ressentit de sa joie et de son contentement. Il résolut de partir le surlendemain et donna ordre à ses gens de préparer ses équipages.

La nouvelle de son départ jeta dans un étrange embarras son hôte et son hôtesse qui se regardaient toujours comme ses prisonniers, eux et leurs enfants, et s'attendaient à être traités de même sorte que les autres habitants de la ville. Les Français, après en avoir tiré de grosses rançons, leur avaient fait racheter jusqu'aux meubles de leurs maisons. La dame du logis savait bien que si le capitaine voulait en user à, la rigueur et à proportion de leur fortune, il pouvait espérer d'eux au moins dix ou douze mille écus. Encouragée par sa noble conduite et sa courtoisie, elle se résolut de lui faire quelque honnête présent dont il se contenterait sans exiger davantage.

Le matin du jour de son départ, la dame avec l'un de ses serviteurs portant une petite cassette d'acier, entra dans la chambre du Bon Chevalier qui se reposait en un fauteuil, après s'être longtemps promené pour fortifier sa jambe. Elle se jeta aux genoux, mais il la releva sur-le-champ, et ne voulut jamais souffrir qu'elle dît une parole avant qu'elle fût assise auprès de lui. Monseigneur, lui dit-elle, je rendrai grâces, à Dieu toute ma vie de ce qu'il lui a plu, dans le sac de notre ville, de vous adresser en notre maison pour le salut de mon mari, celui de mes deux filles et le mien. Tandis que la mort et la désolation régnaient à l'entour, comme veillés par un ange, nous dormions paisiblement en ce logis. Depuis que vous y êtes entré, n'a été faite au moindre de mes serviteurs une seule injure par vos gens, et ils n'ont pris la valeur d'un quatrin sans payer. Nous savons bien cependant, Monseigneur, que nous sommas tous vos prisonniers et que tout céans vous appartient, mais connaissant la noblesse de votre cœur, je suis venue pour vous supplier très-humblement qu'il vous plaise avoir pitié de nous, et vous contenter du petit présent que voici.

Alors elle prit la cassette des mains de son serviteur et l'ouvrit devant le Bon Chevalier qui la vit pleine de beaux ducats. Le noble Seigneur, qui oncques en sa vie ne fit cas de l'argent, lui demanda en souriant : Combien de ducats il y a-t-il dans cette boîte ? La pauvre dame craignit qu'il ne fût courroucé d'en voir si peu, et lui répondit en tremblant qu'il n'y avait que deux mille cinq cents ducats, mais que el n'était pas content ils tâcheraient d'en trouver davantage. Par ma foi, Madame, il n'en est besoin ! quand vous me donneriez cent mille écus, ils né vaudraient pour moi les soins et les attentions que vous m'avez rendus depuis qu'on m'apporta en votre maison blessé et mourant. J'en garderai la souvenance tant que Dieu me donnera vie, et en quelque lieu que je me trouve, sous aurez en moi un serviteur à votre commandement. De vos ducats je n'en veux point, et vous remercie. Reprenez-les, toute ma vie j'ai toujours préféré l'amitié des gens à leurs écus. La dame tout ébahie d'un refus pareil insista, ajoutant que s'il refusait cette faible marque de sa reconnaissance, elle se regarderait comme la flemme la plus malheureuse du monde[6]. Quand le Bon Chevalier vit qu'elle le priait d'aussi bon cœur : Eh biens Madame, lui dit-il, puisque vous le voulez absolument, je l'accepte pour l'amour de vous ; mais allez-moi quérir vos deux filles, car je veux leur i faire mes adieux.

La bonne dame, ravie de ce que son présent était enfin accepté, courut chercher ses filles. Elle les amena au Bon Chevalier qui, pendant qu'elles s'habillaient, avait fait mettre l'argent en trois portions, deux de mille et la troisième de cinq cents ducats. Les damoiselles se précipitèrent à ses genoux où le courtois gentilhomme ne les laissa guère.

Monseigneur, lui dit la plus âgée, qui pouvait bien avoir dix-huit ans, ces deux pauvres pucelles qui vous doivent la vie et l'honneur viennent prendre congé de vous, et vous remercier de la grâce que vous leur avez faite, dont à jamais, pour n'avoir d'autre puissance seront ténues de prier Dieu pour vous. Bayart, tout ému de la douceur et de l'humilité de ces deux belles filles, leur répondit : Mes damoiselles, vous faites ce que je devrais faire, c'est à moi de vous remercier de la bonne compagnie que vous m'avez tenue ; je voudrais bien vous en pouvoir témoigner ma reconnaissance, mais vous savez que nous autres gens de guerre sommes d'ordinaire peu chargés de belles choses à présenter aux dames. Voici Madame votre mère qui m'a donné deux mille cinq cents ducats que vous voyez sur cette table ; je vous en donne à chacune mille pour vous aider à vous marier, et ne vous demande autre retour que de prier Dieu, s'il vous plaît, pour moi.

Il leur mit bon gré mal gré les ducats en leurs tabliers, puis s'adressant à la mère : Madame, je retendrai ces cinq cents ducats à mon profit, pour les distribuer aux pauvres couvents de Dames qui ont été pillés, et vous prie de vous en charger, car mieux que moi vous connaîtrez ceux qui ont le plus souffert[7] : et sur cela je prends congé de vous. Puis il leur toucha à toutes en la main, à la mode d'Italie. Les damoiselles se mirent à pleurer à chaudes larmes, et la mère lui dit en sanglotant : Fleur de chevalerie à qui nul ne se doit comparer, que notre divin sauveur et rédempteur Jésus-Christ vous le veuille rémunérer en ce monde-ci et en l'autre. Elles se retirèrent dans leur chambre, Bayart fit appeler son maître-d'hôtel, et lui ordonna que tout fût prêt à midi pour monter à cheval.

Le gentilhomme du logis, qui venait d'apprendre de sa femme la grande courtoisie de son hôte, courut à sa chambre, et, un genou en terre, le remercia cent mille fois, en lui offrant sa personne et tous ses biens. Le Bon Chevalier lui rendit grâces, et l'engagea à dîner avec lui. Il ne resta pas longtemps à table, et demanda bientôt ses chevaux, tant il lui tardait de rejoindre ses compagnons, mourant de crainte que la bataille ne se donnât avant son arrivée.

Comme il sortait, les deux damoiselles descendirent, et lui offrirent chacune un présent qu'elles avaient ouvré durant sa maladie ; c'était une paire de jolis bracelets tissus de fil d'or et d'argent, et une bourse brodée sur satin cramoisi d'un travail merveilleux. Le Bon Chevalier les reçut comme s'ils eussent valu dix mille écus, et pour faire honneur à leurs dons il se fit mettre en leur présence les bracelets aux bras, et serra la bourse en sa manche, leur assurant que tant qu'ils dureraient, il les porterait pour l'amour d'elles[8].

A ces mots il monta à cheval, et fut accompagné l'espace de deux ou trois milles de son grand compagnon et parfait ami, le seigneur d'Aubigny que le duc avait laissé à la garde de Brescia ; puis ils se firent leurs adieux et se séparèrent. Le Bon Chevalier arriva au camp le mercredi soir, septième jour d'avril avant Pâques, et il ne faut pas demander de quelle manière il fut reçu par le duc de Nemours et les autres capitaines ; hommes d'armes et aventuriers en montraient tant de joie, qu'il semblait qu'en lui seul l'armée, et reçu un renfort de dix mille hommes.

 

 

 



[1] Pasquier, Recherches de la France, l. VI, ch. 18.

[2] Champier, ch. 8, feuillet 34, verso.

[3] ..... Atque ea quidem scelera Germani milites maxime omnium patrabant ; Vascones minus impii, Galli tolerabiliores fuerunt. (BEMBO, Historie Venetœ liber duodecimus, p. 502, Basileæ, in-8°, 1556.)

[4] Pasquier, Recherches de la France, l. VI, ch. 18, p. 594.

[5] Champier, feuillet 35.

[6] Rogans genibus flexis ut pro majori summa sibi debita hos consecutus esset. (RIVALLII, folio 335.)

[7] Bayardus duo millia ducatorum puellis donavit ut honestius nuberent ; quingentos autem ducatos mari reliquit, ut eos pauperibus distribueret. (RIVALLII, folio 335.)

[8] Pasquier, Recherches de la France, l. VI, p. 594.