HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXIX.

 

 

Prise de Bologne et défaite des troupes du Pape. - Le maréchal Trivulzio donne à Bayart l'honneur de la journée. - Le Bon Chevalier préside au duel de deux Espagnols à Ferrare. 1511.

 

La mort du seigneur de Chaumont changea la face des affaires en Italie ; depuis qu'il n'était plus le neveu du premier ministre, on avait reconnu toute l'incapacité de ce général qui passait le temps à dissiper en folles dépenses l'argent qu'il extorquait aux sujets de son maître. Le fier Trivulzio, qui avait juré de ne plus servir sous ses ordres, le remplaça, et rendit à la guerre toute l'activité que lui avaient enlevée l'indolence et les scrupules du Grand-Maître. L'heureuse audace du jeune Gaston de Foix vint seconder l'expérience du vieux capitaine, et les troupes du pape et des Vénitiens, battues dans deux rencontres consécutives, furent contraintes d'évacuer le territoire de Ferrare. Trivulzio remit bientôt sa fille en possession de la Concordia ; mais ne voulant pas être accusé de préférer les intérêts de sa famille à ceux du Roi, il passa outre Mirandola, et parut sous les murs de Bologne. Jules, épouvanté, remit la défense de cette ville au cardinal de Pavie et au duc d'Urbin, et s'enfuit à Ravennes, emportant avec lui les vains serments des Bolonais. La faction des Bentivoglio ouvrit les portes à Trivulzio, et les troupes du Pape et des Vénitiens, après une faible résistance, abandonnèrent aux Français leur camp, cinquante pièces d'artillerie, un immense bagage, tentes et pavillons. Tel Français en cette journée fit à lui seul cinq ou six prisonniers ; on en vit arriver un qui avait une jambe de bois, et se nommait La Baulme, conduisant trois hommes d'armes du Pape liés ensemble. Bayart, Philippe de la Tour, seigneur de Vatillieu, son compatriote, Fontrailles, Sainte-Colombe[1], étaient à la tête des coureurs de l'armée, et avaient donné les premiers dedans l'ennemi. Le soir, à souper, le maréchal J.-J. Trivulzio donna publiquement au Bon Chevalier les honneurs de la journée, disant qu'après Dieu, c'était à lui que la victoire était due.

Le cardinal de Pavie et le duc d'Urbin, échappés de peu d'instants à Bayart, coururent à Ravennes s'accuser mutuellement auprès du Pape de la perte de Bologne et de la déroute des troupes. Félix Alidosio, certain de son influence sur l'esprit de son maître, traversait la place publique pour se rendre au palais ; soudain parait le duc, il joint le cardinal au travers de son cortège et le poignarde en plein midi à la vue de tout Ravennes. Jules ressentit ou feignit, dit-on, de ressentir la plus vive douleur du meurtre de son favori et partit à l'heure même pour Rome. De nouveaux chagrins l'attendaient au passage de ses autres cités : il lut affichés sur les places publiques des placards annonçant l'indiction d'un concile à Pise, le 1er septembre 1511. Le Pape était sommé d'y comparaître en personne pour répondre aux griefs qui lui étaient imputés, et Louis et Maximilien, promoteurs de cette assemblée, annonçaient sa déchéance prochaine. Mais l'inflexible vieillard, loin de céder à l'orage, négocie une ligue offensive avec le roi d'Espagne et jetait habilement l'indécision dans le clergé catholique en opposant concile à concile et Latran à Pise.

L'armée française revint sur Mirandola qu'abandonnèrent aussitôt les troupes du Pape, et le duc de Nemours se rendit à Ferrare où l'attiraient la beauté et les grâces de la duchesse. Elle lui fit une réception digne du neveu du roi de France et des services qu'il venait de lui rendre. Gaston obtint la permission de porter ses couleurs, et la duchesse, à la suite d'une fête magnifique, ceignit à son chevalier une écharpe noire et grise. Mais un genre de spectacle particulier au siècle fit oublier bals et tous autres divertissements.

Le jour même de l'arrivée de Nemours, le baron de Béarn vint le prier de faire accorder le champ à deux capitaines espagnols au service du souverain pontife. Le seigneur Azevedo accusait son compatriote de l'avoir voulu assassiner ; Santa-Cruz répondait qu'il en avait menti, et qu'il s'en purgerait par combat à outrance. L'usage et le droit avaient consacré les gages de bataille que les rois et les princes se faisaient honneur d'accorder lorsqu'ils avaient reconnu la querelle bonne. Par les ordres du duc de Ferrare, il fut dressé devant son palais une lice entourée d'échafauds où des places furent réservées aux dames et aux seigneurs de la cour.

Un mardi de l'an 1511, environ une heure après midi, entrèrent dans le camp les deux champions suivis chacun de ses amis : Don Pedro d'Acuña, prieur de Messine, parrain de Santa-Cruz, présenta au seigneur Azevedo assaillant deux secrètes[2], deux épées et deux poignards à choisir. Puis ils furent tâtés par les parrains pour s'assurer qu'ils n'avaient point d'armures sous leurs vêtements. Tout le monde sortit de l'enceinte où il ne demeura que don Pedro, Frédéric de Bozzolo, parrain d'Azevedo, et le Bon Chevalier sans peur et sans reproche que le duc de Ferrare avait honoré de la garde du camp, comme l'homme le plus expert en telles matières. Le héraut fit à haute voix la proclamation d'usage ; que nul ne crachât ni toussât ; ni se permît signe ou parole qui pût favoriser l'un ou l'autre des combattants.

Les deux adversaires s'attaquèrent avec acharnement, et se portèrent des atteintes d'autant plus dangereuses qu'ils n'étaient protégés d'aucune armure. Mais ils maniaient leurs armes avec une adresse pareille, et le combat resta longtemps indécis. A la fin l'épée d'Azevedo, en rabattant un coup que lui portait au visage Santa-Cruz, ouvrit à ce dernier la cuisse jusqu'à l'os. Le sang ruissela à gros bouillons, et au premier pas que voulut faire Santa-Cruz, il tomba. Rends-toi, ou je te tue ; lui cria en espagnol Azevedo. Mais, sans répondre, l'autre s'assit et se mit en devoir de se défendre. Lève-toi, Santa-Cruz, lui dit Azevedo, je ne te frapperai jamais par terre. Santa-Cruz fit un effort pour se relever et retomba le visage contre terre. Azevedo levait déjà l'épée pour l'achever, mais il retint son coup. Toujours l'autre ne voulait point se rendre.

La duchesse de Ferrare, assise auprès du duc de Nemours, le priait à mains jointes de les séparer. Je le voudrais, Madame, pour l'amour de vous, mais je ne puis offenser la loi du combat, ni honnêtement enlever au vainqueur ce qui est sien par le hasard de sa vie. Cependant Santa-Cruz perdait tout son sang et encore quelques instants c'était fait de lui. Alors son parrain, le prieur de Messine, s'avisa d'une très-gentille invention. Señor Azevedo, dit-il à celui-ci, je connais le cœur du capitaine Santa-Cruz, il mourra plutôt que de se rendre ; mais comme il est hors d'état de résister, je me rends pour lui. Azevedo accepta, et aussitôt vint un chirurgien pour bander les blessures de Santa-Cruz que ses gens emportèrent sur leurs bras hors du camp. Azevedo envoya, selon son droit, demander ses armes, mais elles lui furent refusées. Il porta plainte au due de Ferrare qui chargea Bayart d'aller dire à Santa-Cruz que s'il ne voulait rendre ses armes comme vaincu, le duc le ferait rapporter dans le camp et remettre ses plaies décousues dans l'état où il se trouvait lorsque son parrain s'était rendu pour lui. La rigueur de ces conditions détermina Santa-Cruz à céder ses armes, que le Bon Chevalier remit entre les mains de celui qui les avait légalement gagnées[3].

 

 

 



[1] Sire, les capitaines Bayart, Fontrailles, Sainte-Colombe, le seigneur de Vatillieu, qui sont les premiers coureurs par l'ordre de vostre camp, ont esté les premiers qui les ont trouvez et qui ont donné dedans et Monseigneur de Nemours, et nous autres après, etc. Le maréchal J.-J. Trivulzio au Roi, le 22 mai 1511. (Lettres du Roy Louis XII, t. II, p. 334.)

[2] Secrète, de l'italien secreta, pot de fer à mettre sur la tête, espèce de casque sans visière.

[3] Brantôme, Discours sur les Duels, t. VI, p. 23-26.