HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXV.

 

 

Le duc de Nemours arrive en Italie et fait grand honneur au Bon Chevalier. - Horrible aventure de la grotte de Masano. - Rencontre de deux capitaines albanais. 1510.

 

Au commencement de l'année 1510, Louis XII cédant aux prières de son neveu, Gaston de Foix, duc de Nemours, l'envoya faire ses premières armes en Italie, sous la conduite du sage et vaillant capitaine Louis d'Ars. Ce jeune prince honora du meilleur accueil les seigneurs français et distingua surtout le Bon Chevalier sans peur et sans reproche, qu'en sa qualité de gouverneur du Dauphiné[1] il connaissait particulièrement. Bayart éprouva la plus vive satisfaction à revoir son premier capitaine, et Louis d'Ars à retrouver son élève et son ami, grandi en gloire et en réputation. Son cousin, Soffrey Alleman de Molard, arriva quelque temps après avec la bande de deux mille gens de pied dauphinois que Louis XII, jaloux d'affranchir ton royaume du tribut onéreux qu'il payait aux Suisses, avait confiés à l'expérience de ce brave capitaine. L'infanterie française n'avait été jusqu'alors composée que de rustres, gens de sac et de corde, rassemblés au commencement, et licenciés à la fin de chaque campagne. La bande du capitaine Molard — c'était le nom que l'on donnait alors aux compagnies de gens de pied — fut le premier corps national payé et entretenu sous les drapeaux, en paix comme en guerre[2]. Louis s'appliquait à relever le service de l'infanterie, dont les Suisses avaient fait reconnaître la supériorité dans les guerres d'Italie, et que, par un ancien préjugé, la noblesse française regardait encore comme au-dessous d'elle.

Le Pape, n'ayant plus rien à gagner à la ligue de Cambrai, n'avait pas tardé à reprendre contre l'Empereur et le roi de France le parti des Vénitiens qui achetèrent à tout prix son absolution et son alliance. Jules s'empressa de chercher des alliés à ses, nouveaux amis, et des ennemis à ses anciens alliés. Tandis que ses émissaires s'efforçaient d'exciter l'ambition du jeune roi d'Angleterre et de le jeter sur les côtes de France, Mathias Scheiner, son digne serviteur, flattait en chaire les deux passions de ses compatriotes, l'avarice et l'orgueil et préparait une rupture également funeste aux Suisses et aux Français. Louis et Maximilien, indignés de la conduite du Pape, s'unirent encore plus étroitement, et résolurent de pousser vivement la guerre.

Chaumont d'Amboise, gouverneur du Milanais, et le prince d'Anhalt, à là tête de vingt mille hommes, entrèrent dans le Vicentin en chassant devant eux Fumée de la République. Les habitants de Vicence, abandonnés par les Vénitiens, essayèrent vainement de conjurer la vengeance et la barbarie tudesque des Allemands qu'ils avaient chassés l'année précédente ; il fallut se rendre à discrétion. Mais le butin ne rut point aussi considérable que les lansquenets l'espéraient ; Vicence était presque déserte, et les citoyens avaient emporté dans leur fuite tout ce qu'ils avaient de plus précieux.

Dans les monts au pied desquels est bâtie cette ville se trouve un vaste souterrain creusé par la nature, et que la main des hommes a agrandi de toutes les pierres dont sont construites Vicence et Padoue. Dans cette grotte de Masano, c'est le nom qu'on lui donne, s'étaient réfugiées avec de nombreuses provisions, plus de deux mille personnes des plus considérables, tant de la ville que du plat pays. Les Vicentins s'y croyaient bien en sûreté, car l'entrée était si étroite qu'un seul homme pouvait y passer à la folks, et ils s'étaient munis de piques et d'arquebuses en cas d'attaque. Quelques aventuriers, gens de pillage et Français, il faut le dire, vinrent à découvrir leur retraite et la voulurent forcer. Les malheureux eurent beau leur crier qu'il ne leur restait rien, et qu'ils n'avaient, de tous leurs biens, sauvé que leur vie, les aventuriers ne se payèrent pas de leurs prières, et s'obstinèrent à entrer. On tira de la grotte quelques coups d'arquebuse qui en jetèrent deux sur la place. Les autres allèrent chercher leurs camarades qui, plus diligents pour le mal que pour le bien, accoururent en foule. Quand ces scélérats virent que ni le nombre, ni la force ne leur pouvaient servir de rien, la rage leur suggéra un expédient affreux. Ils entassèrent du bois, de la paille et du foin mouillés devant l'entrée de la grotte, et y mirent le feu. Une épaisse fumée remplit en un instant le souterrain qui ne recevait de l'air que par cette ouverture ; les aventuriers attendirent qu'elle fût dissipée et se précipitèrent dans la grotte ; tout était mort ; ils virent les gentilshommes et les nobles dames gisant sur la terre, les traits défigurés par la souffrance, des enfants à demi-sortis du sein de leur mère, et, sans être effrayés du succès de leur barbarie, ils se chargèrent d'un immense butin. Le Grand-Maître et tous les capitaines furent désespérés d'un semblable attentat, et surtout le Bon Chevalier qui n'eut point de repos qu'il n'eût découvert quelques-uns de ces brigands. Il lui en tomba deux entre les mains, dont l'un n'avait qu'une oreille, et l'autre point, honorables antécédents de leur vie ; il les livra au prévôt du camp qui en trouva plus qu'il n'en fallait pour les faire pendre. Ils furent amenés devant la grotte, et livrés au bourreau sur le lieu même de leur forfait, en présence de Bayart qui voulait s'assurer de leur supplice. Pendant qu'on les exécutait, on vit sortir de la caverne une espèce de fantôme : c'était tin enfant de quinze à seize ans qui, tout jauni par la fumée, pouvait à peine se soutenir. Le Bon Chevalier s'approcha et lui demanda par quel miracle il s'était sauvé. Il répondit que lorsqu'il avait senti la fumée s'épaissir, il s'était réfugié à l'extrémité du souterrain, où une fente du rocher lui avait quelque temps donné assez d'air pour ne pas étouffer, puis qu'à la fin il s'était évanoui. Il ajouta que lorsque les gentilshommes et leurs femmes s'aperçurent des funestes préparatifs que l'on faisait à l'entrée de la grotte, ils voulurent sortir et offrir des rançons aux aventuriers, mais que les paysans qui étaient avec eux, et en plus grand nombre, les avaient repoussés à coups de piques, en leur disant : Vous mourrez avec nous ! Bayart ordonna que tout ce que l'on pût retrouver du pillage fût donné au jeune homme, comme au légitime héritier de ses infortunés compatriotes.

La nouvelle de la mort du cardinal d'Amboise son oncle vint à cette époque (25 mai 1510) troubler les succès du grand-maître de Chaumont qui venait de joindre la ville de Lignago à ses autres conquêtes. Les conjonctures présentes rendirent cette perte funeste à Louis XII, en le privant du seul ministre dont l'influence pût contenir la fougue ambitieuse de Jules II. Le désintéressement de d'Amboise est un sujet sur lequel se sont exercés nos historiens comme nos poètes, et cependant le refus de la Dépouille du cardinal défunt qui s'élevait à des sommes énormes acheva de brouiller le roi de France avec le Pape.

Chaumont d'Amboise, renfermant en son aine une douleur à laquelle il 'ne survécut pas longtemps, réunit ses troupes à celles que l'Empereur venait d'envoyer d'Allemagne pour achever la conquête des États de terre-ferme de la république de Venise. Ferdinand d'Aragon se conformant encore, en apparence, au traité de Cambrai, mit également à la disposition de Maximilien quatre cents lances espagnoles, sous la conduite d'André de Capoue, duc de Termini, mais il eut soin de les faire avancer si lentement qu'elles restèrent à la réserve.

Les armées françaises et allemandes se dirigèrent par Cittadela sur Monselice, dont la prise était indispensable pour le siège de Padoue que rêvait de nouveau Maximilien. Bayart, le baron de Conti, je baron de Fontrailles, et le capitaine Mercurio, à la tête de deux mille Albanais au service de l'Empereur, s'avançaient en avant-garde sur les bords de la Brenta, lorsqu'ils rencontrèrent un parti d'autres Albanais ou Estradiots à la solde de la République. Ces Croates, comme on les appelait, plus Turcs que chrétiens, rôdaient jour et nuit autour de l'armée, cherchant à surprendre les fourrageurs, les convois et à faire quelque butin. Mais, cette fois, tout ce qu'ils gagnèrent, fut de rester la plupart sur la place morts ou prisonniers. Le capitaine Mercurio vint à reconnaître, parmi ces derniers, son cousin-germain et son plus grand ennemi, qui l'avait chassé et dépouillé, disait-il, de son héritage en Croatie. il se mit à l'accabler d'injures, à lui rappeler tout le mal qu'il en avait reçu, ajoutant qu'il ne tenait qu'à lui maintenant de prendre sa revanche. L'autre, sans rien nier, répondit : Qu'il ne s'agissait pas de cela, qu'il avait été pris en bonne guerre et lui paierait sa rançon, pour laquelle il lui offrit dix mille écus, d'or et six magnifiques chevaux turcs. Nous parlerons de cela une autre fois, lui répliqua le seigneur Mercurio, mais de bonne foi, si tu me tenais comme je te tiens, que ferais-tu de moi ?Tu veux absolument le savoir ! Eh bien ! je te jure que si tu étais en mon pouvoir, comme je suis au tiens, tout l'or du monde ne m'empêcherait pas de te faire mettre en pièces toi et les tiens !Vraiment ! je ne te ferai pas pis. Et Mercurio dit quelques mots à ses Albanais qui, le cimeterre en main, exécutèrent si bien ses ordres, qu'il n'y eut capitaine ni autre qui ne reçût dix coups de trop. Puis, ils leur coupèrent les têtes et les portèrent en triomphe à la pointe de leurs lances, en disant qu'ils n'étaient point chrétiens ! Bayart et ses compagnons ne purent s'opposer à cette barbare représaille ; car ces Croates massacraient eux-mêmes tout ce qu'ils rencontraient, sans jamais faire quartier à personne[3].

Monselice fut emportée de prime-abord par les aventuriers du capitaine Molard, et l'achèvement de la conquête des États de terre-ferme de la République paraissait inévitable, lorsque la politique de Jules vint enlever en un instant aux alliés ce qu'ils avaient eu tant de peine à conquérir. Louis XII se vit forcé d'abandonner Maximilien à lui-même, d'envoyer une partie de ses troupes au secours du, duc de Ferrare, et de rappeler Chaumont avec le reste à la défense du duché de Milan.

Quatre cents jeunes Français voulurent, avant de quitter les terres de la République, saluer les murs de Padoue occupée par trente mille Vénitiens. Ils vinrent planter leurs lances ornées des couleurs de leurs dames, dans les portes même de la ville, et se retirèrent laissant les soldats de Saint-Marc ébahis d'un genre de galanterie inusité sur les bords de l'Adriatique.

 

 

 



[1] Gaston de Foix, duc de Nemours, fils de Marie d'Orléans, sœur de Louis XII, et de Jean de Noix, vicomte de Narbonne, avait succédé à son père dans le gouvernement du Dauphiné depuis 1503. Ce jeune prince portait le titre de duc de Nemours rétabli en sa faveur après la mort du dernier duc de ce nom, de la maison d'Armagnac, tué à la défaite de Cerignola.

[2] Duo peditum millia sub Molardo assidua stipendia à Ludovico cœpiebant et in stationibus continuo erant. (RIVALLII, folio 333.)

[3] Lettres de Louis XII, Bruxelles, 1712, 4 vol. in-12°, t. I, p. 246 et 247.