Rébellion de la ville de Gènes. - Conversation de Bayart et de son médecin. - Nouveaux exploits du Bon Chevalier. 1507.Le pape Jules attendait avec impatience le moment favorable de donner cours à l'ambition dont il était tourmenté. Déjà maitre des villes de la Romagne par le secours des armes françaises, ses désirs immodérés ne lui inspirèrent d'autre reconnaissance que d'expulser de l'Italie Louis XII, son bienfaiteur. La rébellion d'une cité qui, depuis Charles VI, s'était mise sous la protection de la France, fut le premier essai de son ingrate et désastreuse politique. A l'aide des intelligences qu'il avait conservées dans Gènes sa patrie, Jules excita le peuple à se soulever contre la noblesse. Les excès d'une populace mutinée ne connurent point de bornes, et la garnison ayant essayé de rétablir l'ordre, les armoiries de Louis XII furent abattues, et ses troupes contraintes de chercher un asile dans les forts de la ville. Les ménage-mens qu'on eut pour les rebelles ne firent qu'accroître leur audace ; ils se déclarèrent indépendants, et élurent pour doge un teinturier nommé Paul de Novi, dont le premier acte de souveraineté fut de faire massacrer avec des cruautés inouïes et au mépris de la foi jurée, cinquante Français cernés dans une forteresse en ruines. Les autres, plus en sûreté dans le château de Gênes, soutinrent les attaques de cette multitude furieuse, et dépêchèrent message sur message en France. Louis, instruit de la différence qu'il y avait entre conduire lui-même ses troupes et les confier à des lieutenants, résolut de tirer vengeance en personne de cette rébellion. Il quitte Paris, et s'avance à Lyon vers les premiers jours de mars de l'an 1507. Bayart se trouvait alors dans cette ville, fort incommodé de la fièvre quarte et des suites d'une blessure qui avait failli lui coûter le bras. C'était un coup de pique négligé dans le tumulte des camps, et dégénéré en un ulcère dangereux et profond qui réclamait tous les soins du célèbre médecin Champier, son parent et son ami[1]. Celui-ci voyait avec crainte le Bon Chevalier, à peine convalescent, décidé à partir dans deux jours par une saison rigoureuse, et employait les conseils et les prières de l'amitié pour le retenir encore quelque temps. Un soir, dit-il, que je donnais à souper en ma maison au capitaine Bayait et à sa cousine, Magdelaine Terrail, femme de Claude de Varey, panetier de la Reine, je lui dis à table : Monseigneur le Capitaine, comment se peut-il que dans l'état où vous êtes, vous puissiez songer à suivre le Roi à travers les Alpes ? — En effet, me répondit-il, mais un bon serviteur ne saurait abandonner sen maître quand il lui est nécessaire, et mieux aimerais mourir avec lui que de mourir ici de honte. — Au moins, capitaine, laissez partir le Roi, et suivez-le dans quelques jours avec M. le légat d'Amboise ; d'ici là votre bras et votre fièvre auront le temps d'aller mieux. — Certes, monsieur mon ami, c'est bien parler ; mais, voyez-vous, les abbés de la suite de M. le Légat montent un tas de mules espagnoles qui ne font que ruer à chaque pas ; moi, je redoute singulièrement les coups de pied, de mules, et préfère me trouver au milieu des chevaux qui me connaissent comme moi eux. — Seigneur capitaine, vous voulez plaisanter à votre habitude. — Non, certes, je parle fort sérieusement. — Et tous ceux qui étaient présents moult se boutèrent à rire pour ce que d'une grâce le disait qu'il n'est possible de rendre. En moins de deux jours ses équipages furent prêts, et il fit telle diligence, qu'ayant franchi les Alpes il se trouva des premiers à l'avant-garde. Louis arriva au commencement d'avril dans la ville d'Ast, où l'élite de la noblesse française accourut à la suite de son maître, sans gages, espérant qu'il dût y avoir mortelle bataille et honneur à acquérir. L'exemple du prince excitait encore l'ardeur de ses troupes ; on voyait chaque jour le Roi passer plusieurs heures à cheval, armé de toutes pièces, pour se remettre, disait-il, au pli des armes, et se préparer à la prochaine action. Bientôt il n'y eut homme dans l'armée, depuis les valets jusqu'aux plus anciens maîtres-d'hôtel de la maison du Roi, qui n'essayassent leurs harnois que de longtemps ils n'avaient mis sur le dos. Voire aucuns prélats et seigneurs d'Eglise, comme l'archevêque de Sens et l'évêque de Liège, disant que défendre son prince était militer et batailler pour la défense du pays, ce qui leur est permis et loisible en temps de nécessité[2]. Parvenu à deux mille de Gènes, Louis assembla ses principaux capitaines pour décider de quelle manière on attaquerait la ville, dont les approches étaient défendues par une montagne hérissée de redoutes et de bastions, de l'aspect le plus formidable. Les avis furent partagés ; les uns prétendirent que ces retranche-mens couvraient un corps d'armée considérable qu'on essaierait en vain de forcer dans une pareille position ; les autres soutinrent que ce n'était que canaille qui s'enfuirait à la première attaque. Le Roi, regardant le Bon Chevalier, lui dit : Bayart, que vous en semble ? — Sur ma foi ! Sire ; je n'en saurais encore que dire ; mais s'il vous plaît me permettre d'aller voir ce qui se passe là haut, devant qu'il soit une heure, si je ne suis mort ou pris, je vous en aurai rendu bon compte. — Je vous en prie, répondit le Roi, car telle affaire ne peut être remise en meilleure main. Bayart fit incontinent sonna. l'alarme, et partit suivi de plus de cent gentilshommes, ses amis et ses compagnons, parmi lesquels on distinguait : Ymbaut de Romanieu, Pierre de Tardes, le Bâtard de Luppé, Méry de Rochechouard, Maugiron, Roger de Béarn, François de Crussol, et les seigneurs de Barbazan et de l'Esparre de l'illustre maison de Foix. Chabannes de La Palice fut chargé de les soutenir avec une bande de gens de pied ; mais il les suivit de si près qu'il arriva en même temps qu'eux au bas de la montagne. Bayart commença le beau premier à gravir le coteau dont la
pente était tellement à pic, qu'il fallait à chaque pas se tenir aux buissons
et marcher des mains et des pieds[3]. Capitaine Maugiron, dit-il gaiement à son
compatriote, venez avec moi, car nous autres sommes
d'un pays où les jambes sont agiles et légères à gravir les montagnes ;
avançons, et plaise à Dieu que le bras soit aussi bon que le pied[4]. Nonobstant un
feu terrible d'artillerie, les pierres et les traits qui tombaient menu comme
gouttes de pluie, ils parvinrent au premier bastion. France ! France ! cria Bayart. Allons, marchands, laissez là piques et lances, et défendez-vous avec vos aunes[5]. Les Génois répondirent par une décharge à brûle-pourpoint qui jeta quelque désordre parmi les assaillants. Mais le Bon Chevalier les rallia promptement, et les ramena à la charge en frappant à tour de bras sur les ennemis[6]. Après une résistance longue et meurtrière, les Français pénétrèrent dans la première enceinte, et Bayart voyant ses compagnons s'engager témérairement à la poursuite des Génois qui fuyaient par les détours de la montagne, leur cria : Messeigneurs, arrêtez ! allons droit au fort, possible est-il qu'il y soit encore des gens dedans qui nous pourraient couper. Chacun obéit, et l'événement justifia la prudence du Bon Chevalier. Il se trouva dans le fort environ trois cents hommes qui firent d'abord bonne contenance, mais enfin déguerpirent, poursuivis par les Français jusqu'aux portes de la ville. Lorsque les habitants de Gênes virent flotter l'étendard aux fleurs de lis se le haut de ces retranchements dans lesquels ils avaient mis tout leur espoir, ils perdirent courage, et n'opposèrent plus qu'une faible résistance. Deux jours après, ils se rendirent à merci, et reçurent en habits de suppliants le roi de France qui fit son entrée dans Gênes le 20 avril 1508, à cheval, l'épée à la main, suivi de toute son armée en ordre de bataille. Louis justifia par sa clémence la devise à la fois ingénieuse et sublime qu'on lisait sur sa cotte d'armes à l'entour d'un essaim d'abeilles : Non utitur aculeo Rex cui paremus. Il se contenta de faire payer les frais de son armement, et pardonna aux révoltés à la réserve des deux chefs, Paul de Novi et Demetrius Justiniani, dont les têtes payèrent pour tous. Le Roi ne tarda point à retourner à Milan où l'attendaient une réception triomphale et des fêtes et des banquets, dont les détails curieux remplissent les pages de nos vieilles chroniques[7]. Ferdinand-le-Catholique se trouvant à cette époque à Naples avec la Reine, sa femme, fit demander une entrevue à Louis XII. Ces deux princes se réunirent à Savonne, et se traitèrent avec la même cordialité et la même confiance que s'ils n'eussent jamais eu ensemble que des relations amicales. On eût dit au contraire que Germaine de Foix en changeant de patrie eût aussi changé de cœur ; oubliant tout ce qu'elle devait à son oncle, elle affecta le plus insolent mépris pour ses compatriotes, sans en excepter son frère, le jeune Gaston, duc de Nemours. Ferdinand, plus généreux ou plus politique, fit l'accueil le plus honorable aux capitaines français, et porta la courtoisie jusqu'à dire au Roi en présence de Louis d'Ars et de Bayart : Monseigneur mon frère, bienheureux le prince qui nourrit deux tels chevaliers ! Louis voulut à son tour faire l'honneur à Gonsalve de le recevoir à sa table, et lui prodigua les plus hauts témoignages d'estime et d'admiration. Cette journée, l'une des plus glorieuses de la carrière du grand Capitaine, en fut aussi la dernière. Le roi d'Aragon, inquiet de l'influence dont il jouissait dans le royaume de Naples, le ramena avec lui en Espagne où il le relégua au fond de ses terres. Le repos et la disgrâce mirent rapidement Gonsalve au tombeau, et Ferdinand, délivré de sa jalousie, s'acquitta en superbes funérailles de tout ce qu'il devait au conquérant de Grenade et de Naples. Les deux monarques, après avoir eu ensemble plusieurs conférences, dont les événements révélèrent plus tard le secret, se séparèrent avec de grandes apparences d'amitié et reprirent chacun la route de leurs États. |
[1] Symphorien Champier, Gestes de Bayart, ch. 5, feuillets 27 et 28. Ce médecin lyonnais avait épousé Catherine Terrail, cousine du Bon Chevalier. Voyez les Recherches généalogiques.
[2] Jehan d'Anton, Histoire de Louis XII, Paris, 1615, in-4°, ch. 18, p. 130.
[3] Ascendunt animosi milites instar quadrupedum et ferme manibus et pedibus (ut aiunt) adnitentes. (CHAMPIER, Tropheum Gallorum.)
[4] Champier, feuillet 28, verso.
[5] Champier, feuillet 28, verso.
[6] Jean d'Anton, Histoire de Louis XII, p. 150.
[7] Voyez dans Jehan d'Anton le ch. 33, p. 257, intitulé : D'un Banquet somptueux que le seigneur Jean-Jacques Trivulzio fit au Roy, à Milan.