Combat de onze Français et de onze Espagnols dont l'honneur reste à Bayart et au seigneur d'Urfé. 1502-1503.L'expulsion récente des Maures, après une longue suite de victoires, avait à cette époque porté au plus haut degré l'orgueil naturel à la nation espagnole. Qui pouvait désormais résister aux pourfendeurs de ces géants Sarrasins et de ces fameux Abencerrages dans tant de combats singuliers dont leurs Romanceros nous ont transmis de si brillants récits ! Depuis leur arrivée en Italie, ils n'avaient point manqué de prétexte pour méconnaître la supériorité de la gendarmerie française, réputée la meilleure de l'Europe, et l'expérience de plus d'un combat ne leur fit rien rabattre de leur exclusive prétention à l'emporter à cheval comme à pied sur toutes les troupes du monde. Une de ces fréquentes suspensions d'armes que demandait Gonsalve et que Nemours lui accordait trop facilement, donna occasion aux capitaines des deux nations de discuter entre eux cette question. Les Français reconnaissaient l'excellence de l'infanterie nationale de leurs adversaires et se plaisaient à avouer qu'il n'était pas de meilleures gens de pied. Quant à leur cavalerie, élevée à l'école des Maures et caracolant pour ainsi dire en guerre comme dans le manège, ils soutenaient qu'elle était incapable de supporter le choc de la gendarmerie française[1]. Les Espagnols prétendirent que parce que leurs chevaux étaient meilleurs, leurs hommes d'armes n'en étaient pas moins bons et qu'ils l'avaient prouvé en maintes rencontres. Les Français leur citèrent la défaite récente de Soto-Mayor ; les Espagnols répliquèrent par leurs rodomontades ordinaires, et de propos en propos on en vint à des sarcasmes qui demandaient du sang[2]. Gonsalve, trop habile pour ne pas chercher à effacer une impression défavorable par quelque succès éclatant, ne laissa point refroidir les bonnes dispositions de ses cavaliers ; il les excita à profiter de l'intervalle de la trêve pour attirer les Français dans un combat qui rétablirait leur honneur. L'occasion ne se fit point attendre, et les Espagnols n'eurent qu'à parler. Le Bon Chevalier et son ami François d'Urfé, seigneur
d'Orose[3], étaient sortis
un matin pour se promener et prendre l'air aux alentours de Minervino ; ils
furent rencontrés par une bande d'Espagnols qui de même s'ébattaient dans la
campagne, les saluèrent et entrèrent en conversation. Après quelques paroles
échangées, don Diego de Bisana, ancien ami de
Soto-Mayor, à qui le souvenir de sa mort était toujours présent, se mit à
dire : Messeigneurs les Français, je ne sais si vous
êtes du même avis ; mais cette trêve, depuis plus de huit jours qu'elle dure,
commence à nous ennuyer. Ne pourrions-nous pas l'égayer en liant une partie
de dix contre dix, vingt contre vingt, plus ou moins, pour soutenir en champ
clos la querelle de nos maîtres, à telle condition que les vaincus demeureraient
prisonniers des vainqueurs ? Je me fais fort pour les miens si vous acceptiez.
Les deux Français se regardèrent. Seigneur d'Urfé,
dit Bayart, que vous en semble ? — Je trouve que c'est fort bien parlé, lui répondit
son ami. — En ce cas, reprit le Bon
Chevalier, seigneurs Espagnols, nous ne sommes pas
gens à vous refuser. Vous êtes ici onze hommes d'armes ; d'aujourd'hui en
huit jours trouvez-vous, montés et armés de toutes pièces, dans la plaine
neutre qui avoisine Trani, nous nous y rendrons en pareil nombre, et l'on
verra à qui demeurera l'honneur. Les Espagnols convinrent de tout et
ils se séparèrent fort satisfaits les uns des autres[4]. De retour à leur garnison, Bayait et d'Urfé, après avoir obtenu la permission du vice-roi, n'eurent que l'embarras du choix entre leurs compagnons. Gonsalve, qui attachait la plus grande importance au succès de ce défi, choisit lui-même les guerriers les plus renommés de toute son armée. Lorsqu'ils allèrent prendre congé de lui, le matin du jour de leur départ, il leur adressa un long discours dans lequel il leur rappelait l'expulsion des Maures, la conquête de Grenade, et les victoires que, depuis Roncevaux, les Castillans et les Aragonais avaient remportées sur les Français. Les historiens espagnols ont omis toutefois le conseil peu loyal qu'il leur donna pour s'assurer la victoire[5]. Action peu digne d'un aussi grand capitaine, mais qui ne doit pas étonner de celui dont la morale était que la réussite absout tous les moyens et que la toile d'honneur doit être tissue d'une trame légère ! Les Vénitiens sur le territoire desquels avait lieu le combat en furent choisis les juges. Dès le lever du jour plus de dix mille personnes couvraient les murailles de Trani, et une multitude d'Italiens, d'Espagnols et de Français attendait les combattants dans la plaine. On traça la lice qui eut cent soixante pas carrés, et que limitait un fossé surmonté d'un cordon de pierres sèches. Les conventions furent que tout homme d'armes qui dépasserait ces lignes ne combattrait plus et demeurerait prisonnier ; que si la nuit survenait avant que la victoire fût complète, ne demeurât-il de paît ou d'autre qu'un seul champion, il affranchirait tous ses compagnons et les deux partis se retireraient francs et quittes en pareil honneur. Les noms des onze Français et les détails de ce combat nous ont été conservés par un historien contemporain qui les tenait de ceux même qui s'y étaient trouvés[6]. La chronique espagnole les répète et les confirme, moins quelque prévention nationale[7].
La garde du camp fut confiée à un nombre égal d'hommes d'armes des deux nations qui environnèrent l'enceinte, la lance sur la cuisse. A dix heures du matin, les trompettes et les clairons donnèrent le signal, et les combattants, lances et visières baissées, fondirent les uns sur les autres. On eût dit que la terre tremblait sous les pas précipités des chevaux que ne ralentissaient ni leurs caparaçons de fer, ni leurs pesants cavaliers. Le choc fut terrible, trois Espagnols vidèrent les arçons, quatre Français eurent leurs chevaux tués. Un Espagnol renversé par Bellabre se releva hardiment contre lui ; mais le Français, l'épée haute, poussa son cheval sur le cavalier démonté et le jeta hors des limites. Un Français embarrassé sous son cheval qui mourut entre ses jambes fut également mis hors de combat, ainsi qu'Antoine de Clermont qui s'était cassé un bras dans sa chute. Les autres plus heureux rentrèrent en ligne, et le combat continua entre dix Espagnols à cheval et neuf Français dont deux à pied. Les Espagnols, chez lesquels la ruse s'allie aisément a l'héroïsme, avaient mis en pratique le conseil de Gonsalve et la maxime qui leur avait si bien réussi dans les guerres de Grenade : Muerto el caballo, perdido el hombre de armas. Leurs coursiers andalous, plus légers et mieux dressés que ceux des Français, les secondèrent admirablement dans ce genre d'attaque ; tandis que les Espagnols enfonçaient, en caracolant, leurs lances dans les flancs de nos lourds destriers, les Français perdaient les leurs en les brisant contre les cuirasses de leurs adversaires. La gendarmerie de France ne savait combattre que de pied ferme, regardait toute autre manière comme indigne d'elle et se faisait un principe de ne point viser aux chevaux. Ainsi privés tout d'abord de la meilleure de leurs armes, les Français furent réduits à se mêler aux Espagnols pour les rejoindre à portée d'épée ; mais toujours ils ne s'attachaient qu'à frapper les cavaliers, et leurs adversaires, poursuivant leur manœuvre, firent si bien qu'il ne resta que Bayart et d'Urfé à cheval[9]. Consommés aux ruses espagnoles, les deux amis se tinrent sur leurs gardes et veillèrent sur leurs destriers qui devaient sauver l'honneur de la journée. Ils placèrent entre eux leurs sept compagnons démontés, et rabattirent avec une adresse et une activité sans égales le choc des Espagnols. Le stratagème des champions de Gonsalve, si toutefois on peut lui donner ce nom, ne leur rapporta pas tout ce qu'ils en attendaient. Tandis que, formés en escadron, ils se précipitaient avec confiance pour achever leur victoire, ils ne purent à grands coups d'éperons forcer leurs chevaux à passer sur les cadavres de ceux dont les Français se faisaient comme un rempart[10]. Bayart et d'Urfé profitèrent de ce trouble pour exécuter une manœuvre que peu de cavaliers eussent été capables d'essayer. Pendant que les Espagnols piquaient et repiquaient leurs coursiers qui se cabraient en frémissant[11], ils se précipitaient sur eux en travers, et toutes les lances qu'ils pouvaient saisir étaient soudain enlevées. Pierre Guiffrey et Noël du Fahy firent bon usage de celles qui leur furent ainsi rendues ; le premier atteignit si rudement un cavalier espagnol au défaut de la cuirasse, qu'il lui enfonça sa lance plus d'un pied dans le corps ; ses compagnons l'emportèrent mourant hors du champ de bataille. Du Fahy asséna un tel coup sur le bras à un autre Castillan, qu'il lui fit Voler sa lance hors du poing. Le combat recommença avec une nouvelle fureur entre des adversaires excités par la rage et le dépit ; mais chaque fois que les deux Français parvenaient à joindre les Espagnols et à saisir leurs lances, c'était autant de croquée[12]. Ils s'en trouvèrent à la fin sept ainsi conquêtées sur leurs ennemis qui n'en conservèrent que deux. Privés de la seule arme qui pouvait les seconder à cheval, les neuf Espagnols n'osant attaquer les Français qui les recevaient à longueur de lances, cessèrent le combat. Bayart et d'Urfé, voyant leurs adversaires qui, tout le jour, avaient eu le haut parler, le perdre ainsi sur la fin, leur proposèrent à leur tour de les combattre deux à deux, les uns après les autres, ou de descendre tous à pied pour décider à qui demeurerait la victoire. Les Espagnols ne voulurent entendre à rien, et se tinrent en repos. Bayart, la lance au poing, leur présentait la joute et se truffait[13] d'eux en disant : Vaillans Hidalgos, vous avez tué les chevaux contre tout honneur de chevalerie et de guerre, mais les hommes vous ont ôté vos lances. Nous ne sommes pas ici à Roncevaux, où vos ancêtres en firent autant aux preux Roland et Olivier. Eh ! messeigneurs d'Espagne, c'est grand péché à vous d'avoir méchamment tué ces nobles animaux, vous savez bien qu'ils ne valent rien à manger. — O senor Bayardo ! se contentaient-ils de lui répondre, nous connaissons votre coutume de toujours gaudir et vous moquer des gens ; mais il est trop tard pour continuer, et nous ferions mieux de nous en aller les uns les autres ni vainqueurs ni vaincus[14]. Les Français, qui avaient craint au commencement de ne pas s'en tirer à si bon compte, ne crurent pas devoir refuser la proposition, et les prisonniers furent rendus de part et d'autre ; mais ils faillirent en revenir aux mains pour savoir qui des deux partis aurait le pas. Ils s'accordèrent cependant, et un pied quand l'autre, sortirent du camp[15]. Quoique les Vénitiens eussent refusé de prononcer, en leur qualité de juges, ai qui appartenait la victoire, l'honneur n'en demeura pas moins aux Français[16]. Ce combat, l'un des plus acharnés qu'on ait vu et qu'on reverra jamais, avait duré près de six heures, et, pendant la majeure partie de ce temps, deux cavaliers s'étaient avantageusement maintenus contre neuf autres[17]. La réputation du Bon Chevalier s'accrut dé toute la part qu'il avait eue à une aussi brillante résistance[18]. Les Espagnols eux-mêmes en firent le proverbe : Muchos grisones y pocos Bayardos, dont la restriction louangeuse en dît plus que tous les témoignages nationaux. Mais, ajoute naïvement un écrivain français contemporain, si en Gaule y a pocos Bayardos, en Espagne n'y a nul Bayart, et ainsi vaut mieux en avoir un que point[19]. Le grand Capitaine, déchu de son attente, fit un mauvais accueil a ses champions, et les blâma d'avoir abandonné la partie lorsque leur avantage devait leur assurer la victoire. Ils lui répondirent qu'ils avaient fait de leur mieux. Gonsalve ne se paya point de leurs protestations, et leur répliqua sèchement qu'il les avait envoyés pour faire mieux encore[20]. Français et Espagnols n'en devinrent que plus animés les uns contre les autres, à ce point qu'ils paraissaient combattre, non pour les droits de leur maître, mais chacun individuellement pour son propre honneur[21]. |
[1] Galli dictitarent, strenuos quidem pedites Hispanos videri, equites vero secus, ut pote qui eludendo, et in gyrum flectendo equos, robustas Gallorum hastas formidare concursionesque vitare ignobili fuga consuessent. (P. JOVIO, de vita Magni Gonsalvi, p. 238.)
[2] Finalmente tanto se alterco sobre esta materia, que vino de resultar en sangriento fin. (Cronica del gran Capitan, cap. 53, folio 76.)
[3] François d'Urfé, seigneur d'Orose, fils de Louis d'Urfé, seigneur de Rochefort, et d'Ysabeau de Langeac, dame d'Orose. C'est de cette famille que descendait Honoré d'Urfé, auteur de la célèbre Pastorale de l'Astrée qui fut pendant plus de cinquante ans la folie de toute l'Europe.
[4] Selon Jehan d'Anton, ce combat aurait précédé de quelques mois celui de Bayart et de Soto-Mayor, nous avons préféré ne point interrompre la narration du Loyal Serviteur et de Champier.
[5] MARIANA, Histoire d'Espagne, l. XXVII.
[6] Et tout ce ai-je sçeu par aulcuns de ceux qui estoient à l'affaire et autres présens au dict combat. (JEHAN D'ANTON, Histoire de Louis XII, p. 148 et suivantes. Il y a dans le ms. original de la Bibliothèque royale une vignette représentant cette scène.)
[7] De un renido campo y desafio que entre onze cavalleros franceses y onze espagnoles se hizo en Taronto y de lo que sucedio. (Cap. 53, folio 77. Cronica del gran Capitan.)
[8] Le don Diego de Bizana du Loyal Serviteur est probablement un de ces noms, défiguré. — Ce combat a été mal à propos confondu par tons les historiens de Bayart avec un autre de treize Français contre autant d'Italiens qui n'eut lieu que plusieurs mois après, et auquel le Bon Chevalier ne se trouva point. Roscoë, Vie et Pontificat de Léon X, Paris, 1813, t. II, p. 6, rapporte, d'après Summonte, Historia di Napoli, les noms de ces derniers combattants parmi lesquels ne se voit pas le sien.
[9] La chronique espagnole nomme Bayart Pedro de Vayarte, d'Urfé seigneur d'Orose, de Roson, Bellabre, Velabra.....
[10] ..... Cœsorum equorum cadaveribus quasi vallo quodam objectis hostium impetum elusisse, quiem hispani equi cadaverum olfactu aspectuque territi..... (BELCARII, Comment. rerum gallicarum, liber nonus, p. 264.)
[11] Frustra Hispanis equos adigere conantibus. (P. JOVIO, de vita Magni Gonsalvi, p. 439.)
[12] Jehan d'Anton, chap. 26, p. 146.
[13] Se truffait, se moquait.
[14] Champier, feuillet 22, verso.
[15] Jehan d'Anton, ch. 26, p. 148.
[16] Pro victis publice habitos Hispanos, quantumvis, veneto judice, judicium ampliante. (ARNOLDUS FERRONUS, de Rebus gestis Gallorum, Basileæ, 1569, in-folio, p. 74.) — Hispanis cum nihil proficerent ignominiose ad suos redeuntibus. (CHAMPIER, Tropheum Gallorum.) — Los juezes en el tribunal sentenciaron que la victoria era incierta. (Cronica del gran Capitan, folio 77.)
[17] Dura este combate, de onze por onze, cinco haras y mas, las quatro horas de dia, y las demas de noche. Fue el mas renido y duro combate que nunca se vido ni se leyo jamas. (Ibid.) — Itali scriptores narrant sex horis continuo pugnatum. (FERRONUS.)
[18] Duo quorum dominus de Baiar erat unus, Hispanis adeo animose restiterunt, consociosque suos periculo eripuerunt, ut potiti sint victoria. (CHAMPIER.)
[19] Le Triomphe du Très-Chrestien Roy de France, Louis XII, CHAMPIER, Lyon, 1509, in-4°.
[20] Por mejores os habia yo ennado. (BRANTÔME, Rodomontades espagnoles.) - MARIANA, Histoire d'Espagne, l. XXVII.
[21] De alli adelante los Franceses y los Espanoles encendidos por la gloria de la honra con mayor orden y esfuerço pelearon, de manera que parecia que mas combatian por la gloria que por el derecho del reyno. (Cronica del gran Capitan, folio 117.)