HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE VI.

 

 

Avènement de Louis XII à la couronne. - Conquête du duché de Milan. - Bayart fait un voyage à Carignan, où il donne un tournoi à la prière d'une dame. 1498-1499.

 

Là mort du fils unique de Charles, arrivée durant l'expédition d'Italie, appelait au trône le plus proche héritier mâle, Louis d'Orléans qui prit le nom de Louis XII. Le nouveau monarque alla se faire sacrer à Reims et annonça hautement ses futures prétentions en joignant a ses titres ceux de roi de Naples et de duc de Milan. Il s'occupa d'abord de faire casser son mariage avec Jeanne fille de Louis XI, qu'il n'avait contracté que par la violence de son redoutable beau-père. La complaisance du pape fut payée a son fils César de Borgia par le duché de Valentinois, et l'engagement trop bien exécuté de seconder en Italie ses projets de conquête. Louis XII, devenu libre, s'empressa de remplir la clause du contrat de mariage d'Anne de Bretagne avec Charles VIII, qui portait que cette princesse ne pourrait se remarier qu'avec l'héritier présomptif de la couronne de France.

Après s'être assuré, en habile politique, des puissances qui auraient pu traverser son entreprise, il résolut, l'an 1499, de faire valoir ses droits sur le duché de Milan qui lui appartenait du chef de Valentine de Milan son aïeule, héritière des Visconti. Ludovic, petit-fils de l'usurpateur Sforza, en jouissait au préjudice de la maison d'Orléans, que les malheurs de la France, en proie aux Anglais et aux dissensions domestiques, avaient empêché de réclamer son héritage. Louis ayant amassé, par une sage économie, les fonds nécessaires à une aussi vaste entreprise, sans fouler ses peuples par de nouveaux impôts, fit passer les Alpes à son armée, sous la conduite de Berault Stuart, seigneur d'Aubigny, et de J.-J. Trivulzio, seigneur milanais, ennemi personnel de Ludovic. Les villes de Nona, de la Rocca, furent emportées d'assaut et saccagées ; Pavie et Novare, intimidées par cet exemple, reçurent les Français, et le reste du Milanais se hâta d'arborer la croix blanche. Sforza, ne se croyant plus en sûreté dans Milan, fit charger trente mulets de ses ducats, et s'enfuit par une porte tandis que les habitants ouvraient l'autre à Trivulzio.

A la nouvelle de ces rapides succès ; Louis partit de Lyon, et vint prendre possession des Etats que ses lieutenants lui avaient conquis en vingt jours. Il fit son entrée solennelle dans Milan le 8 février 1499 en habit ducal, et resta trois mois dans cette ville, appliqué à diminuer les impôts et à gagner les cœurs de ses nouveaux sujets par la douceur de sa domination. Mais la nouvelle de la naissance de sa fille le rappela trop tôt en France, et il laissa le gouvernement de la Lombardie à J.-J. Trivulzio, dont les talents étaient plus propres à conquérir qu'à gouverner un nouvel État.

Après le départ du Roi, les garnisons françaises passaient le temps à donner aux dames milanaises des fêtes et des tournois qui leur plaisaient beaucoup plus que la prudence ne l'eût exigé. Bayart profita de ces loisirs pour aller visiter sa famille qu'il n'avait point revue depuis le jour où il l'avait quittée pour la première fois. Après avoir pleuré sur le tombeau de son père[1], et passé quelque temps avec sa bonne mère, un vif intérêt le conduisit à la cour de Savoie. Il y avait aimé, comme nous l'avons dit, une jeune damoiselle[2] de la duchesse Blanche, d'une noble famille, mais plus favorisée des dons de la nature que de' ceux de la fortune. Bayart, avec la loyauté de son âge, et sans songer à l'avenir, se promettait de l'épouser, lorsque son entrée au service du roi de France vint ajourner tous ses projets. Le voyage de Naples, celui de Milan, quatre années enfin s'écoulèrent sans qu'ils pussent autrement s'entretenir de leur amour que par lettres. Cependant le seigneur de Fruzasque, épris de la beauté de la damoiselle, lui offrit sa main et son immense fortune, et elle céda, quoiqu'à regret, aux vœux de sa famille et de sa bonne maîtresse. La duchesse, pour conserver sa favorite auprès d'elle, avait nommé son mari surintendant de sa maison, et tous les deux jouissaient de sa plus intime faveur.

Bayart, rendant justice à la position dans laquelle s'était trouvée la dame de Fruzasque, ne lui en avait pas conservé un moins vif attachement, et il n'entra pas sans une certaine émotion dans la ville de Carignan où Blanche de Montferrat, veuve de Charles Ier, s'était retirée depuis la mort de son fils Charles II. La cour de cette princesse, qui ne le cédait à aucune autre en magnificence et en politesse, attirait un grand nombre d'étrangers. La duchesse n'avait pas pris autrefois moins d'intérêt à Bayart que son époux ; elle le reçut en véritable enfant de la maison, et la dame de Fruzasque avec toutes les gracieusetés et courtoisies que la bienséance permettait. Ils devisèrent longuement de leur première jeunesse, de leurs amours, et ils ne se lassaient pas de réveiller, dans de chastes entretiens, tous les souvenirs si chers à ceux qui ont aimé.

La dame de Fruzasque, dont les pensées avaient toujours suivi le Bon Chevalier, se plaisait à lui rappeler ses triomphes aux tournois de Lyon et d'Aire, et ses exploits à la journée de Fornoue, qui déjà avaient répandu au loin sa réputation. Bayart, mon ami, lui dit-elle un jour, voici la première maison où vous avez été nourri ; ce vous serait grande honte de ne pas vous y faire connaître aussi avantageusement que vous l'avez fait ailleurs. — Madame, lui répondit-il, vous disposez de moi : à votre volonté, et n'avez qu'à m'ordonner ce qui plairait à ma bonne maîtresse et à vous. — Eh bien ! lui dit-elle, vous ne sauriez faire rien de plus agréable à la duchesse que de donner en cette ville un tournoi que le voisinage des Français rendrait à coup sûr des plus brillants. — Puisque tel est votre désir, il aura lieu, Madame. Est-ce à vous, qui la première avez régné en mon cœur, que je pourrais refuser chose possible, à vous que j'aime sans attendre ni vouloir d'autre retour que vos douces paroles et votre main à baiser ? Je n'y mets qu'une condition, c'est que vous m'octroirez l'un de vos bracelets. La dame y consentit sans se douter de son projet. L'heure du souper interrompit, leur conversation, et Bayart s'empara du bracelet sans autre explication. Durant le bal qui suivit, la bonne duchesse s'entretint longuement avec son ancien page, jusqu'à ce que minuit vint donner le signal de la retraite.

Le reste de la nuit, Bayart ne songea qu'à son tournoi ; il l'arrangea si bien dans sa tête, que le lendemain il fit partir dès le matin un trompette chargé de prévenir les gentilshommes des villes d'alentour, qui voudraient se rendre à quatre jours de là, un dimanche, à Carignan ; que Pierre de Bayart donnerait en prix un bracelet de sa dame et un rubis de cent ducats à celui qui serait trouvé le mieux faisant à trois courses de lance sans lice, et à douze coups d'épée. Le trompette exécuta sa commission, et rapporta les noms de quinze gentilshommes qui avaient promis de s'y trouver. La duchesse, enchantée de la galanterie de Bayart, donna ses ordres pour que les échafauds se trouvassent prêts, et mit à sa disposition tout ce qui pouvait contribuer à l'éclat de la fête.

Au jour et à l'heure indiqués, Bayart se trouva sur les rangs, armé de toutes pièces, accompagné des seigneurs de Mondragon et de Bouvans ; ils furent bientôt suivis des autres champions, et Bayart ouvrit les joutes avec le seigneur de Rouastre, fort et adroit gentilhomme, porte-enseigne du duc régnant Philibert-le-Beau[3]. Le Savoisien du premier coup fit trois morceaux de sa lance, mais Bayart l'atteignit si rudement sur le haut de son grand buffle, qu'il enleva, percée d'outre en outre, cette pièce de son armure, et rompit sa lance en éclats. Le seigneur de Rouastre, s'étant rajusté, fournit également bien sa seconde lance, mais notre Bon Chevalier le frappa en visière, emporta son panache, et faillit le désarçonner. A la troisième course, le sieur de Rouastre Croisa sa lance, et Bayart rompit la sienne en morceaux. Après eux, les seigneurs de Mondragon et de Chevron firent assaut d'adresse et de force ; ensuite les autres combattants, qui chacun à leur tour méritèrent l'approbation des assistants. Les lances rompues, commença le combat à l'épée ; Bayart, à la seconde parade, fit sauter celle de 'son adversaire et rompit la sienne. Les autres champions se distinguèrent à l'envi, et le tournoi ne finit qu'avec le jour.

Le seigneur de Fruzasque invita, au nom de la duchesse, les gentilshommes à souper au château, où elle les traita avec sa magnificence accoutumée. Avant d'ouvrir le bal, fl fut question de donner les prix : les seigneurs de Grammont et de Fruzasque, juges du camp, prirent les voix des chevaliers et des dames qui unanimement l'adjugèrent à Bayart. Rougissant, il le refusa, et dit qu'il ne l'avait point mérité ; mais que s'il avait fait quelque chose de bien, il le devait au bracelet qu'avait bien voulu lui prêter madame de Fruzasque, et que c'était à elle qu'il appartenait de disposer du prix. La confiance que le seigneur de Fruzasque avait en la vertu de sa femme et en l'honnêteté de Bayart, ne lui fit prendre nul ombrage de cette déclaration publique ; il se joignit au seigneur de Grammont pour lui faire part des intentions du seigneur de Bayart. La dame agréa sans le moindre trouble le compliment, et remercia gracieusement le vainqueur de l'honneur qu'il voulait bien lui faire. Puisque monseigneur de Bayart a la bonté de dire que mon bracelet lui a fait gagner le prix, je veux, pour l'amour de lui, le garder toute ma vie ; pour le rubis, qu'il ne veut reprendre, je suis d'avis de le donner au seigneur de Mondragon qui après lui a réuni le plus de suffrages. Chacun applaudit ; les danses commencèrent et se prolongèrent fort avant dans la nuit. Les gentilshommes français passèrent encore cinq à six jours dans les fêtes et les plaisirs, puis, rejoignirent leurs garnisons.

Bayart n'oublia point, avant son départ, l'ancien maître-palefrenier du duc de Savoie, Pizou de Chenas, qu'il avait retrouvé à Carignan. Il l'emmena un jour à sou logis, et là, après l'avoir bien régalé, en reconnaissance des soins qu'il en avait autrefois reçus, il lui fit présent d'un beau cheval valant plus de cinquante écus ; il lui demanda ce qu'était devenu l'écuyer qui l'avait mis à cheval, et ayant appris qu'il s'était retiré fort vieux et goutteux à Montcallier, il chargea Pizou de lui envoyer une belle et bonne mule.

Il fut ensuite prendre congé de la bonne duchesse, et la pria de croire qu'après le Roi son maître, il n'était ni prince ni princesse en ce monde auxquels il fut plus entièrement dévoué. Ses adieux à la dame de Fruzasque, ses premières amours, ne se passèrent pas sans larmes versées de part et d'autre. Cet amour honnête dura jusqu'à leur mort, et chaque année ils s'envoyaient mutuellement quelque souvenir[4].

Tandis qu'on ne parlait dans Carignan que de sa courtoisie, de sa prouesse et de sa générosité, Bayart se hâtait de regagner la Lombardie ; il avait prévu que Sforza chercherait bientôt à y rentrer, et comptait sur cette campagne pour se dédommager de la précédente.

 

 

 



[1] Il était mort en 1496, selon Le Laboureur. (Mazures de l'Île-Barbe, Paris, 1681, in-4°, t. II, p. 591.)

[2] Damoiselle, damizelle, fille noble, filia nobilis.

[3] Guichenon, Histoire de Savoie, p. 581.

[4] Pasquier, Recherches de la France, l. VI, ch. 19, De l'honneste amour du capitaine Bayart envers une Dame.