HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE V.

 

 

Conquête et perte du royaume de Naples. - Bayart se distingue à la journée de Fornoue. - Mort de Charles VIII. 1494-1498.

 

Charles VIII, rejetant les avis et les représentations des vieux conseillers de son père, se disposa à revendiquer par les armes les droits incertains que la maison d'Anjou avait légués à Louis XI sur le royaume de Naples. Des conquêtes aussi lointaines, exposées à tous les artifices de la politique italienne, avaient paru trop dangereuses à ce prince, qui n'accepta de cet héritage que le comté de Provence. Son imprudent successeur, enivré par les fastueuses promesses de ses favoris et les discours étudiés des ambassadeurs du duc de Milan, n'apercevait que la gloire d'unie semblable expédition. Croyant suivre les traces de Charlemagne, il allait par-delà les monts chercher un chapeau de cardinal pour Guillaume Briçonnet, un duché pour Etienne de Vaesc[1], et soutenir contre son propre sang les attentats de Ludovic Sforza. Aucun sacrifice ne lui coûte pour obtenir de ses voisins qu'ils le laissent en paix entreprendre sa conquête ; le roi d'Angleterre obtient d'énormes subsides, il rend l'Artois et la Franche-Comté à l'Archiduc, la Cerdagne, le Roussillon à Ferdinand, se promettant de remplacer bientôt ces quatre provinces par des empires et des royaumes. Dans les rêves de son ambition, des ports de la Sicile aux rives du Bosphore, le trajet lui parait facile et il paie d'une forte pension les droits imaginaires que lui cède sur le trône de Constantin un Grec fugitif, dernier rejeton des Paléologue.

La noblesse française, reprenant toute l'ardeur que lui avait fait perdre la politique ombrageuse de Louis XI, accourut à Lyon où était fixé le rendez-vous des troupes. A la tête d'une armée dont l'audace et le courage compensaient le nombre, le Roi partit de Grenoble le 29 août 1494, traversa sans obstacle l'Italie, chassant devant lui les bandes des Condottieri, et fit son entrée dans Rome, la nuit du 31 décembre de la même année.

Rodrigue Borgia, qui, sous le nom d'Alexandre VI, déshonorait la chaire de Saint-Pierre, fut contraint de s'humilier devant lui et de souffrir que le roi de France fît planter ses justices sur les places publiques et exerçât dans Rome les autres droits de la souveraineté. La terreur de la furie française le devance dans Naples ; le roi Alfonse abandonne en fuyant sa couronne à son fils, et le jeune Ferdinand est contraint de le suivre sans avoir pu faire combattre ses troupes. Plus heureux que César, le roi de France avait vaincu avant d'être venu et d'avoir vu[2]. Maître de cette capitale, il y fait une entrée solennelle, à cheval, revêtu des ornements impériaux, le globe d'une main, le sceptre de l'autre en qualité d'empereur d'occident, et se met à régner sur ces pays aussi tranquillement que si depuis Charlemagne ils n'eussent cesse d'appartenir aux Français.

Cette conquête ou plutôt ce voyage où les fourriers s'en allaient en avant, la craie à la main, marquer les logements, ne fournit pas à Bayart de grandes occasions de se distinguer ; mais la perfidie du pape et du duc de Milan préparait à Charles et à ses troupes un retour plus périlleux. Tandis que ce prince s'oublie dans les délices de Naples, l'Italie entière s'assemble en une ligue pour couper la retraite aux Français et faire perdre à jamais à cette nation audacieuse l'envie de repasser les monts. L'armée des confédérés forte de quarante mille hommes les attend au pied des Apennins, sous la conduite du marquis de Mantoue, qui ne redoute qu'une chose, c'est que le roi ne lui échappe. Les avertissements réitérés de Philippe de Commines parvinrent enfin à dissiper la sécurité du Roi, qui se mit en marche pour retourner dans son royaume, en laissant la moitié de ses troupes à la garde de sa conquête. Mais avec moins de dix mille hommes, sa bonne artillerie et sa brave noblesse, Charles ne doutait point de passer sur le ventre aux Italiens réunis. Les confédérés l'attendirent avec confiance, certains d'accabler sa légion au passage du Taro, et de l'envelopper dans les plaines de Foro-Novo. Mais si d'un côté le courage suppléait au nombre, de l'autre il n'y répondait point.

Le 6 juillet 1495, la bataille parut inévitable ; le roi Charles petit de corps mais grand de cœur[3], monté sur un superbe cheval, parcourut les rangs de ses soldats, transportés de l'air confiant et martial de leur chef. Après leur avoir adressé quelques paroles brèves et audacieuses, il fut se plaça devant la première ligne de ses troupes, et on ne voyait nul homme plus près des ennemis que lui, excepté son cousin le bâtard de Bourbon[4]. L'action s'engagea, les Italiens ne purent soutenir l'impétuosité française, et prirent honteusement la fuite, précédés de leur général le marquis de Mantoue, à qui ses éperons aidèrent bien. Charles, séparé de ses preux dans la mêlée, ne dut son salut qu'à sa courageuse résistance et à la vigueur de son bon cheval Savoie. Les Français perdirent leur bagage pillé par la cavalerie légère des Vénitiens et environ deux cents hommes ; les confédérés laissèrent plus de quatre mille morts sur le champ de bataille, perte à laquelle ses guerres de parade n'avaient point accoutumé l'Italie.

Au signal du combat, Bayart, avec toute l'ardeur d'un jeune écuyer à sa première bataille, se précipita dans les rangs ennemis et eut deux chevaux tués sous lui. Le comte de Ligny, témoin de sa vaillance, en instruisit le Roi qui lui fit donner cinq cents écus pour se remonter ; Bayart le remercia en allant lui présenter une enseigne de cavalerie qu'il avait enlevée aux Italiens. Un auteur, par une conjecture plus heureuse que fondée, l'a mis au nombre des chevaliers créés à cette journée de la main de Charles VIII[5].

Ce prince se hâta de venir dégager le duc d'Orléans assiégé dans Novare et réduit aux plus dures extrémités. Bayart perdit devant cette place deux illustres parents : Charles Alleman, son oncle, commandeur d'Avignon, et Barrachin Alleman son cousin, dont le château de Rochechinard en Dauphiné est à jamais célèbre par le séjour de l'infortuné Zizim, frère de Bajazet[6].

Le Roi retrouva à Lyon la reine Anne sa femme après quinze mois d'absence, et de là s'en alla visiter les tombeaux de Saint-Denis qui ne devaient pas tarder à s'ouvrir pour lui. Il passa les deux années qui précédèrent sa mort à parcourir les principales villes de son royaume, s'appliquant à réformer les abus et à rendre en personne la justice à ses sujets, comme ses prédécesseurs et mêmement monseigneur Saint-Louis y procédaient.

Cependant les Français avaient aussi promptement perdu que conquis le royaume de Naples. Le vice-roi Gilbert de Montpensier, bon et hardi chevalier, mais peu sage et ne se levant qu'à midi, mourut de chagrin et de misère à la suite de la désastreuse capitulation d'Atella.

Charles VIII, décidé à repasser en Italie à la tête d'une armée formidable, s'avança jusqu'à Lyon ; mais tout-à-coup il revint à Amboise où le rappelait, dit-on, sa passion pour une fille d'honneur de la Reine. Le 7 avril 1498, traversant une galerie pour aller voir jouer à la paume dans les fossés du château, il se heurta la tête contre une porte, tomba sans connaissance et expira quelques instants après. Ainsi fut enlevé par une mort prématurée un prince dont les défauts n'avaient été que ceux de son éducation et de son âge, et que ses qualités bonnes et aimables firent regretter jusqu'au désespoir par tous ceux qui l'avaient approché.

 

 

 



[1] Guillaume Briçonnet, fils d'un riche marchand de Tours, évêque de Saint-Malo, puis archevêque de Reims et cardinal, mort en 1514. — Etienne de Vesc, c'est-à-dire de Vaesc, duc de Nola, sénéchal de Beaucaire et chambellan de Charles VIII, était natif de Languedoc, d'un lieu si obscur que les généalogistes n'ont jamais su trouver son père ; il mourut vers 1501, après s'être fait reconnaître par l'ancienne famille dauphinoise de Vesc. (Maisons, personnes, actions et paroles remarquables des règnes de Charles VIII et Louis XII, ms. de la Bibliothèque royale, n° 1542.)

[2] Vulgare est et tritum omni populo illud Julii Cœsaris, veni, vidi, vici. At redditu est Parthenops Carolo octavo, pro nominis celebritate, antequam Campaniœ fines attigisset ; jure igitur potuit dicere se vixisse, antequam venisset et vidisset. (Theod. Pasquierii in Francorum regum icones notæ. Œuvres d'Étienne Pasquier, t. I, p. 1232.)

[3] Major in exiguo regnabat corpore virtus.

[4] Commines, l. VIII, ch. II.

[5] Aimar, Histoire du chevalier Baiard, Lyon, 1699, pet. in-12°, l. I, p. 55.

[6] Zizim, prince ottoman, amoureux de Philippine-Hélène de Sassenage. (Histoire dauphinoise, par Guy Allard, Grenoble, 1673, in-12°.)