Naissance et éducation de Bayart. — Il entre en qualité de page à la cour de Savoie. 1473-1487. Les anciens historiens avaient coutume d'entrer en matière par quelques maximes renfermant la substance du sujet qu'ils allaient traiter. Nous pourrions annoncer à leur exemple que cette simple narration ne sera que le développement du vieil adage de nos pères : Fais ce que dois, advienne que pourra. Pierre Terrail, seigneur de Bayart[1], naquit vers l'an
1473[2] dans le château
de ce nom, situé à l'extrémité de la vallée de Graisivaudan, à six lieues de
Grenoble. Il était le fils aîné d'Aymon Terrail et d'Hélène des
Alleman-Laval. Sa famille, de noble et ancienne
chevalerie, et du nombre de celles que l'on qualifiait dans cette
province d'écarlate[3] de la noblesse, s'était, lors de la dissolution du
second royaume de Bourgogne, établie dans cette partie du Haut-Dauphiné,
frontière de Son éducation ne fut pas aussi négligée que l'usage du temps pourrait le faire croire ; envoyé de bonne heure aux écoles de Grenoble, sous la surveillance de son oncle, Laurent des Alleman, évêque de cette ville, il y resta jusqu'à l'âge de douze ans[5]. Le voisinage de l'Italie avait conservé en Dauphiné quelques vestiges d'instruction, et Bayart, chose remarquable pour un gentilhomme de province à cette époque, aimait la lecture, et signait fort lisiblement son nom. Lorsqu'il fut rappelé au château paternel, les exercices violents dont il faisait ses plaisirs ne tardèrent point à découvrir ses inclinations belliqueuses. Monter à cheval sans selle ni étriers, poursuivre les bêtes sauvages sur les rochers escarpés du Graisivaudan furent les amusements et les jeux de son enfance. Le soir, au lieu d'écouter les pieuses légendes que sa mère lisait à la famille assemblée, il accablait son père de questions sur les anciens chevaliers, la guerre et les armes. Les récits qu'il en obtenait aisément pouvaient seuls captiver son attention et sa vivacité. Assis, selon l'antique simplicité, dans un large fauteuil, sous le manteau de l'immense cheminée que Ton voit encore dans la salle du château, le bon vieillard se complaisait en la curiosité de son fils. Il lui racontait le siège de Vienne par Charles-le-Chauve, les victoires de l'évêque Isarne sur les Sarrasins, les querelles des barons du Dauphiné, et lorsqu'à son habitude, il en revenait aux exploits de ses aïeux et à ses propres campagnes, la tête penchée et l'oreille attentive, le jeune Bayart ne perdait pas une de ses paroles. Aymon lui rappelait son cinquième aïeul, Aubert Terrail,
blessé mortellement et fait prisonnier à la bataille de Varey, où il avait
osé lever la lance contre le Dauphin, partageant, sous les bannières de
Savoie, l'erreur et la mauvaise fortune de bien des gentilshommes de la
frontière[6] ; Robert, son
fils, tué avec plus d'honneur au service d'Humbert II ; Philippe qui, après
s'être distingué dans les guerres contre les Flamands et les Anglais, mourut
aux pieds du roi Jean à la funeste journée de Poitiers ; ses deux fils,
Pierre et Jean, dont le premier périt à la bataille de Crécy, et le second à
celle de Verneuil, avec trois cents de ses compatriotes dont les murs de la
chapelle de Saint-Antoine conservent les noms et la mémoire. Mais, par-dessus
tout, c'étaient les prouesses de son père qu'Aymon ne se lassait de raconter
ni son fils d'écouler. Digne compagnon de Dunois et
de Xaintrailles, lui disait le vieillard rajeuni par ses souvenirs, ton aïeul mérita le surnom glorieux de l'Epée-Terraille dans
les sanglantes campagnes de Charles VII qui délivrèrent Bayart entrait dans sa quatorzième année, lorsque son père, que ses blessures et sa vieillesse avertissaient de sa fin prochaine, fit venir devant lui ses quatre fils en présence de leur mère, pour savoir quel état chacun d'eux voulait embrasser. Pierre, l'aîné, d'un visage riant et éveillé, répondit comme s'il eût eu cinquante ans : Monseigneur, mon père, quoique par amour filial je voulusse rester ici pour vous servir dans votre vieillesse, ce néanmoins ayant enraciné dans mon cœur les bons propos que chaque jour vous me récitez des nobles hommes du temps passé, mêmement de ceux de notre maison, je serai, s'il vous plaît, de l'état dont vous et vos prédécesseurs ont été, et j'espère. Dieu aidant, ne point vous y faire déshonneur. — Mon enfant, lui répondit Aymon, les larmes aux yeux, Dieu t'en donne la grâce ; tu ressembles trop de visage et de corps à ton grand-père qui fut en son temps un des chevaliers accomplis de la chrétienté pour que je me refuse à tes nobles souhaits. Georges le second dit qu'il voulait demeurer à la maison paternelle et soigner ses parents dans leurs vieux jours. Soit, répondit le père en souriant, tu feras la guerre aux ours. Ses inclinations tranquilles ne changèrent point, et nous ne le retrouverons dans l'histoire de son frère que pour hériter de lui après sa mort. Philippe et Jacques, les deux puînés, déclarèrent qu'ils voulaient embrasser l'état de leur oncle, l'évêque de Grenoble. La protection de leur frère les fit par la suite avancer dans l'Église, et ils devinrent l'un après l'autre abbés de Josaphat à Chartres, et évêques de Glandevès en Provence[9]. Le vieillard, à qui son âge et ses infirmités ne permettaient plus de quitter la maison, envoya le lendemain un de ses serviteurs prier son beau-frère, Laurent des Alleman, de le venir voir, ayant quelques affaires à lui communiquer. Le prélat qui aimait tendrement sa famille se rendit sur-le-champ à cette invitation. Il trouva à son arrivée au château plusieurs gentilshommes, parents et voisins, qu'Aymon avait réunis dans un même dessein, et ils passèrent gaiement la soirée ensemble à deviser de choses et d'autres. Le jour suivant, l'évêque, selon un devoir dont il ne se dispensait jamais, leur dit la messe qui ne précéda que de peu d'instants l'heure du dîner. Bayart remplissait, comme de coutume, les fonctions de page, et servait à table avec une grâce et une modestie qui lui attirèrent les louanges de toute la compagnie[10]. Le repas terminé et les grâces dites, Aymon exposa en peu de mots à ses hôtes le motif pour lequel il lés avait rassemblés ; le pressant désir que sa vieillesse et ses infirmités lui donnaient de placer ses quatre fils avant sa mort, et le parti que chacun d'eux avait témoigné de vouloir prendre. Le choix de Pierre, mon fils aîné, ajouta-t-il, m'a surtout comblé de joie ; et s'il ressemble par ses actions autant que par ses traits à feu mon père, dont il est la vivante image, il est impossible qu'il ne fasse un jour honneur à la famille. Il me faut donc le placer en la maison de quelque prince ou seigneur où il puisse faire le meilleur apprentissage des vertus et des armes ; or, conseillez-moi, comme parents et amis, le choix que je dois faire. Chacun donna son avis, l'un qu'il fallait l'envoyer à la cour de France, l'autre le mettre en la maison de Bourbon. Mon frère, dit l'évêque de Grenoble prenant la parole, vous connaissez l'amitié dont nous honore le duc Charles de Savoie ; je pense que s'il veut le prendre au nombre de ses pages, nulle part votre fils ne sera à meilleure école[11]. Il est en ce moment à Chambéry, et si vous êtes de cet avis, j'irai le lui présenter pas plus tard que demain. La proposition de l'évêque réunit tous les suffrages, et le père lui remit sur-le-champ son fils en disant : Le voici, Monseigneur, je prie Dieu que si bien vous le placiez qu'il vous fasse honneur en sa vie. — Je me charge d'équiper mon neveu, reprit le bon évêque, et de lui donner un petit cheval que m'a depuis peu cédé mon cousin d'Uriage, et qui semble fait exprès pour sa taille. Puis il envoya chercher à la ville un tailleur avec velours, satins, rubans, et tout ce qu'il fallait pour compléter un élégant costume a cette époque. Tout fut prêt le lendemain de bonne heure, et Bayart parut devant la compagnie réunie dans la cour du château, à cheval et tout équipé, comme s'il eût dû être à l'instant même présenté au duc de Savoie. Le cheval, sentant une charge plus légère que de coutume et aussi les éperons dont l'enfant se plaisait à l'inquiéter, se mit à faire quelques sauts qui effrayèrent un moment son père pour le jeune cavalier. Mais celui-ci, loin d'en être ému, redoubla les coups d'éperons, lança le cheval dans la cour, et le réduisit comme un écuyer consommé. Aymon, ravi de la hardiesse d'un enfant à peine sorti de l'école, lui demanda en souriant s'il n'avait point eu peur. Bayart lui répondit avec assurance qu'il espérait, avec l'aide de Dieu, manier un cheval devant qu'il fut six ans, en un lieu plus dangereux ; car je suis ici parmi mes amis, et alors je pourrai me trouver au milieu des ennemis du prince que je servirai. Il était temps de partir, et l'évêque ordonna à son neveu de faire ses adieux sans descendre de cheval ; ce qu'il fit en s'adressant d'abord à son père, et lui souhaitant des jours heureux et assez longs pour qu'il pût recevoir de bonnes nouvelles de lui. Après avoir reçu sa bénédiction, il prit successivement congé de tous les assistants, ravis de sa bonne grâce et de sa résolution. On alla avertir sa mère qui voyait, tout en larmes, d'une fenêtre de la tour, les approches de la séparation. Elle se hâta de descendre, et, tirant son fils à l'écart, lui renouvela les plus instantes recommandations d'aimer Dieu, et de le prier matin et soir, d'être serviable envers ses égaux, et charitable envers les pauvres. Bayart l'assura que jamais il n'oublierait ses bonnes instructions. Alors elle l'embrassa, et lui donna une petite boursette contenant six écus d'or et un en monnaie[12]. Elle remit ensuite à l'un des serviteurs de l'évêque son frère, le petit bagage de son fils, et deux autres écus qu'elle le pria de donner de sa part à celui qui serait chargé de son enfant à la cour de Savoie. L'évêque prit la route de Chambéry, et son neveu le suivait gaiement sur son petit cheval, pensant être en un paradis. Ils arrivèrent sur le soir, et comme cette ville dépend de toute ancienneté de l'évêché de Grenoble[13], le clergé, suivi d'une foule de peuple, alla en grande cérémonie rendre ses devoirs au prélat logé chez un des principaux habitants. Les vertus et la piété de Laurent Alleman qui rappelaient l'église primitive, l'amitié qui l'unissait à saint François de Paule, l'avaient rendu l'objet de la vénération générale[14]. Et plût à notre Seigneur que les prélats d'aujourd'hui fussent aussi bons serviteurs de Dieu, et aussi charitables envers les pauvres, qu'il l'a été en son temps ! Le lendemain l'évêque alla de bonne heure faire sa cour au duc qui le reçut avec de grands témoignages d'affection, s'entretint longtemps avec lui et le retint à dîner. Durant le repas, le prince remarqua la jeunesse et la bonne tenue de Bayart qui servait son oncle, et demanda à l'évêque quel était son jeune page. Monseigneur, c'est un homme d'armes que je viens vous offrir, et, sous votre bon plaisir, je vous le présenterai après dîner, tel que je veux vous le donner. — En vérité, reprit le duc qui avait vu l'enfant avec intérêt, je serais bien difficile de refuser un semblable présent. Bayart avait reçu les instructions de son oncle et ne s'amusa pas à dîner, il courut s'équiper et faire seller son cheval. Le duc, à peine sorti de table, était appuyé sur un
balcon, causant familièrement avec son évêque, lorsqu'il vit entrer dans la
cour du palais un jeune cavalier caracolant sur son cheval comme un écuyer
vieilli dans le métier. Si je ne me trompe, Monseigneur
de Grenoble, c'est votre page qui manie ce cheval avec tant d'habileté.
— Lui-même, Monseigneur, c'est mon neveu, il sort
d'une race féconde en bons chevaliers ; son père, le seigneur de Bayart que
ses années et ses blessures privent de l'honneur de se présenter devant vous,
se recommande très-hum. — blement à votre bonne grâce, el me charge de vous l'offrir
de sa partJ'accepte de grand cœur,
répondit le duc, un semblable présent, Dieu le fasse
homme de bien. Il fit appeler son écuyer de confiance, auquel il remit
Bayart en lui recommandant de soigner ses heureuses dispositions. Après avoir
installé son neveu dans son nouvel emploi et fait ses remerciements au duc,
le digne prélat ne tarda point à reprendre la route de son siège épiscopal. L'usage de placer, en qualité de pages, les jeunes nobles destinés aux armes chez les princes et les grands seigneurs, avait été établi pour les soustraire de bonne heure aux soins de leurs mères, et aux habitudes trop efféminées de la maison paternelle. Il faut se reporter à l'époque où la force du corps était indispensable dans un guerrier, pour comprendre l'éducation toute particulière qu'exigeait l'usage de la lance, du bouclier, et de ces lourdes armures que nous ne voyons aujourd'hui qu'avec étonnement dans les musées et les arsenaux. Sous les yeux de ces guerriers consommés, et guidés par leurs leçons et leurs exemples, les jeunes pages s'exerçaient entre eux à ces exercices durs et violents, si souvent énumérés dans nos vieilles chroniques, jusqu'au temps où les armes à feu les eurent fait peu à peu délaisser. Quelle que fut la naissance du jeune gentilhomme, il était soumis aux mêmes devoirs envers le seigneur qu'il servait, et auprès duquel il remplissait la plupart des fonctions domestiques. Il se formait ainsi pendant plusieurs années à l'obéissance avant de commander, et au métier difficile des armes, avant de paraître sur les champs de bataille. Le jeune Bayart ne tarda pas à se distinguer entre tous ses compagnons par l'adresse et la vigueur qu'il déployait à la lutte, à sauter, lancer la barre ; et surtout il acquit à monter à cheval cette supériorité qui depuis le fit regarder comme l'un des meilleurs chevaucheurs de son temps. La douceur et l'amabilité de son caractère lui gagnèrent l'affection de toute la cour, des petits aux grands. Le duc, qui l'aimait comme son propre fils, le conduisait partout avec lui, et partout Bayart attirait les regards et l'attention des seigneurs et des nobles dames. Nous verrons dans la suite de cette histoire que parmi les filles d'honneur de la duchesse de Savoie, il s'en trouva une qui, sensible aux brillantes qualités du jeune page, fit naître réciproquement dans son cœur une de ces passions durables et vertueuses, dernière tradition de la chevalerie antique, que ne tarda pas à remplacer une licencieuse galanterie. |
[1]
Nous avons cru devoir rétablir cette orthographe d'après les signatures
originales de Bayart, conservées à
[2] Les motifs qui nous ont fait adopter cette date sont discutés dans Les Recherches généalogiques.
[3] Cette qualification date de la retraite de Louis XI, en Dauphiné, elle eut pour but de distinguer la noblesse d'extraction de celle que ce prince, manquant d'argent, prodigua indistinctement à quiconque la voulait payer.
[4]
Pasquier, Recherches de
[5] Champier, fol. 2. — Erat enim Bayardus bonis litteris tinctus, ita puerum gratianopolitanus pontifex bene instituendum eurarat. (Belcarii Commentaria, Lyon, 1625, in-fol., p. 543.)
[6] Voyez les Recherches généalogiques.
[7] Pierre Matthieu, Histoire de Louis XI, l. III.
[8] Il ne faut pas confondre, comme l'a fait Moreri, cette première bataille de Guinegâte, en 1479, avec la seconde, en 1513, dite aussi la journée des Éperons, racontée plus loin dans cette histoire.
[9]
[10] Les anciennes chroniques sont remplies d'exemples semblables ; Froissard nous apprend que Gaston de Foix remplissait le même office à la table de son père Phœbus, comte souverain de Foix.
[11] C'est un bel usage qu'aux grandes maisons nos enfants soient reçeus pour y estre nourris et élevés pages, comme en une eschole de noblesse. (MONTAIGNE.)
[12] L'écu d'or vaudrait aujourd'hui de onze à douze francs.
[13] Chambéry n'a été érigée en évêché qu'au dix-huitième siècle.
[14] Magnœ pietatis prœsul, priscorum Ecclesiœ patrum specimen extitit.... Sancti Francisci de Paula fait amicus. (Gallia christ., Sammarth., episc. Gratianop., p. 606.)