HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME HUITIÈME

 

LIVRE XLVII. — L’ORGANISATION DE LA TERREUR.

 

 

I

Une véritable anarchie de quelques mois annonce le règne prochain de la Terreur. Fondé sur la violence, le gouvernement issu du coup d’État du 2 juin ne pouvait vivre que par elle. La Convention, mutilée, réduite à de vaines agitations, divisée contre elle-même, n’était plus capable d’opposer une résistance efficace, et les Montagnards, obligés pour triompher d’accepter le concours des démagogues exaltés, devaient au lendemain de la victoire se trouver en présence des exigences de leurs complices. En réalité, la lutte n’est que déplacée par la chute de la Gironde et les hostilités vont continuer, aux dépens de la justice et de la modération, entre les influences rivales qui se disputent le pouvoir, — les Jacobins, où dominent les politiques de la Montagne, et les Cordeliers, qui obéissent à la Commune, à Hébert et à ses adeptes.

Véritables pionniers de la Révolution, les Cordeliers avaient toujours dépassé les Jacobins en audace et trouvaient la victoire du 2 juin trop clémente. Leurs plaintes furent portées à la Convention par Jacques Roux[1], prêtre apostat et sans-culotte fougueux, qui appartenait, avec Leclerc et Varlet, à la fraction du club dont les membres s’étaient décerné à eux-mêmes le titre d’Enragés. Le 25 juin, il se présente à la barre, au nom d’une députation de cette fameuse section des Gravilliers, qui avait offert, le 31 mai, trente mille bras armés pour défendre les Jacobins.

Dans son discours, virulente diatribe contre la nouvelle Constitution et ses auteurs, il reproche aux mandataires du peuple de n’avoir rien fait pour diminuer les calamités dont il souffre.

Vous qui habitez la Montagne, dignes sans-culottes, s’écrie-t-il, resterez-vous toujours immobiles sur le sommet de ce rocher immortel ? Prenez-y garde, les amis de l’égalité ne seront pas les dupes des charlatans qui veulent les assiéger par la famine, de ces vils accapareurs dont les magasins sont des repaires de filous... Le peuple veut la liberté ou la mort... Le but des agioteurs est de le jeter dans les bras du despotisme. Jusqu’à quand souffrirez-vous que ces riches égoïstes boivent encore dans des coupes dorées le sang le plus pur du peuple ?... Il ne faut pas craindre d’encourir la haine des riches, c’est-à-dire des méchants, il faut tout sacrifier au bonheur du peuple... Sans doute, il est des maux inséparables des grandes révolutions, et notre intention est de faire tous les sacrifices nécessaires au maintien de la liberté ; mais le peuple se ressouvient qu’il a déjà été trahi deux fois par deux législateurs. Il est temps que les sans-culottes qui ont brisé le sceptre des tyrans, terrassent toute espèce de tyrannie... Députés de la Montagne, fondez les bases de la prospérité de la République, ne terminez pas votre carrière avec ignominie !

Cette harangue passionnée, où les accapareurs et les agioteurs sont dénoncés à la fureur populaire, excite un tumulte d’autant plus violent que Jacques Roux est accusé, par un des membres de la députation, d’avoir inexactement rapporté la pétition à laquelle la section des Gravilliers a donné son adhésion. On réclame l’arrestation immédiate de l’orateur ; mais, sur l’observation de plusieurs députés, qui veulent respecter en sa personne le droit de pétition, on lui laisse la parole. Il en profite pour vociférer ces menaces, en manière de conclusion :

Les sans-culottes opprimés des départements vont arriver ; nous leur montrerons ces piques qui ont renversé la Bastille ; ces piq.ues qui ont dissipé la faction des hommes d’Etat ; ces piques qui ont détruit la putréfaction de la Commission des Douze ; alors nous les accompagnerons dans le sanctuaire des lois, et nous leur montrerons le côté qui voulut sauver le tyran, et celui qui prononça sa mort.

 

Thuriot bondit sous l’insulte et, à son tour, accuse Roux d’être un agent de Cobourg et de vouloir déshonorer Paris. Il lui reproche son caractère de prêtre, et le compare aux fanatiques de la Vendée. Vil orateur de l’anarchie, s’écrie-t-il, dis donc aussi au peuple qu’il faut que le fils égorge son père, et que la mère plonge un poignard dans le sein de sa fille !

Robespierre et Billaud-Varennes joignent leurs protestations à celle de Thuriot. Je demande que cet homme soit chassé, ajoute Legendre ; il y a des patriotes dans sa section, ils en feront eux-mêmes justice. Cette proposition est adoptée et Jacques Roux est obligé de se retirer.

Mais il ne se tint pas pour battu. Le surlendemain, il se rendait au club des Cordeliers, où il se plaignit amèrement qu’on lui eût fait boire à longs traits le calice d’amertume. Il dénonçait particulièrement Legendre, qui avait provoqué son expulsion. La société approuva à l’unanimité la démarche de Roux, adopta ses principes et déclara, aux applaudissements des femmes révolutionnaires, que la pétition lue le 25 juin serait imprimée et distribuée. Il était impossible de protester plus audacieusement contre les actes de l’Assemblée. Leclerc trouva pourtant le moyen de s’élever contre Danton, qu’il accusait de modérantisme, et contre Legendre dont il demandait, par représailles, l’exclusion de la société. Mais cette motion parut exagérée et l’on se borna à décider que ce dernier serait invité à venir rendre compte de sa conduite.

Entre ces deux dates, des rassemblements tumultueux s’étaient formés, dans Paris, à l’occasion de l’arrivée, au port Saint-Nicolas et à la Grenouillère, de bateaux chargés de savon. La foule réclamait la livraison de cette marchandise au-dessous du cours fixé. La Commune s’émut de ces désordres, qui compromettaient les approvisionnements de la capitale, et lança un arrêté énergique pour en prévenir le retour. Malgré tout, les troubles continuèrent et quinze femmes furent emprisonnées à la Force. Déjà, au mois de février précédent, Jacques Roux avait été convaincu d’avoir fomenté l’émeute contre les épiciers[2]. Cette coïncidence d’un nouveau pillage avec le discours dans lequel il venait de dénoncer les accapareurs à la Convention, était au moins étrange ; elle offrait un moyen de ruiner l’influence désastreuse des Enragés et de les convaincre d’anarchie ; les Jacobins saisirent avec empressement cette occasion de les frapper.

Jacques Roux essaya de payer d’audace ; il se présenta à la Commune, avec la pétition de la section des Gravilliers et la ratification du club des Cordeliers. Mais les circonstances étaient changées et de violents murmures éclatent à sa vue. Chaumette l’accuse d’avoir, par sa pétition, sonné le tocsin du pillage et de la violation des propriétés ; Guyot ajoute que les choses tes plus dangereuses et les plus inciviques interpolaient cette dénonciation ; d’autres membres le signalent comme Fauteur des troubles et demandent son exclusion du Conseil. On lui accorda vingt-quatre heures pour se défendre, et Jacques Roux n’ayant pas reparu, le Conseil lui retira la rédaction des affiches de la Commune.

Ainsi abandonné de tous et signalé aux colères de la populace, il cessait d’être dangereux. Mais les Montagnards tenaient à étouffer dans leur germe ces tentatives de résistance, et Robespierre, accompagné de plusieurs de ses amis, se rendit, le 30 juin, aux Cordeliers. Il avait commencé par écraser Jacques Roux aux Jacobins, en l’accusant de dénoncer les patriotes de concert avec les Autrichiens. Aux Cordeliers, il déclara qu’il venait éclairer le club sur les manœuvres que quelques individus avaient mises en usage pour l’égarer.

Malgré leurs tendances différentes, les deux sociétés conservaient une certaine affinité, en raison de l’affiliation commune d’une grande partie de leurs membres. Il eût été dangereux d’ailleurs de se séparer, sur une pareille question, d’alliés aussi redoutables, et les Cordeliers s’empressèrent d’imiter l’exemple des Jacobins. Accusé par Hébert, Collot-d’Herbois et Legendre de scélératesse, de fanatisme et de perfidie, Jacques Roux fut accablé de moqueries et chassé du club. Leclerc eut le même sort et fut également honteusement expulsé comme un échappé de Coblentz, un stipendié de Pitt et des intrigants de Paris. Quant à Varlet, on déclara qu’après avoir subi un temps d’épreuve, il serait soumis à un scrutin épuratoire, et qu’en attendant, il ne pourrait pas assister aux séances. La société décida en outre qu’elle irait à la Convention désavouer la pétition des Enragés et reconnaître solennellement que la Montagne n’avait pas cessé de bien mériter de la patrie.

Jacques Roux n’était pas au bout de ses épreuves. Le 1er juillet, le Conseil général de la Commune considérant qu’il avait insulté la Convention dans l’adresse perfide qu’il lui avait présentée, et que ses opinions anarchiques Pavaient fait chasser des sociétés populaires et du corps électoral, déclarait à l’unanimité qu’il avait perdu sa confiance. Nous le retrouverons encore, dans le cours de ce récit[3], tantôt incarcéré sur la demande de sa section, tantôt réclamé par elle, jusqu’au jour où, renvoyé au Tribunal révolutionnaire, il se frappera lui-même de cinq coups de couteau.

La tentative des Enragés avait échoué, mais les anarchistes n’avaient pas disparu. Selon l’énergique expression de Michelet, Paris les vomit en Vendée où, avec les grasses sinécures et les missions lucratives, ils eurent la dictature et le pillage.

 

II

Cependant une misère effroyable régnait à Paris. Nous avons déjà parlé[4] longuement de l’établissement du maximum. Créé dans le but d’entretenir l’abondance dans la capitale, il n’avait abouti, au contraire, qu’à ruiner le reste de la France, sans assurer l’approvisionnement du marché parisien. Pour faire face aux nécessités de la situation, la Convention dut recourir à de nouveaux expédients, et accumuler décrets sur décrets, au risque d’user plus rapidement les dernières ressources du pays.

L’accaparement et l’agiotage étaient les craintes du moment et, dans la séance du 26 juillet[5], Collot-d’Herbois apporte à la Convention un rapport destiné à réprimer ces fléaux dont les ravages se multiplient de la manière la plus effrayante. Il rappelle qu’ils ont naguère menacé la jeune République américaine ; il propose une loi pour les poursuivre, sous toutes leurs formes, et faire participer aux confiscations les citoyens indigents, car ce sont ceux auxquels les accapareurs ont causé le plus de mal, et ce don est une véritable restitution à leur faire.

Les propositions de Collot-d’Herbois furent adoptées, et la Convention rendit, séance tenante, un décret prononçant la peine de mort sans appel contre tous les accapareurs[6]. Etaient déclarés coupables d’accaparement ceux qui, ayant acheté des marchandises ou denrées de première nécessité, les dérobaient à la circulation en les tenant renfermées, ou les laissaient périr volontairement, au lieu de les mettre en vente journellement et publiquement. Le décret énumérait longuement les citoyens qui, de façon ou d’autre, tombaient sous l’application de cette loi draconienne. Les fausses déclarations, les suppositions de noms, de personnes ou de propriétés entraînaient la peine capitale, à laquelle étaient également soumis les fonctionnaires publics et les commissaires convaincus de prévarications dans l’exécution de la loi.

Suivant le système révolutionnaire, la délation était encouragée ; le dénonciateur recevait, pour salaire, le tiers du produit des confiscations, dont le reste devait être partagé entre les indigents et l’Etat.

Cette mesure visait principalement les cloîtres et les autres maisons conventuelles, que Collot d’Herbois avait représentés dans son rapport comme les centres principaux d’accaparement.

Mais il se trouvait toujours à la Convention des membres disposés à poursuivre, jusqu’à leurs dernières conséquences, les propositions dont l’initiative avait été prise par d’autres. Dès qu’il entend parler d’agiotage et d’accaparement, Delaunay (d’Angers) se lève, et dénonce les manœuvres de la Compagnie des Indes, qu’il accuse de retenir, dans ses magasins de Lorient, pour plus de quinze millions de marchandises de toute sorte.

Par une criminelle spéculation, ajoutait-il, elle les refuse au commerce, et les a fait retirer de ses dernières ventes, dans l’espoir du discrédit progressif des assignats, qu’elle provoque elle-même par le jeu effréné de l’agiotage dont elle est le premier et le plus dangereux artisan. Sur la demande de l’orateur, l’Assemblée décide que les scellés seront apposés sur les magasins de la Compagnie, et qu’on cherchera le moyen de lui faire payer en nature le montant des droits d’enregistrement qu’elle pourrait avoir fraudés, ainsi qu’une part de contribution à l’emprunt forcé.

Le décret sur l’agiotage avait établi en même temps des commissaires aux accaparements, place fort lucrative quant aux gages, plus lucrative encore par les bénéfices illicites que l’on y réalisait. Il faudrait remonter à l’administration qui précéda les réformes opérées par Colbert, pour constater une semblable multiplicité d’offices.

A ces lois diverses correspondaient autant de groupes d’agents pour les appliquer. A côté des commissaires aux accaparements, il y eut les commissaires aux subsistances, les commissaires aux habillements, les commissaires à la réquisition des chevaux de luxe[7], sans compter les commissaires aux biens nationaux provenant de la dépouille des émigrés et des condamnés, dont on avait fait une administration spéciale, distincte de celle des biens nationaux ordinaires[8].

Mais ce n’était pas assez de décréter un prix maximum pour les denrées, sans s’inquiéter de la ruine du producteur ; ce n’était pas assez de signalera l’animadversion publique tous ceux qui, prévoyant l’avenir, gardaient dans leurs greniers de quoi assurer l’existence de leur famille ; il fallait aller plus loin dans la voie de l’arbitraire et condamner toute une classe de citoyens au travail forcé. Par un décret rendu dans la séance du 16 septembre, les municipalités furent chargées de pourvoir à la culture des terres laissées en friche, à un titre quelconque, ou dont la réquisition avait dispersé les colons. Le labeur devait être réparti sous forme de prestation en nature ; la résistance des journaliers ou manœuvres requis de se louer aux laboureurs était punie de trois jours de prison, pour la première fois, et de trois mois en cas de récidive ; les coalitions entraînaient la peine des fers pour deux ans ; le refus d’animaux, d’instruments aratoires exposait à une amende. En cas d’insuffisance du produit de l’exploitation pour payer les dépenses, le déficit restait à la charge de la nation[9].

Au moment où l’on usait d’arbitraire pour mettre les terres en valeur, on prétendait, par une singulière contradiction, arrêter l’essor des capitaux. Le 8 octobre, Delaunay (d’Angers), après un verbeux rapport hérissé d’erreurs historiques, proposa à la Convention la suppression de la Compagnie des Indes, la confiscation de toutes ses propriétés et, par surcroît, l’abolition de toutes compagnies financières, quelle que fût leur dénomination.

Détruisez dès à présent, s’écriait-il, ces agrégations de richesses qui se consomment dans une activité stérile ; ordonnez à ces capitaux amoncelés de se diviser, et ils iront se verser sur vos champs, pour les fertiliser, et dans vos ateliers, pour les vivifier ; ils iront créer des armes et du pain, les deux seuls besoins d’un peuple libre. Fabre d’Églantine appuya les propositions de son collègue, et après une courte discussion de détail entre Gambon et Robespierre, au sujet de la vente des marchandises de la Compagnie, le projet présenté par Delaunay fut adopté avec ses divers amendements[10].

La Convention disposait de la sorte de la fortune publique sous toutes ses formes et prétendait régir l’agriculture, le commerce et l’industrie, comme elle avait .essayé de décréter la victoire. Le premier effet de ces erreurs économiques avait été la disparition du peu d’argent monnayé qui restait encore dans la circulation ; le second fut l’arrêt de toute industrie et de tout commerce. Producteurs et marchands préféraient un chômage absolu à la perte certaine que devait entraîner pour eux la vente d’objets livrés à vil prix. Bientôt, il n’y eut plus de proportions entre l’offre et la demande et, sous l’empire de la dépréciation croissante des assignats, les denrées de première nécessité atteignirent des prix exorbitants. Dans ce désastre universel, l’agriculture seule survécut, sous l’empire de la nécessité, et au prix des plus grands sacrifices.

Mais qu’importait aux hommes de parti qui tenaient dans leurs mains les destinées de la France ? Ils n’avaient d’autre objectif que de caresser la faction dont ils dépendaient et d’obtenir, par ces flatteries intéressées, qu’une tranquillité relative régnât dans Paris, où le gouvernement vivait sous la menace perpétuelle de l’émeute. Tel était leur unique but ; et, pourvu qu’il fût atteint, ils ne se préoccupaient nullement du reste de la France.

II faut néanmoins le constater, ces concessions serviles manquaient leur effet ; c’est en vain qu’on jetait, dans le gouffre parisien, une avance de cent dix millions pour les subsistances ; ce n’était pas encore assez, au dire d’Hébert, qui se plaignait que l’on affamât la capitale[11]. Le peuple, que rien n’assouvissait, voulait rejeter sur d’autres les épouvantes qui l’assiégeaient. Il avait commencé par dépouiller l’Église, par poursuivre la noblesse et renverser le trône ; maintenant que l’aristocratie et les privilèges étaient abattus, il s’en prenait à tous ceux qui possédaient, financiers, industriels ou commerçants. La terreur engendrant la misère, et la misère engendrant la terreur, nul à ses yeux n’avait plus le droit de détenir ce dont il était privé, sans être suspect d’accaparement, sans mériter la mort. Les revendications brutales se produisaient au grand jour et un orateur disait publiquement aux Jacobins : Si vous ne nous faites pas justice des riches, nous nous la ferons nous-mêmes.

 

III

La Convention tournait dans un cercle vicieux. En cherchant, par l’emploi des moyens révolutionnaires, à combattre la grève de l’argent, elle augmentait tout à la fois la crise monétaire et la dépréciation des assignats. Cette question du papier-monnaie était l’objet de ses constantes préoccupations, et les empiriques ne manquaient pas pour proposer leurs remèdes.

Dans la séance du 31 juillet[12], Chabot prend la parole et déclare que le décret rendu contre les accapareurs a redoublé la fièvre de l’agiotage, que le but de la mesure n’est pas atteint, que le peuple est seul à souffrir du prix exorbitant des denrées.

Les assignats à la face du tyran, dit-il, gagnent dix pour cent chez les messieurs de Lyon, de Bordeaux, de Marseille, de Paris. Je viens vous proposer de les punir, par où ils ont péché envers la République. Il faut décréter que les assignats royaux, de la valeur de 50 livres et au-dessus, ne seront reçus qu’en payement des biens nationaux. Au mois de janvier, tous les assignats royaux seront annulés. La mesure que je vous propose bonifie de moitié les assignats en circulation, sans aucune injustice, car entre les mains de qui sont ces assignats royaux ? C’est dans les mains des aristocrates, des Autrichiens, et de tous ceux qui espèrent le rétablissement de la royauté. L’échange se fait sans injustice, puisque vous donnez des biens territoriaux en retour. Je sais bien que les agioteurs feront perdre sur ces assignats ; mais le peuple n’en souffrira pas, parce que cette perte sera compensée par la diminution du prix des denrées, qu’amènera nécessairement la diminution de la masse des assignats en circulation.

Cambon combat la proposition de Chabot. Il y a, dit-il, pour 1.700 millions environ d’assignats royaux en circulation, et tous ne sont pas dans les mains des aristocrates ; il s’en trouve de 50 livres dans celles des artisans. D’ailleurs, on n’a pas d’assignats de la république à échanger contre les assignats royaux de 5 livres, de 15 sous et de 10 sous. Il faudrait donc, pour éviter une obstruction dangereuse, faire servir ces assignats au payement des 4 ou 5 millions de contributions arriérées.

C’est aussi l’avis de Lecointe-Puyraveau. Il fait observer que la mesure proposée par Chabot est une prime offerte à l’agiotage, qu’elle frappe l’ouvrier et le commerçant aussi bien que le riche. L’artisan, le cultivateur, qui auront travaillé pendant quatre ans pour faire un profit de 100 écus ou de 500 livres, ne pouvant acheter un bien national avec cette somme, se’ verront contraints, pour ne pas perdre leur assignat, à le vendre au riche. Le commerçant, qui ne pourra au contraire user de ses assignats que pour acheter des biens nationaux, fermera boutique ; on aura ainsi ôté le pain des mains à une infinité de personnes.

Basire ajoute une dernière considération, fondée sur l’imprudence d’annuler, sans discussion, pour 1.700 millions de valeurs. II demande comme conséquence qu’aucune proposition financière ne soit votée dans la séance où elle a été faite.

Mais Danton intervient à son tour dans le débat, pour repousser la question préalable réclamée par Bazire :

Il faut, dit-il, que les grosses fortunes payent la dette nationale. Frappez ! Que vous importent les clameurs des aristocrates ! Soyez comme la nature, qui voit la conservation des espèces, jamais celle des individus. Je ne me connais pas grandement en finances, mais je suis savant dans le bonheur de mon pays. Les riches frémissent de ce décret ; et je sais que ce qui est funeste à ces gens est avantageux pour le peuple. Le renchérissement des denrées vient de la trop grande masse d’assignats en circulation. Que l’éponge nationale épuise cette masse, l’équilibre se rétablira.

De vifs applaudissements accueillent cette métaphore ; l’Assemblée, toute prête à se payer de mots, comme l’orateur, n’en demande pas davantage. Cependant Basire proteste : il fait observer que la démonétisation des assignats à empreinte royale n’est autre chose qu’une banqueroute partielle. On a parlé, ajoute-t-il, de tomber sur les riches ; je regarde cette proposition comme une simple déclamation, et je réponds que la base de la législation doit être la justice. L’anéantissement des assignats royaux n’aura d’autre effet que de discréditer les autres. L’orateur ajoute, au milieu des murmures de la Montagne : Je sens combien il est défavorable de parler après Danton ; je me borne donc à demander l’ajournement.

Garnier (de Saintes) et Bréard le remplacent à la tribune. Eclairés, par ce qui vient de se passer, sur les dispositions de l’Assemblée, ils reprennent la proposition de Chabot et la soutiennent, au nom des principes révolutionnaires, en disant qu’elle nuira seulement aux Vendéens, qui n’acceptent que des assignats à face royale, et aux Anglais qui, sur le conseil de Pitt, en ont acheté pour 25 millions. Enfin, la Convention se rallie au projet de Cambon et adopte un décret ainsi conçu :

Les assignats à face royale continueront à être reçus en payement des contributions, des biens/nationaux, en acquisition des créances nationales provenant de la vente desdits biens, dans l’emprunt forcé, et en payement de tout ce qui est dû à la nation.

Au fur et à mesure de leur rentrée, ils seront annulés et brûlés.

 

Fonfrède veut présenter une observation ; on ne l’écoute pas : Basire avait raison, la banqueroute partielle était décrétée, en attendant la banqueroute générale[13].

 

IV

Cette pensée de frapper les riches, qu’elle confondait dans sa haine avec les aristocrates, apparaît à chaque pas dans les débats de la Convention, mais elle n’éclate nulle part avec plus de clarté que dans la discussion de l’emprunt forcé.

La grande erreur de l’Assemblée était sa tendance à proclamer un principe, sans en calculer les conséquences, et, de même que l’impôt progressif, l’emprunt forcé naquit d’un incident. On était au 20 mai, au milieu de ces luttes ardentes qui allaient se terminer par l’arrestation des Girondins, quand Ramel vint, au nom du Comité des finances, proposer la répartition progressive d’une taxe de guerre sur les revenus supérieurs à 600 livres[14]. Ce projet souleva de nombreuses objections et Cambon émit pour le remplacer une idée qui semblait plus simple.

Je voudrais, dit-il, qu’imitant le département de l’Hérault[15], la Convention ouvrît un emprunt civique d’un milliard qui serait rempli par les égoïstes et les indifférents. Les assignats nous font une guerre désastreuse. Cet emprunt les fera rentrer et attachera tous les citoyens à la République, puisqu’ils recevront en échange une reconnaissance admissible dans l’acquisition des biens d’émigrés... N’oublions pas que nous avons dépensé pour la guerre 270 millions le mois dernier.

En donnant son adhésion, Lanjuinais réclame en même temps contre la distinction qu’on veut établir entre les citoyens, et demande que les sans-culottes, aussi bien que les riches, contribuent à cet acte patriotique.

Marat veut, au contraire, que l’emprunt porte seulement sur les ennemis de la Révolution... sur les généraux mêmes dont l’incivisme est reconnu.

Barbaroux proteste en vain contre la précipitation avec laquelle on examine des questions aussi importantes ; quand il descend de la tribune, la séance devient orageuse ; de violentes rumeurs se font entendre, ainsi que les cris répétés de : A bas ! A bas ! L’agitation continue, et Larivière demande qu’on lève la séance pour constater le défaut de liberté.

Oui, nous ne sommes pas libres ici, répètent plusieurs membres.

Au milieu de ce tumulte croissant, la voix aiguë de Marat se fait entendre : L’opposition à l’emprunt forcé, dit-il, vient de ce que l’on n’a pas excepté les membres de l’Assemblée !

Ces désordres étaient la conséquence de la politique de violences adoptée par la Montagne, depuis l’ouverture des débats sur la constitution, et n’avaient d’autre but que d’empêcher la Gironde de conduire son œuvre à terme. A partir de ce moment les débats s’égarent. Vergniaud, Robespierre et Basire se renvoient mutuellement les accusations d’entraves à la liberté et d’excès de licence. De guerre lasse, on finit par confier au Comité de législation le soin de compléter le règlement de la police intérieure de la salle.

A la suite de ce| émotions, la discussion ne pouvait être ni sérieuse, ni approfondie, et les orateurs se succèdent en confondant tour à tour, avec la taxe de guerre, l’impôt progressif ou l’emprunt forcé.

Dans ce désarroi général, Varnier essaie inutilement de démontrer qu’avant d’emprunter il est préférable de vendre, et qu’il reste deux milliards de biens nationaux. C’était précisément cette question de la réalisation des biens confisqués qui préoccupait les révolutionnaires, et après des répliques de Mathieu, de Thuriot et de Cambon, la Convention décrète qu’il y aura un emprunt forcé d’un milliard sur les riches, et que les reconnaissances seront admises en payement des biens d’émigrés. Est-il étonnant que, né ainsi dans une tempête, l’emprunt forcé ait grandi et vécu au milieu des orages ?

Le 9 juin, une semaine à peine après le coup d’État qui avait transféré le pouvoir aux mains de la Montagne, la question était remise à l’ordre du jour. La Convention demandait au Comité des finances un rapport immédiat ; mais s’il était facile de voter, il était moins aisé de répartir.

Frapperait-on le capital ou simplement le revenu ? Que fallait-il entendre par ces mots : citoyens riches ? Où commence le superflu ? Où finit le nécessaire ? Le Comité était fort embarrassé lui-même, et Réal vint répondre, en son nom, qu’il n’avait pas eu le temps de préparer un décret, mais qu’il proposerait sans doute d’exempter le capital, de réserver au contribuable la somme indispensable pour l’entretien de sa personne et de sa famille, et d’attribuer l’excédant au Trésor. Real terminait en demandant à la Convention de trancher la question entre le capital et le revenu, et de définir la richesse. L’Assemblée indécise se borna à renvoyer la discussion au mardi suivant et à faire déposer, à la tribune, les différents projets sur la matière[16].

Quand le débat s’ouvrit, à la séance du 22, les idées s’étaient sensiblement modifiées. Les protestations contre le 2 juin affluaient de toutes parts ; on ne songeait plus, comme la première fois, à poursuivre le double but d’intéresser les riches à la révolution et de prévenir de nouvelles émissions d’assignats ; on cherchait une combinaison qui, en respectant le décret du 20 mai, évitât de jeter l’inquiétude dans les esprits.

Le Comité des finances avait persisté dans son projet primitif et divisé les revenus en nécessaires, abondants et superflus. Les premiers étaient affranchis de l’emprunt, et les seconds en supportaient progressivement la charge, jusqu’au maximum constitutif du superflu, qui restait acquis à l’État en totalité. Mais Real avait le soin d’ajouter que la nécessité de se procurer un milliard était bien moins pressante que celle de maintenir la tranquillité publique, et que le mode le plus doux, celui qui affranchissait de l’emprunt une grande masse de citoyens, devait être préféré.

Cette pensée domine toute la discussion, et Génissieux est le seul qui soutienne la taxe sur le capital. Aussi quand il vient dire à la tribune : En décrétant l’impôt forcé d’un milliard, vous avez voulu un milliard, et vous ne l’aurez pas si vous ne prenez pas cette somme sur les capitaux, Mallarmé demande-t-il qu’on le rappelle à l’ordre, comme provoquant à la guerre civile. Sur la proposition de ce dernier, la Convention s’empresse de restreindre le principe de l’emprunt aux revenus fonciers, mobiliers et industriels. Â cette déclaration, Thuriot, Chabot, Jean Bon-Saint-André ajoutent à leur tour que toute manière irritante de percevoir l’emprunt serait infiniment dangereuse, et qu’on veut atteindre seulement ceux qui s’engraissent de la substance de la République. La Convention elle-même adopte, presque à l’unanimité, le décret qui exempte de l’emprunt forcé les personnes mariées, dont le revenu net est au-dessous de 10.000 livres, et les célibataires, dont le revenu ne dépasse pas 6.000 livres[17].

Deux mois plus tard, la situation changeait encore de face et s’aggravait cette fois des rigueurs que le triomphe de la Convention et le développement des fureurs démagogiques entraînaient à leur suite. Toute l’économie du système adopté le 22 juin résidait dans le mode de répartition. La loi du 3 septembre se chargea de lui donner son véritable caractère révolutionnaire, en en comblant les lacunes et en en changeant les bases[18].

Sous prétexte que les terres en jachère payent l’impôt, Ramel, au nom de la commission dont il est le rapporteur, commence par faire décréter que les capitaux improductifs, volontairement ou non, seront taxés comme s’ils rendaient un revenu de cinq pour cent. Malgré cette ressource, il n’évaluait pas à plus de 200 millions le produit de l’emprunt, en raison de la division des fortunes et du chiffre trop élevé du minimum de faveur. Ramel proposa donc de réduire l’exemption de 6.000 à 1.000 livres pour un célibataire, et celle de 10.000 à 1.500 livres pour les veufs avec enfants, en ajoutant un accroissement de 1.000 livres par la femme et pour chaque tête supplémentaire à la charge de la famille.

Dans son système, les revenus de 1.000 à 9.000 livres supportaient une taxe variable et progressive, suivant qu’il s’agissait de célibataires ou de gens mariés ; au-dessus de 9.000 livres, tout l’excédant était versé dans la caisse du Trésor. Ramel en donnait pour raison qu’il s’agissait non d’un impôt permanent, mais d’un emprunt accidentel, dont le créancier pouvait obtenir le remboursement, en achetant un bien national. Il est vrai qu’on ajoutait immédiatement que les quittances de l’emprunt forcé pourraient être utilisées, de la sorte, deux ans seulement après la paix.

A cette époque, les cotes de 1.000 livres constituaient plus de la moitié des rôles, et l’on décrétait ainsi l’égalité dans la misère. Mais ce qui achevait de rendre la réforme véritablement odieuse, c’est qu’à la formalité de la déclaration des revenus, votée le 22 juin, la loi du 3 septembre ajoutait l’institution d’un jury domestique, chargé dans chaque commune d’en vérifier la sincérité[19]. On sait de quoi sont capables, en temps de crise, de pareils surveillants. Le moment approchait où la loi des suspects allait remettre la liberté des citoyens aux mains des Comités révolutionnaires. Les Commissions de l’emprunt forcé se montrèrent dignes d’eux et vidèrent les caisses, pendant qu’ils remplissaient les prisons.

 

V

L’une des principales sollicitudes des gouvernements révolutionnaires, qui tremblent sur leurs bases au milieu des débris du passé, est de chercher à s’assurer la perpétuité et à préparer l’avenir. C’est par l’éducation et l’instruction de la jeunesse que la Révolution essaie de former des générations imprégnées de son esprit et de ses principes. Elle veut assujettir les âmes et les corrompre par un enseignement uniforme, sans Dieu, sans foi, sans religion, n’ayant pour base que cette morale naturelle, qui conduit si rapidement les hommes à l’indifférence et au matérialisme.

La Convention nationale montre une ardeur passionnée pour ce travail énorme de la transformation d’un pays monarchique ; malgré les orages qu’elle traverse, elle revient constamment sur cette question, que les sombres discussions et les violents épisodes des journées de lutte relèguent souvent au second plan.

Parmi les Comités créés au sein de l’Assemblée, il y en avait un, celui de l’instruction publique, dont un membre, Lakanal, s’était donné la mission spéciale de suivre l’évolution intellectuelle et d’aider au mouvement scientifique et littéraire que la Révolution prétendait jeter dans une voie nouvelle. Il se mêle rarement aux discussions politiques, mais il ne manque jamais d’apparaître à la tribune, quand il s’agit de développer des spéculations humanitaires.

Il y montait le 26 juin[20], pour soumettre à la Convention un projet d’éducation nationale, dont voici les principales dispositions.

Cette éducation est à la fois intellectuelle, physique, morale et industrielle. C’est une institutrice qui enseigne d’abord la lecture et l’écriture. L’instituteur vient ensuite apprendre aux élèves l’arithmétique l’art de se servir des dictionnaires, la géométrie, la physique, la géographie, la morale et l’ordre social.

Dix-sept articles sont consacrés à déterminer la méthode et le programme d’enseignement, dont l’économie pédagogique est assez sommairement indiquée. En revanche, les rêveries sentimentales y tiennent une large place.

Ainsi les garçons sont astreints aux exercices militaires, que préside un officier de la garde nationale, désigné par le district ; les écoliers doivent visiter, plusieurs fois pendant l’année, sous la conduite d’un magistrat du peuple, les prisons et les hôpitaux les plus voisins.

Ces mêmes jours, ils aident, dans leurs travaux domestiques ou champêtres, les pères et les mères de famille, que leurs infirmités ou leurs maladies empêchent de s’y livrer.

Il est ordonné de les conduire souvent dans les manufactures et les ateliers, où l’on prépare des marchandises d’une consommation commune, afin que cette vue leur donne quelque idée des avantages de l’industrie humaine.

Dans chaque école, les élèves des différentes sections forment des sociétés séparées, modelées à peu près sur le plan de la grande société politique et républicaine.

Enfin l’instituteur devait, aux termes de l’article 16, porter dans l’exercice de ses fonctions et aux fêtes nationales une médaille, avec cette inscription :

Celui qui instruit est un second père.

Le projet de Lakanal est bien l’image de l’emphase puérile et de la sensibilité niaise de l’époque ; c’est l’œuvre d’un idéologue qui se croit révolutionnaire, et qui n’est que ridicule. Les rares mesures pratiques édictées par le décret sont noyées dans la phraséologie d’une idylle.

C’est dans la même note, bucolique et tendre, que Lepelletier Saint-Fargeau avait conçu son plan d’éducation, et s’il l’agrémente de tableaux champêtres, de descriptions imagées, il ne le fait que par une concession aux goûts du temps. En revanche, l’idée révolutionnaire le guide et le domine. Ce qui le prouve, c’est que Robespierre lui-même vient lire à la Convention le manuscrit posthume de Lepelletier, dans cette séance du 13 juillet où l’on annonce la mort de Marat, et qu’il se fait le champion de ce projet, alors qu’il avait dédaigné celui de Lakanal[21].

Lepelletier demandait, en effet, la gratuité de l’instruction pour tous les enfants ; de cinq ans jusqu’à douze ans, pour les garçons ; jusqu’à onze ans, pour les filles. Tous devaient être logés, élevés, nourris et velus de la même façon, comme dans un immense phalanstère, afin d’échapper à l’influence de la famille, et de ne subir que celle de maîtres patriotes.

Lepelletier voulait encore l’instruction obligatoire, sous peine de privation des droits civiques et d’une amende équivalente au total des contributions payées par le délinquant, avec cette restriction toutefois que l’obligation ne serait imposée qu’au bout de quelques années, quand la nation aurait acquis la force et la maturité républicaines ; mais, ce dont il ne voulait pas, c’était de l’enseignement religieux, quelle que fût sa forme, les principes de la morale universelle suffisant à l’enfant, pendant le cours de son éducation.

Je propose, ajoutait le rapport de Lepelletier, que, dans chaque canton, la dépense de la maison d’instruction publique, nourriture, habillement, entretien des enfants, soit payée par chaque citoyen du canton, au prorata de sa contribution directe. J’évalue, par aperçu et au plus, la taxe pour l’éducation des enfants, à une moitié en sus de la contribution directe. L’homme aux trois journées de travail paiera, pour la taxe des enfants, 1 livre 10 sous ; le citoyen qui a 1.000 livres de revenu contribuera pour 100 livres, et celui qui est riche à 50.000 livres de rente mettra, pour sa part dans la taxe, 5.000 livres. J’ose le demander, où sera maintenant l’indigence ? Une seule loi bienfaitrice l’aura fait disparaître du sol de la France.

Lepelletier avait toutefois la condescendance de laisser l’enfant aux soins de sa mère jusqu’à cinq ans, pour obéir au vœu de la nature ; à cet âge, on l’arrachait impitoyablement de la maison paternelle et, afin de mieux assurer l’exécution d’une loi si contraire à la liberté, on promettait une prime d’argent aux mères qui auraient ainsi donné quatre enfants en pâture au minotaure républicain.

Comme on le voit, le système est complet. L’uniformité, l’obligation, l’impôt progressif, la gratuité, l’absence de religion, tout ce qui est nécessaire en un mot à la tyrannie révolutionnaire est prévu et imposé. Du premier bond le but est atteint, et la démagogie ne trouvera jamais une meilleure formule.

Malgré son amour de l’antiquité, la France n’avait pas encore acquis la maturité républicaine nécessaire pour goûter de pareilles thèses ; et, dans la séance du 30 juillet, Grégoire combattit le projet de Lepelletier Saint-Fargeau[22]. Il ne suffit pas, dit-il avec une mordante ironie, qu’un système se présente escorté de noms illustres ; qu’il ait pour patrons... Minos, Platon, Lycurgue, et Lepelletier. Puis faisant ressortir l’utopie de l’habitation en commun, il signale la différence entre Sparte, peuplée de 25.000 habitants, et un pays qui en renferme 25 millions. Il objecte l’énormité de la dépense, qu’il estime à 325 millions, sans calculer les frais de premier établissement. Il rappelle que les enfants sont une richesse pour le manouvrier, le laboureur, le vigneron, auxquels ils rendent une foule de services qu’on payerait trop cher à des serviteurs adultes. Il s’élève avec force contre la désorganisation de la famille que produirait l’adoption du projet. En rompant le contrat habituel des individus de la même famille, s’écrie-t-il, vous flétrissez ce qu’il y a de plus beau dans la nature ; en atténuant les affections sociales, vous décomposez la société. Il termine en disant : Faites, si vous le voulez, des maisons d’orphelins, mais laissez aux parents la faculté de nourrir et de recevoir leurs enfants.

La Convention, fidèle à son habitude de scinder les débats, ne reprit la discussion que le 13 août[23]. Malgré les excitations du moment, les sentiments de la majorité n’avaient pas changé et, en raison de son intérêt, nous allons essayer d’esquisser la physionomie de cette importante séance.

C’est Lacroix qui, le premier, prend la parole : L’éducation peut être commune, dit-il, c’est même une dette nationale ; mais je ne crois pas qu’elle doive être forcée.

On n’agite que des questions accessoires, répond Robespierre. Le plan de Lepelletier a réuni tous les suffrages. Je demande pour lui la priorité

Raffron, Jay Sainte-Foy, Gaston, Léonard Bourdon et Homme se succèdent à la tribune, et tous, formellement ou implicitement, se prononcent en faveur de la liberté. Le plus affirmatif est Gaston, mais personne n’égale l’énergie de Bréard. Après avoir démontré, comme Grégoire, ce que le système des maisons nationales, destinées à remplacer la famille, a d’impraticable et d’injuste, il résume son opinion par ces paroles significatives : Je vois moins de danger à laisser les enfants entre les mains d’un père patriote qu’entre celles d’un instituteur corrompu.

Danton essaie de tout concilier. Si l’amour paternel, dit-il, s’oppose au plan de Lepelletier, il faut respecter la nature même dans ses écarts. Mais si nous ne décrétons pas l’éducation impérative, nous ne devons pas priver les enfants du pauvre de ce bienfait... après le pain, l’éducation est le premier besoin du peuple... Peu importe le prix de la semence... Décidez qu’il sera formé, aux dépens de la nation, des établissements où chaque citoyen aura la faculté d’envoyer ses enfants, pour recevoir l’instruction publique.

Ces établissements sont inutiles, réplique Guyomard. Le lien le plus sûr des Républiques est l’attachement des enfants pour leur père.

Robespierre reste seul sur la brèche ; mais sa confiance n’en est pas ébranlée. Dévoilant avec cynisme la pensée secrète de la Révolution, il s’écrie : Le but du projet est de saisir les enfants, au moment où ils reçoivent les impressions décisives, pour préparer des hommes dignes de la République... Jusqu’ici, je n’ai entendu plaider que la cause des préjugés contre les vertus républicaines. Je vois d’un côté la classe des riches qui repousse cette loi, et de l’autre le peuple qui la demande. Je n’hésite plus, elle doit être adoptée.

Du moment où la Convention n’acclamait pas son idole, la cause était perdue. Danton veut au moins sauver une épave ; il remonte à la tribune et réclame l’institution de quelques-unes de ces maisons nationales, qui doivent donner l’enseignement uniforme, si cher à la démagogie. De sa voix ardente, il s’écrie : C’est au siècle de Louis XIV que nous devons la vraie philosophie ; c’est aux Jésuites que nous sommes redevables de ces élans sublimes qui font naître l’admiration. Allons donc à l’instruction commune, car tout est restreint dans l’éducation domestique ; mais ne contraignez pas les pères de famille. Cette diversion produit son effet, et la Convention décrète qu’il y aura tout à la fois des établissements nationaux, où les enfants seront instruits, nourris et logés gratuitement, et des classes où les citoyens, qui voudront garder chez eux leurs enfants, pourront les envoyer s’instruire.

Grâce à cette transaction, la liberté avait remporté un triomphe de principe, victoire éphémère, du reste, que la loi organique de l’instruction publique allait bientôt changer en défaite. En demandant aux instituteurs, comme premier titre, la production du certificat de civisme’ approuvé par les comités révolutionnaires, et en imposant aux parents la déclaration du nom du maitre qu’ils avaient choisi et l’obligation de l’assiduité de leurs enfants à l’école, la Convention retira en réalité d’une main la concession qu’elle avait faite de l’autre. Elle n’en avait pas moins reculé devant la pensée d’interdire ouvertement le droit sacré d’enseigner, et la loi qui devait consacrer sa tyrannie hypocrite débutait en ces termes : l’enseignement est libre.

En même temps l’éducation publique voyait menacer ses établissements les plus utiles. Le 15 septembre, Dufourny[24], au nom d’une députation des sections et des sociétés populaires de Paris, venait, sous prétexte d’aristocratie, réclamer la suppression des facultés de droit, de théologie et de médecine, et la réduction à dix des collèges de la capitale. Il demandait d’établir à leur place trois degrés d’instruction. La proposition Tut adoptée, mais son exécution fut suspendue presque aussitôt pour un projet plus radical.

Les doctrines encore récentes de Rousseau, en matière d’éducation, avaient laissé dans les esprits une empreinte trop profonde pour qu’on ne fût pas tenté d’en faire l’essai. L’occasion semblait favorable aux réformateurs de la Montagne. A un nouvel ordre de choses, à une nation revenue à l’état de nature, que fallait-il, sinon un plan naturel, simple et facile à exécuter ? Une république surtout n’a besoin, pour prospérer, que d’hommes robustes, laborieux, sachant travailler de leurs mains, et en même temps éclairés sur leurs droits et leurs devoirs. Or, pour acquérir cette connaissance, les séances des corps constitués ou des sociétés populaires ne sont-elles pas des écoles suffisantes ? Accueillies comme autant de vérités, ces rêveries allaient être mises en pratique et conduire la nation à l’ignorance.

La Convention échoua donc dans sa tentative de former des générations à son image. Toutes les tyrannies ont poursuivi cet idéal, et par une juste punition de leur vice d’origine, leurs efforts ont toujours été impuissants. Avec la Révolution, ces essais sont particulièrement odieux, en ce qu’ils impliquent la négation de Dieu. Avec le despotisme qui dissimule sa domination sous le masque de l’ordre public, ils ne sont pas moins haïssables, car ils sont alors la négation de la liberté. Le monopole a été appliqué sous ces deux régimes et l’opinion publique l’a réprouvé. Si l’on tentait jamais de le rétablir, cette entreprise serait condamnée d’avance, car elle a contre elle la conscience et la liberté.

 

VI

Les sectaires auxquels la France, dans un moment d’égarement, avait laissé prendre la direction de ses destinées, ne se contentaient pas de dominer dans l’ordre matériel. Ils prétendaient encore étendre leur ingérence dans le domaine de l’ordre intellectuel et façonner l’esprit public à leur guise, de gré ou de force. Maîtres des journaux et des clubs, ils n’avaient plus contre eux que la résistance des théâtres. Ils vont entreprendre de les réduire et d’en faire un des éléments de l’éducation jacobine ; tentative habile, car le peuple des grandes villes est avide de spectacles, et c’est là qu’il vient chercher, avec les émotions du moment, le modèle ou la satire de ses mœurs.

Déjà, à la suite de l’impression produite par l’Ami des lois, la Commune avait mis tout en œuvre dans le but d’empêcher des représentations dangereuses pour la politique de la faction montagnarde[25]. Restée maîtresse du terrain, elle continua ses empiétements et revendiqua hautement la police théâtrale. Quand, au bout de six semaines, Laya voulut faire reprendre sa pièce, le Conseil général opposa une seconde fois son veto, et masqua sa résistance en adressant à la Convention un projet d’arrêté, destiné tout à la fois à demander la censure du Comité d’instruction publique sur le répertoire des théâtres et à proposer la création d’un spectacle populaire[26].

Cette requête resta sans réponse et les meneurs de l’Hôtel de Ville n’obtinrent satisfaction que le 3 août. A l’approche de la fête de la fédération, le Comité de salut public sentait le besoin de réchauffer le zèle des masses populaires, et avait fait prendre par la Convention le décret suivant :

Art. 1er. A compter du 4 de ce mois et jusqu’au 1er septembre prochain, seront représentées trois fois la semaine, sur les théâtres de Paris qui seront désignés par la municipalité, les tragédies de Brutus, Guillaume Tell, Caius Gracchus et autres pièces dramatiques retraçant les glorieux événements de la Révolution et les vertus des défenseurs de la liberté. Une de ces représentations sera donnée, chaque semaine, aux frais de la République.

Art. 2. Tout théâtre, ou seraient représentées des pièces tendant à dépraver l’esprit public, ou à réveiller la honteuse spéculation de la royauté, sera fermé et les directeurs seront arrêtés et punis suivant la rigueur des lois.

La municipalité est chargée de l’exécution du présent décret[27].

 

La réalisation de cette dernière menace ne se fit pas attendre. François de Neufchâteau, ancien membre de l’Assemblée législative, avait donné au théâtre de la Nation, aujourd’hui l’Odéon, une pièce, Paméla ou la Vertu récompensée, pastiche de Goldoni et de la Nanine de Voltaire. Les corrections exigées par la censure avaient été faites ; mais la pièce, par ses principes, se rapprochait des tendances de l’Ami des lois, de Laya ; l’auteur ne combattait point assez vivement le préjugé de la naissance, et son œuvre ne fut pas trouvée suffisamment civique. Un vers surtout exaspérait les Jacobins, en raison des manifestations dont il était le signal :

Le parti qui triomphe est le seul légitime.

Aussi le 2 septembre, aux Jacobins, Robespierre dénonça-t-il avec une vive indignation le modérantisme suspect de ce drame, auxquels faisaient un succès les applaudissements des aristocrates et des feuillants.

Ce n’était pas assez, et l’affaire fut portée jusque devant la Convention, où Barère vint dire, au nom du Comité de salut public : Le théâtre de la Nation, qui n’était rien moins que national, a été fermé... La pièce de Paméla a fait époque sur la tranquillité publique. On y voyait non la vertu récompensée, mais la noblesse... On y entendait l’éloge du gouvernement anglais, dans le moment où le duc d’York ravage notre territoire... Le Comité, ajoutait-il, s’est rappelé l’incivisme marqué dans d’autres occasions par les acteurs de ce théâtre, soupçonnés d’entretenir des correspondances avec les émigrés ; il a considéré que le principal vice de la pièce de Paméla était le modérantisme ; il a cru qu’il devait faire arrêter les acteurs et les actrices du théâtre de la Nation, ainsi que l’auteur de Paméla. Si cette mesure paraissait trop rigoureuse à quelqu’un, je lui dirais : les théâtres sont les écoles primaires des hommes éclairés et un supplément à l’éducation publique. L’Assemblée applaudit à ce discours emphatique, et approuva les mesures prises par le Comité de salut public[28].

Une fois lancés sur cette pente, les Jacobins multiplièrent les dénonciations, pour réprimer ce qu’ils nommaient un nouveau genre de contre-révolution. Une pièce intitulée Adèle de Sacy, qu’on jouait au théâtre du Lycée, établi dans le Palais-Égalité, excita les colères du club sans-culotte. A la séance du 4 septembre, au lendemain de la diatribe de Barère, un orateur demanda que les musiciens fussent arrêtés en même temps que les comédiens : Car ceux-là sont du complot, fit-il observer, qui se plaisent à racler des airs chers aux ennemis du peuple.

Rousselin renchérit en termes cyniques sur cette motion virulente. Les crimes des comédiens ordinaires du roi, s’écria-t-il en parlant du Théâtre-Français fermé par un décret de la veille, ne datent point d’aujourd’hui ; ils sont de l’origine la plus vieille et la plus gangrenée. Mâles et femelles, tous ont, depuis la Révolution, conspiré contre la liberté. Il ne faut point d’exception. Les femmes sont bonnes, quand elles sont patriotes ; mais elles sont atroces, quand elles sont aristocrates... Je demande que tous les pensionnaires du ci-devant veto soient, attendu leur qualité bien notoire de gens suspects, détenus tous sans exception, jusqu’à la paix, dans des maisons de force, et jetés à cette époque sur les plages de quelque pays despotique, où ils porteront leur talent monarchique et efféminé, que la République eût déjà dû proscrire à jamais de son sein ; je demande que pour purifier ce local infecté depuis si longtemps par les gens du bon ton, il y soit établi un club où les sans-culottes des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau feront entendre les accents purs de la liberté.

On le voit, le citoyen Rousselin était, par son éloquence, à la hauteur de la mission qu’il avait reçue du Comité de salut public, de rédiger un journal républicain, conçu dans les vrais principes révolutionnaires[29].

Il obtint d’ailleurs gain de cause, car les acteurs du théâtre de la Nation, après quatre mois d’emprisonnement, adressaient, le 5 nivôse, à la Convention, une pétition pour solliciter leur mise en liberté. Ils exposaient qu’on n’avait rien motivé chez eux qui pût les compromettre, et qu’ils avaient attendu bien longtemps, avec une respectueuse résignation, la décision de l’Assemblée. Mais la misère, où leur captivité réduisait leurs familles, les obligeait à implorer leur élargissement, et ils s’estimeraient heureux si l’on confiait à leur talent le soin de propager dans tous les cœurs les principes républicains et l’amour de la liberté. Cette pétition fut renvoyée au Comité de sûreté générale, qui relâcha les comédiens, en les engageant à se moraliser[30].

Les artistes de l’Opéra, qui tremblaient de subir le même sort que leurs infortunés camarades, se hâtèrent de venir protester à la Commune de leur dévouement aux institutions républicaines[31]. Ils déclaraient à la séance du 7 septembre que, loin de s’opposer à la représentation des pièces patriotiques, ils les avaient toujours bien accueillies, et qu’ils avaient même engagé des auteurs à composer des ouvrages favorables à la liberté et à l’égalité.

Le procureur de la Commune, sans se laisser gagner par ces protestations intéressées, fit observer que l’Opéra avait été longtemps un foyer de contre-révolution, non pas à cause des artistes, dont le patriotisme n’était pas suspect, mais à cause des sentiments aristocratiques des administrateurs. Il condescendit néanmoins à reconnaître qu’il fallait encourager l’Opéra qui fait fleurir des arts agréables ; et il requit l’insertion aux affiches de l’adresse des artistes, avec mention civique de leur conduite, et promesse de la part du conseil de les protéger, tant qu’ils seront patriotes, contre les persécutions de leurs ennemis[32].

Jaloux de mériter encore plus les bienfaits et les éloges de la Commune, les artistes de l’Opéra s’empressèrent de fonder un prix de 1.200 livres destiné à l’auteur dont l’ouvrage, en trois actes au moins, aurait été jugé le meilleur et le plus républicain[33].

Cette invasion de la politique dans l’art le moins fait pour la comprendre, était la ruine de l’Opéra, et les directeurs déclarèrent qu’ils allaient fermer. La Commune les fit arrêter comme suspects, et saisissant en même temps leur matériel, autorisa les artistes à s’administrer provisoirement[34].

Dès lors, toute résistance cesse et dans chaque théâtre, sur l’affiche journalière, les titres les plus étranges remplacent les chefs-d’œuvre de l’ancien répertoire. Ce qu’on demande, c’est moins la satisfaction de l’esprit que le plaisir des yeux, et la première condition de l’admission, comme celle du succès, est l’exagération des doctrines républicaines. Sur ce point, la censure est inflexible et personne, fût-il même représentant du peuple, n’échappe à ses arrêts. Bientôt les pièces reçues au début de la Révolution sont taxées de modérantisme ; le Caïus Gracchus de Chénier, acclamé en 1793, est interdit en 1794, et le Timoléon du même auteur est brûlé par les ordres du Comité de sûreté générale, comme jadis les livres dangereux par la main du bourreau. Dans son désir de régénération, la dictature avait voulu élever le théâtre jusqu’aux plus hauts sommets de l’art ; par l’abus de sa domination, elle le fit tomber dans les bas-fonds de la médiocrité.

 

VII

La fête nationale consacrée à l’inauguration de la Constitution eut lieu le 10 août. Toutes les assemblées primaires de la France avaient envoyé à Paris des délégués, chargés de transformer sur l’autel de la patrie, dit le procès-verbal de la cérémonie, les acceptations particulières en une grande acceptation générale[35]. Les vainqueurs du 2 juin avaient pris d’avance leurs mesures, pour qu’aucune note discordante ne troublât le concert de la journée. Le Comité de salut public avait rendu, le 7 août, l’arrêté suivant :

Considérant que, dans ce moment, où les ennemis de la liberté et de l’égalité osent tout tenter pour empêcher la proclamation de l’acceptation de la Constitution populaire décrétée par la Convention nationale et soumise à l’acceptation du peuple, il importe de fournir au commandant de la force armée de Paris de grands moyens, afin de déjouer les manœuvres liberticides qu’on emploie dans le but de rétablir la tyrannie sur les ruines de la République,

Arrête que le ministre de l’intérieur remettra au commandant général de Paris la somme de trois cent mille livres, destinée à subvenir aux dépenses qu’il jugera à propos de faire pour maintenir l’ordre, déjouer les complots et assurer le triomphe de la liberté.

 

La fête s’ouvrit, aux premiers rayons du jour, par une sorte d’invocation à une statue colossale de la Nature, élevée sur la place de la Bastille, et se termina, au Champ de Mars, par d’autres hymnes.

L’ordonnateur de cette pompe, à la fois païenne et bucolique, était David. L’épisode antique de Cléobis et de Biton y figurait l’hommage rendu à l’agriculture. L’éloquence républicaine ajouta ses sonores déclamations à cette cérémonie, qui prétendait rappeler, dans toute leur simplicité et leur innocence, les premiers âges du genre humain. Le président de la Convention, Hérault-Séchelles ; prononça successivement six discours, aux diverses stations que fit le cortège.

Jamais, depuis les beaux temps de la Grèce, on n’avait vu tant d’allégories et de simulacres mythologiques ; par malheur, tout cela venait étrangement dans ces jours de sang et de misère. En signe de l’indivisibilité de la République, un ruban aux couleurs de la nation réunissait, en un seul faisceau, les piques des 87 commissaires des départements. Un immense bûcher avait été dressé sur la place de la Révolution ; Hérault-Séchelles lui-même y mit le feu, pour que le peuple pût acclamer le spectacle d’un gigantesque auto-dafé dévorant tous les insignes de la royauté, livrées odieuses du despotisme. Puis l’acte constitutionnel fut solennellement déposé dans une arche, placée sur l’autel de la patrie, avec le recensement des votes de la nation.

Il semblait que la Convention fût arrivée à sa dernière étape. Elle-même, dans un décret du 24 juin, avait promis de convoquer les assemblées primaires et de se dissoudre, une fois que la Constitution aurait été acceptée. C’était même sur la foi de cet engagement que beaucoup de villes, notamment Lyon, Nantes, Bordeaux, avaient souscrit à la Charte nouvelle. Il était donc nécessaire de paraître tout au moins disposé à tenir la parole donnée. Lacroix se chargea de ce soin et vint, dans la séance du 11 août au matin, déclarer que la mission de la Convention était terminée, puisque Louis Capet avait été jugé et puni, et que la Constitution avait été élaborée et acceptée par la nation. Il proposait, en conséquence, afin de répondre aux accusations des fédéralistes, de prendre les mesures préparatoires à de nouvelles élections. La Convention se rangea à cet avis, et décréta sans discussion le recensement électoral[36].

Mais le soir, au club des Jacobins, Robespierre prononça le célèbre manifeste, qui est le véritable point de départ du gouvernement terroriste.

Si la Convention, s’écriait-il, existait encore telle qu’elle était il y a quelques mois, la République serait perdue. Il faut que nous fassions un feu roulant sur nos ennemis extérieurs, et que nous écrasions ceux du dedans.

Robespierre fit ensuite allusion à la motion formulée par Lacroix, le jour même, et il ajouta : J’ai entendu, j’ai lu une proposition qui a été faite ce matin à la Convention, et je vous avoue qu’à présent encore il m’est difficile d’y croire. Je ne croupirai pas membre inutile d’un comité ou d’une Assemblée qui va disparaître. Je saurai me sacrifier au bien de mon pays. Si ce que je prévois arrive, je déclare que je me sépare du Comité, que nulle puissance humaine ne peut m’empêcher de dire à la Convention toute la vérité, de lui montrer les dangers du peuple, de lui proposer les mesures qui, seules, peuvent les prévenir ou en empêcher reflet. Je déclare que rien ne peut sauver la République, si l’on adopte la proposition qui a été faite ce matin, si la Convention se sépare et est remplacée par une Assemblée législative.

A ces paroles, un tumulte inexprimable se produit dans l’Assemblée ; de toutes parts les cris : Non ! Non ! se font entendre. L’un des commissaires envoyés par les départements s’empare de la parole et déclare au milieu des applaudissements : Nous avons juré de ne pas nous séparer avant que la Convention ait décrété des mesures de salut public. Un autre propose que l’Assemblée reste en fonctions jusqu’à la fin de la guerre.

Je n’ai aucune raison pour éterniser l’Assemblée actuelle, répond cauteleusement Robespierre, qui jouit de son triomphe, mais ne veut pas laisser éclater sa joie. Tous ceux qui me connaissent savent que je désire ardemment déposer le fardeau d’une administration qui, depuis cinq ans, pèse sur mes épaules ; car, je l’avouerai franchement, il dépasse toutes les forces humaines. Mais la proposition insidieuse que je combats ne tend qu’à faire succéder, aux membres épurés de la Convention actuelle, les envoyés de Pitt et de Cobourg[37].

L’influence de Robespierre était trop considérable pour que les effets de son manifeste se fissent longtemps attendre. On en eut la preuve dès le lendemain[38]. Les envoyés des Assemblées primaires avaient été invités à assister à la séance de la Convention et, pour leur faire honneur, le côté droit de la salle avait été mis à leur disposition. Barère profila de la circonstance et fit en leur présence un exposé général de la situation, terminé par cette véhémente déclaration : On est indigne d’être républicain, si l’on croit tout perdu, parce que l’ennemi s’est emparé d’un coin du territoire. L’année dernière, il avait pénétré jusqu’à Soissons. Le roi était alors en prison ; il n’y avait point de Constitution. Aujourd’hui vous avez un gouvernement, et les 8.000 commissaires qui vous écoutent vont aller dans les départements ranimer le courage des patriotes. N’en doutez pas, les ennemis seront anéantis.

Il n’est plus temps de délibérer, il faut agir, répond un des délégués. Arrêtez tous les suspects ; faites un appel à la nation ; qu’elle se lève en masse. Les tyrans coalisés contre la liberté du peuple français s’évanouiront devant lui comme un songe.

Les députés des Assemblées primaires, s’écrie à son tour Danton, viennent d’exciter parmi nous l’initiative de la terreur contre les ennemis de l’intérieur... Point d’amnistie à aucun traître ! Signalons la vengeance populaire par le glaive de la loi sur les conspirateurs de l’intérieur. L’ardent montagnard se range ensuite à l’avis de Barère qui veut faire, des huit mille commissaires des Assemblées primaires, des espèces de représentants du peuple chargés d’exciter l’énergie des citoyens pour la défense de la Constitution. Il propose de les investir de la qualité nécessaire pour adresser cet appel au peuple, et de leur confier la mission d’établir, par toute la France, l’inventaire des munitions, des armes et des chevaux, avec le pouvoir de requérir les hommes appelés à fournir le recrutement extraordinaire.

C’est à coups de canon, ajoute-t-il, qu’il faut signifier la Constitution à nos ennemis. Les commissaires se lèvent en criant qu’ils apporteront leur concours à l’œuvre nationale, et Danton reprend : C’est l’instant de faire ce grand et dernier serment, que nous nous vouons tous à la mort, ou que nous anéantirons les tyrans. A ces mots, un cri unanime retentit : Nous le jurons ! Les chapeaux volent en l’air, les applaudissements éclatent dans toutes les parties de la salle, et les mesures proposées sont votées par acclamation.

Il ne restait plus qu’à régler le mode et retendue de la réquisition. C’est encore le club des Jacobins qui prend l’initiative et le 14 août, Royer, curé de Châlon-sur-Saône, demande que tous les citoyens soient armés, et que, enchaînés six par six, les aristocrates soient mis au premier rang.

Le 16, è la suite d’une nouvelle séance, une adresse des envoyés des départements, réunis aux commissaires des quarante-huit sections de Paris, est portée à la barre de la Convention. Les demi-mesures, y est-il dit[39], sont toujours mortelles dans les dangers extrêmes. La nation entière est plus facile à ébranler qu’une partie de la nation. Si vous demandez cent mille hommes, peut-être ne les trouverez-vous pas ; si vous demandez des millions de républicains, vous les verrez se lever pour aller écraser les ennemis de la liberté. Le peuple ne veut plus d’une guerre de tactique, où des généraux traîtres et perfides sacrifient impunément le sang des citoyens. Décrétez que le tocsin de la liberté sonnera dans toute la République à une heure donnée. Qu’il n’y ait d’exception pour personne. Que le cours des affaires soit interrompu. Que la grande et universelle affaire des Français soit de sauver la République.

La Convention ordonne le renvoi de cette pétition au Comité de salut public, et à la fin de la séance, Barère monte à la tribune, pour faire une déclaration des plus belliqueuses. Les généraux français, dit-il avec le ton superbe qui convient à de si hardies métaphores, ont méconnu jusqu’à présent le véritable tempérament national. L’irruption, l’attaque soudaine sont les moyens qui lui conviennent. L’inondation de la liberté, qui couvre du flot bouillonnant du courage et du patriotisme les hordes ennemies, et renverse en un instant les digues du despotisme, telle est l’image de la guerre républicaine... L’impétuosité française fera tomber ce colosse de la coalition des puissances. Quand un peuple veut être libre, il l’est, pourvu que son territoire lui fournisse les métaux avec lesquels on forge les sabres et les piques.

Un projet de loi suit cette harangue emphatique ; on applaudit, et la Convention vote le décret suivant :

Le peuple français déclare, par l’organe de ses représentants, qu’il va se lever tout entier pour la défense de son indépendance, de sa liberté, de sa Constitution, et pour délivrer son territoire de la présente des despotes et de leurs satellites.

 

Le Comité de salut public avait été chargé d’organiser ce grand mouvement national. Là était la difficulté, car on ne pouvait pas évidemment songer à mettre en mouvement quinze millions de Français à la fois. Le comité hésitait. Il sentait les dangers des concessions faites aux exigences des délégués des Assemblées primaires, dont on avait imprudemment surexcité les passions, et le 20 août, Barère signalait, en ces termes, son embarras. Nous avons gémi, disait-il, de la manière accélérée dont on nous a harcelés, pour nous faire présenter nos moyens... Si la Convention veut bien laisser le Comité à sa raison, il lui apportera des plans mieux combinés.

Il vaut mieux souffrir quelques moments et ne pas paralyser l’énergie nationale, répond Danton. Je demande qu’on décrète et qu’on agisse, sans plus tarder.

Le 23 août, Barère dépose enfin le projet si impatiemment attendu. Un long rapport, au style ampoulé, l’accompagne. L’orateur ordinaire du Comité de salut public commence par déclarer que la liberté est la créancière de tous les citoyens. Les uns lui doivent leur industrie, les autres leur fortune, ceux-ci leurs conseils, ceux-là leurs bras, chacun le sang qui coule dans ses veines. Mais il ajoute immédiatement, si tous sont requis, tous ne peuvent pas faire la même fonction ; il en conclut qu’il suffira, pour respecter la loi votée, de poser le principe de l’appel général et de convoquer Seulement les jeunes gens de 18 à 25 ans, sauf à réunir, en cas de besoin, le second ban de 25 ans à 30, et même les classes suivantes.

La Convention s’empresse de sanctionner le compromis et adopte, séance tenante, un décret dont voici les principales dispositions :

A partir de ce moment, jusqu’à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées.

Nul ne pourra se faire remplacer dans le service pour lequel il sera requis.

La levée sera générale ; les citoyens non mariés ou veufs sans enfants, de 18 à 25 ans, marcheront les premiers.

Chaque bataillon portera une bannière avec cette inscription : Le peuple français debout contre les tyrans.

Les envoyés des Assemblées primaires sont invités à se rendre dans leurs cantons respectifs, pour remplir la mission civique qui leur a été donnée par le décret du 14 août[40].

 

La plupart des historiens de l’école révolutionnaire ont célébré, sur le mode lyrique, le mouvement forcé de 1793, et ils en ont conclu que la réquisition sauva la France. Nous ne saurions partager leur avis. Entre 1792 et 1793, il y a toute la différence des entraînements de la liberté à la contrainte de l’obligation. Comme le dit éloquemment M. Michelet, et son aveu est précieux à recueillir, Le beau nom de 1792, c’est celui de libre départ, celui de volontaires. Le nom de 1793, grave et sombre, est réquisition.

La vérité, c’est que la levée en masse ne produisit tout d’abord qu’un amas confus d’hommes indisciplinés, dont un grand nombre étaient impropres au métier des armes. Au départ, sans doute, l’enthousiasme embrasait tous les cœurs ; mais, au milieu des fatigues de la route, le découragement ne tardait pas à éteindre ce beau feu, et trop souvent, à l’arrivée, la désertion avait réduit les contingents des trois quarts[41].

La vérité, on l’ignore généralement, c’est qu’une multitude de femmes et d’enfants se précipitèrent à la suite des réquisitionnaires, pour profiter des vivres qui leur étaient distribués.

La vérité enfin, c’est que les deux victoires décisives remportées dans le Nord, à Hondschoote et à Wattignies, furent dues à des troupes régulières, formées des débris d’anciens régiments, où l’élément des réquisitionnaires n’entrait que pour une partie.

Les Jacobins, dans leur désir de soustraire la nation au joug de l’armée, ont toujours poursuivi la chimère d’absorber l’armée dans la nation. Notre génération, malheureusement, a pu voir ce que valent de pareilles tentatives. Ces prises d’armes instantanées d’une nation entière, dont les enfants n’ont pas été, au préalable, soumis au régime militaire, sont essentiellement aléatoires et dangereuses. Peut-être la France l’eût-elle appris, à ses dépens, un siècle plus tôt, si en 1793 les coalisés avaient agi avec plus d’activité et déployé plus d’énergie.

 

VIII

Cependant la crise des subsistances devenait chaque jour plus intense et les mesures prises par la Commune étaient impuissantes à la conjurer.

C’est en vain que le corps municipal se faisait rendre compte, tous les quinze jours, de l’état des arrivages en blés et en farines ; c’est en vain que les règlements de police les plus sévères contrôlaient la distribution du pain à la porte des boulangers[42], et obligeaient ces derniers à inscrire sur des registres ad hoc les noms de leurs chalands. Ces précautions minutieuses n’empêchaient ni la panique dans les esprits, ni le désordre dans la rue.

Le 7 août, Barère est obligé de dénoncer à la Convention, au nom du Comité de salut public, le caractère inquiétant que prennent les rassemblements populaires. Il se plaint que des citoyens et des citoyennes, sous prétexte de s’assurer leur place dans la foule, à la porte des boulangers, y passent la nuit et se livrent à de véritables saturnales ; des hommes, déguisés en femmes se glissent dans ce^ groupes ; de fausses patrouilles pénètrent la nuit, dans certaines rues, avec des mots d’ordre qui ne sont point ceux de l’état-major.

Sur sa proposition, la Convention décrète que tout citoyen surpris en fausse patrouille, et tout homme déguisé en femme, saisi dans un rassemblement, seront punis de mort[43].

Le 26 août, de nouvelles plaintes amènent de nouvelles résolutions et une commission composée de Jay-Sainte-Foy, Chabot, Coupé, Boucher-Saint-Sauveur, Danton et Merlino, est chargée de s’occuper sans délai d’un projet de loi définitif sur les subsistances.

Mais ce n’était pas avec des décrets qu’on pouvait guérir la misère. À Paris, le nombre des familles indigentes, dont les armées dévoraient les membres valides, s’accroissait dans une proportion effrayante, et il fallait, comme au temps de la Fronde, poser des sentinelles en armes devant les boutiques des boulangers, assiégées par la foule. Des malheureux luttaient jusqu’à la mort pour conserver le morceau de pain qu’ils étaient parvenus à se procurer.

Le 3 septembre, sur une motion de Danton, la Convention essaie encore de remédier à cette horrible situation, en fixant uniformément, à 14 livres par quintal, le prix du froment dans toute l’étendue de la République.

Malgré cette concession, le lendemain, dès cinq heures du malin, des rassemblements d’ouvriers, principalement de maçons, se forment dans la rue du Temple ; des mouvements se manifestent sur les boulevards, aux environs de la maison de la guerre, et bientôt des groupes nombreux se précipitent sur la place de Grève, en criant : du pain ! du pain ! Une pétition demandant la formation d’une armée révolutionnaire, destinée à favoriser l’arrivage des blés, est signée en plein air et portée à l’Hôtel-de-Ville, envahi aux mêmes cris.

Chaumette court à la Convention rendre compte de ce qui se passe. Il cherche à rassurer l’Assemblée et accuse les contre-révolutionnaires. Mais pendant son absence l’émeute a grandi ; pour calmer cette foule en délire, il est obligé de requérir de la Municipalité le transport à la halle des farines nécessaires à la consommation du lendemain, et de prendre l’engagement d’appuyer, auprès de la Convention, la création de l’armée révolutionnaire.

A huit heures et demie du soir, le Conseil général entre à son tour en séance. La foule est toujours là. On lui jette en pâture les anciens administrateurs aux subsistances, y compris l’ex-ministre Garat[44], placés sous la garde de sans-culottes, aux gages de cinq livres par jour. Au milieu de la discussion survient une députation de la société des Jacobins. Elle assure que, dès le lendemain, les députés montagnards feront décréter par la Convention les différentes mesures proposées par le peuple, de concert avec ses magistrats. On arrête alors, que le lendemain, à onze heures, tous les citoyens présents se réuniront à la maison commune et accompagneront le Corps municipal à la Convention, pour présenter l’adresse relative à l’armée révolutionnaire. A dix heures du soir enfin, la foule, apaisée par ces promesses, se retire.

La rameuse séance du 5 septembre à la Convention s’ouvrit sous la présidence de Robespierre. On lut d’abord plusieurs pétitions relatives au grand problème du jour, celui qui tenait anxieux tous les esprits, la question des subsistances. Le cri de la veille : du pain ! du pain ! résonnait encore, comme une menace, aux oreilles des Montagnards. Aussi chacun d’eux était-il prêt à faire assaut de popularité, car tous se sentaient en péril devant la faim, une fureur qui ne raisonne pas. Robespierre lui-même, le pur des purs, était devenu suspect, presque autant que les Girondins. Chaumette était insulté, en pleine rue, par les meneurs de la multitude. Toutes les idoles de la veille chancelaient sur leur piédestal.

Il fallait aviser au plus vite et s’abandonner au courant, puisqu’on ne pouvait pas le remonter. Merlin (de Douai) commence par proposer une nouvelle organisation du Tribunal Révolutionnaire, afin d’accélérer la rapidité de ses décisions.

Sur ces entrefaites on apporte au bureau une lettre de Sierck. Elle annonce que les Autrichiens ont surpris un détachement de soldats républicains, qu’ils les ont mutilés d’une manière atroce, arrachant les langues, coupant les pieds et les mains. C’était une de ces fables absurdes, qui ne trouvent que trop aisément créance aux époques de trouble et de calamité. La dépêche déchaîne les colères, déjà toutes prêtes à gronder.

On attendait le peuple ; il ne tarde pas à paraître, sous la forme d’une députation, ayant à sa tête le maire Pache et Chaumette, le procureur de la Commune. Elle est introduite dans la salle.

Citoyens législateurs, dit Chaumette, les tyrans de l’Europe, les ennemis domestiques de l’État persistent avec atrocité dans leur affreux système d’affamer le peuple français, pour le vaincre et le forcer à échanger honteusement sa liberté, sa souveraineté, contre un morceau de pain, ce qu’il ne fera assurément jamais...

Non ! non ! s’écrie-t-on d’une voix unanime.

L’orateur continue : Où est-il, l’être fort qui écrasera tous ces reptiles ?... Ils ont jeté le gant au peuple, le peuple le ramasse... Aujourd’hui la masse du peuple doit les écraser, sans ressource, de son poids et de sa volonté.

Et vous. Montagne, à jamais célèbre dans les pages de l’histoire, soyez le Sinaï des Français !... Montagne sainte, devenez un volcan, dont les laves brûlantes détruisent à jamais l’espoir du méchant, et calcinent les cœurs où se trouve encore l’idée de la royauté. Plus de quartier aux traîtres !

Non ! non ! s’écrie-t-on de nouveau dans toutes les parties de la salle.

Si nous ne les devançons pas, ils nous devanceront ; jetons, entre eux et nous, la barrière de l’éternité.

A ce mot, les applaudissements éclatent. Ils redoublent, quand Chaumette demande que l’armée révolutionnaire forme au plus vite son noyau à Paris, et qu’elle parcoure les départements, suivie d’un tribunal incorruptible et redoutable, et de l’instrument fatal qui tranche, d’un seul coup, les complots et les jours de leurs auteurs.

Le rire se mêle souvent aux larmes, et le ridicule est parfois bien voisin du sublime. Chaumette introduit l’élément comique dans cette lugubre séance, où l’existence de tout un peuple est discutée par d’implacables rhéteurs. Il termine sa harangue par une proposition inattendue : celle de transformer le Jardin des Tuileries en potager, d’y planter des herbes et des légumes. Il a calculé qu’en abattant ces beaux ombrages, sous lesquels prend ses ébats l’enfance folâtre, on aurait de quoi offrir un déjeuner à la dixième partie des indigents de Paris.

A ce trait final, l’enthousiasme de l’Assemblée ne connaît plus de bornes. Le président, au nom de la Convention, invite aux honneurs de la séance les députés de la Commune, et l’on décide que la pétition sera imprimée. Une foule immense d’hommes et de femmes envahit aussitôt la salle, au cri de vive la République ! elle brandit des écriteaux avec cette inscription : guerre aux tyrans ! guerre aux aristocrates ! guerre aux accapareurs !

A partir de ce moment, les motions les plus violentes se succèdent sans interruption. Les Montagnards sentent sur eux l’œil de ce peuple qu’ils ont déchaîné et dont ils ont peur à présent ; pour lui faire leur cour, ils renchérissent servilement les uns sur les autres. Moyse Bayle, Raffron, Dussaulx demandent que les mesures proposées par les pétitionnaires soient immédiatement converties en décret. Billaud-Varennes déclare que le temps des délibérations est passé, qu’il faut organiser, séance tenante, l’armée révolutionnaire, et procéder, le jour même, à l’arrestation de tous les suspects.

Basire réclame la publication du décret qui déclare que la France est en révolution. Qui donc en pouvait douter ? Léonard Bourdon ajoute que l’armée révolutionnaire devra ouvrir les magasins et être soldée aux dépens des riches.

Quelques membres, Romme, Jean Bon-Saint-André, sans repousser ces propositions, demandent néanmoins la question préalable. Ils voudraient qu’on laissât aux législateurs un peu de temps pour réfléchir, avant de se prononcer sur ces graves questions. Si je vous proposais, dit Saint-André, de différer d’un jour, vous auriez le droit de nous accuser de lenteur ; mais le Comité de salut public délibère en ce moment même ; le rapporteur va paraître dans une heure ; ce n’est pas un retard bien long.

Non ! non ! répond d’un ton farouche Billaud-Varennes ; point de délibération, il faut agir, agir sur-le-champ.

Basire, à son tour, risque une objection ; il supplie l’Assemblée de ne point se laisser emporter par un enthousiasme irréfléchi : Ce serait, dit-il, le moyen de tout perdre. Le Comité a d’importantes révélations à faire ; qu’on lui accorde, non pas une heure, comme demandait Jean Bon-Saint-André, mais seulement une demi-heure de répit. Cette timide observation ne fait qu’exciter des murmures ; comme Gaston venait de le dire, on était dans une salle d’armes, il n’y avait plus à temporiser.

A ce moment, Danton monte à la tribune. Dès qu’il paraît, les applaudissements éclatent de toutes parts et l’empêchent quelque temps de parler. Chacun se demande quel discours, en cette heure grave et sombre, va sortir de la bouche de l’homme qui, le premier, a lancé la révolution sur la pente terrible où nulle main ne saurait plus la retenir ? Depuis quelque temps, le personnage de Danton avait, aux yeux de la foule, quelque chose d’étrange et d’énigmatique. Les uns l’accusaient de reculer, d’avoir peur ; les autres prétendaient que cette âme à demi fermée couvait en silence de nouveaux éclats et des audaces singulières. Les incertitudes allaient cesser.

Je pense, comme Billaud-Varennes, s’écrie le farouche montagnard, qu’il faut savoir mettre à profit l’élan du peuple ; qu’il n’est pas besoin de prendre d’autres mesures que celles qu’il présente lui-même. Je pense qu’il faut décréter à l’instant même une armée révolutionnaire.

On applaudit ; il reprend :

Elargissons, s’il se peut, ces mesures. Ce n’est pas assez d’une armée révolutionnaire, soyez révolutionnaires vous-mêmes. Les hommes industrieux qui vivent du prix de leurs sueurs ne peuvent aller aux séances des sections : décrétez que l’artisan qui y assistera recevra, pour son temps perdu, une indemnité de 40 sols par réunion. Décrétez que les fabriques d’armes devront travailler nuit et jour, jusqu’à ce que chaque sans-culotte ait son fusil. Décrétez enfin un terme aux lenteurs du Tribunal Révolutionnaire : il faut que, tous les jours, un aristocrate, un scélérat, paye de sa tête ses forfaits.

Ce discours s’achève au milieu des acclamations universelles. Tous les citoyens qui remplissent la salle et les tribunes se lèvent par une même impulsion ; on agite les mains et les chapeaux ; c’est un enthousiasme qui tient du délire. Les propositions de Danton sont immédiatement votées par acclamation.

Basire, qui tient à racheter par quelque motion audacieuse la proposition de temporisation qu’il a formulée un moment auparavant, demande de nouveau la parole. Il se fait un grand silence de curiosité.

Jusqu’alors, dit-il, les mesures décrétées contre les gens suspects n’ont toujours reçu qu’une exécution incomplète. Je demande qu’on définisse catégoriquement ce mot de suspect et qu’on dresse des listes à cet effet. — Il n’y a pas que les ci-devant nobles, les prêtres, les émigrés qui soient des suspects ; les autres classes de la nation, commerçants, agioteurs, procureurs, hommes d’affaires, boutiquiers même, renferment leur contingent d’ennemis de la République. Il y a aussi les hurleurs de section, il y a les Feuillants, il y a les Brissotins, il y a encore les hypocrites. Je demande qu’on les arrête tous et, pour cela, il faut une opération préliminaire ; elle consiste à épurer les Comités révolutionnaires des sections, sur-le-champ, d’ici à demain. Cette épuration sera faite par le Conseil général de la Commune. On peut en avoir fini dans vingt-quatre heures : il suffit que, dans chaque section, un Comité révolutionnaire patriote ait le mandat d’amener, le droit de visite domiciliaire et de désarmement[45].

Cette motion, par laquelle Basire élargissait à son tour les mesures réclamées par Danton, est soutenue énergiquement par Léonard Bourdon et Billaud-Varennes.

A ce moment, Thuriot remplace un instant Robespierre au fauteuil de la présidence, et l’on annonce une députation des sections de Paris et de la Société des Jacobins. Elle vient réclamer le prompt jugement des Girondins incarcérés. Thuriot promet que justice sera faite, et que tous les scélérats périront sur l’échafaud. Puis la députation est introduite et défile au bruit des applaudissements.

Des délégués de la section de l’Unité se présentent ensuite à la barre ; ils sont chargés de demander qu’on réprime l’agiotage, et qu’on en finisse sans retard avec tous les contre-révolutionnaires. La Convention, en veine de promesses, renvoie encore ces pétitionnaires avec de pompeuses paroles. Drouet va même jusqu’à s’écrier, dans un accès de zèle : C’est le moment de verser le sang des coupables... Soyons brigands pour le bonheur du peuple !

Malgré l’exaltation révolutionnaire du moment, cette parole cynique provoque dans l’Assemblée des murmures et des cris de rappel à l’ordre. Il faut le dire à l’honneur de Thuriot, il eut, en cette circonstance, un de ces nobles mouvements qui doivent, aux yeux de l’historien, racheter bien des fautes. Il s’élance à la tribune et proteste contre le hideux langage de Drouet :

Citoyens, dit-il, ce n’est point pour le crime que se font les révolutions, c’est pour le triomphe de la vertu... Loin de nous l’idée que la France soit altérée de sang ; elle n’est altérée que de justice. Armons-nous pour la liberté ; mais que la loi marche toujours avec nous.

Et le stupide Drouet de s’écrier : Je demande alors qu’on ne puisse assommer un Prussien que la loi à la main.

Barère se chargea de présenter le résumé de la séance. Son rapport n’est remarquable que par des éclats de violence inouïe. Evidemment le menteur patenté du Comité de salut public a voulu se mettre au niveau des fureurs du moment ; son éloquence atteint presque aux notes aiguës familières à Y Ami du peuple. Plaçons, dit-il, la terreur à l’ordre du jour. Les royalistes veulent du sang ; eh bien, ils auront celui des conspirateurs, des Brissot, des Marie-Antoinette. Ils veulent faire périr la Montagne ; eh bien, la Montagne les écrasera. Que faut-il pour mettre un terme aux complots ? Une armée révolutionnaire qui balaie les conspirateurs.

Quand le rapporteur annonce puérilement, en terminant, qu’un neveu de Pitt a été trouvé caché à Dinan, et mis en état d’arrestation, des transports de joie folle éclatent dans toute la salle. L’Assemblée décide que le neveu de l’ennemi du genre humain sera transféré à Paris. Puis elle rend les décrets suivants[46] :

1° Les Comités révolutionnaires seront épurés, et les membres de ces Comités recevront une indemnité de trois livres par jour ;

2° Une indemnité de 40 sols par séance est allouée à chaque travailleur qui assistera aux Assemblées des sections.

Ainsi, on allait dorénavant salarier le patriotisme des sans-culottes ; on revenait à ces beaux temps de la démagogie athénienne, où l’on payait trois oboles à chaque citoyen qui voulait bien se rendre aux séances de l’Agora. Mais il fallait bien, au risque de grever encore de charges nouvelles le trésor épuisé et dilapidé, remplir les salles désertes des sections, donner des comparses aux hurleurs de clubs, créer, à prix d’argent, l’autorité résultant du prestige fallacieux des foules.

Un troisième décret portait création d’une force armée destinée à comprimer les contre-révolutionnaires, à exécuter les mesures de salut public décrétées par la Convention, et à assurer les subsistances[47].

 

IX

Le décret qui instituait l’armée révolutionnaire fixait son effectif à 6.000 hommes et à 1.200 canonniers ; mais, en réalité, elle ne compta jamais plus de 4.000 soldats. Il fallut même, pour lui permettre d’atteindre ce chiffre, que la Convention revînt sur la mesure qui fixait de 25 à 40 ans l’âge des volontaires, et autorisât, sur la proposition de Jean Bon-Saint-André, l’enrôlement sans condition de tous ceux qui se présenteraient, en justifiant de leur santé et de leur patriotisme[48].

Carnot avait consenti à prêter le concours de son expérience militaire à la création de cet instrument de despotisme, de même que Merlin devait, à quelques semaines de distance, définir, avec sa précision de juriste, les caractères auxquels on pouvait reconnaître un suspect. Aux termes de son projet, le soin de dresser la liste des candidats incombait, dans chaque section, aux Comités révolutionnaires, dont une Commission de douze membres, pris par moitié dans le Conseil de la commune et dans le Directoire du département de Paris, révisait le travail et arrêtait souverainement les choix. Quant aux officiers, la nomination de l’état-major général était réservée au Conseil exécutif, et l’élection déterminait la composition des cadres de compagnie ; les uns et les autres n’étaient nommés que pour un an, et pouvaient être réélus[49]. On était sûr, de la sorte, d’entretenir leur zèle et d’avoir une garde prétorienne digne de la tâche qui lui était réservée.

Ces garanties, dans une cause qui en comportait si peu, avaient paru suffisantes pour les soldats. Le noyau de l’armée révolutionnaire se recruta, en effet, parmi les vétérans de l’insurrection, les vagabonds, les déclassés et tous les hommes de sac et de corde qui traînent péniblement, dans les bas-fonds des capitales, leur misérable existence. Pour les chefs on se montra plus exigeant, et on les obligea à affronter l’épreuve publique du scrutin épuratoire, à la Société des Jacobins. Léonard Bourdon définissait dans les termes suivants le but et l’utilité de cette mesure.

Je demande, disait-il, que les candidats se présentent en personne, afin qu’en appliquant leur nom à leur figure, chacun puisse dire ce qu’il sait sur leur compte. Je demande, en outre, que ceux qui les connaissent attestent qu’ils sont bons citoyens, car ce n’est pas assez de n’être pas réputé pour un mauvais patriote ; il faut encore de bonnes raisons, pour faire présumer qu’on est capable et digne d’occuper une semblable place.

Deux séances furent consacrées à cette importante opération[50], Bouchotte avait confié le commandement en chef à Ronsin, avec deux généraux de brigade sous ses ordres. Tous les trois furent acceptés sans réclamation ; mais la discussion s’engagea sur les autres officiers[51].

Ces enquêtes pouvaient retarder la constitution de l’armée, et Robespierre s’éleva avec énergie contre des vérifications inutiles. Les ajournements, ne cessait-il de répéter, ont toujours perdu la chose publique... On a attendu assez de temps pour Taire justice des brigands qui désolent le territoire français. Il faut en finir... L’armée révolutionnaire est le moyen par lequel les lois vont être mises à exécution... Qu’on passe par dessus tous ceux qui paraissent suspects ; il en est d’autres, et la société doit s’empresser de contribuer à mettre cette armée en exercice.

On finit par ratifier, à quelques noms près, les choix du Conseil exécutif ; mais, malgré toute la diligence apportée à leur organisation, les bandes de Ronsin ne furent en état de marcher qu’à la fin d’octobre. La Convention eut les honneurs de leur premier défilé, et le président Charlier les accueillit par ces paroles significatives : Guerre aux aristocrates, aux modérés ; paix et protection aux patriotes : voilà l’objet de votre institution. Vous atteindrez le but que la Convention s’est proposé ; vos vertus et votre civisme lui en sont de sûrs garants.

On était loin de la proposition formulée par Chaumette. La question des subsistances, qui avait été l’occasion de rétablissement de l’armée révolutionnaire, était reléguée au second plan, et la chasse aux suspects devenait désormais le but principal de son institution. De cette double mission, Ronsin n’accepta que la seconde, et s’en acquitta en conscience. Les riches furent terrorisés et pillés, mais les pauvres ne furent ni plus tranquilles, ni mieux nourris. L’intérêt général n’était là qu’un prétexte pour déguiser les spoliations et les vols. En poussant ses réquisitions jusqu’à trente lieues de Paris, et en obligeant les possesseurs de grains à ouvrir leurs greniers, l’armée révolutionnaire ne fit qu’élargir le cercle de ses exactions ; les chevauchées de Ronsin, impuissantes à approvisionner la capitale, achevèrent d’y établir la famine.

 

X

Il ne restait plus qu’à régulariser la proposition de Basire sur les suspects. La loi du 17 septembre se chargea de ce soin, et couronna dignement l’œuvre d’iniquité.

Le mot de suspect n’était pas nouveau dans le langage révolutionnaire, mais il n’avait jamais été exactement défini, et l’équivoque même avait été habilement maintenue, afin de faciliter les mesures de violence dont l’histoire de la Révolution est pleine. Au commencement de 1793, les suspects ^ont encore les robins, les nobles, les financiers, les banquiers, les prêtres, tous les modérés en un mot, et l’on se contente de prendre leurs armes, pour les confier aux défenseurs de la patrie[52]. Quand l’étranger avance, quand les Vendéens menacent, les exigences augmentent avec les désastres dont la détestable politique de la Convention est la cause. Ce n’est pas assez de lutter contre les ennemis du dehors et de combattre la résistance intérieure ; il faut arrêter les suspects, les garder comme otages, leur faire payer une partie des frais de la guerre. Cette fois le sens du mot s’élargit, et les suspects sont ceux que les municipalités et les Sociétés populaires ont déclarés tels[53].

On comprend tout ce qu’entraînaient d’abus de pareils principes professés, du haut de la tribune, par des orateurs comme Robespierre et Collot d’Herbois. Les prisons se remplissaient d’innocents, arrêtés : celui-ci parce qu’il avait porté une lettre, dont le souscripteur et le destinataire n’étaient nullement inquiétés ; celui-là parce qu’il refusait d’aller à la messe d’un prêtre assermenté ; beaucoup pour satisfaire des vengeances ou des convoitises privées ; tous sur le moindre soupçon.

Au mois de juin, le mal avait pris de telles proportions que Ramel proposa, au nom du Comité de législation, l’institution d’une sorte de Commission paternelle, composée de membres des administrations, des Conseils généraux des communes et des sociétés populaires, et destinée à prononcer sur la conduite des personnes détenues, à leur rendre la liberté, si elles sont innocentes, et à les livrer aux tribunaux, si elles paraissent coupables[54]. Mais la Convention, qui venait de voter l’emprunt forcé sur les riches, n’était guère disposée à la clémence. Un grand nombre de membres réclament l’ajournement, jusqu’à la paix ; d’autres, parmi lesquels Jean Bon-Saint-André, font observer qu’il s’agit d’une mesure de sûreté générale, pour laquelle le Comité est suffisamment armé et seul compétent. Finalement le projet de Ramel est écarté par la question préalable et, à partir de ce moment, on ne s’occupe plus des suspects que pour les frapper.

Dans ce champ ouvert à toutes les exagérations, chacun cherche à dépasser son voisin. On propose tour à tour d’incarcérer les suspects, de les envoyer à la frontière, de les placer au premier rang, afin de les obliger à combattre pour la liberté, s’ils ne veulent pas périr. On va même jusqu’à demander qu’on puisse les arrêter, sans avoir à donner de motifs, et au besoin les massacrer, si la liberté est en péril. L’arbitraire n’avait plus de bornes et devenait un danger public. La loi du 17 septembre lui substitua le pire des despotismes, la tyrannie légale.

Si l’on compare ce décret avec les dispositions antérieures sur la matière, on est frappé de la précision effrayante avec laquelle il est conçu. Tout est étudié, tout est prévu. Les vagues énoncés de principe ont disparu et, à leur place, se déroulent des formules pratiques contre ceux qu’on soupçonne d’entraver, d’une façon quelconque, la marche de la Révolution. S’il en est ainsi, c’est que la loi est l’œuvre d’un véritable jurisconsulte. Merlin (de Douai) a dû mettre son expérience au service de la Montagne, pour se faire pardonner d’être un savant, — car la science était aussi une marque d’aristocratie, — et d’avoir servi l’ancien régime, deux crimes également irrémissibles.

Aux termes de la loi, on est réputé suspect pour relations, propos ou écrits entachés de royalisme ou de fédéralisme. On l’est encore, si l’on ne peut justifier de ses moyens d’existence, si l’on n’a pas de carte de civisme, si l’on a émigré entre le 1er juillet 1789 et le 8 avril 1792. La suspicion atteignait, par extension, les membres de la famille et les serviteurs du ci-devant noble ou du fonctionnaire destitué de son emploi ; elle frappait même l’étranger qui ne pouvait pas présenter ce qu’on appelait le certificat d’hospitalité. Tous ceux qui rentraient dans les catégories ci-dessus relatées devaient être immédiatement incarcérés, et le soin de dresser les listes, de décerner les mandats et de faire apposer les scellés était confié aux Comités de surveillance, chacun dans son arrondissement. Mais l’article le plus terrible était le dernier. Les tribunaux civils et criminels, disait-il, pourront, s’il y a lieu, faire retenir en état d’arrestation, comme gens suspects, et envoyer dans les maisons de détention, les prévenus des délits à l’égard desquels il serait déclaré n’y avoir pas lieu à suivre, ou qui seraient acquittés des accusations portées contre eux.

Par un reste de pudeur, Merlin n’avait pas osé développer les motifs du décret qu’il présentait à la sanction de la Convention. Pourquoi, d’ailleurs, aurait-il donné les raisons de dispositions aussi faciles à comprendre, plus faciles encore à appliquer ? La Convention est convaincue d’avance, et ses agents sont prêts à frapper. Le procureur de la Commune en fournit immédiatement la preuve.

Le meilleur, le seul moyen d’échapper à la suspicion était la production d’un certi6cat de civisme. Chaumette, interprétant l’article 2 de la loi du 17 septembre, s’empressa d’énumérer, dans un réquisitoire de règlement, le 10 octobre, les caractères auxquels on pouvait reconnaître un bon citoyen. Il procédait par voie d’exclusion, et la liste était longue de ceux à qui l’on devait refuser un certificat de civisme. Elle comprenait :

Ceux qui, dans les assemblées du peuple, arrêtent son énergie par des discours astucieux, des cris turbulents et des menaces ;

Ceux qui, plus prudents, parlent mystérieusement des malheurs de la République, s’apitoient sur le sort du peuple, et sont toujours prêts à répandre de mauvaises nouvelles, avec une douleur affectée ;

Ceux qui ont changé de conduite et de langage, selon les événements ; qui, muets sur les crimes des royalistes ou des fédéralistes, déclament avec emphase contre les fautes légères des patriotes ; qui affectent, pour paraître républicains, une austérité, une sévérité étudiées, et qui cèdent, aussitôt qu’il s’agit d’un modéré ou d’un aristocrate ;

Ceux qui plaignent les fermiers et les marchands avides, contre lesquels la loi a été obligée de prendre des mesures ;

Ceux qui, ayant toujours les mots de liberté, République et patrie sur les lèvres, fréquentent les ci-devant nobles, les prêtres contre-révolutionnaires, les aristocrates, les Feuillants, les modérés, et s’intéressent à leur sort ;

Ceux qui n’ont pris aucune part active dans tout ce qui intéresse la Révolution, et qui, pour s’en disculper, l’ont valoir le payement des contributions, leurs dons patriotiques, leur service dans la garde nationale, par remplacement ou autrement ;

Ceux qui ont reçu avec indifférence la Constitution républicaine, et qui ont fait part de fausses craintes sur son établissement et sa durée ;

Ceux qui, n’avant rien fait contre la liberté, n’ont aussi rien fait pour elle ;

Ceux qui ne fréquentent pas leur section, et qui donnent pour excuse qu’ils ne savent pas parler, ou que leurs affaires les en empêchent ;

Ceux qui parlent avec mépris des autorités constituées, des signes de la loi, des sociétés populaires et des défenseurs de la liberté ;

Ceux qui ont signé des pétitions contre-révolutionnaires, ou fréquenté des sociétés et clubs anticiviques ;

Les partisans de Lafayette et les assassins qui se sont transportés au Champ de Mars.

Après la loi du 17 septembre, la plupart des Français pouvaient être arrêtés comme suspects ; après le commentaire de Chaumette, personne, à l’exception des représentants déclarés inviolables par la Constitution, ne pouvait se flatter d’être à l’abri du soupçon.

S’inspirant de Suétone et de Tacite, Camille Desmoulins, dans un pamphlet resté justement célèbre, a flétri, comme elle le méritait, cette politique aveugle de défiance et de haine. Nous n’essayerons pas, après lui, de montrer ce que la délation avait fait de la Rome des Césars, et ce qu’elle devait faire de la République. Mais nous devons tirer de ces horreurs l’enseignement qu’elles renferment. Il n’y a pas deux morales, de même qu’il n’y a pas deux justices, et la raison d’Etat ne saurait légitimer dans un gouvernement ce que la conscience réprouve dans la vie privée. Sans doute la violence peut parfois primer le droit ; elle est sans force pour le fonder et la punition de celui qui l’emploie est la durée éphémère de son triomphe. Les révolutionnaires de 1793 n’ont pas échappé à cette loi de nature. Leurs excès n’ont créé que des ruines, et leurs apologistes eux-mêmes sont obligés de désavouer les crimes commis et d’en reconnaître l’inutilité. Quand on songe qu’il a fallu, pour arriver à l’impuissance comme terme Final, violer toutes les règles de la justice et de l’humanité, la postérité ne peut juger trop sévèrement les hommes qui ont sacrifié la France à leurs passions et l’histoire doit les mettre au pilori de l’opinion publique, afin d’empêcher le retour de pareilles infamies.

 

 

 



[1] Voir tome III, note III, Lettre de Jacques Roux à Danton.

[2] Voir tome VI, livre XXVI, § VII, in fine.

[3] Voir aux pièces justificatives.

[4] Tome VII, livre XXXVI, § V.

[5] Moniteur du 27 juillet 1793.

[6] Étaient réputées, d’après le décret, denrées et marchandises de première nécessité : le pain, la viande, le vin, les grains, les farines, les légumes, les fruits, le charbon, le bois, l’huile, l’eau-de-vie, le savon, le suif, le chanvre, la laine, les cuirs, le fer, le cuivre, les draps, la toile et généralement toutes les étoffes, les soieries exceptées. Moniteur du 28 juillet 1793.

[7] A l’occasion du décret par lequel la Convention mit en réquisition tous les chevaux de luxe, il s’éleva un débat assez piquant, entre la commune de Paris et un député montagnard, l’ex-marquis de Châteauneuf-Randon, qui s’était fait délivrer le brevet de général de brigade. Il avait sept chevaux dans ses écuries. Les commissaires préposés ad hoc voulurent les saisir ; mais le général in partibus argua aussitôt de son grade dans la hiérarchie militaire, pour réclamer une exception en sa faveur. Nos lecteurs trouveront, à la fin du volume, une note concernant ce républicain farouche, qui sut plus tard se plier au despotisme de Napoléon Ier, comme il s’était plié à celui de Robespierre et du Comité de salut public.

[8] Almanach de 1793, pages 401 et 512.

[9] Moniteur du 22 septembre 1793.

[10] Moniteur du 10 octobre 1793.

[11] Séance des Jacobins du 26 août 1793.

[12] Moniteur du 1er août 1793.

[13] Il convient de faire observer ici que la responsabilité de l’effrayante banqueroute de l’an VI, dont on impute généralement la faute au Directoire, doit peser en réalité sur les Montagnards. Elle fat amenée par la multiplication énorme des assignats et par les décrets ultérieurs et rétroactifs qui, en discréditant tout le système des finances, rendirent la catastrophe inévitable. II est malheureusement notoire qu’en pareille matière, le vrai coupable, aux yeux du vulgaire, est celui qui constate en quelque sorte la ruine, et non pas celui qui l’a prépaie.

[14] Moniteur du 21 mai 1793.

[15] L’incident rappelé par Cambon s’était produit à la séance du 27 avril 1793.

Les administrateurs du département de l’Hérault, en annonçant le départ de cinq mille réquisitionnaires pour l’armée des Pyrénées, avaient ajouté que ce contingent, à la différence des levées précédentes, était formé presque en entier de remplaçants achetés à prix d’argent. Ils en concluaient que le prochain appel éprouverait des difficultés, et que les pauvres seraient en droit de répondre qu’ils avaient supporté seuls le fardeau de la guerre. Pour obvier à cet inconvénient, les administrateurs proposaient la création d’un Comité de salut public local chargé de désigner, par voie de réquisition directe, les soldats appelés à partir et de lever, sur les riches, un emprunt forcé de cinq millions, destiné aux dépenses de l’armée et au soulagement des patriotes indigents.

Cette proposition avait été accueillie avec enthousiasme et insérée au procès-verbal, pour être envoyée aux départements. Il en est souvent question dans les motions révolutionnaires.

Moniteur du 28 avril 1793.

[16] Moniteur du 11 juin 1793.

[17] Moniteur du 25 juin 1793.

[18] Moniteur du 30 septembre 1793.

[19] La loi du 3 septembre 1793 eut pour complément deux autres décrets du 14 du même mois.

Le premier, rendu sur la proposition de Chabot, enjoignait aux Comités révolutionnaires d’envoyer, sous huitaine, à l’administration des domaines nationaux, l’état détaillé des biens des émigrés de leur section. L’administration des domaines était tenue, à son tour, d’envoyer, dans la huitaine suivante, à la Convention, l’état général des biens situés en France.

Le second, rendu sur la proposition de la Commission des finances et du Comité d’aliénation, réglait les modes d’achat et de vente, et édictait toutes les mesures propres à accélérer l’opération.

[20] Moniteur du 6 juillet 1793.

[21] Moniteur du 17 juillet 1793.

[22] Moniteur du 11 août 1793.

[23] Moniteur du 15 août 1793.

[24] Moniteur du 19 septembre 1793.

[25] Voir tome V, livre XXIII, § V.

[26] Moniteur du 2 avril 1793.

[27] Elle n’avait pas attendu pour agir la proclamation officielle de son droit. Des plaintes ayant été portées contre l’administration du théâtre de l’Opéra, qui refusait de jouer une pièce soi-disant patriotique, le Siège de Thionville, la Commune avait pris, le 18 juin, une délibération ainsi motivée :

Le Conseil général considérant que, depuis longtemps, l’aristocratie s’est réfugiée chez les administrateurs des différents spectacles ;

Considérant que ces Messieurs corrompent l’esprit public par les pièces qu’ils représentent ;

Considérant qu’ils influent d’une manière funeste sur la Révolution ;

Arrête que le Siège de Thionville, pièce vraiment patriotique, sera représentée gratis et uniquement pour l’amusement des sans-culottes qui, jusqu’à ce moment, ont été les vrais défenseurs de la liberté et les soutiens de la démocratie.

[28] Moniteur du 5 septembre 1793.

[29] Voici la teneur de l’arrêté qui avait établi Rousselin en co-redresseur de l’esprit public :

COMITE DE SALUT PUBLIC.

Séance du 8 août 1793.

Présents : Couthon, Barère, Thuriot, Hérault.

Le Comité de salut public, considérant qu’il est urgent de rétablir le cours de l’opinion publique, si perfidement dépravée par une multitude de journaux contre-révolutionnaires ou au moins inexacts et insignifiants ;

Ajoutant à son arrêté du 3 août 1793, par lequel il a établi un journal républicain, arrête que le citoyen Garat est chargé de la rédaction de ce journal avec le citoyen Rousselin, lequel est autorisé à acquérir, pour le citoyen Garat, les soumissions des journalistes qui offriront leurs correspondances.

[30] Moniteur du 26 décembre 1793.

François de Neufchâteau, moins bien traité, ne recouvra la liberté qu’après le 9 thermidor.

[31] La soumission des artistes de l’Opéra s’explique, par cette circonstance qu’ils avaient obtenu la continuation de la subvention de 450.000 livres que leur servait l’ancienne liste civile, par délibération du Conseil exécutif, en date du 3 juillet 1793, signée Destournelles, Dalbarade, Bouchotte et Deforgues.

[32] Moniteur du 10 septembre 1793.

[33] Moniteur du 13 septembre 1793.

[34] Moniteur du 19 septembre 1793.

[35] Ce procès-verbal officiel se trouve dans l’Histoire parlementaire, tome XXVIII, page 436 et suivantes ; il porte les signatures de Hérault-Séchelles, président, Amar, Léonard Bourdon, Payan, Audouin, Thirion et Dartigoyte, secrétaires.

[36] Buchez et M. Louis Blanc voient, dans la proposition de Lacroix sur le cantonnement et sur les circonscriptions électorales, un acte de défaillance de la Convention, une velléité de se dissoudre. Nous ne saunons partager cet avis ; cette motion équivalait, au contraire, à un ajournement indéfini, puisqu’aux termes de la constitution montagnarde, qui accordait dorénavant un député à chaque groupe de quarante mille âmes, il fallait procéder à un nouveau recensement de toute la population. Ce n’était, il est vrai, qu’un prétexte, car l’Assemblée possédait assez d’éléments statistiques sur chaque département et sur chaque district, pour que le comité de division, avec un peu de bon vouloir, s’acquittât du travail en quarante-huit heures.

[37] Ce discours, dont la fin de nous a pas été conservée, se trouve dans le Républicain Français, n° 271, et dans le Journal de la Montagne, n° 172.

[38] Moniteur du 14 août 1793.

[39] Moniteur du 17 août 1793.

[40] Ce décret est de la main de Carnot, avec des additions et modifications de celle de Barère.

[41] M. Camille Rousset, dans son livre Les Volontaires, cite une lettre, du 2i septembre 1793, du représentant Isoré au Comité de salut public, dans laquelle on lit textuellement : Les districts de Laon et de Vervins avaient fait partir des masses indistinctes de tous les hommes, jusqu’à l’âge de cinquante ans. Tout est déserté, de manière que le département de l’Aisne, qui devrait avoir fourni de 12 à 15.000 hommes, n’en a qu’environ 1.200.

[42] Par un arrêté du Conseil général de la commune, il avait été interdit aux boulangers de commencer les distributions de pain avant cinq heures du matin.

[43] Ce décret, dont nous avons l’original sous les yeux, est de la main de Couthon.

[44] Les autres étaient Cousin, Bidermann, Filleul, Garin et Defavanne.

[45] Cette proposition fût sanctionnée le même jour par le décret suivant :

Séance du 5 septembre 1793.

La Convention nationale décrète :

Art. 1er. — Il sera présenté, dans ce jour même, par les Comités de salut public de Paris, la liste de leurs membres au Conseil général de la Commune, qui est autorisé à les épurer et à en nommer d’autres provisoirement.

Art. 2. — Seront exclus de ces Comités tous les ci-devant nobles ei les prêtres non mariés.

[46] Voici le texte de ces deux décrets ; la rédaction définitive du second ne fut votée que le 9 septembre.

Séance du 5 septembre 1793.

La Convention nationale décrète :

Art. 1er. — Il sera accordé une indemnité de trois livres par jour aux membres des Comités de salut public.

Art. 2. — Les fonds nécessaires à ces indemnités seront fournis par une contribution établie sur les riches.

Séance du 9 septembre 1793.

La Convention nationale, après avoir entendu le rapport du Comité de salut public, décrète :

Art. 1er. — Il y aura désormais, dans les sections de Paris, deux séances seulement, le dimanche et le jeudi.

Art. 2. — Les citoyens qui n’ont d’autre ressource pour vivre que le travail journalier de leurs mains, pourront réclamer une indemnité de quarante sous par séance j elle ne sera payée qu’à ceux qui seront présents à la séance, qui commencera à cinq heures et finira à dix.

Art. 3. — La somme nécessaire au payement de cette indemnité sera perçue sur les contributions et sous additionnels, et avancée par le trésor public. La trésorerie nationale tiendra en conséquence ladite indemnité à la disposition du ministre de l’Intérieur, jusqu’à concurrence de la somme de cent vingt mille livres, pour être avancée à la municipalité de Paris.

Art. 4. — Des commissaires, nommés dans les sections, certifieront l’état de besoin des citoyens compris dans l’art. 2, et constateront la présence dans les séances des sections.

ART. 5. — Les percepteurs des contributions directes de Paris acquitteront, chacun dans leur arrondissement, le montant de l’indemnité, sur les certificats donnés par les commissaires des sections ; la somme répartie sur les sous additionnels sera versée dans le trésor public, à mesure des perceptions.

[47] Le décret d’organisation est inséré au Moniteur du 8 septembre 1793. Il avait été précédé le même jour d’un autre décret ainsi conçu :

La Convention nationale décrète :

Art. 1er. — Qu’il sera formé une armée révolutionnaire.

Art. 2. — Le Comité de salut public présentera, séance tenante, le mode d’organisation de cette armée.

[48] Moniteur du 16 septembre 1793.

[49] Moniteur du 12 septembre 1793.

[50] Moniteur des 2 et 4 octobre 1793.

[51] Les principaux chefs de l’état-major proposés par le ministre de la guerre, dans la séance du Conseil exécutif du 30 septembre, étaient Ronsin, général de division à l’armée de la Vendée, commandant supérieur ; Boullanger, général de brigade à l’armée des côtes de Cherbourg, Parein, général de brigade à l’armée de la Vendée, commandants en second ; Mazuel, adjudant général chef de brigade, Houssaye, adjudant général chef de bataillon à l’armée du Nord, et Mauban, adjudant général chef de bataillon, adjudants généraux.

Il est intéressant de rechercher quelle fut leur destinée, pendant la Terreur, ou après la chute de Robespierre.

Des trois généraux, deux périrent sur l’échafaud.

Nous avons déjà eu occasion de parler de Ronsin et de l’avancement scandaleux que lui donna Bouchotte, dans le courant du mois de juillet 1793. (Voir plus haut, livre XLV, § II). Nous compléterons ses états de service militaires par l’indication de ses premiers grades. Né le 1er décembre 1751 à Soissons, et fils d’un mal Ire tonnelier, Charles-Philippe Ronsin s’était engagé comme simple soldat au régiment d’Aunis, le 7 octobre 1768, et avait acheté son congé, dans le courant du mois de mai 1772. Capitaine de la garde nationale de Paris, le 11 juillet 1789, commissaire des guerres le 15 novembre 1792, commissaire ordonnateur huit jours après, il n’avait jamais commandé une troupe régulière. Poussé par son ambition, son esprit d’intrigue et son amour de l’argent, Ronsin se jeta dans les bras des Hébertistes. Décrété d’accusation, le 17 septembre 1793 sur la dénonciation de Fabre d’Églantine, il fut relâché le 2 février suivant, sur la réclamation de Danton ; mais il ne jouit pas longtemps de sa liberté. Arrête de nouveau le 14 mars 1794 avec Hébert, Vincent et Momoro, il comparut avec eux devant le Tribunal Révolutionnaire et s’entendit condamner à mort le 24 du même mois.

Gervais Baudouin Boullanger, né à Liège, était venu chercher fortune à Paris. H avait commencé par exercer la profession d’ouvrier bijoutier, de même que Rossignol et beaucoup d’autres révolutionnaires. L’exagération de ses principes démagogiques le fil nommer commandant en second de la section de la Halle au Blé et le désigna au choix de la Commune pour le commandement général de la garde nationale parisienne, quand Santerre partit pour la Vendée, le 49 mai 1793< Mais plusieurs sections protestèrent et Boullanger fut obligé de donner sa démission. Après le 2 juin, il se fit la créature de Robespierre et devint l’un de ses principaux agents. Il le servit notamment dans l’affaire des Hébertistes et le suivit à la Commune, quand il jeta le gant à la Convention. Boullanger, de même qu’Henriot, prit une part active au mouvement insurrectionnel et fut décrété d’accusation le 9, mis hors la loi le 10 et exécuté le 11 thermidor.

Parein seul survécut à la tourmente révolutionnaire. Il avait eu la prudence de se cantonner dans la présidence des commissions militaires de Saumur et de Lyon, et échappa de la sorte à la réaction provoquée par les excès de l’armée révolutionnaire. Avocat avant la révolution, Pierre Mathieu Parein n’avait d’autre titre militaire que celui d’avoir servi, comme officier, dans la compagnie des volontaires de la Bastille en 1789, ce qui ne l’empêcha pas d’être nommé commissaire des guerres le 1er août 1793, général de brigade le 2 octobre et même général de division, à titre provisoire, par les représentants Fouché, Laporte et Méaulle, le 3 mars 1794, à Lyon. Après le 9 thermidor, Parein continua ses relations avec le parti jacobin et prit part à plusieurs conspirations, notamment à celle de Babœuf. Acquitté par la haute-cour de Vendôme et réintégré dans son grade, il demanda à Fouché, son ancien protecteur, de remployer dans la police, et fut admis plus tard à la retraite, par décret du 6 juin 1811.

Les adjudants généraux eurent le même sort que leurs chefs directs et deux sur trois furent condamnés à mort.

Mazuel, natif de Lyon, s’était préparé à la vie publique par les professions successives de cordonnier et de dessinateur en broderie. Avant de venir à Paris, il avait été condamné correctionnellement à Montpellier. Pour donner le change sur cet antécédent fâcheux, il se posait en victime de l’aristocratie et affectait un patriotisme exagéré. Bouchotte l’avait pris pour aide de camp et il s’était donné à lui-même la mission d’organiser un corps de cavalerie. Mazuel, en apprenant sa nomination, refusa d’abord, afin de rester à Paris, où sa présence et son indiscipline étaient un objet perpétuel de scandale ; mais il accepta plus tard, quand on lui donna le commandement de la cavalerie de l’armée révolutionnaire. A Beauvais, où il fut envoyé en détachement, il se signala par ses excès. Comme son chef, Mazuel appartenait au parti des Hébertistes et périt avec eux le 24 mars 1794.

Houssaye était un protégé de Xavier Audouin, le gendre de Pache. Ouvrier bijoutier, il s’était jeté dans le mouvement révolutionnaire et avait mérité le surnom caractéristique de Pas-de-bon-Dieu, Quand l’armée révolutionnaire fut licenciée, à la fin du mois de mars 1794, Houssaye s’emporta en propos violents et publics contre la Convention. Le Comité de salut public le fit arrêter et le Tribunal révolutionnaire le condamna à mort, le 20 mai 1794.

Nous n’avons pas de renseignements particuliers sur Mauban. C’était un démagogue obscur, dont la candidature avait été ajournée un moment à la Société des Jacobins, en raison de ce qu’il n’était pas suffisamment connu. Il avait été présenté par Henriot et ses titres reposaient sur la publication d’écrits révolutionnaires.

[52] Décret du 26 mars 1793.

Ce décret avait été rendu sur une pétition de la section de la Réunion, qui demandait la confirmation, par la Convention, de Tarrèté pris pour désarmer les suspects de sa circonscription.

Sur la proposition de Génissieu, la mesure fut étendue à tout le territoire de la République.

C’est toujours ainsi que procède la Révolution. Elle commence par rendre la résistance impossible, afin d’agir ensuite sans danger.

Nous ne citerons que deux articles. Aux termes du premier, la Convention décrète que les ci-devant nobles, les ci-devant seigneurs, autres que ceux qui sont employés dans les armées de la République, ou comme fonctionnaires publics, civils ou militaires ; les prêtres autres que les évoques, curés, vicaires qui servent dans les armées, seront désarmés, ainsi que les domestiques et agents des ci-devant nobles, ci-devant seigneurs et prêtres.

Art. 3. — Les personnes désignées par la présente loi et reconnues comme suspectes qui, après avoir été désarmées, seront trouvées nanties de nouvelles armes, seront de nouveau désarmées et punies de six mois de détention.

[53] Moniteur du 10 et du 13 mai 1793.

[54] Moniteur du 25 juin 1793.