Le Comité révolutionnaire avait lancé dès le 31 mai, au matin, des mandats d'arrêt contre le ministre des affaires étrangères, Lebrun, et le ministre des finances, Clavière. En apprenant cette audacieuse usurpation de pouvoirs, le Comité de salut public aurait dû à l'instant même déclarer ces mandats d'arrêt nuls et non avenus et prendre toutes les mesures nécessaires pour qu'il n'y fût donné aucune suite. Loin de là, le Comité feignit d'ignorer l'existence des mandats d'arrêt ; il prit timidement ces deux ministres sous sa protection et s'abaissa à la prière devant les dictateurs de l'Hôtel de ville. Nous livrons au jugement de nos lecteurs cette preuve insigne de faiblesse, nous devrions dire de lâcheté. Séance du 31 mai, au soir. Le Comité de salut public, considérant que, l'état de surveillance générale dans lequel se trouvent toutes les autorités constituées de la ville de Paris, portant à prendre des mesures de sûreté qui répondent à la grandeur des événements et à l'empire des circonstances, il s'est communiqué des sentiments d'inquiétude et des défiances qui ont fait présumer que les fonctionnaires publics, cédant à quelques impressions vagues, justifieraient les précautions et les étendraient aux personnes attachées par leurs emplois au service de la République. Considérant que le bruit s'est répandu que quelques personnes manifestaient l'intention de s'assurer de deux ministres, de les consigner dans leurs maisons et de leur donner des gardes ; que cette disposition contrarierait les opérations du gouvernement ; que le ministre des affaires étrangères perdrait sa considération, son crédit, son influence ; qu'il en résulterait des inconvénients très-préjudiciables aux relations politiques que le gouvernement entretient avec plusieurs puissances, États et peuples des diverses parties du monde, dont le secret et la célérité peuvent seuls assurer le succès ; Que les ministres appartiennent à la République ; que leur crédit, leur considération ont la plus grande influence sur les affaires de leurs départements. Que, pour conserver cette influence et s'assurer qu'elle ne sera pas préjudiciable aux intérêts de la patrie, le Comité de salut public a pris toutes les précautions que la prudence exige et a donné à la surveillance le degré d'activité qui doit rassurer les citoyens de Paris ; Que les représentants du peuple surveillant les ministres et remplissant pour la République les fonctions qui leur ont été confiées pour concilier ce que l'on doit au caractère de ces agents qui appartiennent à la République et ce que l'on doit à la sûreté générale de la République et à la sûreté de la Commune de Paris, cette surveillance ne peut être ni partagée, ni divisée, ni contrariée, sans quoi elle manquerait son but et ne remplirait pas son objet ; Arrête que le Conseil général de la Commune de Paris sera informé que le Comité de salut public est chargé par la Convention nationale de surveiller les ministres ; que les principaux agents de la République ne pouvant être soumis, en ce qui concerne l'exercice de leurs fonctions, qu'à la Convention nationale, toutes mesures de sûreté, consignes, gardes, contrarieraient les opérations du gouvernement, et que le Comité de salut public attend du civisme et des lumières du Conseil général de la Commune et du concours de tous les citoyens de Paris que les ministres de la République conserveront la liberté et l'indépendance nécessaires à l'exercice de leurs fonctions, et que si le Conseil général avait des motifs graves d'inquiétude, il les communiquerait au Comité de salut public qui prendrait les ordres de la Convention nationale et ferait provisoirement ce que les circonstances exigeraient. AMBON, GUYTON, BARÈRE, LINDET, BRÉAR, DELMAS, LACROIX, TREILHARD. Les humbles remontrances du Comité de salut public n'obtinrent aucun succès auprès des meneurs de l'Hôtel de ville, qui eurent l'audace d'envoyer une escouade de cent hommes au siége du pouvoir exécutif et dans les deux ministères des affaires étrangères et des finances. Mais Lebrun et Clavière avaient cru devoir disparaître et ne purent être arrêtés ce jour-là. Dès le lendemain, ce dernier adressait au président de la Convention la lettre suivante : Le Ministre des contributions publiques au citoyen Président de la Convention nationale. Paris, le 1er juin 1793, l'an 2e de la République, à huit heures du matin. Citoyen président, quoique je ne sois pas à mon poste depuis hier au matin, mon intention n'est pas de l'abandonner. La cause de mon absence actuelle est dans les menaces atroces dont on ne cesse de me poursuivre. Elles ont dit me faire craindre, non les lois, je n'en redoute aucune, mais les assassins. C'est servir la patrie, c'est servir la cause des républicains que de leur dérober la tète d'un fonctionnaire public, jusqu'à ce, du moins, qu'il ait pu tenter de la mettre sous la sauvegarde des lois. Cette sauvegarde est le droit de tout homme libre ; je la réclame comme tel. Né républicain, il y a trente années que je donne des preuves fréquentes et non équivoques de mon dévouement à la liberté. Il yen a dix qu'un honorable exil m'a mis au rang des hommes qui ont mérité la haine des tyrans, et j'ai assez médité sur les bases des constitutions libres pour savoir qu'il ne peut en exister aucune sans l'égalité politique. Le plus beau jour de ma vie fut celui où la France s'est déclarée république ; je ne prononçai jamais de serment plus cher à mon cœur que celui de vivre et de mourir républicain français, et je défie le juge le plus sévère de trouver aucune de mes actions, aucune de mes paroles, soit comme fonctionnaire public, soit comme citoyen privé, qui contraste avec ce serment. Je suis prêt à subir sur les unes et sur les autres l'examen le plus rigoureux ; je l'ai provoqué plusieurs fois. J'ai demandé à la Convention nationale qu'on me fit connaître les réclamations qu'on a dit exister contre moi. Honoré de la confiance de la nation, que le glaive de la loi s'appesantisse sur ma tête si j'ai cessé un instant de la mériter. Les preuves en sont dans les mains mêmes de la Convention nationale, dans ma correspondance avec les départements, dans les bureaux de mon ministère, dans toutes les lignes que j'ai tracées, et, quant à mes discours, je ne redoute les accusations de personne. Mes comptes sont prêts. Je n'attendais, pour les porter à la Convention nationale, que le moment où je ne la détournerais pas d'objets plus importants. Ceux qui m'accusent, et sur l'administration des postes et sur les deniers publics-et sur quoi que ce soit, prouvent ou leur ignorance sur mes attributions ou leur méchanceté. Si la Convention juge que je ne doive pas retourner à mes fonctions, j'attends ses ordres. Si elle juge nécessaire que je les reprenne, je suis prêt à retourner à mes travaux, car la Convention trouvera juste de me mettre sous la sauvegarde des lois jusqu'à ce que ma conduite soit parfaitement connue. En lui faisant part de cette lettre, veuillez l'assurer, citoyen président, que tant qu'il me restera un souffle de vie et la liberté de mes pensées et de mes actions, l'un et l'autre seront consacrés au service de la République française. CLAVIÈRE. Le 2 juin, la Convention sanctionna les procédés du Comité révolutionnaire en comprenant Lebrun et Clavière dans le décret qui ordonnait l'arrestation de trente-deux membres de l'Assemblée ; mais ce décret ne prononçait pas la destitution des deux ministres. Dans des circonstances aussi extraordinaires, quelle conduite devaient-ils tenir ? Lebrun s'adressa au Comité de salut public pour la solution de cette question délicate. 4 juin 1793. Citoyen président, Le décret d'arrestation prononcé contre moi par la Convention nationale a été mis à exécution dans la journée d'hier. Le juge de paix chargé de cette exécution m'a prévenu que je ne pouvais sortir même avec mes gardes, et c'est ce qui m'a empêché de me rendre au conseil et au Comité de salut public. J'ignore si, par l'effet du même décret, je suis aussi suspendu de mes fonctions et s'il m'est encore permis de signer au moins les affaires courantes les plus pressées pour ne pas les retarder. Je prie le Comité de me prescrire la règle de conduite que je dois suivre et je m'y conformerai scrupuleusement. Au reste, soit comme ministre, soit comme simple citoyen, je n'en continuerai pas moins à me dévouer au service de ma patrie et à la cause fidèle de la liberté et de l'égalité. J'enverrai demain au Comité la suite des plans que j'ai conçus pour l'administration qui m'a été confiée ; je lui enverrai aussi la liste des personnes employées et de celles qui peuvent l'être utilement dans tous les temps ; il pourra disposer de mon zèle et des connaissances que de longues études et quelque expérience m'ont acquises. Vous trouverez ci-inclus, citoyen président, les notions et bulletins du jour, ainsi que les extraits des dépêches les plus intéressantes. LEBRUN. Voici la réponse du Comité de salut public : Nous avons relu, citoyen ministre, la lettre par laquelle vous nous demandez si le décret d'arrestation, prononcé contre vous, vous laisse la signature des affaires courantes dont l'expédition presse : nous ne faisons aucun doute que la Convention n'ayant pas donné, par intérim, la signature de votre département, vous ne pouvez vous dispenser de continuer à expédier et à suivre les opérations concertées avec le Comité, même à donner les décisions dans les cas urgents, sauf à en référer préalablement au Conseil exécutif provisoire et au Comité. Les membres du Comité de salut public. On n'avait jamais vu et probablement on ne verra jamais des ministres mis en état d'arrestation et continuant leurs fonctions. Cette étrange situation se prolongea quelque temps. Clavière fut remplacé le 13 et Lebrun le 21 juin. La succession du premier échut à Destournelles, membre influent du Conseil général de la Commune, celle du second, à Desforges, membre du fameux Comité de surveillance de la Commune, au 2 septembre, tous deux amis de Danton. Lebrun et Clavière furent traduits au Tribunal révolutionnaire quelques jours après leurs amis les Girondins. Clavière se poignarda le jour même où il devait comparaître devant le tribunal de sang. Lebrun, condamné le 7 nivôse an II (27 décembre 1793), fut exécuté le même jour. |