I Le Conseil général accueille avec des transports de joie la nouvelle de la cassation des Douze et de l'élargissement d'Hébert. Bientôt celui-ci paraît dans la grande dalle de l'Hôtel de Ville. Il est salué par des applaudissements frénétiques. On se précipite vers lui, on l'embrasse, on le porte de bras en bras jusqu'à sa place. Chaumette lui offre une couronne ; mais Hébert la dépose modestement sur le buste de Rousseau, en disant que ce n'est qu'après leur mort que l'on peut juger les hommes[1]. Les sections où domine l'esprit ultra-révolutionnaire célèbrent leur triomphe à l'envi les unes des autres ; elles s'envoient des messages, des félicitations, des encouragements pour mieux braver la Convention. Elles prolongent leur séance jusqu'au milieu de la nuit, malgré les termes formels du décret du 24 mai. La Gironde ne pouvait accepter si facilement sa défaite. Aussi, dès l'ouverture de la séance du 28, au moment même où un des secrétaires, Osselin, lit la rédaction des décrets rendus la veille, à la fin de la soirée, l'intrépide Lanjuinais réclame la parole. Citoyens, dit-il, il n'y a pas eu de délibération, il n'y a pas eu de décret
rendu, et, s'il y en a un, j'en demande le rapport. Eh quoi ! vos
commissaires dans les départements ont commis en deux mois plus d'actes
arbitraires, ont ordonné plus d'arrestations illégales que le despotisme en
trente ans. Des hommes prêchent ouvertement l'anarchie ; ils manifestent
l'intention de renouveler les scènes de septembre. Une commission investie de
vos pouvoirs les fait arrêter, et un décret ordonnerait qu'ils fussent
relâchés ! vous seriez déshonorés si vous pouviez souffrir qu'un pareil
décret souillât vos registres... Ici Legendre apostrophe violemment l'intrépide Breton. Il y a, dit-il, un complot formé pour faire perdre la séance. Si Lanjuinais ne cesse pas de parler, je déclare que je me porte à la tribune et que je le jette en bas ! Le député d'Ille-et-Vilaine se contente de jeter un regard de mépris sur son interrupteur, et il conclut en demandant que la Convention passe à l'ordre du jour motivé sur ce qu'elle n'a pu délibérer légalement, parce que les pétitionnaires étaient confondus avec les représentants et ont voté avec eux. C'est faux, répond Levasseur (de la Sarthe) ; avant qu'on allât aux voix, les pétitionnaires se sont retirés dans le passage. Il n'y a eu que les membres de l'Assemblée qui ont pris part à la délibération. Je déclare, moi, que la commission des Douze avait été formée, non pour découvrir les complots, mais pour en mettre un à exécution. On a agité les sections, on est parvenu à en dominer quelques-unes, on a créé la commission des Douze ; on lui a adroitement renvoyé des pétitions préparées à l'avance ; on a dit : Les aristocrates ont été massacrés dans les prisons au mois de septembre, il faut à notre tour faire massacrer les patriotes. Tels sont les motifs des arrestations qui ont ému tous les républicains, tel est le complot. Osselin insiste pour l'adoption immédiate du procès-verbal qu'il a présenté ; il déclara le bureau unanime pour reconnaître que le décret a été rendu. Il est urgent, ajoute-t-il, qu'il soit mis immédiatement à exécution, car le peuple l'attend avec impatience. Si vous retardez, vous serez coupables du mouvement qui pourra arriver. — Je demande, dit Barbaroux, que les déclarations d'Osselin et de Legendre soient consignées au procès-verbal. La Montagne y consent volontiers, car elle est décidée à ne reculer devant aucune violence. Hérault-Séchelles atteste qu'il a mis aux voix le décret et qu'il a été adopté. Je ne conteste pas, répond Guadet, qu'on ait proclamé le décret hier soir, mais je demande qu'il soit rapporté. Je ne puis reconnaître qu'un décret a été légalement rendu lorsque les législateurs, consignés dans le lieu de leurs séances, après la dispersion de leurs gardes, ont délibéré au milieu des outrages, des violences et des menaces ; lorsque plusieurs membres de la représentation nationale, Pétion et Lasource entre autres, ont été dans l'impossibilité de percer une foule menaçante et de se rendre à leur poste... — Il ne fallait pas qu'ils s'absentassent, crie ironiquement un montagnard. — Lorsque la salle, reprend Guadet, se trouvait, au moment de la délibération, pleine de pétitionnaires, lorsque le président — ce n'était pas Isnard — osait à peine les inviter à sortir, tandis qu'il aurait dû leur intimer l'ordre d'évacuer l'enceinte des lois. Un décret rendu dans de semblables circonstances n'en est pas un. — Il est étrange, répond Jean Bon Saint-André, que l'on méconnaisse avec une telle audace des principes que l'on a avancés dans un autre temps. A l'époque à jamais mémorable qui a rendu la liberté à la France, qui a fait de ce vaste empire une république, quand il fut question dans l'Assemblée législative de prononcer la suspension, Ramond et ses semblables opposèrent à cette mesure les mêmes raisons qui viennent de vous être présentées. Ils prétendaient aussi qu'ils n'avaient pas été libres de se rendre à l'Assemblée, et ils voulaient infirmer les décrets parce qu'ils n'y avaient pas pris part. On prétend que le ministre de l'intérieur a reconnu lui-même qu'il n'avait pu pénétrer dans cette enceinte. Le ministre n'a point articulé ce fait, mais le ministre et le maire de Paris ont couvert d'opprobre cette commission des Douze. — Ils en ont menti ! s'écrie-t-on à droite. — Ils ont dit de grandes vérités, reprend Jean Bon Saint-André ; est-il permis de prétendre que les décrets de la majorité puissent être infirmés parce que quelques membres n'auront pas voté ? On a cité des noms. Est-ce que c'est là une autorité pour la Convention ? Ceux du même côté qui étaient présents n'ont-ils pas, pendant deux heures, par leurs trépignements indécents et des pieds et des mains, donné le scandaleux exemple de troubler les délibérations de l'assemblée et de l'empêcher de prononcer le décret ? On ne peut donc arguer de l'absence de tel ou tel membre. Nous devons tous être à notre poste ; ceux qui ne s'y trouvent pas, c'est à leur conscience à les juger. La commission des Douze est une autorité monstrueuse, contraire à tous les principes. La Convention nationale se doit à elle-même de maintenir le décret qu'elle a rendu hier. Si, dans un moment d'erreur, on a pu créer cette commission, le moment où on la renverse est un triomphe pour la liberté[2]. La Convention ferme la discussion et décide à l'unanimité : 1° Que la question sera ainsi posée : Le décret qui casse la commission des Douze sera-t-il rapporté ? 2° Qu'il sera procédé au vote par appel nominal. Cet appel donne les résultats suivants[3] : Votants, 517 ; majorité, 259 ; Pour le rapport du décret 279, contre 239. La Montagne accueille cette décision par une explosion de fureur. — Vous venez de décréter la contre-révolution, s'écrie Collot d'Herbois ; je demande que la statue de la liberté soit voilée. — Votre décret d'hier soir,
ajoute Danton, avait satisfait à l'indignation
publique. Vous aviez fait un grand acte de justice. J'aime à croire qu'il
sera reproduit avant la levée de la séance. Mais si la commission conserve le
pouvoir tyrannique qu'elle a exercé et qu'elle voulait, je le sais, étendre
sur les membres de cette assemblée, si le fil de la conjuration n'est pas
rompu, si les magistrats du peuple, si les bons citoyens ont encore à
craindre des arrestations arbitraires, alors, après avoir prouvé que nous
surpassons nos ennemis en prudence, en sagesse, nous les surpasserons en
audace et en vigueur révolutionnaire. — Oui, oui ! tous ! tous ! s'écrient les membres de l'extrême gauche. — Il est temps que le peuple ne se borne plus à une guerre défensive. Il est temps qu'il attaque tous les fauteurs de modérantisme. Nous avons montré de l'énergie un jour et nous avons vaincu, Paris ne périra pas. Aux brillantes destinées de la République se joindront celles de cette ville fameuse que les tyrans voulaient anéantir ; Paris sera toujours la terreur des ennemis de la liberté ; ses sections, dans les grands jours, lorsque le peuple s'y réunira en masse, feront toujours disparaître ces misérables Feuillants, ces lâches modérés dont le triomphe ne peut être que d'un moment. Rabaut Saint-Étienne, rapporteur de la commission des Douze, demande à répondre à Danton. — La délicatesse, s'écrie Thuriot, ne permet pas que la commission ait la parole. Elle a été inculpée. Il serait curieux de voir des accusés devenir accusateurs et juges. Plusieurs membres de la commission des Douze insistent pour que l'on écoute son rapport, puisqu'on l'a rétablie. Rabaud est encore à la tribune ; mais toutes les fois qu'il essaye de se faire entendre, sa voix est couverte par les vociférations de la Montagne et des tribunes. Le président se couvre, et par ce moyen obtient un moment de silence. Il veut en profiter pour donner la parole à Rabaut, aussitôt les cris recommencent. — Nous demandons la priorité pour le canon d'alarme, s'écrie le montagnard Laplanche. — Au nom du salut public, écoutez-moi, répond Rabaut. — Je demande vengeance, dit le girondin Lahaye, aux départements, non au peuple des tribunes. Mais la droite et surtout la Plaine faiblissent visiblement sous la pression effroyable qu'elles subissent depuis plusieurs heures ; elles se contentent de réclamer l'impression du rapport, puisque l'on s'oppose si énergiquement à sa lecture. Fonfrède, toujours prompt à saisir les moyens de conciliation, propose lui-même de voter l'élargissement des prisonniers, et, comme cela était arrivé plus d'une fois, cette journée, qui avait commencé par une victoire de la Gironde, finit par sa défaite. II Les démagogues connaissaient et mettaient en pratique la fameuse maxime : Rien n'est fait tant qu'il reste quelque chose à faire. Ils s'étaient juré d'avoir, d'une manière ou d'une autre, raison de la commission des Douze. Pour être plus sûrs du succès, ils préparent deux machines de guerre qui, faites pour agir séparément, mais pouvant s'unir au besoin, doivent triompher de tous les obstacles, vaincre toutes les résistances. La mise en mouvement de ces deux machines est confiée à des agitateurs différents. Les uns doivent être censés recevoir leurs pouvoirs directement des sections parisiennes, les autres, des autorités constituées du département. Les premiers doivent montrer dès l'abord une attitude essentiellement révolutionnaire, les seconds une attitude soi-disant modératrice. Les rôles ainsi distribués, ce sont les violents qui prennent l'initiative ; la section de la Cité, celle même dont le président et le secrétaire venaient d'être arrêtés, puis presque aussitôt relâchés, se déclare en permanence ; elle invite chacune des autres sections à nommer deux commissaires pour délibérer sur les dangers dont la patrie est menacée. Le rendez-vous est d'abord donné dans l'église Notre-Dame, le 29, à quatre heures. Mais, bientôt, les meneurs se ravisent ; ils pensent, non sans motif, qu'à raison des confidences qui doivent s'échanger dans cette réunion, il est préférable de choisir un local plus retiré. Ils désignent la salle capitulaire de l'évêché, où se sont tenus plusieurs fois des conciliabules du même genre[4]. A cette assemblée se présentent des commissaires ayant
reçu de leurs sections des pouvoirs plus ou moins illimités. Un certain
nombre se sont nommés eux-mêmes de leur autorité privée. Mais ils sont bons patriotes, prêts à tout faire.
Cela seul suffit pour les faire admettre et pour rendre leurs pouvoirs
excellents[5].
Dès la première réunion, on renouvelle les propositions faites la semaine
précédente dans ces conciliabules de la mairie ; on adopte ces mêmes motions
que Pache avait désavouées d'une façon si énergique. On déclare nettement que
Paris va se mettre en insurrection contre les factions aristocratiques,
oppressives de la liberté[6]. Pendant que ces résolutions étaient prises à l'évêché, le département de Paris, fidèle au programme qui avait été secrètement convenu, invitait les quarante-huit sections et les districts de Saint-Denis et de Bourg-Égalité (Bourg-la-Reine) à nommer des commissaires pour délibérer également sur les dangers de la patrie. Le rendez-vous était fixé au vendredi 31 mai, neuf heures du matin, dans la salle des Jacobins[7] ; ainsi le but était le même, mais la composition de l'assemblée et le choix du local étaient différents. Différents aussi devaient être les moyens d'action à employer par les deux réunions. Les préparatifs de l'insurrection prirent toute la journée du 29 et presque toute celle du 30. Comme la veille des plus violents orages, tout respirait une trompeuse sérénité ; Paris était tranquille ; le calme régnait dans les rues. A la Convention, pas le moindre scandale. C'est seulement le 30 au soir que l'Assemblée commence à ressentir les premiers contre-coups des mesures prises depuis ces deux jours par les diverses autorités légales ou illégales qui se disputent la conduite du mouvement. Les démagogues parisiens avaient eu une bonne fortune. Pendant qu'ils cherchaient des griefs contre la commission des Douze, la municipalité de Blois adressait à celle de Paris deux lettres de Gardien, l'un des membres de cette commission. Ces lettres, déjà très-anciennes (1790), n'annonçaient pas un très-chaud partisan de la Révolution. Aussitôt le Conseil général de la Commune envoie ces deux lettres au président de la Convention. Les Montagnards saisissent avec empressement l'occasion de frapper de suspicion un de leurs adversaires. Ils font décider que Gardien sera mis en arrestation provisoire et que les scellés seront appos3s sur ses papiers[8]. Mais celte petite vengeance exercée sur un des Douze ne pouvait satisfaire la haine des ennemis de la commission extraordinaire. Un instant après, Bourdon de l'Oise vient la dénoncer parce qu'elle a osé prendre l'arrêté suivant : La commission des Douze invite le commandant du poste de la Convention à investir l'hôtel Breteuil[9] d'une force suffisante pour maintenir la sûreté de ses papiers. MOLLEVAUT, président ; SAINT-MARTIN, secrétaire. Lanjuinais prend la défense de la commission : — Le complot que je vous signale depuis quelques jours, dit-il, est sur le point d'éclater. Je connais les repaires dans lesquels il a été ourdi. Le chef-lieu de la conspiration est l'évêché. C'est là que se réunissent les plus audacieux meneurs des Jacobins. Cette assemblée a formé un comité d'exécution revêtu de pouvoirs dictatoriaux. Je demande que la commission des Douze soit mandée, afin qu'elle nous rende compte des renseignements qu'elle a reçus aujourd'hui sur la conspiration qui nous entoure. Mais le courageux Breton prêche dans le désert. Aucun de ses amis ne lui vient en aide. L'Assemblée est très-peu nombreuse. Les quinze jours de la présidence d'Isnard sont expirés et l'on procède au scrutin pour le choix de son successeur. Trois Girondins, Lasource, Fonfrède, Isnard, avaient été successivement appelés au fauteuil depuis six semaines. La majorité veut faire acte d'impartialité et porte ses suffrages sur un Montagnard. Mallarmé est élu président par 189 voix. Cette élection donne tout espoir aux démagogues. A peine le résultat en est-il proclamé, qu'une députation de la majorité des sections parisiennes (27 sur 48) se présente à la barre ; elle somme la Convention d'avoir à sacrifier sa commission des Douze à la vengeance de la Commune. C'est Rousselin, le confident le plus intime de Danton, qui est à la tête de la députation. — Mandataires du peuple, dit-il, une commission injuste, arbitraire, despotique, a opprimé les patriotes, les a jetés dans les fers, a voulu les faire égorger. Nous venons vous demander de rapporter tous les décrets rendus sur la proposition de cette infâme commission, de traduire ses membres devant le Tribunal révolutionnaire, de décréter une nouvelle fédération républicaine pour le 10 août prochain, afin de resserrer entre Paris et les départements les liens de l'unité et de l'indivisibilité que la commission des Douze a voulu rompre. A cette députation en succède une autre ; mais celle-ci est animée d'un tout autre esprit. Elle est composée des mandataires de la ville de Rouen, qui se déclarent profondément indignés de l'état d'avilissement dans lequel on plonge la représentation nationale, et tout prêts à accourir au premier appel de la Convention pour défendre la liberté et les lois. Voulant jusqu'au bout se montrer impartiale, l'Assemblée vote l'impression des deux adresses, puis clôt la séance à minuit sans prévoir que le lendemain elle aura à soutenir de plus rudes assauts, à subir de plus violentes sommations. III Au moment où la Convention se séparait, le Comité de salut public mandait le maire et le ministre de l'intérieur, pour qu'ils lui rendissent compte de l'état de la capitale. Garat se contente de donner sur l'assemblée de l'Évêché des renseignements connus de tous. Pache est plus explicite, quoiqu'il s'applique à rester toujours dans un certain vague : Aucune puissance, dit-il, ne peut déranger les mesures prises, mais elles seront grandes, sages et justes ; l'ordre sera maintenu et la représentation nationale respectée. Le Comité de salut public était bien et dûment averti. Néanmoins, soit connivence, soit indifférence coupable, il suspend sa séance en donnant l'ordre de convoquer la Convention le lendemain matin à la première heure. Apprenant qu'on leur a laissé le champ libre, les conspirateurs de l'Évêché se déclarent en permanence, commandent de fermer les barrières, de faire battre le rappel dans toutes les sections et de sonner le tocsin. Pendant ce temps le Conseil général de la Commune attendait à l'Hôtel de Ville, avec la docilité d'un complice, les ordres de l'assemblée révolutionnaire de l'Évêché. Il avait été convenu d'avance que l'on jouerait la même comédie qui avait si bien réussi dans la nuit du 9 au 10 août ; qu'en conséquence on briserait au nom de l'insurrection les autorités constituées, et qu'on les rétablirait un instant après. C'était un excellent prétexte pour leur attribuer des pouvoirs illimités qui leur permettraient de commettre à leur gré toutes les illégalités imaginables. A six heures du matin Dobsen se présente à l'Hôtel de Ville. La commission des Douze, en ordonnant son arrestation, en avait fait un personnage considérable. Aussi la présidence du Comité central révolutionnaire lui avait-elle été décernée d'une voix unanime. La plupart des membres de ce comité l'accompagnent. Ils sont reçus avec les marques du plus profond respect par le Conseil général. Dobsen s'assied au bureau et s'exprime en ces termes : Le peuple de Paris, blessé dans ses droits, vient de prendre les mesures nécessaires pour conserver sa liberté. Il retire les pouvoirs de toutes les autorités constituées. A l'appui de cette déclaration, Dobsen présente les pouvoirs de la majorité des sections. Le vice-président du conseil lui répond par une harangue où il fait parade d'un courage parfaitement inutile, puisque le dénouement de la comédie lui était connu d'avance. Citoyens, Nous n'avons de fonctions que dans Paris. Les seuls citoyens de cette ville sont nos commettants ; c'est leur confiance qui nous a faits magistrats ; si leur confiance vient à cesser, notre magistrature cesse à l'instant même, car nous n'avons plus alors ni autorité, ni force, ni moyens quelconques pour défendre les intérêts de la Commune, pour opérer aucun bien. Il n'est aujourd'hui personne qui ose révoquer en doute que du peuple vienne la toute-puissance, et que c'est pour lui seul et en son nom qu'elle doit être exercée ; de là aussi cette conséquence universellement avouée que si le peuple a le droit d'instituer, il a aussi celui de destituer. Mais ce droit, qui est incontestable pour tous, ne l'est pas pour quelques-uns seulement ; son usage partiel ne peut avoir lieu : il exige une majorité réelle, évidente, et légalement obtenue. Si vous avez cette majorité, citoyens, si vous en justifiez, nous vous remettrons aussitôt nos pouvoirs qui n'ont plus d'existence. Vouloir les retenir ne serait de notre part ni courage ni vertu, ce serait témérité et crime. Mais, à défaut de cette majorité telle qu'il ne puisse y avoir d'incertitude sous aucun rapport, n'attendez pas de nous une complaisance qui ne serait que pusillanimité. Prêts à céder, comme c'est notre devoir, à la volonté de tous, nous saurons par devoir aussi résister au caprice du petit nombre. Il serait une tyrannie, et nous avons juré de n'en jamais souffrir aucune. Citoyens, vous auriez beau prononcer sans droit notre destitution, vous ne nous la feriez point accepter. La menace et la violence même seraient vaines ; on pourra nous arracher de nos sièges, on ne pourra jamais nous en faire descendre. Je lis dans les yeux et dans les cœurs de tous mes collègues qu'il n'est pas un seul d'entre eux qui ne soit résolu à mourir, s'il le faut, sur son banc, comme je la recevrais sur ce fauteuil[10]. Chaumette requiert la lecture et la vérification des pouvoirs des commissaires. Le bureau du conseil ferme les yeux sur les irrégularités que présente un grand nombre des pièces déposées et proclame que trente-trois sections ont donné à leurs nouveaux délégués un mandat illimité. En conséquence, le procureur de la Commune demande que le vœu de la majorité soit proclamé à l'instant même, et que le Conseil général remette ses pouvoirs au peuple souverain. Dobsen est invité à occuper le fauteuil. Le vice-président du Conseil général lui adresse le discours suivant : Citoyen président, dit-il, et vous, citoyens membres de la commission révolutionnaire, agissant au nom du peuple, Vos pouvoirs sont évidents ; ils sont légitimes. C'est maintenant que, sans faiblesse et sans honte, nous allons cesser nos fonctions. Puisque le peuple l'ordonne, nous le devons ; qu'il nous soit seulement permis, au moment où nous descendons de nos sièges, de vous demander non une faveur, mais une justice. Rendez-nous le témoignage que nous trouvons dans nos consciences que, depuis que nous sommes en place, nous avons montré constamment l'assiduité au travail, le zèle, le courage et même la dignité que nous ont commandés les circonstances difficiles où nous nous sommes trouvés. Que d'autres, avec plus de lumières et plus de talents, remplissent mieux ce que le peuple a droit d'exiger dans l'état présent des choses, c'est l'objet de nos vœux les plus ardents ; mais déclarez que nous n'avons pas démérité de nos concitoyens, et il n'est rien dont ne nous console et ne nous dédommage cette récompense, digne salaire de tous bons magistrats du peuple. Dobsen déclare au nom du peuple que les pouvoirs de la municipalité sont annulés. Les membres de la commission révolutionnaire et ceux du Conseil général se lèvent, s'embrassent. Pleins d'enthousiasme, ils prêtent le nouveau serment que les meneurs de l'Évêché viennent de fabriquer et qu'ils vont imposer comme signe de ralliement à toutes les autorités et à tous les citoyens qui s'associeront à leurs projets[11]. Les membres du Conseil général se retirent. Mais à peine la porte est-elle fermée sur eux, que Dobsen propose à ses collègues, les commissaires de l'Évêché, de réintégrer dans leurs fonctions le maire, le procureur de la Commune, ses substituts et tous les membres de l'ancien conseil. Cette proposition est adoptée. Pache, Chaumette, Hébert et leurs amis n'étaient pas loin ; aussi répondent-ils au premier appel qui leur est fait. Dobsen, toujours au nom du peuple, leur déclare qu'ils ont été jugés dignes de continuer les fonctions dont ils étaient revêtus. Ils reprennent gravement leurs places et remercient de leur confiance les membres de la commission révolutionnaire. A peine si un intervalle de cinq minutes avait séparé leur rentrée de leur sortie, leur rétablissement de leur cassation[12]. En vertu de son baptême révolutionnaire, le conseil tranche d'urgence une question qui était en suspens depuis huit jours. Sans égard pour le décret de la Convention, qui appelle au commandement général de la force armée le plus ancien chef de bataillon, il nomme à cette fonction Henriot, commandant de la section des Sans-Culottes[13]. Il invite le comité d'exécution à délivrer des mandats d'arrêt contre les principaux amis de la Gironde qui ne sont pas couverts par l'inviolabilité parlementaire, notamment contre l'ex-ministre Roland et deux ministres en exercice, Clavière et Lebrun[14]. Il envoie saisir à la poste toutes les lettres qui peuvent paraître suspectes, qu'elles viennent de l'intérieur ou de l'étranger, donne l'ordre d'arrêter les courriers en partance et consigne dans leurs bureaux les administrateurs et principaux employés de ce service. IV Depuis l'aube du jour, le tocsin retentissait à toutes les églises. Les députés, réveillés par ce bruit lugubre, se rendent peu à peu à leur poste. A six heures du matin, il se trouve une centaine de membres dans la salle. Un des anciens présidents, Defermon, monte au fauteuil. La mémorable séance du 31 mai commence. Plusieurs députés dénoncent l'extrême agitation qui règne dans la capitale ; déjà, dit-on, plusieurs sections se sont déclarées en état d'insurrection. Le tocsin a sonné et sonne encore ; on parle de tirer le canon d'alarme. La Convention décrète que toutes les autorités constituées de Paris se réuniront aux Tuileries pour être plus à portée de recevoir ses ordres[15]. Le ministre de l'intérieur arrive le premier et fait son rapport à l'Assemblée. Mais que peut-il lui dire si ce n'est qu'un pouvoir révolutionnaire règne à l'Hôtel de Ville ? Que lui conseille-t-il ? La cassation définitive de la commission des Douze, digne conclusion de toutes les lâchetés que, sans le vouloir, sans le savoir, Garat avait accumulées depuis quinze jours. Les administrateurs du département, Lhuillier en tête, viennent à leur tour rendre compte de l'état de la capitale. Ils annoncent qu'il ne s'agit que d'une insurrection morale qui a pour but la réparation des nombreuses calomnies depuis longtemps répandues contre Paris. Ils assurent que l'ordre sera maintenu, que les personnes et les propriétés seront respectées ; que d'ailleurs dans le courant de la journée les diverses autorités constituées du département reparaîtront à la barre pour faire leur profession de foi politique et demander justice des outrages qu'on a prodigués à la ville de Paris[16]. C'était une allusion assez transparente à la réunion que le département avait lui-même convoquée par son arrêté de l'avant-veille, et à l'aide de laquelle il comptait se mettre à la tête du mouvement. Pache paraît enfin à la barre. Il avait bien failli ne pas venir, car le Conseil général révolutionnaire avait eu l'idée 'de le consigner à la Mairie, comme la commune du 10 août y avait consigné Pétion ; mais on avait besoin de sa feinte candeur pour surprendre la simplicité de plus d'un représentant, et, après l'avoir mis sous la sauvegarde de tous les bons citoyens, on l'avait laissé partir en le faisant accompagner d'une députation prise dans le sein du Conseil. Il raconte avec une naïveté apparente, et comme s'il s'agissait des choses du monde les plus simples, toutes les illégalités successives dont l'Évêché et ensuite l'Hôtel de Ville ont été le théâtre. C'est lui, du reste, qui a fait doubler les postes placés aux prisons, à la Trésorerie et même à la Convention ; il a fait de même doubler le poste du Pont-Neuf, afin d'empêcher que l'on ne tirât le canon d'alarme. Le maire en était là de sa harangue, lorsque le président Mallarmé, qui depuis quelques instants a repris le fauteuil, donne lecture d'une lettre du commandant de la force armée du Pont-Neuf. Cet officier annonce qu'il a reçu un ordre d'Henriot qui lui prescrit de faire tirer le canon d'alarme ; qu'il a refusé ; mais il veut être, dit-il, couvert par un décret de la Convention. Valazé s'élance à la tribune et demande qu'on décrète d'accusation ce prétendu commandant général de la force armée ; mais les vociférations des tribunes l'empêchent de continuer. Mathieu (de l'Oise), qui siège sur les bancs de la gauche, obtient un peu plus de silence : Il s'agit, dit-il, de savoir si la liberté existe encore en France ; à l'instant où la délibération est influencée par le despotisme le plus insolent, la représentation n'existe plus. Je demande que le président, pénétré de sa dignité, se rappelle qu'il a l'honneur de présider la première assemblée humaine, qu'il tient peut-être dans sa main les destinées du monde ; je demande qu'à tous ces titres il fasse respecter la Convention. Cambon, comme membre du Comité de salut public, prend la parole. Dans le peu de mots qu'il prononce, on sent toute l'hésitation qui règne au sein du Comité, on peut pressentir toute l'incohérence des mesures qu'il proposera plus tard. La Convention, dit-il, doit être respectée. Toute la France est pénétrée de cette vérité ; mais nous sommes dans une circonstance critique. Il y a deux partis en présence ; une étincelle peut allumer un immense incendie. Valazé s'empare de ces demi-aveux de Cambon. Oui, les circonstances sont vraiment extraordinaires, on veut obscurcir ce qui est éclatant comme le soleil. Depuis la levée de notre séance d'hier soir, le tocsin sonne, la générale bat. En vertu de quel ordre ? il faut que nous le sachions. Henriot a envoyé au commandant de la force armée du Pont-Neuf l'ordre de faire tirer le canon d'alarme ; c'est un crime manifeste contre lequel la peine de mort est portée. Je demande qu'il soit mandé à la barre ; je demande également que la commission des Douze, tant calomniée pour nous avoir mis sur la trace des complots qui se dessinent aujourd'hui, soit appelée pour rendre compte des renseignements qu'elle a recueillis. — Eh bien, moi, répond Thuriot, je demande la cassation immédiate de cette infâme Commission. — Aux voix ! aux voix ! s'écrie la Montagne. A ce moment, le canon d'alarme se fait entendre[17] ; un moment de stupeur succède au tumulte. La Convention comprend qu'il n'est plus temps d'empêcher ; qu'elle peut tout au plus réprimer et punir. Vergniaud s'élance à la tribune : Un combat, dit-il, s'il s'en engageait un dans Paris, compromettrait éminemment la République et la liberté. Celui-là est le complice de nos ennemis extérieurs qui désirerait le voir s'engager, quel que dût en être d'ailleurs le succès. Si la commission des Douze a commis des actes arbitraires, qu'on la casse ; mais, avant de la condamner, qu'on l'entende. Pour sa dignité, il faut que la Convention prouve à la France qu'elle est libre ; pour le prouver, il faut qu'elle ajourne à demain cette discussion ; mais il faut avant tout savoir qui a donné l'ordre de sonner le tocsin, de tirer le canon d'alarme. Je demande que le commandant général soit mandé à la barre et que nous jurions tous de mourir à notre poste. L'immense majorité de l'Assemblée se lève et répète le serment prononcé par Vergniaud. Danton s'élance à la tribune pour répondre à l'orateur dé la Gironde. La cassation de la commission des Douze, dit-il, est bien plus urgente, bien plus importante que de mander le commandant général à la barre. Il faut, avant tout, que Paris obtienne justice de cette Commission qui a jeté dans les fers les amis du peuple. Le canon a tonné ; mais si Paris n'a 'voulu donner qu'un grand signal pour vous apporter ses représentations ; si Paris, par une convocation trop solennelle, trop retentissante, n'a voulu qu'avertir tous les citoyens de vous demander une justice éclatante, Paris a encore bien mérité de la patrie, vous devez justice au peuple. — Quel peuple ? lui crie-t-on à droite. — Je vous parle de ce peuple immense de Paris, qui nous entoure, et qui est la sentinelle avancée de la République. Les départements, comme Paris, exècrent le lâche modérantisme, aussi avoueront-ils ce grand mouvement qui doit anéantir tous les ennemis de la liberté ; ils applaudiront à votre sagesse. Supprimez la commission des
Douze, supprimez-la sous le rapport politique et sans rien préjuger ni pour
ni contre ; ensuite vous entendrez le commandant général, vous prendrez
connaissance de ce qui est relatif à ce grand mouvement et vous finirez par
vous conduire en hommes qui ne s'effrayent pas des dangers. Danton, en parlant du courage de la majorité, faisait un véritable appel à la peur. Salles dévoile l'artifice : Nous savons bien, lui crie-t-il, que tout ceci n'est qu'un simulacre. Les citoyens courent sans savoir pourquoi. — Vous sentez, reprend Danton, qui ne veut pas laisser le dernier mot à ses adversaires, vous sentez que s'il est vrai que ce ne soit qu'un simulacre, quand il s'agit de la liberté de quelques magistrats, le peuple fera pour sa liberté une insurrection tout entre. Sauvez le peuple de ses ennemis, sauvez-le de sa propre colère. Je demande qu'on mette aux voix par appel nominal la révocation de la Commission. Rabaut remplace Danton à la tribune. J'attends, dit-il, de la justice de l'Assemblée, qu'elle ne prononcera pas avant de m'avoir entendu. — Aux voix la suppression ! la suppression avant tout ! hurle la Montagne. Rabaut reprend : Il faut, avant tout, éviter ce qui fait l'objet des vœux de nos ennemis, les divisions. Que dirait-on d'une assemblée qui refuserait d'entendre une commission chargée par elle de découvrir les complots contre la République, contre l'intégrité de la représentation nationale, et ce, au moment même où on demande sa cassation ? On accuse la Commission parce qu'on sait qu'elle doit accuser. Je demande qu'il soit constaté au procès-verbal que je n'ai pu me faire entendre lorsque j'ai dit la vérité. Le président annonce qu'une députation de la Commune sollicite la permission d'être admise à la barre pour rendre compte de la situation de Paris. La Montagne veut qu'elle soit introduite à l'instant ; la droite insiste pour qu'elle soit renvoyée au Comité de salut public. On crie à Rabaut, qui occupe toujours la tribune, de conclure. Eh bien, dit-il, je conclus à ce qu'il n'y ait plus de commission des Douze, parce que je veux qu'il y ait un centre unique. Je demande que le Comité de salut public soit chargé de toutes les recherches, et qu'il soit investi de toute votre confiance. C'était déserter son poste au moment du danger. En pareille occasion, il faut savoir mourir sur la brèche. V Pendant que la députation envoyée par les meneurs de l'Hôtel de Ville se présente à la barre, quittons un instant la salle de la Convention et parcourons Paris, que nous avons laissé se réveillant au bruit du tocsin. La force armée des sections se réunissait machinalement aux lieux ordinaires des rassemblements ; on s'interrogeait ; personne ne pouvait expliquer ce qui se passait ni prévoir ce qui allait se passer. Dans la plupart des sections, beaucoup de défiance, très-peu d'enthousiasme. On blâmait la Gironde à raison des paroles imprudentes qu'avaient lancées contre la capitale plusieurs de ses membres. Un grand nombre de Parisiens attachés au parti modéré étaient effrayés des paroles d'Isnard, qui avait prédit la ruine totale de Paris ; ils se demandaient ce que deviendraient, dans ce cataclysme, leurs maisons, leurs boutiques et leurs marchandises. On était également mécontent de la Commune, qui entretenait dans Paris une agitation factice, prenait à tâche de faire exclure par ses affidés les citoyens paisibles des réunions de quartiers, et venait de faire un acte d'autorité qui déplaisait fort, en investissant Henriot du commandement général sans consulter les sections[18]. On flottait indécis, on attendait une impulsion venant de l'Hôtel de Ville ou des Tuileries. On envoyait simultanément à la Commune et à la Convention des députations, afin d'obtenir des renseignements exacts sur les causes et l'objet d'un pareil mouvement. Pour utiliser cette force armée considérable que l'on avait réunie à grand renfort de tambours, chaque section multipliait les patrouilles dans sa circonscription. Sur la place du Carrousel, dans le jardin des Tuileries, sur les boulevards, s'entassaient des curieux inoffensifs. II faisait un temps admirable. Les femmes, assises devant les portes pour voir passer l'émeute, s'impatientaient de ce qu'elle tardait tant. Rien ne paraissait, rien ne bougeait. Les meneurs de l'Hôtel de Ville avaient compté recevoir une grande force de la réunion que le Conseil général du département avait convoquée deux jours auparavant, pour le 31, dans la salle des Jacobins. Conformément au programme arrêté, les commissaires des autorités constituées du département et des quarante-huit sections s'y réunissent et nomment une commission de onze membres autorisés d'avance à prendre toutes les mesures de salut public qu'ils jugeraient nécessaires, et à les mettre directement à exécution. Aussitôt après leur nomination, ces nouveaux commissaires se transportent à l'Hôtel de Ville ; ils y sont reçus à bras ouverts[19]. Tous les éléments de la conspiration se trouvaient ainsi réunis. On se met à l'œuvre à l'instant même, on s'empresse de réparer le temps perdu. Ce qu'il y avait de plus urgent, c'était de réchauffer le zèle des sections, qui, généralement, se montraient assez tièdes. On envoie dans chacune d'elles des commissaires chargés de répandre des nouvelles alarmantes que l'on prétend avoir reçues de Lyon, de la Vendée et des armées[20]. VI Mais revenons à la Convention et écoutons la députation de la Commune que nous avons laissée à la barre. Législateurs, dit l'orateur des pétitionnaires, le Conseil général provisoire... — Nous ne le reconnaissons pas, s'écrie la droite avec énergie. — Au nom du salut public, qu'on les entende ! hurle le boucher Legendre. — Je m'y oppose, s'écrie Defermon. Rappelez-vous donc ce que vous a dit ce matin Pache lui-même. Rappelez-vous que ces prétendus commissaires ont destitué le Conseil général de la Commune et l'ont ensuite rétabli provisoirement. Ce sont ces mêmes hommes que vous voyez à la barre. Je demande qu'ils ne soient pas entendus. Basire propose un terme moyen. La Convention peut, dit-il, déclarer nul tout ce qui s'est fait cette nuit à l'Hôtel de Ville et admettre comme à l'ordinaire les magistrats municipaux. — Qu'avant tout, s'écrie Guadet, les pétitionnaires fassent connaître leur caractère et justifient de leurs pouvoirs. — Nous ne sommes nommés, répond l'orateur de la députation, par aucun Comité révolutionnaire. Nous tenons nos pouvoirs des Assemblées générales de nos sections. Nous sommes des mandataires directs. Le but de notre nomination était de chercher les traces d'un complot que nous avons découvert et de prendre les mesures propres à sauver la chose publique. Le Conseil général de la Commune a adopté les mesures que nous avons proposées, et nous a chargés, comme faisant partie de l'Assemblée générale du Conseil de la Commune, de venir vous les communiquer. Ces étranges explications sont tacitement acceptées par la Convention. L'orateur est admis à lire l'adresse dont il est porteur. Elle débute ainsi : Un grand complot vient d'éclater contre la liberté et l'égalité. Les commissaires des quarante-huit sections ont découvert les fils de ce complot ; ils en feront arrêter les auteurs et les mettront sous le glaive de la loi. La pétition annonce ensuite que la Commune a mis toutes les propriétés sous la responsabilité des vrais républicains, c'est-à-dire des sans-culottes, et ajoute cette phrase qui contient à elle seule tout le secret de l'insurrection : Comme la classe estimable des ouvriers ne peut se passer de son travail, le Conseil général a arrêté qu'ils recevront quarante sous par jour jusqu'à ce que les projets des contre-révolutionnaires soient déjoués. Ce que ne disaient pas les envoyés de la Commune, c'est qu'elle avait l'intention d'imputer ces quarante sous sur les fonds de l'État et de faire solder par la Convention les frais de l'émeute qui devait la décimer. Le président Mallarmé ne trouve rien à répliquer à cet aveu de l'insurrection et des moyens d'y pourvoir ; il accorde aux pétitionnaires les honneurs de la séance. Mais Guadet est à la tribune. Nul mieux que lui ne sait manier l'arme de l'ironie ; ses adversaires l'ont souvent éprouvé. Dans cette circonstance, il se surpasse lui-même. Les pétitionnaires, dit-il, qui viennent de paraître à la barre ont parlé d'un grand complot. Ils ne se sont trompés que d'un mot, c'est qu'au lieu d'annoncer qu'ils l'avaient découvert, ils auraient dû dire qu'ils avaient voulu l'exécuter. Que viennent nous dire les pétitionnaires ? qu'ils sont les représentants de toutes les sections de Paris ? Les pouvoirs qu'ils ont déposés sur le bureau du président n'émanent que de vingt-six sections. — C'est faux ! répond-t-on à gauche, ils sont envoyés par les quarante-huit sections. — Que ceux, reprend Guadet, qui ne veulent pas me croire viennent eux-mêmes examiner les pouvoirs. D'ailleurs, de quel droit ces sections de Paris nomment-elles des commissaires pour aviser aux moyens de sauver la patrie ? N'ont-elles pas, elles aussi, des représentants dans le sein de la Convention ? Forment-elles une nation à part au milieu de la France ? Ne font-elles pas partie intégrante de la France ? Ont-elles le droit de nommer des commissaires pour prendre des mesures de sûreté générale ? Bourdon (de l'Oise) lui crie de sa voix avinée : Elles n'ont pris des mesures que pour Paris. Tout ce que dit ce girondin, ce conspirateur, est inutile, ce n'est que du galimatias. Guadet ne fait nulle attention à des injures parties de si bas et exprimées si grossièrement. Il continue ainsi son argumentation : Est-ce que les lois n'appartiennent pas à la République tout entière ? N'est-ce pas les violer que d'établir une autorité qui se prétend au-dessus d'elles ? Or ceux-là ne sont-ils pas au-dessus de la loi qui ont fait sonner le tocsin, qui ont fait tirer le canon d'alarme ? Je suis loin d'imputer aux sections de Paris cette infraction criminelle à la loi ; ce sont quelques scélérats... — Vous calomniez Paris, lui crie-t-on de l'extrême gauche. — L'ami de Paris, répond Guadet, c'est moi, l'ennemi de Paris, c'est vous. Je sais par qui a été formée cette chaîne de conspirations dont nous sommes environnés ; je sais de quels moyens on s'est servi pour pousser les citoyens de Paris à des mouvements désordonnés. Un décret porte que les assemblées des sections seront terminées à dix heures. Les bons citoyens se retirent à cette heure et les intrigants restent. Ce sont ces intrigants, ces agitateurs par qui les pouvoirs de ces commissaires ont été donnés. Les manœuvres n'appartiennent qu'à une poignée de factieux... Depuis le commencement du discours de Guadet les tribunes frémissaient de colère et poussaient d'effroyables hurlements. La droite réclame l'évacuation des galeries ; sur son insistance, Mallarmé se détermine enfin à faire acte de président. Je déclare, dit-il, au nom de la Convention... — Au nom du peuple ! lui crie-t-on des tribunes. Mallarmé reprend : Je déclare au nom de la loi, au nom de la Convention, au nom du peuple français, que si les citoyens des tribunes n'ont pas pour la représentation nationale le respect qui lui est dû, je ferai usage de l'autorité qui m'est confiée pour que la Convention ne soit pas avilie. L'intervention du président, quoique bien tardive, rétablit le calme pour un instant, et Guadet en profite pour conclure en ces termes : Vous ne pouvez laisser subsister une autorité rivale, un Comité révolutionnaire qui se permet de faire des lois. Je demande que vous ajourniez toute discussion jusqu'à ce que vous sachiez par quel ordre les barrières ont été fermées, le tocsin a été sonné, le canon d'alarme a été tiré, la circulation des postes a été interrompue. Je demande que les autorités légitimes soient réintégrées et les autres anéanties. Couthon, l'ami et le confident de Robespierre, obtient la parole pour répondre à Guadet. En nommant, dit-il, dans un moment de crise. des commissaires pour prendre des mesures extraordinaires, Paris n'a fait qu'user de son droit. En ordonnant de sonner le tocsin, la municipalité n'a pas outrepassé ses pouvoirs, du moment qu'elle en avertissait immédiatement la Convention. C'est ce qu'elle a fait. Après avoir longtemps encore fait le panégyrique de la Commune et rejeté sur la commission des Douze la responsabilité de tout ce qui arrivait, de tout ce qui pouvait arriver, Couthon adresse un appel à tous les amis de la liberté et les adjure de se réunir pour sauver la République. A peine Couthon a-t-il cessé de parler, que Vergniaud s'élance à la tribune. Citoyens, dit-il, on vient de convier tous les bons citoyens à se rallier. Certes, lorsque j'ai proposé aux membres de la Convention de jurer qu'ils mourraient tous à leur poste, j'invitais tous les membres de la Convention à se réunir pour sauver la République. Je suis loin d'accuser la majorité ni la minorité des habitants de Paris. Ce jour montre combien Paris aime la liberté. Il suffit de parcourir les rues, de voir l'ordre qui y règne, les nombreuses patrouilles qui y circulent, pour décréter que Paris a bien mérité de la patrie. — Oui ! oui ! aux voix ! s'écrie-t-on dans toutes les parties de la salle. Vergniaud lit la rédaction du décret qu'il a préparé ; elle est adoptée sans débat. La Convention nationale décrète à l'unanimité que les sections de Paris ont bien mérité de la patrie pour le zèle qu'elles ont mis aujourd'hui à rétablir l'ordre, à faire respecter les personnes et les propriétés, et à assurer la liberté et la dignité de la représentation nationale. La Convention invite les sections de Paris à continuer leur surveillance jusqu'à l'instant où elles seront averties, par les autorités constituées, du retour du calme et de l'ordre public, Décrète que le présent décret sera publié, affiché, sur-le-champ et envoyé aux quarante-huit sections[21]. VII Le décret proposé par Vergniaud n'était pas le cri de la peur, comme le dit Louis Blanc[22] ; c'était un moyen peut-être trop habile de jeter la division entre la Commune et les sections. Les jours précédents, un grand nombre d'entre elles avaient, par des déclarations publiques, manifesté la ferme volonté de se rallier à la Convention et de la défendre contre toutes les menaces et toutes les attaques dont elle pourrait être l'objet. Depuis le matin, malgré tant d'excitations de tout genre, elles étaient restées immobiles chacune dans sa circonscription ; elles n'avaient répondu que par leur impassibilité aux lugubres appels du canon d'alarme et du tocsin. En faisant l'éloge des sections, le décret passait la Commune sous silence. Cette omission assez significative, le vulgaire ne la comprit pas. La droite, qui s'était associée à la pensée conciliatrice de Vergniaud, ne pouvait cependant pousser le pardon des injures jusqu'à abandonner toute poursuite contre les auteurs de l'insurrection. Camboulas se fait l'organe des ressentiments de ce côté de l'Assemblée en demandant que le pouvoir exécutif soit chargé de rechercher ceux qui ont fermé les barrières, sonné le tocsin et tiré le canon d'alarme. Une pareille motion dans un tel moment excite la fureur des tribunes : C'est nous ! c'est nous ! crient à Camboulas un grand nombre de spectateurs. Robespierre jeune vient avouer hautement tous ces faits et en revendiquer l'honneur pour ses amis. Vous voulez savoir, dit-il, qui a fait sonner le tocsin. Je vais vous le dire : c'est la trahison de nos généraux ; c'est la perfidie qui a livré le camp de Famars ; c'est le bombardement de Valenciennes ; c'est le désordre que l'on a mis dans l'armée du Nord ; ce sont les conspirateurs de l'intérieur, dont plusieurs sont dans le sein de la Convention ; c'est la commission des Douze où il n'y a que des contre-révolutionnaires. Malgré les protestations de la Montagne, le décret proposé par Camboulas est adopté, mais ce fut le dernier triomphe de la Gironde. La journée s'avançait ; il fallait en finir. Des députations nouvelles de la Commune et des départements envahissent la barre et assiègent les abords de l'Assemblée. L'adresse de la Commune est un véritable ultimatum. Elle demande : 1° La formation, dans toutes les villes de la République, d'une armée révolutionnaire composée de sans-culottes, soldée, sur la taxe des riches, à raison de quarante sols par jour, et dont la mission unique sera de protéger les patriotes contre les ennemis de l'intérieur ; 2° Le décret d'accusation contre la commission des Douze et contre les vingt-deux députés déjà dénoncés par les sections de Paris et par la grande majorité des départements ; 3° La fixation du prix du pain à trois sols la livre dans tous les départements, au moyen de sous additionnels prélevés sur les riches ; 4° Le licenciement de tous les ci-devant nobles qui ont des grades supérieurs dans l'armée ; 5° L'envoi dans les départements du Midi où se sont produits des mouvements contre-révolutionnaires, de commissaires chargés de resserrer les liens qui doivent les unir avec tous les autres citoyens de la République ; 6° Une proclamation qui venge les patriotes de Paris de toutes les calomnies que des écrivains stipendiés ne cessent de répandre contre eux pour allumer la guerre civile ; 7° L'arrestation dans le jour même des ministres Clavière et Lebrun. L'adresse du département est surtout une réponse aux paroles imprudentes échappées quelques jours auparavant à Isnard : Législateurs, nous venons démasquer l'impudeur et confondre l'imposture ; nous venons vous dénoncer ces hommes qui veulent anéantir Paris. Ils sentent parfaitement qu'en détruisant ce centre de lumière ils anéantiraient la force et l'harmonie de la République, puis détruiraient facilement un département par l'autre, et vendraient ensuite au premier tyran les lambeaux sanglants de leur patrie. Ce projet impie, vous le ferez avorter. Vous ne voudrez pas engloutir à la fois tant de richesses amassées par la plus laborieuse industrie et détruire l'asile des arts et des sciences. Vous respecterez, vous défendrez vous-mêmes ce dépôt sacré des connaissances humaines ; vous vous souviendrez que Paris fut le berceau et qu'il est encore l'école de la liberté. Il est temps de terminer cette lutte. La raison du peuple s'irrite de tant de résistance. Que ses ennemis tremblent, sa colère majestueuse est près d'éclater ; qu'ils tremblent, l'univers frémira de sa vengeance. A ces insolentes menaces, Grégoire, qui occupe un instant le fauteuil à la place de Mallarmé, ne répond que par de misérables banalités. Citoyens, dit-il, la liberté est dans la crise de l'enfantement, une constitution populaire en sera le fruit, et contre elle se briseront les efforts impies des brigands couronnés, de nos ennemis extérieurs et intérieurs. Le moment approche où le peuple en masse les écrasera par sa puissance et sa majesté. Estimables citoyens, l'absurdité des calomnies répandues contre Paris couvre de honte ses inventeurs ; la Convention nationale vient encore de vous venger en décrétant que Paris, qui a fait tant de sacrifices pour faire triompher la Révolution, a bien mérité de la patrie. Non, elle ne disparaîtra pas du globe, cette illustre cité qui, dans les décombres de la Bastille renversée par son courage, a retrouvé la charte de nos droits. Elle les a reconquis, elle défendra son ouvrage, et Paris, sous l'empire de la liberté, deviendra plus brillant qu'il ne le fut jamais sous le sceptre du despotisme. Vainement les aristocrates, les royalistes, les fédéralistes essayent de nous diviser, nous jurons de rester unis ; nous serons, pour ainsi dire, agglutinés dans le sein.de la République une et indivisible, et les orages de la Révolution ne feront que resserrer les liens de famille qui unissent les Parisiens à leurs frères des départements. Après un pareil discours il n'y avait plus qu'à inviter la députation aux honneurs de la séance. Grégoire n'y manque pas. Mais avec la députation se précipite dans la salle une foule de citoyens qui, suivant l'expression du Moniteur, se confondent fraternellement avec les membres du côté gauche. L'introduction de cette cohue dans l'enceinte réservée aux députés excite l'indignation d'une grande partie de l'Assemblée. Nous protestons, s'écrient plusieurs membres de la droite, contre toute délibération dans l'état où se trouve la Convention ; elle n'est pas libre. La force de la vérité arrache au montagnard Phélippeaux cette exclamation : Afin de ne pas donner matière à calomnier les décrets de l'Assemblée, je demande que le président invite les pétitionnaires à se retirer. Un autre montagnard, Levasseur (de la Sarthe), propose un expédient qui semble laisser à la Convention sa liberté en maintenant tacitement la pression qu'exercent sur elle les affidés des Jacobins. Afin, dit-il, de ne pas interrompre les délibérations, j'invite les députés de la Montagne à passer au côté droit ; leur place sera bien gardée par les pétitionnaires. Les Montagnards se hâtent d'opérer le mouvement stratégique commandé par Levasseur, et les pétitionnaires s'établissent en masse sur les gradins de la gauche. L'impression de l'adresse présentée par les délégués de la Commune est alors mise aux voix et, naturellement, adoptée. Les positions étaient prises ; l'investissement de l'Assemblée était complet ; Barère demande la parole au nom du Comité de salut public, et l'obtient immédiatement de Mallarmé qui a repris le fauteuil. Il propose un décret ainsi conçu : La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité de salut public, décrète : Art. 1. La force publique du département de Paris est mise jusqu'à nouvel ordre en réquisition permanente. Les autorités constituées rendront compte à la Convention nationale, tous les jours, des mesures qu'elles auront prises pour la sûreté des personnes et des propriétés et le maintien de la tranquillité publique. Art. 2. Le Comité de salut public s'occupera, de concert avec lesdites autorités constituées, de suivre la trace des complots qui ont été dénoncés à la barre dans cette séance et qui peuvent avoir été faits contre la sûreté de la République et de la représentation nationale. Art. 3. La commission extraordinaire des Douze est supprimée. Art. 4. Tous les actes et papiers de cette commission seront déposés par trois de ses membres au Comité de salut public, après avoir été inventoriés et paraphés en leur présence par trois commissaires de de la Convention, pour le rapport en être fait dans trois jours. Art. 5. Il sera fait, dans le jour, une proclamation adressée à tous les citoyens de la République ; elle sera envoyée par des courriers extraordinaires, ainsi que les décrets rendus dans cette séance, aux départements et aux armées. Art. 6. Il y aura une fédération générale et républicaine à Paris le 10 août 1793. Art. 7. Le présent décret sera imprimé, affiché et proclamé solennellement sur-le-champ par les autorités constituées de Paris. VIII Le Comité de salut public, on le voit, avait introduit da. ns le décret la plus grande partie des dispositions formulées une heure auparavant par la Commune : la cassation de la commission des Douze, la fédération du 10 août, la proclamation à adresser aux départements et aux armées. La seule chose qu'il eut encore ce jour-là le courage de refuser, ce fut de laisser décimer la Convention en livrant trente-deux de ses membres aux vengeances de la démagogie. L'article 1er du décret contenait une équivoque. Il mettait en réquisition permanente la force publique du département de Paris. Mais ce droit de réquisition appartiendrait-il à la Convention ou à la Commune ? Vergniaud veut forcer Barère à s'expliquer à cet égard. Il demande que, conformément à l'article proposé, le commandant de la force armée soit mandé à la barre de l'Assemblée pour y recevoir ses ordres. Barère ne répond pas. La gauche insiste pour que l'on vote le décret par acclamation ; la droite s'indigne que l'on veuille faire délibérer l'Assemblée au milieu des sicaires qui l'entourent et la cernent de toutes parts. Nous ne pouvons, s'écrie
Vergniaud, délibérer dans l'état où nous sommes ; je
demande que l'Assemblée aille se joindre à la force armée qui est sur la
place et se mette sous sa protection. Si la motion eût été comprise par la droite et par les centres, cette démarche, qui fut tentée sans succès deux jours plus tard, pouvait sauver l'Assemblée. D'un seul coup elle avait le double effet de la soustraire à l'effroyable pression des émeutiers, et de consacrer au profit de la Convention le droit de réquisition immédiate de toute la force armée de Paris et des départements. Malheureusement Vergniaud n'est suivi que de quelques
députés. La stupeur cloue la majorité à sa place. Je
demande l'appel nominal, s'écrie Chabot, afin
de connaître les absents. Mais Robespierre est à la tribune[23]. Citoyens, dit-il, ne
perdons pas ce jour en vaines clameurs et en mesures insignifiantes ; et,
jetant un regard dédaigneux sur Vergniaud, qui en ce moment rentre dans la
salle avec les quelques amis qui l'ont suivi, ne
nous occupons pas de la fuite ou du retour de ceux qui ont déserté leur
poste. Occupons-nous du décret qui vous est proposé. J'adopte la suppression
des Douze ; mais cette mesure est-elle suffisante pour contenter les amis
inquiets de la patrie ? Non : déjà cette commission a été supprimée et le
cours de ses trahisons n'a pas été interrompu, car le lendemain on a osé
rapporter le décret salutaire qui avait été rendu, et l'oppression a pesé sur
la tète des patriotes. Supprimez donc cette commission, mais en même temps
prenez des mesures vigoureuses contre les membres qui la composent. Robespierre
s'élève ensuite contre l'idée de mettre la force armée à la disposition de
l'Assemblée. De son argumentation, pleine de réticences, se dégage cependant
un aveu précieux dans la bouche du grand prêtre de la démagogie, c'est que si
on reconnaît à la Convention le droit de requérir directement la force armée,
on remet, par le fait, la toute-puissance entre les mains de la Gironde.
Celle-ci, en effet, ne dispose-t-elle pas de l'Assemblée ? Nous retrouvons bien là, formulée en principe, la révolte des minorités contre les majorités. Même sous le régime de la souveraineté nationale, lorsque les minorités ne sont pas retenues par le respect des lois, elles en appellent à la force brutale pour s'emparer d'un pouvoir qu'elles n'ont pu conquérir par la raison et la justice. Robespierre semble vouloir revenir sur tous les griefs qu'il a si souvent ressassés. Mais il est violemment interrompu par Vergniaud. — Concluez donc ! lui crie le député de Bordeaux. — Oui, reprend le député de Paris, je vais conclure et contre vous : contre vous qui, après la révolution du 10 août, avez voulu conduire à l'échafaud ceux qui l'ont faite ; contre vous qui n'avez cessé de provoquer la destruction de Paris ; vous qui avez voulu sauver le tyran ; vous qui avez conspiré avec Dumouriez ; vous dont les vengeances criminelles ont provoqué des cris d'indignation dont vous voulez faire un crime à ceux qui sont vos victimes. Eh bien, cette conclusion, c'est le décret d'accusation contre les complices de Dumouriez et contre tous ceux désignés par les pétitionnaires. La Convention se refuse à suivre Robespierre dans la voie où il veut l'entraîner et adopte le décret proposé par Barère[24]. Aussitôt le décret rendu, un grand nombre de membres, épuisés de fatigue, accablés de douleur, demandent à grands cris qu'on lève la séance. Profitant de cet impatience fébrile qui ne permet aucune discussion, la gauche fait adopter deux motions qui confirment et assurent sa victoire. On déclare libre l'entrée de toutes les tribunes de la Convention. On confirme l'arrêté par lequel la Commune assure quarante sous par jour aux ouvriers qui resteraient sous les armes jusqu'au rétablissement de la tranquillité publique. C'était consacrer à la fois le triomphe des tricoteuses de la Convention et des émeutiers de la rue. Au moment de lever la séance, l'Assemblée est avertie qu'une touchante réconciliation vient de s'opérer entre les sections de Paris qui professaient les principes les plus opposés ; on lui demande de venir sanctionner par sa présence cet heureux événement. Les députés se hâtent de mettre fin à cette interminable séance et se rendent dans le jardin du Palais-Royal, où fraternisent les sections des faubourgs et celles des quartiers aristocratiques. Que s'était-il donc passé entre elles ? Des fauteurs d'émeute, revêtus de l'écharpe municipale, avaient parcouru dans l'après-midi les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau et y avaient répandu le bruit que la section de la butte des Moulins et plusieurs sections environnantes avaient arboré la cocarde blanche. Cette nouvelle émeut naturellement les rudes habitants des faubourgs qui étaient sous les armes depuis plusieurs heures. Ils se mettent immédiatement en marche pour réprimer l'insolence des soi-disant contre-révolutionnaires. Le Palais-Royal leur est désigné comme le quartier général de la rébellion. Ils s'y rendent avec leurs canons, mèche allumée, et s'apprêtent à en faire le siège. Le bataillon de la butte des Moulins, apprenant qu'il va être attaqué, s'est retranché dans les cours et dans le jardin avec les détachements que les sections voisines ont envoyés à son secours. Les grilles sont fermées ; les canons braqués aux principales entrées. Les faubouriens se rangent en bataille sur la place du Palais-Royal et disposent leur artillerie de manière à riposter vigoureusement à celle des assiégés. Le moment est critique : un seul coup de feu peut amener une conflagration générale. Mais ne doit-on pas s'expliquer avant de s'entr'égorger ? C'est la réflexion que font plusieurs artilleurs sans-culottes. Ils proposent d'aller en parlementaires trouver leurs frères égarés et de vérifier les faits qu'on leur a dénoncés. Cette demande est acceptée, et une députation de trente volontaires se présente à la grande porte du Palais-Royal. Les assiégés la laissent pénétrer sans difficulté dans la cour et de là dans le jardin. Qu'y voit-elle ? La cocarde tricolore à tous les chapeaux ; le drapeau tricolore en tête de tous les bataillons. Les cris de : Vive la République ! éclatent de toutes parts. On se jette dans les bras les uns des autres ; on échange mille protestations d'amitié éternelle. Les grilles s'ouvrent, le flot des faubouriens se mêle aux gardes nationaux qu'ils s'apprêtaient à combattre. Une fête civique s'improvise. Enfin, après bien des libations et au moment de se séparer, les ci-devant assiégés déclarent qu'ils entendent reconduire chez eux les habitants des faubourgs qui sont venus les visiter avec des intentions quelque peu hostiles, mais qui leur ont témoigné depuis tant de cordialité. Les sections entremêlées se mettent en marche en entonnant des chants patriotiques ; les rués qu'elles traversent s'illuminent de proche en proche, la fête recommence au faubourg Saint-Antoine et dure presque jusqu'au matin. Telle fut la journée du 31 mai 1793. Elle avait commencé au bruit du tocsin et de la générale, elle se termina au milieu des cris les plus joyeux, des acclamations les plus fraternelles. Comme plus d'une journée dans l'histoire de notre pays, elle mérite d'être appelée la journée des Dupes. Les honnêtes gens furent trompés par les coquins ; on leur persuada qu'en sacrifiant définitivement la commission des Douze, on apaiserait toutes les agitations et toutes les colères, et que, cette cassation obtenue, le Comité de salut public serait une barre de fer qui ferait plier la Commune. Nous verrons dans le livre suivant ce qu'il advint de ces promesses[25]. |
[1] Hébert profita de son triomphe pour mettre à contribution son ami Bouchotte. Il se fit délivrer par le ministre de la guerre, sur les fonds de la trésorerie, 135.000 livres pour prix de numéros du Père Duchêne, destinés, disait-on, à être distribués dans les armées, afin d'y raviver l'esprit public. Hébert ne gagnait sur cette fourniture que 75 pour 100. Camille Desmoulins, dans son Vieux Cordelier, signala au public, quelques mois après, ce beau coup de filet (page 99 du 5 numéro). Le 2 juin, s'écriait le spirituel ami de Danton, le 2 juin, tandis que tout Paris avait la main à l'épée pour défendre la Convention, Hébert va mettre la main dans le sac.
Six mois durant, Hébert avait criblé d'attaques violentes et de sarcasmes acrimonieux le ministre Roland, qu'il accusait d'avoir consacré des sommes considérables à soudoyer des journaux réactionnaires, à graisser, suivant ses propres expressions, la patte à ces vils fabricants et fripiers de journaux, remplis de mensonges, de calomnies, d'atrocités contre les meilleurs patriotes. Cette vertueuse Indignation était, on le voit, toute de circonstance ; Hébert ne dédaignait pas, lui aussi, de recueillir la manne que semaient les mains ministérielles. Il fallait bien, comme il le disait, mettre de la braise dans les fourneaux du Père Duchêne. Allusion à la gravure qui était en tête de chaque numéro de cet ignoble journal, et qui représentait l'auteur au milieu de ses fourneaux, une pipe à la bouche et le sabre à la main.
[2] Le farouche montagnard Jean Bon Saint-André devint préfet sous l'Empire. On le voit figurer dans l'Almanach impérial sous le titre de baron de Saint-André, préfet à Mayence.
[3] Nous avons retrouvé la minute de cet appel nominal et avons pu constater que parmi les députés de la droite et des centres il y eut un certain nombre d'abstentions, voire même quelques votes en faveur du maintien de la cassation, notamment ceux de Condorcet, Carra, Daunou, Morisson, Cambacérès et Rabaut-Pommier.
[4] Cette délibération est signée par le fameux Maillard en qualité de vice-président de la section de la Cité. Ce nom était assez significatif.
[5] Dans les sections qui n'étaient pas sûres, on usa d'un excellent moyen pour avoir des commissaires sur lesquels on pût compter. Ce moyen est très-naïvement indiqué dans la délibération suivante prise par la société dite patriotique de la section de la Butte des Moulins, qui, tout uniment et sans mandat, se substitue à la section elle-même.
Extrait des registres des procès-verbaux de la société patriotique de la section de la Butte des Moulins.
30 mai 1793.
Un membre a représenté qu'il
était urgent de nommer deux commissaires pour se joindre à ceux des
quarante-huit sections assemblés à l'Évêché, attendu que la majorité de la
section, connue par son incivisme et son esprit contre-révolutionnaire, avait,
dans cette circonstance, comme dans celle où il fallut nommer des commissaires
pour se rendre à l'invitation de nos frères les Cordeliers, refusé obstinément
de répondre à cette invitation. La société, convaincue de la vérité de cet
exposé, bien assurée que la majorité de la section, ou se refuserait à cette
nomination, ou nommerait des commissaires qui n'auraient pas la confiance des
patriotes, a délibéré de nommer deux commissaires qui, investis de toute la
confiance des patriotes de la section, pussent concourir au salut de la patrie
de concert avec les commissaires des autres sections, et, en conséquence, elle
nomme les citoyens Jean-Baptiste Loys et Michel Boissière commissaires des
patriotes de la section de la Butte des Moulins, et leur donne des pouvoirs
illimités, à l'effet d'aviser aux moyens de sauver la patrie.
BUQUIER, président par intérim.
[6] Comme on peut le croire, il ne fut pas tenu procès-verbal régulier des résolutions de l'assemblée de l'Évêché. Mais nous savons ce qui s'y passa par ces deux documents que nous avons retrouvés, l'un sur le registre de la section de la Fraternité, l'autre sur velu du Conseil général de la Commune.
Section de la Fraternité.
Les commissaires nommés hier
pour se trouver à l'assemblée de la section de la Cité ont fait rapport de leur
mission, duquel il résulte qu'ayant entendu faire des propositions dans le
genre de celles faites dans l'assemblée réunie à la mairie la semaine dernière,
ils ont cru prudent de se retirer avant même de faire vérifier leurs pouvoirs.
L'assemblée, après avoir approuvé la conduite de ses commissaires, a passé à l'ordre du jour.
Conseil général de la Commune.
Le maire, de retour de
l'évêché, fait son rapport ; il annonce qu'il s'est fait représenter les
arrêtés pris dans cette assemblée, portant que les citoyens réunis se sont
déclarés en insurrection et doivent fermer les barrières.
Le maire et ses collègues ont
fait aux citoyens toutes les représentations possibles pour suspendre, au moins
jusqu'après la conférence qui doit avoir lieu demain aux Jacobins, l'exécution
des mesures extrêmes et qui doivent être profondément mûries, vu leur
importance.
Les citoyens assemblés ont paru persister dans leurs arrêtés, et le citoyen maire a cru devoir se rendit à son poste.
Voilà, il faut en convenir, un maire bien respecte et aussi bien vigilant. Il donne des avis, on ne les écoute pas ; il ne prend Aucune mesure, laisse faire et n'avertit pas le pouvoir exécutif.
[7] Voici le texte même de l'arrêté pris par le Conseil général du département :
Le Conseil général, le
procureur-général-syndic entendu, arrête que toutes les autorités constituées
du département et les sections de Paris seront convoquées par commissaires
vendredi 31 du présent mois, à neuf heures précises du matin, dans la salle de
la société des Amis de la liberté et de l'égalité, séant auxdits Jacobins, rue
Saint-Honoré, pour délibérer sur les mesures de salut public qu'il convient de
prendre, dans les circonstances actuelles, pour maintenir la liberté et
l'égalité fortement menacées, et sur les moyens à employer pour repousser
toutes les calomnies qui ont été répandues contre les citoyens et les autorités
constituées du département de Paris, dans les autres départements ; détromper
tous les citoyens qui auraient pu être égarés, afin de détruire le complot
évidemment formé de perdre la ville de Paris en aliénant d'elle tous les
départements, et de porter ainsi atteinte à l'unanimité et à l'indivisibilité
de la République, qu'elle a juré de défendre contre tous ses ennemis.
Arrête en conséquence que les
Conseils généraux des districts de Saint-Denis et du bourg de l'Égalité, ceux
des communes de ces deux districts et le Conseil général de la commune de Paris
sont invités à nommer respectivement dans leur sein et à envoyer à cette
assemblée le nombre de commissaires qu'ils jugeront convenable ; que les
quarante-huit sections de Paris sont également invitées à nommer chacune deux
commissaires parmi les membres de chacun des comités de surveillance, attendu
que ces comités ; par la nature de leurs fonctions et la confiance qui les y a
appelés, ont acquis des renseignements et des instructions dont les
commissaires réunis profiteront dans la discussion qui aura lieu.
Arrête en outre que tous
commissaires qui seront nommés par les autorités constituées et les sections se
muniront de pouvoirs afin qu'ils puissent être admis dans l'assemblée.
Signé : NICOLEAU, président ; RAISSON, secrétaire général.
[8] Le lendemain 31 mai, Basire vint lui-même annoncer, au nom du Comité de sûreté générale, qu'examen fait des papiers de Gardien, on n'y avait trouvé que des preuves éclatantes de son civisme.
[9] L'hôtel de Breteuil était situé au fond de la place du Carrousel, sur l'emplacement où ont été construites les écuries du palais.
[10] Nous avons copié textuellement sur le registre du Conseil général cette phrase, d'un français plus que douteux.
[11] Ce serment avait été à dessein rédigé de manière à ce qu'il pût être facilement prêté par toutes les sections, même les plus modérées. Il était ainsi conçu :
Je jure d'être fidèle à la République une et indivisible, de maintenir de tout mon pouvoir et de toutes mes forces la sainte liberté, la sainte égalité, la sûreté des personnes et le respect des propriétés, ou de mourir à mon poste en défendant les droits sacrés de l'homme. Je jure de plus de vivre avec mes frères dans l'union républicaine ; enfin je jure de remplir avec fidélité et courage les missions particulières dont je pourrai être chargé.
[12] Une comédie à peu près identique s'était jouée à l'égard du Conseil du département ; seulement on y avait mis un peu moins de façon. Le Comité central révolutionnaire se contenta de lui envoyer un délégué pour lui apprendre qu'il était destitué, puis réintégré dans ses fonctions. Voici les trois pièces dont ce délégué était porteur :
Paris, le 31 mai 1793.
L'an II de la République
française, au nom du peuple souverain, au Directoire et au Conseil général du
département de Paris.
Les membres composant le
Directoire et le Conseil général du département de Paris sont suspendus.
VARLET, président
provisoire ; FOURNEROT, secrétaire.
Paris, le 31 mai 1793, l'an 2e de la République.
Le Comité, délibérant en vertu
des pouvoirs qui lui ont été délégués par les commissaires des sections réunis
à l'Évêché, a arrêté que le citoyen Wendling sera chargé de se rendre au
département, à l'effet de suspendre le Conseil du département et le Directoire.
Fait et arrêté en comité.
VARLET, président provisoire,
FOURNEROT, secrétaire.
Paris, le 31 mai 1793.
L'an II de la République
française, au nom du peuple souverain, au Directoire et au Conseil général du
département de Paris.
Les membres composant le
Directoire et le Conseil général du département de Paris sont réintégrés
provisoirement dans leurs fonctions ; ils prêteront le serment, entre les mains
des commissaires, de remplir exactement les fonctions qui leur sont confiées et
de communiquer avec le Comité révolutionnaire des Neuf, séant à l'Évêché.
VARLET, président provisoire ; FOURNEROT, secrétaire.
[13] Nous empruntons à M. Michelet le portrait qu'il trace d'Henriot :
Le général Henriot, laquais et
mouchard sous l'ancien régime, avait fait maintes campagnes dans les foires et
marchés, en costume de général, comme les charlatans en portent et les
arracheurs de dents. 11 avait, de longue date, paradé sur les tréteaux avec
l'épaulette, l'épée et le panache. 11 n'y avait pas un homme qui s'entendit de
si loin ; c'était (il faut dire le mot) une gueule terrible, à faire taire
toute une place. Ses campagnes n'avaient pas été sans revers ; quel capitaine
n'en a pas ? Fait prisonnier (par la police), il avait passé du temps à
Bicêtre, et c'est justement ce qui fit sa fortune révolutionnaire. On le prit
pour une victime ; on le jugea, sur l'habit, un vrai militaire. Le pauvre
peuple du faubourg Saint-Marceau, qui, dans ses grandes misères, a toujours
besoin d'un amour, avait perdu Lazouski ; il adopta Henriot. Le quartier de la
rue Mouffetard (section des Sans-Culottes) l'avait pris pour capitaine. Dans la
nuit du 31 mai, l'Évêché le fit général par cette seule considération que
c'était en quelque sorte le successeur de Lazouski, un homme dont le quartier
le plus pauvre était engoué.
Il y avait cependant à cela un inconvénient, c'est que ce grand aboyeur n'était qu'une voix en réalité, du reste une tête de bois, absolument vide. L'eau-de-vie seule lui donnait l'attitude et les paroles : aux grands jours qui demandaient de la présence d'esprit, Henriot avait soin d'être ivre ; il fut presque ivre au 2 juin, ivre au 9 thermidor. Dans cet état, le général devenait vraiment dangereux ; disant indifféremment non pour oui et oui pour non, il pouvait faire des malheurs sur ses amis mêmes. Au 2 juin, sa section, qui lui était fort dévouée, lui envoyant un orateur, il l'insulta grossièrement. Un tel homme à la tête de cent cinquante bouches à feu pouvait, en se trompant d'ordre, foudroyer impartialement la Montagne.et la Gironde. (Histoire de la Révolution, t. V, p. 603 et 604, 1re édition.)
M. Louis Blanc (Histoire de la Révolution, t. VIII, p. 466) est plus court, mais non moins explicite dans son appréciation du même personnage :
Le fils d'un pauvre habitant de Nanterre, un ancien domestique que son mettra avait cassé aux gages, un commis aux barrières compromis pour avoir aidé à les brûler.
[14] Non-seulement ces deux ministres furent arrêtés malgré les inhibitions formelles du Comité de salut public, mais la section des Piques s'avisa, de son autorité privée, de se saisir de la personne du ministre de la justice Gohier. Cette dernière arrestation n'était pas dans le programme des meneurs de l'Hôtel de Ville. Aussi ne fut-elle pas maintenue ; mais personne n'osa se plaindre de l'énormité commise par la section des Piques, pas même celui qui en avait été victime.
Nous donnons à la fin de ce volume diverses pièces concernant ces arrestations. Elles montrent à quel degré d'abaissement étaient tombés les pouvoirs légaux devant les usurpations successives de la Commune.
[15] Voici le texte même du décret :
Sur le rapport du Comité de
salut public, la Convention nationale décrète :
Que les membres du Conseil exécutif du département de Paris et du Conseil général de la Commune de la même ville se réuniront à l'instant près du lieu des séances de l'Assemblée, dans un local qui leur sera indiqué par le Comité d'inspection de la salle, pour y recevoir les ordres de l'Assemblée, les transmettre aux autorités constituées et rendre compte au Comité de salut public de ce qui se passe dans les divers quartiers de Paris. Elle charge le Comité de salut public de lui en faire un rapport d'heure en heure et de lui présenter les mesures qu'il croira utile de prendre.
Ainsi c'était bien le Conseil général de la Commune tout entier que la Convention entendait avoir sous la main ; mais les meneurs de l'Hôtel de Ville étaient trop habiles pour quitter leur quartier général ordinaire et se mettre à la discrétion de l'Assemblée. Ils firent semblant de ne pas comprendre, et envoyèrent des délégués qui devaient rendre compte heure par heure de ce qui se passait aux Tuileries. Comme cela n'était arrivé que trop souvent, la Convention se contenta de l'apparence de la soumission, et n'exigea pas l'exécution du décret. Ce fut une faute considérable, car si la Convention eût tenu la main à ce que, dans ce jour de trouble, les autorités de Paris et surtout la Commune fussent réunies autour d'elle, cela aurait pu changer de beaucoup la face des choses.
[16] Ce discours de Lhuillier se trouve en extrait dans le procès-verbal de la séance. Le Moniteur n'en dit pas un mot.
[17] La Convention, tardant à rendre le décret qui devait annuler tes ordres d'Henriot, et le commandant, qui était allé prendre ceux de l'Assemblée, ne revenant pas, un nouvel ordre du Conseil général révolutionnaire mit fin aux hésitations de l'officier subalterne auquel le commandement avait été remis provisoirement. Il était une heure après midi.
[18] Parmi les sections qui montraient très-peu de propension à accepter aveuglément ce qui s'était passé le matin à l'Hôtel de Ville, nous citerons celles du Marais, de Molière et Lafontaine, de la Butte des Moulins, de l'Observatoire, de la Fraternité, de 1792, des Lombards, des Invalides et du Finistère, autrefois les Gobelins. Cette dernière, qui n'était cependant pas suspecte d'un trop grand modérantisme, prit un arrêté pour dénoncer à la Convention l'existence du Comité central révolutionnaire et demander l'arrestation de ses membres. Elle eut le courage de faire notifier cet arrêté au Conseil général de la Commune.
[19] Un autre concours avait été offert au Conseil général de la Commune par une députation de citoyennes de la Société républicaine, qui demandaient à être admises à délibérer avec le Comité révolutionnaire. Le Conseil fit répondre à ces dames que le Comité n'était pas un club, mais qu'il était composé des députés des quarante-huit sections.
Ces citoyennes ne se rebutèrent pas. Le 2 juin, elles se présentèrent à la Convention pour l'entretenir d'un objet important, disaient-elles. Mais l'Assemblée était alors trop occupée pour faire droit à leur requête. Les lettres, pouvoirs et adresses émanés de ce club féminin, qui avait son siège dans l'une des salles du couvent des Jacobins, sont signés : Pauline Léon, présidente. C'est un nom qui doit être conservé à l'histoire.
[20] Le Pouvoir exécutif fut obligé, dans la journée du 31 mai, de prendre l'arrêté suivant pour empêcher la propagation des fausses nouvelles :
Le Conseil, informé qu'il se répand des bruits de prétendues défaites essuyées par les armées de la République, soit dans la Vendée, soit aux frontières du Nord, arrête qu'il sera publié à l'instant un placard en forme d'avis pour démentir ces faits faux et annoncer aux citoyens qu'il n'est parvenu aucune nouvelle fâcheuse d'aucune des armées de la République.
[21] Nous avons retrouvé la minute même du décret écrit de la main de Vergniaud. On y reconnaît les traces de l'émotion qui agitait le grand orateur girondin au moment où il le rédigeait. La première phrase présente à elle seule trois retouches importantes : 1° avant de s'arrêter à cette expression : rétablir l'ordre, Vergniaud avait essayé de trois autres, protéger, maintenir, assurer ; 2° il avait hésité à déclarer que les sections de Paris avaient bien mérité de la patrie ; au lieu du mot section, il avait d'abord mis citoyens ; 3° enfin après les mots assurer la liberté et la dignité de la Représentation nationale, il avait ajouté ceux-ci : dans la crise qui agite encore cette cité ; puis il les avait effacés pour ne pas avouer aux yeux de la France et de l'Europe que c'était sous la pression des événements qu'il avait proposé une pareille déclaration si contraire à ses discours antérieurs.
Nous avons également retrouvé les dépêches écrites, souvent d'heure en heure, à la Commune par ses délégués. Ces dépêches ne rapportent, il est vrai, que des faits consignés au Moniteur et dans les autres journaux. Nous ne les aurions pas données si elles ne faisaient connaître en même temps la physionomie de l'Assemblée et les impressions que ressentaient les commissaires de la commune à mesure que les événements se déroulaient devant eux.
Citoyens
frères,
Nous vous instruisons que,
d'après la mission dont vous nous avez chargés auprès de la Convention
nationale, elle a rendu le décret dont vous trouverez ci-joint une copie
exacte.
Nous vous prévenons aussi que,
sur la proposition de Vergniaud, ce qui vous étonnera peut-être, la Convention
nationale vient de décréter à l'instant que les sections de Paris, dans les
mesures par elles prises pour sauver la chose publique, avaient bien mérité de
la patrie. Nous vous enverrons une copie de ce décret aussitôt que nous aurons
pu nous le procurer. Ainsi donc, d'après l'intention du Conseil général et le
décret de la Convention nationale, notre poste est ici pour recevoir tout ce
que vous voudrez faire parvenir à la Convention et vous instruire de tout ce
qui s'y passera.
Nous devons aussi vous
rassurer sur la majorité des opinions qui se manifestent dans la Convention ;
elles sont satisfaisantes pour tous ceux qui désirent le triomphe de la liberté
et de l'égalité.
NAUDIN, GARELLE, CAVAIGNAC, HENRY.
Au comité des inspecteurs de la salle, ce vendredi, à trois heures.
[22] Tome VIII, p. 434.
[23] La seconde dépêche des délégués de la Commune qui relate cet incident est ainsi conçue :
Citoyens
frères et amis,
Le département de Paris,
accompagné de plusieurs membres des municipalités de ce département, vient de
faire lecture à la barre de la Convention nationale d'une adresse pleine
d'énergie et de courage. L'orateur de la députation (Lhuillier, procureur
général-syndic du département, dont le patriotisme vous est connu), après avoir
développé les principes que nous professons tous, ceux de la liberté et de
l'égalité, a rappelé à la Convention l'attentat commis par Isnard à la loyauté
des braves Parisiens dans les moments de sa présidence. Il a rappelé les
forfaits dont s'est rendue coupable la commission des Douze, et l'indignation
que ces individus s'étaient attirée de la part de tous les braves patriotes de
Paris. Il a conclu par demander le décret d'accusation contre ces individus qui
avaient sans doute médité la perte de Paris. Lebrun, ministre des affaires
étrangères, et Clavière, ministre des contributions publiques, sont compris,
comme vous devez le penser, dans la demande du décret d'accusation.
La Convention nationale a sur-le-champ ouvert la délibération sur l'objet de cette pétition ; Robespierre l'allié parle dans ce moment sur le même objet ; nous vous ferons part du résultat de cette délibération aussitôt qu'elle sera terminée.
[24] La troisième missive des délégués de la Commune est ainsi conçue :
Citoyens
frères et amis,
Nous vous instruisons, avec
une satisfaction que vous éprouverez sans doute, que la Convention vient, par
les décrets ci-après, de se rendre digne d'un peuple républicain.
Elle vient de décréter (suit
le résumé des articles).
Nous ne pouvons pas vous
dissimuler, citoyens, que l'Assemblée nationale n'a pu parvenir à prendre les
mesures ci-dessus, que le bien et le salut public exigeaient d'elle, qu'après
que les perturbateurs de l'Assemblée, connus sous la dénomination du côté
droit, se sont rendus assez de justice pour voir qu'ils n'étaient pas dignes d'y
participer, et ont eu évacué l'Assemblée, après de grands gestes et les
imprécations dont vous les savez susceptibles.
Il ne faut pas vous laisser
ignorer le grand miracle qui s'est opéré par l'effet de cette désertion si
salutaire : c'est que d'un mouvement spontané, et vraisemblablement pour purger
tout le local du sanctuaire des lois, la sainte montagne s'est transportée dans
l'extrémité du côté droit, aux acclamations et aux applaudissements de toutes
les tribunes, pour faire place aux pétitionnaires qui se succédaient en
abondance.
Il a été décrété de plus que
tous les décrets de ce jour seraient imprimés dans la nuit et envoyés dans tous
les départements par des courriers extraordinaires, et que la proclamation en
serait faite dans la journée de demain dans la ville de Paris, avec la pompe et
la majesté que leur importance exige.
Voilà, citoyens, le compte que
vous nous avez chargés de vous rendre, et dont nous nous acquittons en frères
qui ne désirent rien tant que de se rendre dignes de votre confiance.
HENRY, CAVAIGNAC, BORELLE.
[25] Les procès-verbaux officiels des séances des 27, 28 et 31 mai, avaient été rédigés et adoptés lorsque la Convention était encore mal-tresse d'elle-même ; mais ils contenaient trop visiblement l'indication des violences exercées sur l'Assemblée par les émeutiers du dedans et du dehors, pour que les vainqueurs voulussent laisser subsister cette preuve irrécusable de leurs méfaits.
Dès le 13 juin, la rédaction du procès-verbal de la séance du 28 mai fut critiquée par un montagnard comme l'œuvre exclusive du girondin Penières, alors un des secrétaires de l'Assemblée. La Convention passa toutefois à l'ordre du jour, motivé sur ce que cette rédaction avait été approuvée après quelques retranchements. Les démagogues ne se tinrent pas pour battus. Lorsque après le meurtre de Marat ils devinrent tout-puissants dans l'Assemblée, ils firent disparaître les trois procès-verbaux dont le texte trop véridique les offusquait et leur en substituèrent d'autres, que les membres du bureau, alors en exercice, furent appelés à signer ; car on n'osa pas requérir, pour cette falsification, la complicité des représentants qui avaient siégé comme président et secrétaires lors de la première et authentique rédaction. C'est ainsi que Jean Bon-Saint-André et Robespierre, qui présidaient l'Assemblée en juillet et en août, ont apposé leur signature au bas de ce faux audacieux, et en ont assumé, par cela même, la responsabilité devant l'histoire.