HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME SEPTIÈME

 

LIVRE XXXVIII. — LA COMMISSION DES DOUZE.

 

 

I

Le triomphe de Marat avait opéré une réaction salutaire sur l'esprit public. Pendant quelque temps les honnêtes gens se rendent plus assidûment dans les sections, et, reprenant courage, opposent une résistance inusitée aux motions ultra-révolutionnaires. Le procureur général Lhuillier est mal accueilli dans l'assemblée de Bonconseil, où il a coutume de dominer. L'Ami du peuple, qui le croirait ! s'étant présenté à sa section, est obligé de battre en retraite devant les clameurs que suscite son apparition. Des rassemblements nombreux parcourent presque tous les soirs les principales rues de Paris en criant : A bas les anarchistes ! vivo la nation ! vive la loi !

Ce réveil de l'opinion publique est salué avec joie par le Patriote français, le principal organe de la Gironde. Girey-Dupré, l'ami et le continuateur de Brissot, y jette en ces termes le défi à ses adversaires :

Les patriotes doivent-ils craindre un nouveau mouvement ? Non, ils doivent le désirer plus que ceux qui le préparent. Depuis trop longtemps le républicanisme et l'anarchie sont en présence et n'ont fait pour ainsi dire qu'escarmoucher ; cet état pénible ne peut plus se prolonger ; on nous présente un combat à mort ; eh bien, acceptons-le. Républicains, sentez votre force. Quels sont vos ennemis ? Une bande de forcenés déclamateurs, Achilles à la tribune, Thersites au combat ; une poignée de conspirateurs de caves qui tremblent à la vue de leurs propres poignards, un ramas de brigands sans courage, intrépides massacreurs dans les prisons, mais dont les yeux n'osent rencontrer ceux d'un homme de cœur, enfin un vil troupeau de misérables que la soif du pillage réunit, que la pluie dissipe. — Quels sont vos amis ? La grande majorité de la Convention, la grande, l'immense majorité des habitants de Paris, fatigués de l'odieuse et ridicule tyrannie de nos Masaniels en miniature. Républicains, soyez prêts ![1]...

 

La section Bonconseil, fière d'avoir secoué la tyrannie de Lhuillier, répond à l'appel de Girey-Dupré et, le h mai, adopte une adresse à la Convention qui se termine par un serment ainsi conçu :

Nous jurons de maintenir la liberté, l'égalité, la République une et indivisible, de ne jamais souffrir qu'il existe un tyran, sous quelque dénomination que ce puisse être, d'obéir à la loi sauf les réclamations qu'elle permet, de nous rallier autour de la Convention nationale, de porter à tous les députés indistinctement le respect dû à leur caractère, de maintenir la liberté des opinions des représentants du peuple et de ne jamais permettre que qui que ce soit y porte atteinte, de maintenir la sûreté des personnes et des propriétés, de nous rendre tous les jours aux assemblées légales de la section pour y participer aux délibérations, et de ne plus souffrir qu'une poignée d'intrigants, sous le masque du patriotisme, écrase davantage les bons citoyens sous le poids du despotisme populaire.

 

Le lendemain dimanche, 5 mai, la députation nommée par la section Bonconseil se présente à la barre de la Convention et lit l'adresse au milieu des applaudissements de la grande majorité de l'Assemblée. Le président, Boyer-Fonfrède, félicite chaleureusement les pétitionnaires des sentiments de patriotisme qu'ils viennent d'exprimer, mais sa réponse est accueillie par les réclamations de la Montagne : Ce sont des intrigants, ce sont des fauteurs de guerre civile ! s'écrie-t-on de l'extrême gauche.

Vergniaud s'élance à la tribune : Je conviens, dit-il, que lorsque des hommes parlent de respecter la Convention nationale, ils doivent être appelés intrigants par ceux qui cherchent sans cesse à l'avilir. Je conviens que lorsque des hommes parlent de maintenir la liberté des personnes, ils doivent être appelés intrigants par ceux qui sans cesse provoquent au meurtre. Je conviens que lorsque des hommes parlent de maintenir les propriétés, ils doivent être appelés intrigants par ceux qui provoquent sans cesse au pillage. Je conviens que lorsque des hommes viennent ici prêter serment d'obéir aux lois, ils doivent être appelés intrigants par ceux qui ne. veulent que l'anarchie.

Marat demande à répondre ; mais l'Assemblée lui refuse la parole et ordonne l'insertion au bulletin de la pétition et de la réponse du président.

Les démagogues ne pouvaient consentir à rester sous le poids d'un pareil échec. Aussi dès le soir même essayent-ils de prendre leur revanche. Appel est fait aux frères et amis des sections environnantes, qui accourent de toutes parts à la section Bonconseil[2].

Grâce à ce renfort, les amis de Lhuillier peuvent tenir tête à leurs adversaires. Mais ce n'est pas assez, ils veulent les forcer à déguerpir. Pour cela, ils ne trouvent rien de mieux que de demander aide et protection aux administrateurs de police, qui arrivent aussitôt avec la force armée et expulsent les prétendus agitateurs. Maîtres enfin de la place, les démagogues rédigent, au nom de la section ainsi régénérée, une nouvelle adresse désavouant l'ancienne et demandant que l'on traduise immédiatement au Tribunal révolutionnaire tous ceux qui troubleraient les séances des sections. Cette menace est bientôt suivie d'effet. Les principaux pétitionnaires qui ont paru à la barre de la Convention sont arrêtés. Ils écrivent à l'Assemblée qu'ils sont en prison pour avoir osé lui présenter une pétition qu'elle a eu l'audace d'applaudir.

Vergniaud se rend l'organe de leurs plaintes : Les pétitionnaires, dit-il, qui réclament votre justice, ont obtenu de vous l'impression d'une adresse qui les honore. Mais il semble que toutes les fois qu'on vous donne des témoignages de confiance et de respect, on commet un crime de lèse-municipalité.

Eh quoi ! pour être venu à votre barre prêter un serment auquel vous avez applaudi, on peut être arrêté, assassiné ! Je demande que le maire de Paris rende compte, séance tenante et par écrit, des motifs de l'arrestation des pétitionnaires.

Robespierre cherche à justifier les procédés de la municipalité parisienne ; il prétend que ces agitations factices dont les sections sont le théâtre doivent être attribuées à des menées contre-révolutionnaires. En cherchant à apitoyer l'Assemblée sur le compte des individus arrêtés, on favorise les troubles de la Vendée, on avilit les autorités constituées, on se rend plus coupable que les pétitionnaires eux-mêmes.

Malgré les clameurs de l'extrême gauche, la proposition de Vergniaud est adoptée ; mais Pache se soucie fort peu de donner à l'Assemblée des explications qui pourraient devenir embarrassantes. Il fait relâcher sous main les individus arrêtés et se dispense ainsi de paraître à la barre[3].

 

II

Les levées d'hommes et les levées d'argent étaient toujours à l'ordre du jour ; pour y pourvoir, les Montagnards ne reculaient devant aucune mesure, quelque arbitraire qu'elle fût. Écoutons les théories émises à cet égard par Robespierre et ses amis, dans la séance du 8 ma i :

ROBESPIERRE. — L'aristocratie a osé lever la tête dans ces derniers temps. Si des citoyens que leur incivisme condamnait au silence se sont répandus dans les sections, que sera-ce lorsqu'il sera parti de Paris une armée de patriotes ? Il faut que les ennemis de la liberté, sous quelque nom qu'ils se présentent, robins, nobles, financiers, banquiers, prêtres, ne puissent lui nuire. Je demande que tous les gens suspects soient gardés en otage et mis en état d'arrestation ; que, pendant ces jours de crise, les intrigants qui affluent dans les sections en soient sévèrement chassés par les patriotes ; que la classe estimable et industrieuse puisse y assister journellement, et qu'à cet effet, chaque fois qu'un artisan emploiera un jour de son travail à porter les armes ou à assister à une assemblée publique, il reçoive une indemnité.

COUTHON. — Il faut mettre en état d'arrestation les gens suspects, mais il faut en tirer parti. Je demande que les gens signalés par leur incivisme soient taxés par leurs sections suivant leurs richesses, et que le produit de cette taxe soit remis aux braves sans-culottes de la section qui partiront pour aller combattre la révolte.

CAMILLE DESMOULINS. — On a voulu diviser les citoyens en deux classes, les messieurs et les sans-culottes. Eh bien, prenez la bourse des uns et armez les autres. Employez contre les rebelles l'argent des riches et le courage des pauvres.

DANTON. — Oui, que le riche paye, puisqu'il n'est pas digne le plus souvent de combattre pour la liberté ; qu'il paye largement ; que l'homme du peuple marche dans la Vendée. Mais il y a telle section où se trouvent des groupes de capitalistes, il n'est pas juste que les citoyens de cette section profitent seuls, comme l'a proposé Couthon, de ce qui sortira de ces éponges. Il faut envoyer des commissaires dans chaque section pour hâter le recrutement et répartir les contributions levées sur les riches.

Mais les extorsions conseillées par les coryphées de la démagogie ne pouvaient pas évidemment suffire aux besoins immenses de la guerre et surtout aux dilapidations et aux gaspillages qui se commettaient avec impudeur dans toutes les branches de l'administration ; force donc était de recourir à la planche aux assignats. C'était la seule monnaie que la Convention eût à sa disposition. Elle en usait largement. En février, elle avait voté la création de huit cents millions[4] ; en mai elle décrète l'émission de douze cents autres millions ; elle a soin, il est vrai, de déclarer que le gage offert aux créanciers de la France, et qui repose sur les biens du clergé et des 'émigrés, est plus que suffisant pour leur présenter une complète garantie, puisqu'il excède de deux milliards huit cents millions de francs la somme de la monnaie fiduciaire en émission. Seulement le gage n'était pas facilement réalisable, et chaque émission était le signal d'un écart de plus en plus considérable entre l'assignat et le numéraire.

Battre monnaie était autrefois un droit régalien. La Convention avait hérité de ce droit comme elle avait hérité de tous ceux qui étaient jadis les attributs de la royauté. Il ne lui manquait plus, pour mettre le sceau à sa souveraineté, que de prendre possession du palais des Tuileries : c'est ce qu'elle fit le 10 mai.

Presqu'au lendemain du 10 août, la translation de l'Assemblée dans l'antique demeure des rois avait été décrétée ; on avait espéré qu'en six semaines on exécuterait les travaux nécessaires d'appropriation. Ils durèrent plus de six mois. Plusieurs fois on changea d'avis, de plan et d'architecte[5]. Cette prise de possession ne porta pas bonheur à l'Assemblée souveraine de France. Les émeutiers à la solde de la démagogie avaient appris le chemin des Tuileries au 20 juin et au 10 août. Il n'y avait pas un mois que le palais de Catherine de Médicis avait reçu sa nouvelle destination lorsqu'il se vit de nouveau envahi par ces terribles visiteurs.

Mais n'anticipons pas sur les événements et revenons à l'Assemblée, au moment où les députés extraordinaires de Bordeaux se présentent à la barre. Ils déclarent qu'organes de cent vingt mille citoyens et de tous les corps administratifs de cette ville, ils viennent exprimer aux représentants de la nation l'horreur que leur inspire les projets hautement avoués de quelques hommes. L'adresse dont ils sont porteurs est aussi courte qu'énergique. En voici le texte :

Législateurs,

Quel horrible cri vient de retentir jusqu'aux extrémités de la République ! Trois cents représentants du peuple voués aux proscriptions, vingt-deux à la hache liberticide des centumvirs !

Législateurs, lorsque nous nous choisîmes des députés, nous les mîmes sous la sauvegarde des lois, de la vertu et de ce qu'il y a de plus sacré sur la terre. Nous crûmes les envoyer parmi des hommes, ils sont environnés de tigres altérés de sang.

Ces courageux citoyens sont en ce moment sous le poignard des assassins ; que disons-nous, hélas ! peut-être ils ne sont plus. Si ce crime atroce se consomme, frémissez, législateurs, frémissez de l'excès de notre indignation, de notre désespoir... Si la soif du sang nous a ravi nos représentants, l'horreur du crime dirigera notre vengeance, et les cannibales qui auront violé toutes les lois de la justice et de l'humanité ne périront que de nos coups.

Convention nationale, Parisiens, jadis si fiers et si grands, sauvez les députés du peuple, sauvez-nous de notre propre désespoir, sauvez-nous, sauvez-nous de la guerre civile... Oui, nous organisons sur-le-champ la moitié de notre garde nationale ; nous nous élançons sur Paris si un décret vengeur ne nous arrête, et nous jurons de sauver nos représentants ou de périr sur leur tombeau[6].

 

Le président Boyer-Fonfrède répond aux délégués de ses compatriotes : Si la liste de proscription proclamée à la barre de la Convention a dû alarmer les courageux habitants des rives de la Gironde, le mépris profond dans lequel les bons citoyens ont plongé les proscripteurs au sein même de la ville qui les renferme, a déjà vengé la République de cet attentat. Allez rassurer vos compatriotes, dites-leur que Paris compte un grand nombre de citoyens courageux qui veillent sur les scélérats que Pitt soudoie, et qui sont prêts à périr pour défendre la représentation nationale. La Convention applaudit à votre dévouement et vous invite aux honneurs de la séance.

L'adresse bordelaise et le discours du président avaient excité les murmures de la Montagne, les applaudissements de la Droite et des Centres. Plusieurs députés réclament la parole. Rabaut Saint-Étienne l'obtient : Je demande, dit-il, que, pour la dignité de l'Assemblée, elle témoigne sa satisfaction aux députés et aux citoyens de Bordeaux ; que leur adresse soit envoyée aux départements, imprimée et affichée à Paris, comme une preuve de la confiance que vous avez dans ses habitants. Je demande en outre que les comités de sûreté générale et de législation réunis soient chargés de nous faire un rapport sur les complots tramés contre vous et sur les moyens que vous devez employer pour en prévenir le retour, car votre vie, votre liberté, vôtre indépendance ne sont pas à vous, mais au peuple français qui vous a confié sa puissance.

Legendre réplique : De jour en jour, nous acquérons la preuve qu'il existe un système bien combiné pour brouiller les départements et Paris. Cette adresse n'émane pas des sections de Bordeaux ; elle n'a été signée que par quelques commis. Si tout l'argent employé pour obtenir une pareille pétition l'eût été pour faire venir les subsistances, le pain ne coûterait que six liards la livre. Ceux qui se plaignent qu'on veut les assassiner, n'ont pas reçu une égratignure.

Les tribunes applaudissent avec enthousiasme les absurdités débitées par le boucher parisien. Guadet parvient à grand'peine à obtenir un peu de silence. Citoyens, dit-il, je ne suis pas monté à la tribune pour défendre les Bordelais contre les calomnies que Legendre a cru devoir articuler. Les Bordelais n'ont pas besoin d'être défendus. — Violente interruption de la gauche. — Guadet reprend :

Non, ils n'ont pas besoin d'être défendus par des paroles ; c'est par des faits qu'ils répondent à leurs calomniateurs. C'est en envoyant quatre mille hommes dans la Vendée, c'est en doublant leurs bataillons aux frontières, c'est en faisant des sacrifices de tolite espèce pour la Révolution que les Bordelais prouvent qu'ils savent défendre et qu'ils défendront toujours la liberté.

On prétend que les six commissaires que cette ville vous a envoyés ne sont que six intrigants qui n'ont point recueilli le vœu de la cité. Ainsi, pour prouver à Legendre que les habitants de Bordeaux professent ces sentiments, il faudrait qu'ils vinssent en masse à Paris. Eh bien, s'il le désire, si telle est l'imminence du danger qui menace la Convention, ils y viendront...

Tant mieux ! s'écrient plusieurs membres, nous ne demandons que cela.

Les interruptions ne font qu'irriter la 'colère du bouillant Girondin ; elle déborde en phrases entrecoupées.

Est-il si difficile d'apercevoir les causes qui ont réveillé les inquiétudes des Bordelais ? Ils ont parlé de complots passés ; mais est-il bien vrai que ceux qui veulent étouffer ma voix n'en préparent pas de nouveaux ? De grands projets couvent sourdement. Vous ne pouvez les arrêter qu'en prenant des mesures vigoureuses pour envoyer à l'échafaud cette poignée d'assassins. Lisez donc les placards incendiaires où l'on excite au massacre d'une partie de la Convention. Entendez les propos atroces qui retentissent à la tribune des Jacobins. On nous accuse de vous calomnier, habitants de Paris. Ah ! notre existence fait votre éloge ! Vivrions-nous encore. s'il n'y avait dans votre ville une masse d'excellents citoyens dont l'inaction même effraye les scélérats ? Mais, nous dit-on, vous qui parlez sans cesse d'assassinat, montrez au moins une seule blessure. C'est ainsi que Catilina répondait à Cicéron ; il lui disait en plein Sénat : Vous dites que de grands dangers menacent votre vie et celle des sénateurs, et vous respirez tous. Cependant Cicéron et les sénateurs devaient tomber sous le fer des assassins la nuit même où ce traître leur tenait ce langage. Je conclus à ce que la Convention décrète l'impression de l'adresse et son envoi aux départements, afin qu'elle serve de contrepoison aux libelles dont on les inonde. Je demande, en outre, que la Convention applaudisse aux sentiments affectueux que lui témoignent les habitants de Bordeaux.

 

Tous les Français, s'écrie Robespierre jeune.

Oui, tous les Français, reprend Guadet, et c'est pour cela que j'adhère aux propositions de Rabaut.

Elles sont adoptées dans ces termes :

La Convention nationale décrète l'impression, l'envoi aux départements et l'affichage dans la ville de Paris de l'adresse des citoyens de Bordeaux réunis dans leurs sections et de la réponse de son président. Elle applaudit au civisme et au courage des habitants du département de la Gironde, ainsi qu'au respect et à la fidélité qu'ils témoignent pour la Convention nationale.

Elle décrète, en outre, que son comité de législation réuni au comité de sûreté générale lui fera un rapport sur les complots ainsi que sur les moyens de satisfaire et aux départements et à la justice qui réclament la punition des auteurs des conjurations ci-devant formées contre les représentants du peuple.

 

Chaque jour la Convention recevait des dénonciations contre les actes arbitraires que se permettaient les démagogues, soit à Paris, soit dans les départements. Le 15 mai, Chasset, député de Lyon, signale la création, dans cette ville, d'un tribunal révolutionnaire établi par les affidés des Jacobins sans qu'aucune loi soit intervenue pour l'autoriser. Sur sa proposition, l'Assemblée déclare nulle et non avenue toute érection de tribunal extraordinaire qui aurait pu ou qui pourrait être faite à Lyon ou dans toute autre ville de la République sans un décret formel de la Convention ; fait défense à tous ceux qui auraient pu ou qui pourraient être nommés pour en faire les fonctions d'en exercer aucune à peine de mort, permet aux citoyens que l'on voudrait y traduire de repousser la force par la force, charge la municipalité de Lyon et les corps administratifs sous leur responsabilité de les protéger et de requérir au besoin la force armée, pour soustraire les citoyens aux exécutions que l'on voudrait tenter contre eux.

Le 1.6 mai, plusieurs députés se plaignent d'arrestations arbitraires et d'entraves mises par la municipalité parisienne à la liberté de la presse. Les montagnards demandent que toutes ces plaintes particulières soient renvoyées aux tribunaux compétents. Doulcet leur répond : On pourrait comprendre le renvoi, si la hiérarchie des pouvoirs existait encore, si les autorités constituées, si le ministre de l'intérieur faisaient leur devoir. Mais puisque les lois ne sont pas exécutées, il faut bien que les représentants du peuple viennent au secours des opprimés. Quant à moi, je réclame la parole, lorsque la Convention voudra bien m'entendre, pour dénoncer, au nom de mes commettants, la Commune de Paris.

Cette Commune est encore attaquée quelques moments après, non plus par un Girondin, mais par un Montagnard, à raison des sommes énormes qu'elle réclame à chaque instant au Trésor public : Ce n'est plus la commune seulement, dit Mallarmé, qui vient demander des avances pour maintenir le prix du pain à bon marché dans la capitale ; ce sont les quarante-huit sections qui viennent réclamer d'autres avances pour l'équipement de leurs volontaires ; on a accordé un secours de cette nature, par exception, à la section du Panthéon parce qu'elle était populeuse et pauvre ; voilà maintenant Bonne-Nouvelle qui réclame de ce chef 100.000 livres, Beaurepaire 60.000, les Droits de l'homme et les Quinze-Vingts chacune 60.000 ; la section de 1792, 150.000 ; c'est une véritable coalition entre les sections. Le Trésor national appartient à la République entière ; la Commune de Paris demande encore 4 millions pour les subsistances. Votre comité des finances ne sait plus quel moyen trouver pour mettre de l'ordre dans la comptabilité. Depuis le commencement de votre session, Paris a reçu de vous à titre d'avance 25 millions et en demande encore. Je vous invite à n'être plus aussi facile ; car autrement, vous aurez bientôt épuisé les 1.200.000.000 que vous venez de créer pour subvenir aux dépenses de la guerre.

La Convention renvoie au comité des finances toutes ces demandes et toutes les propositions qui en sont la suite, avec ordre de faire son rapport le lendemain.

Mais, le lendemain 17, l'attention de l'Assemblée se détourna sur un autre objet. La question ne fut reprise que le 25 mai ; et encore ce jour-là ne reçut-elle aucune solution définitive.

Imitant le système adopté par les démagogues de Bonconseil, ceux de l'Unité avaient fait arrêter, de leur autorité privée, le juge de paix de la section, sous prétexte qu'il avait signé une pétition où l'on avait eu l'audace de tourner en ridicule une divinité du jour, le célèbre Anaxagoras Chaumette. Les amis de l'inculpé viennent dénoncer cette arrestation arbitraire ; ils signalent, comme ayant lancé le mandat d'arrêt, le comité chargé spécialement de la surveillance des étrangers, mais qui, étendant le cercle de sa compétence, s'est attribué juridiction sur tous les citoyens indistinctement[7].

Marat soutient les actes arbitraires commis par ses amis ; sa défense est naturellement accueillie par les manifestations bruyantes des galeries.

Isnard, qui occupe le fauteuil, se lève avec impétuosité : Je préviens, dit-il, les citoyens des tribunes que tant que je serai président, je ferai exécuter la loi qui leur défend d'applaudir ou d'improuver.

Il n'y a pas de loi, lui crie Legendre, qui défende au peuple d'applaudir ceux qui le servent.

A cette réponse de Legendre, les applaudissements recommencent.

Président, s'écrie Doulcet, faites évacuer les tribunes ou annoncez que la Convention nationale est décidée à sortir de Paris.

Malgré les récriminations de Thuriot et de Lecarpentier, l'Assemblée donne gain de cause aux amis du juge de paix de la section de l'Unité et ordonne son élargissement provisoire. Cette décision provoque la colère de la Montagne ; elle réclame avec fureur l'appel nominal.

Oui, l'appel nominal, s'écrie Legendre, afin que l'on connaisse les amis du peuple et les soutiens des conspirateurs. La majorité ne peut faire la loi à la minorité.

Je déclare, reprend Isnard, que le président manque de moyens pour se faire obéir par la minorité de la Convention.

C'est la minorité, s'écrie Audouin, qui a fait la journée du 10 août.

Le tumulte s'accroît à chaque instant ; deux fois le président est obligé de se couvrir. Couthon demande la parole au nom de la patrie. Carrier, Maure, Granet l'enlèvent de sa place et le portent à la tribune, aux applaudissements des spectateurs. Force est de lui donner la parole. Il commence ainsi :

Si la bonne foi pouvait habiter parmi nous...

Les murmures de la droite apprennent à l'orateur qu'il ne pourra continuer son discours qu'à condition de modifier son langage acrimonieux.

Oui, reprend-il, s'il y a de la bonne foi, nous serons bientôt d'accord. De quoi s'agit-il, au fond ? Un homme prévenu d'avoir tenu des propos les plus inciviques, d'avoir provoqué le rétablissement de la royauté...

C'est faux, lui crient quelques voix.

Cet homme a été arrêté par ordre d'une autorité constituée.

Non, c'est par ordre d'un comité révolutionnaire.

Eh bien ! par un comité révolutionnaire, soit. Quelques individus se présentent à votre barre pour réclamer ce citoyen, qu'avez-vous fait ? Sans entendre la municipalité, sans entendre votre comité de législation, vous ordonnez que l'inculpé sera provisoirement mis en liberté.

Une minorité imposante...

Non, s'écrient plusieurs voix.

Je répète : une minorité imposante, et j'ajoute respectable, puisqu'elle est de cent cinquante membres au moins, réclame l'appel nominal pour ne pas s'associer à un décret qui met en liberté un contre-révolutionnaire ; je demande qu'avant de prononcer sur le sort de l'individu arrêté, vous entendiez la municipalité, je demande également que toutes les fois que cent membres réclament l'appel nominal sur des questions constitutionnelles ou de législation, cet appel soit accordé.

Couthon est reporté à sa place au milieu des applaudissements de la Montagne et des tribunes. Vergniaud lui répond : On a prétendu que l'inculpé était détenu en vertu d'un ordre émané d'une autorité constituée. C'est inexact, il ne l'est point en vertu d'un ordre du département ; il ne l'est point en vertu d'un ordre de la municipalité, il ne l'est même pas en vertu d'un ordre du Comité révolutionnaire ; il l'est en vertu d'un ordre de quelques citoyens qui ont délibéré dans leur section après la levée de la séance, qui, sans autre autorité que celle de la force, sans autre droit que celui des tyrans, ont fait violer pendant la nuit l'asile de ce citoyen et l'ont plongé dans les cachots de l'Abbaye. Ainsi dans cette arrestation on a violé une loi bien précieuse, celle qui défend de s'introduire la nuit dans la maison des citoyens, hors le cas du flagrant délit. L'ordre d'arrestation eût-il été donné par le Comité révolutionnaire de la section, la loi aurait encore été violée sous un autre rapport, car la loi ne donne aucun droit aux comités révolutionnaires sur la liberté des citoyens ; elle ne soumet que les étrangers à leur surveillance, lisez-la.

A ce moment on annonce que le rapporteur du comité de législation arrive de l'Hôtel de Ville ; que la municipalité elle-même a été obligée de reconnaître la parfaite innocence de l'inculpé et d'ordonner sa mise en liberté. Le fait particulier n'ayant plus d'intérêt, Vergniaud s'attache à combattre la théorie de Couthon sur les droits de la minorité.

C'est, dit-il, la volonté générale du peuple qui seule fait la loi. La minorité doit se soumettre, ou elle est en état de rébellion. Si le vœu de la majorité peut devenir illusoire par la résistance de la minorité, il n'y a plus ni gouvernement ni liberté. Voulez-vous donc employer dix années à faire la Constitution ? Vous en courez le risque, si vous permettez, sur toutes les questions indifféremment, à un petit nombre de membres qui voudraient paralyser vos travaux, de réclamer sans cesse l'appel nominal. Nous saurons résister à cette nouvelle espèce de tyrannie, nous saurons résister aux violences et aux calomnies. Je déclare, et il est bon que tous les Parisiens m'entendent, je déclare que si à force de persécutions, de menaces et d'outrages, on nous forçait à nous retirer, le département qui m'a envoyé n'aurait plus rien de commun avec une ville qui aurait violé la représentation nationale et rompu l'unité de la République.

Nous faisons la même déclaration, s'écrient un grand nombre de membres.

Les propositions de Couthon sont écartées par l'ordre du jour. On renvoie au Comité de législation le soin de préciser les cas où l'appel nominal pourra être réclamé et le nombre de membres nécessaires pour l'obtenir.

 

III

La séance du 18 s'ouvre par le récit des scènes de violence dont la veille les couloirs de l'Assemblée ont été le théâtre. Des femmes, évidemment apostées, déchiraient les billets donnant entrée aux tribunes affectées aux citoyens des départements. Elles insultaient les sentinelles qui voulaient s'opposer à ces actes de violence. L'un des inspecteurs de la salle, Perrin, annonce que l'on a eu grand peine à avoir raison de ces forcenées. L'Assemblée ne prend cependant aucune résolution à cet égard, car toute son attention est absorbée par l'arrivée d'une députation de la section de la Fraternité, si connue par son courage et son modérantisme. La députation présente à l'Assemblée les volontaires qu'elle envoie contre les rebelles de la Vendée. Son orateur s'exprime ainsi[8] : Ni le sort ni la taxe n'ont été employés ; à la voix de la patrie, ses enfants se sont levés en foule pour la défendre ; son autel s'est couvert véritablement d'offrandes dignes d'elle. Le denier de la veuve s'y est confondu avec les dons de la richesse et de l'aisance. Législateurs du peuple, nous avons jusqu'ici respecté un temps qui appartient à la France entière ; le moment est venu de rompre le silence et de nous honorer aussi par une éclatante manifestation de nos principes et de nos vœux. Nous ne connaissons dans la Convention que la Convention elle-même ; nous défendrons dans chacun de ses membres le dépôt sacré de la représentation nationale ; nous le défendrons et contre les brigands qui ont osé lever l'étendard de la révolte et contre ceux qui, sous le masque perfide du patriotisme, veulent tuer la liberté. Pères de la patrie, défendez-la contre tous ses ennemis. Sondez d'une main prudente mais ferme la profondeur de ses maux, et osez y appliquer des remèdes efficaces. Que le sceptre sanglant de l'anarchie soit brisé ; que le règne des lois commence, qu'une constitution ayant pour base la liberté et l'égalité fasse enfin triompher la souveraineté du peuple sur les débris de tous les intérêts, de toutes les passions, de toutes les tyrannies. Cette adresse a été votée à l'unanimité par la section ; elle a obtenu l'assentiment des-sections de 1792 et de la butte des Moulins.

Les pétitionnaires sont admis aux honneurs de la séance, l'immense majorité de l'Assemblée les accueille par plusieurs salves d'applaudissements. L'impression de l'adresse, l'insertion au bulletin, l'envoi aux départements et l'affichage dans Paris sont successivement décrétés.

Je demande, s'écrie Buzot, que la Convention déclare que les pétitionnaires sont sous la sauvegarde de la loi. Cette proposition pouvait facilement se motiver sur le traitement subi par les délégués de Bonconseil et de l'Unité, qui avaient été jetés en prison pour avoir exprimé en des termes moins énergiques leur respect et leur dévouement à la Représentation nationale. Cependant on fait observer que tous les citoyens sont sous la sauvegarde de la loi, et que dire que tels citoyens y sont spécialement, c'est déclarer que les autres n'y sont, pas. L'ordre du jour sur la proposition de Buzot est adopté et l'Assemblée passe à la discussion du projet de constitution ; mais cette discussion est bientôt interrompue par une scène scandaleuse. Une des femmes apostées par les Jacobins, pour faire la police des couloirs, se précipite avec fureur sur un jeune homme qui vient de pénétrer dans une tribune. Les cris de cette mégère mettent en émoi l'Assemblée. Le président ordonne de l'expulser. La gauche demande que l'on annule la mesure qui affecte certaines tribunes à des porteurs de cartes privilégiées. La droite veut que le procès-verbal constate ces mouvements désordonnés, qui n'ont d'autre but. que d'avilir la Convention et de l'empêcher de faire la constitution. Les interpellations les plus vives s'échangent de part et d'autre. Le président Isnard se lève, et, d'une voix retentissante, s'exprime ainsi :

Ce qui se passe m'ouvre les yeux sur des faits qui m'ont été révélés. L'aristocratie française, Pitt, l'Angleterre, l'Autriche, suivent un nouveau plan pour détruire la liberté en France. Législateurs, écoutez, il y va de votre salut.

Quelques murmures se font entendre.

Ah ! reprend Isnard, si vous pouviez ouvrir mon cœur, vous y verriez mon amour pour ma patrie. Dussé-je être immolé sur ce fauteuil, je m'écrierais encore : Dieu ! pardonne à mes assassins, ils sont égarés, mais sauve la liberté de mon pays.

Oui, on veut égarer le peuple, on veut le pousser à l'insurrection, et cette insurrection commencera par les femmes. On veut égorger plusieurs membres de cette Assemblée, on veut la dissoudre ; les Anglais feront une descente et aideront à une contre-révolution. Voilà la déclaration que je devais à mon pays, je l'ai faite ; j'attends les événements ; j'ai acquitté ma conscience.

La Plaine et la droite applaudissent. Des membres qui votent souvent avec la Montagne se laissent entraîner par l'enthousiasme presque général. Ainsi Meaulle appuie la proposition faite par Vergniaud d'imprimer et d'afficher sur tous les murs de Paris le discours du Président. Il s'écrie : Déclarons que nous ne nous quitterons pas, que nous ne sommes pas divisés, et que si quelqu'un doit périr, nous périrons tous ensemble. Gamon demande la parole pour exposer les faits qui ont donné lieu au désordre. Il est certain, dit-il, que, depuis votre installation dans la nouvelle salle, des femmes se sont arrogé le droit de faire la police aux portes des tribunes de la Convention et qu'elles déchirent les billets en insultant ceux qui en sont porteurs. Plusieurs de ces femmes ont été amenées devant le Comité. Je les ai interrogées ; elles m'ont déclaré qu'elles se réunissent dans un local dépendant des Jacobins, sous le titre de Dames de la Fraternité ; que là, il a été décidé qu'en affectant des places aux citoyens des départements, la Convention avait commis un véritable acte de despotisme ; qu'en conséquence la Société avait pris un arrêté dont elles poursuivaient l'exécution. Depuis le commencement de la semaine, les femmes qui viennent faire cette police singulière sont évidemment salariées par nos ennemis. En effet, presque toutes portent les livrées de la misère, elles ne paraissent avoir d'autre moyen de subsistance que le produit de leur travail journalier, et cependant elles passent des journées entières dans les corridors et se distribuent avec ordre pour assiéger les portes de toutes les tribunes. Ces femmes pourraient assister paisiblement à vos séances, car les places ne manquent pas. Mais elles aiment mieux entretenir le désordre, afin de porter obstacle à l'entrée de nos concitoyens dans les tribunes qui leur sont affectées.

Au nom de l'égalité, s'écrie le montagnard Rühl, je demande que vous supprimiez les billets des tribunes. Alors ces femmes n'auront plus de prétexte, elles ne reviendront plus. Marat appuie la proposition de Rühl et lance ses injures ordinaires contre ses contradicteurs, qu'il traite d'imbéciles, d'aristocrates, de complices de Dumouriez[9].

Guadet fait sortir la discussion des bas-fonds où l'Ami du peuple l'a entraînée et la porte sur la question véritable. Il déclare que de nouveaux complots se trament, qu'à la mairie, dans une assemblée de prétendus membres des comités révolutionnaires, on a résolu de mettre en arrestation tous les hommes suspects, c'est-à-dire, suivant l'expression énergique de l'orateur girondin, tous ceux qui n'ont pas patente des honorables journées du 2 septembre et du 10 mars. Les murmures de la gauche et des tribunes empêchent quelque temps Guadet de continuer. Cependant il peut enfin reprendre son discours : Jusques à quand, Citoyens, dormirez-vous sur le bord de l'abîme ? jusques à quand remettrez-vous au hasard le sort de la liberté ? Il en est temps encore, prenez de grandes mesures ; vous sauverez la République et votre gloire compromises. Les autorités de Paris ont souvent dépassé les limites que leur imposaient les lois. Elles se sont permis d'en interpréter le sens. Je demande qu'elles soient cassées. Elles peuvent être remplacées par les présidents des sections. Je demande en même temps que nos suppléants se réunissent à Bourges dans le plus bref délai, mais qu'ils ne puissent entrer en fonctions que sur la nouvelle certaine de la dissolution de la Convention. Je demande enfin que ce décret soit porté par des courriers extraordinaires dans les départements. Quand ces mesures auront été adoptées, nous travaillerons avec une complète tranquillité d'esprit et comme des hommes qui ont mis en sûreté le dépôt sacré à eux confié.

Pendant que Guadet était à la tribune, Barère avait demandé la parole au nom du Comité de salut public. Le Comité était trop au courant de ce qui se passait à l'Hôtel de Ville et dans les sections pour ne pas partager les craintes exprimées par l'orateur girondin. Barère reconnaît la vérité des faits allégués par Guadet, mais il conclut autrement.

Il est vrai, dit-il, qu'il existe à Paris, et, par des ramifications, dans toute la République, un mouvement pour perdre la liberté. Depuis plusieurs jours, je me suis présenté à cette tribune pour faire à l'Assemblée un rapport sur la situation actuelle de la France. Si l'Assemblée avait voulu m'entendre, elle aurait pu prendre des mesures contre les autorités constituées et les citoyens qui peuvent perdre la liberté. C'est l'aristocratie qui est derrière tous ces complots, mais ils n'en existent pas moins. Il y a six jours que des citoyens de la section de l'Oratoire sont venus nous annoncer que quatre-vingts électeurs se rassemblaient dans une des salles de l'évêché et qu'ils y traitaient des moyens de purger la Convention. On nous a dit aussi que quelques hommes se réunissaient dans un certain lieu où ils discutaient sur les meilleurs moyens d'enlever à la Convention vingt-deux têtes. Quoique très-invraisemblables, ces faits doivent fixer votre attention, surtout au moment où les représentants du peuple souverain n'ont pas assez de force pour faire respecter une consigne dans l'intérieur même du lieu de leurs séances.

Je passe maintenant aux diverses mesures proposées par Guadet, et, sans inculper ses intentions, je les combats. La première : casser les autorités constituées de Paris ; si je voulais l'anarchie, j'appuierais cette proposition. Vous m'ayez mis à même de voir comment agissaient ces autorités. J'ai vu un département faible et pusillanime ; j'ai vu des sections se régissant comme de petites municipalités ; j'ai vu à la tête de la Commune un homme nommé Chaumette dont je ne connais pas le civisme, mais qui autrefois était moine. Pour moi, je l'avoue, je n'aime pas à voir à la tête des administrations des ci-devant moines, des ci-devant nobles. J'ai vu une Commune exagérant ou modifiant les lois à sa fantaisie. Je l'ai vue organisant une armée révolutionnaire ; je crois que sur cet objet vous devez charger votre Comité de salut public de vous faire un rapport incessamment.

Ne cassez pas les autorités parisiennes, ainsi que vous le propose le préopinant. Ce serait l'interrègne des lois ; mais créez une commission de douze membres dans laquelle les ministres et le Comité de sûreté générale seront entendus et qui sera chargée de prendre les mesures nécessaires pour la tranquillité publique et d'examiner les arrêtés pris par la Commune depuis un mois.

Quant à la mesure proposée par Guadet, de convoquer à Bourges l'assemblée dei suppléants, cette mesure est mauvaise ; c'est par votre courage, c'est par votre fermeté, que vous braverez les orages qui se forment contre vous. D'ailleurs, croyez-vous que. si des scélérats parvenaient à dissoudre la Convention, le même coup qui la frapperait ne se ferait pas sentir à vos suppléants ?

 

Barère avait raison dans la dernière partie de son argumentation. C'était à Paris qu'il fallait combattre, vaincre ou périr. Mais, pour que cette lutte suprême présentât des chances favorables à la Convention, il fallait qu'elle enlevât à sa rivale la direction de la force armée et de la police, ces deux leviers des sociétés modernes. Guadet et ses amis eurent tort de ne pas insister davantage sur la cassation immédiate dei autorités parisiennes. Surprises par ce coup d'autorité, elles n'eussent pu opposer à la Convention qu'une résistance impuissante. C'était la seule mesure efficace à tenter. Au lieu de cela, le décret que Barère fit adopter était une véritable menace, mais n'avait pas de sanction véritable ; il semblait créer une puissance formidable, mais ne lui donnait aucun moyen de se faire obéir. Ce décret ainsi conçu :

La Convention nationale décrète qu'il sera formé dans son sein une commission extraordinaire.

Cette commission sera composée de douze membres ; elle sera chargée d'examiner tous les arrêtés pris depuis un mois par le Conseil général de la commune et les sections de Paris, de prendre connaissance de tous les complots tramés contre la liberté dans l'intérieur de la République. Elle entendra les ministres de l'intérieur et des affaires étrangères, les comités de sûreté générale et de salut public, sur les faits venus à leur connaissance, relatifs aux conspirations qui ont menacé la représentation nationale, et prendra toutes les mesures nécessaires pour se procurer les preuves de ces conspirations et s'assurer des personnes des prévenus.

Les membres nommés à cette commission seront tenus d'opter dans vingt-quatre heures, s'ils sont membres d'un autre comité, et seront remplacés par leurs suppléants dans le cas où ils n'accepteraient pas[10].

 

 

IV

La séance du dimanche 1.9 mai se passa sans incident remarquable ; il n'en fut pas de même de celle du lundi 20.

Ramel Nogaret, au nom du Comité des finances, avait présenté le projet d'un impôt progressif sur tous les citoyens ayant plus de 600 livres de rente. Cambon proposait d'y substituer un emprunt forcé d'un milliard à prélever sur les riches. Au moment où Barbaroux monte à la tribune pour combattre la motion du financier de la Montagne, des cris : A bas ! à bas ! partent des galeries, et recommencent toutes les fois que le député marseillais essaye de se faire entendre. Force lui est donc de renoncer à la parole et de retourner à sa place. Une vive indignation se manifeste dans une grande partie de l'Assemblée.

Mais Marat ne voit dans ces désordres incessants qu'un sujet de plaisanterie. Que signifie, dit-il, cette terreur panique à l'aspect de quelques mouvements d'improbation excités par des femmes ? L'expérience aurait dû en guérir la Convention. Depuis deux ans, on entend vos lamentations, et vous n'avez pas une égratignure à montrer à vos commettants.

Sommes-nous libres, oui ou non ? s'écrie un membre de la droite. Quant à moi, je déclare que, depuis trois mois, je ne le suis pas. Comment pourrait-on se croire libre en entendant chaque jour les vociférations, les cris, les insultes, les menaces des tribunes ?

L'homme courageux est toujours libre, ajoute Boissy-d'Anglas ; mais le salut public est attaché au respect pour la Convention nationale. Le moyen le plus sûr de la faire respecter est de poser une loi sévère. Je demande qu'au premier murmure des citoyens d'une tribune, elle soit évacuée à l'instant. Je demande que le maire et le commandant général soient mandés pour déclarer s'ils ont les moyens de faire exécuter ce décret ; s'ils répondent négativement, la Convention, dans sa sagesse, verra quelle décision elle doit prendre.

Oui, dit Buzot, il faut bien établir que les tribunes de la Convention appartiennent à tous les citoyens et non à quelques femmes forcenées, avides de meurtre et de sang, qui vont puiser les principes les plus féroces dans des sociétés dépravées.

Comment, reprend Vergniaud, peut-on espérer sauver la République, si on ne parvient à faire cesser ces troubles scandaleux qui arrêtent la marche de vos délibérations, ces ardentes clameurs, ces huées avilissantes qui viennent apporter le désordre au sein de la Convention ? Ils sont les ennemis de la liberté, les protecteurs de l'anarchie, les assassins des braves volontaires qui versent leur sang pour la défense de la patrie, puisqu'ils rendent leur dévouement inutile, ceux qui nous empêchent de travailler à la Constitution. Ici Vergniaud est violemment interrompu par les murmures de la Montagne.

C'est toi, monstre, qui es un assassin, lui crie le peintre David, au paroxysme de la fureur.

Le député de la Gironde dédaigne les invectives de ce maniaque et continue en ces termes : Citoyens, des imposteurs vous ont souvent accusés de calomnier Paris. Eh bien ! je vais vous faire une proposition qui prouvera combien est grande votre confiance dans le peuple de Paris, et avec quel soin vous le distinguez des scélérats qui s'agitent dans son sein, se nourrissent de son sang et de sa substance. Faites une proclamation où vous rendrez compte des projets perfides qui se trament contre la liberté ; envoyez cette proclamation aux quarante-huit sections de Paris avec le procès-verbal de la séance d'aujourd'hui ; demandez-leur une garde imposante pour maintenir la police dans toutes les parties de l'enceinte du temple de la liberté, y faire exécuter vos décrets et assurer l'indépendance de vos délibérations.

Robespierre jeune assume sur lui la tâche de répondre au grand orateur girondin. Il déclare qu'il se sent libre, qu'il ne comprend pas ceux qui prétendent qu'ils ne le sont pas. Quelle liberté leur faut-il donc ? ajoute-t-il. Ils n'ont été que trop libres pour faire le mal. Guadet n'a-t-il pas craint, hier encore, de dire que les Jacobins, cette société fameuse par les héros de la liberté qu'elle compte dans son sein, n'était composée que de contre-révolutionnaires ? N'est-ce pas le langage de Pitt, de Cobourg, de Dumouriez et des brigands de la Vendée ?

L'Assemblée finit par renvoyer au comité de législation toutes les propositions relatives à. la police des tribunes ; puis, ayant repris la délibération sur les mesures financières, elle accepte le principe de l'emprunt forcé sur les riches proposé par Cambon.

 

V

La création de la commission des Douze avait été votée en principe le 18. La Convention s'était réservé de nommer elle-même les membres qui devaient la composer. Cette élection eut lieu le 20 au soir. La liste présentée par la Gironde passa tout entière à une grande majorité. La Plaine, toutes les fois qu'on procédait au scrutin, assurait la victoire à la droite. Malheureusement il n'en était pas toujours de même lorsque l'on votait par assis et levé. Sept des Douze appartenaient à la Gironde proprement dite : Boyer-Fonfrède, Rabaut-Saint-Etienne, Kervélégan, Boileau, Mollevaut, Henri Larivière, Bergœing. Quatre autres étaient d'une nuance moins tranchée : Saint-Martin Valogne, Gomaire, Bertrand (de l'Orne), Gardien : Enfin le dernier, Viger, siégeait depuis quelques jours seulement à la Convention. On l'avait choisi justement à cause de cette position neutre que lui donnait sa récente arrivée[11].

Aussitôt qu'ils ont avis officiel de leur nomination, les Douze se rassemblent ; ils annoncent, par une lettre adressée au président de la Convention, qu'ils acceptent la mission dont la confiance de l'Assemblée les a honorés. Ils font afficher dans Paris le décret du 18, suivi d'un appel à tous les citoyens de la capitale et des départements, pour qu'ils aient à transmettre à un des membres de la Commission les renseignements qu'ils pourraient avoir sur les complots tramés contre la Convention. Au bas de cette affiche, ils apposent leur signature et indiquent leur adresse, se présentant ainsi à découvert aux poignards des assassins.

Les séances des 21 et 22 mai furent assez paisibles. On s'y occupa exclusivement de la Constitution et des matières de finances.

Le 23, une nombreuse députation de la section de la Fraternité se présente à la barre. Comme trois jours auparavant, elle a à sa tête l'intrépide Royer-Collard, qui dénonce courageusement les réunions que semble protéger la Commune, et dans lesquelles s'élaborent les projets les plus sinistres. Aux termes du procès-verbal dressé par la section de la Fraternité, les conciliabules se tiennent à la mairie ; ils sont présidés tantôt par un administrateur de police, tantôt par le maire. La section avait envoyé des commissaires à cette réunion, sans savoir quel en était le but. D'après le rapport de ces commissaires, les assemblées tenues dimanche 19 mai et lundi 20, et composées de délégués des comités révolutionnaires, ont agité de faire une journée du 10 août, qui serait suivie d'un 2 septembre ; on devait arrêter, à un jour et une heure convenus, vingt-deux membres de la Convention, les égorger, et publier ensuite qu'ils avaient émigré. A la vérité, dans la séance de lundi, le maire, qui présidait ce jour-là, s'était opposé à ce que ces propositions fussent reproduites, et avait déclaré qu'il romprait l'assemblée si elles étaient mises en délibération. La section a arrêté que ce procès-verbal serait apporté par une députation à la Convention nationale, imprimé et envoyé aux quarante-sept autres sections, et qu'expédition des rapports faits au Comité révolutionnaire serait adressée le jour même à la commission des Douze.

La lecture de ces pièces étant achevée, l'orateur prononce le discours suivant[12] :

Législateurs,

Au nom de la France, dont vous êtes la représentation auguste, au nom du peuple de Paris outragé, ne souffrez pas que l'impunité enhardisse plus longtemps les conspirateurs ; osez compter sur les bons citoyens qui ont résolu d'affranchir leur patrie du joug infâme qu'on lui prépare ; osez vous confier à leur énergie, et déployez enfin celle de la nation contre les brigands qui vous menacent. Plus de mesures timides, elles accroîtraient l'audace des factieux, elles vous aviliraient et vous perdraient vous-mêmes. Songez qu'il ne peut y avoir de transaction entre le bon et le mauvais génie de la République. Il faut que l'un triomphe et que l'autre soit abattu.

Législateurs, nous ne ferons point de nouveaux serments, mais nous tiendrons ceux que nous avons faits. Nous répondrons de vous à la nation ; c'est à vous à lui répondre de son salut et de sa gloire. Nous sauverons la Révolution en la terminant et en la purgeant des scélérats qui la déshonorent ; c'est à vous à la consolider par les lois et par les bienfaits d'une constitution républicaine et libre.

 

L'Assemblée accueille ce discours par de vifs applaudissements. On demande de toutes parts que Pache soit immédiatement appelé à la barre. Génissieux obtient la parole pour motiver cette proposition. Le maire de Paris, dit-il, est chargé de veiller à la sûreté des personnes et des propriétés ; non-seulement il a su ce qui se passait, mais il a présidé une assemblée où s'est agitée la motion de porter atteinte à, la représentation nationale. Est-il venu vous en avertir ? Non. Souvenez-vous que dans une pétition, présentée par le maire lui-même au nom de la majorité des sections, on vous a demandé la proscription de vingt-deux membres ; ce sont les mêmes qu'il s'agit aujourd'hui d'égorger. Où se tiennent ces nouvelles assemblées liberticides ? Est-ce dans les repaires où se cachent ordinairement les scélérats ? Non, c'est à la mairie[13]. Le maire est donc bien coupable. ll faut qu'il comparaisse immédiatement à la barre et, s'il ne se justifie pas, qu'il soit mis en arrestation.

Le seul complot qui existe, répond Marat, est celui qui se trame chez Valazé ; le Comité de sûreté générale est saisi d'une lettre de ce député à son collègue Lacaze, par laquelle il l'invite à se rendre à l'Assemblée avec le plus de collègues qu'il pourra. Personne n'ignore que c'est chez Valazé que se tient le directoire des hommes d'État de la faction liberticide.

A cette accusation directe, Valazé réplique :

La Convention n'attend pas sans doute de moi que je réponde au roman de Marat. Elle a assez de fois exprimé son opinion sur les calomnies de ce personnage pour que je descende à une justification. Marat a annoncé qu'au Comité de sûreté générale se trouvait un billet de ma main adressé le 21 à l'un de mes collègues, Lacaze. Ce billet, par une infidélité qui n'est pas rare aujourd'hui, a été arrêté, décacheté et porté à la section de Marat. Ce billet, je l'avoue, je le reconnais ; j'en ai écrit trente-huit à quarante pareils ; ce billet est ainsi conçu : En armes à la Convention à dix heures précises du matin ; je vous somme d'avertir le plus grand nombre possible de vos collègues. Couard qui ne s'y trouve pas. Mon crime est avoué, il ne me reste plus qu'à vous en déclarer le motif. La section de la Fraternité vient de vous le donner. On m'avait annoncé que des scélérats devaient venir le jour même demander à la Convention l'arrestation de trente-trois députés. Cette pétition devait être soutenue par des hommes armés. J'avertissais mes collègues de se mettre en garde pour eux-mêmes et pour la Convention.

J'ajoute à ma déclaration que plusieurs de mes collègues, animés de l'amour le plus pur de la patrie, se rendent habituellement chez moi. Certes, vous ne voudrez pas me défendre des conférences amicales, surtout quand elles ont pour but de déjouer les trames ourdies par de vils calomniateurs[14].

 

Lacaze joint sa déclaration à celle de son ami : Le billet dont il s'agit ne m'est point parvenu. Cela ne m'a point empêché de venir à l'Assemblée avec des pistolets. Je le ferai toujours quand des scélérats menaceront mes jours. Pour avoir ce billet, on a eu l'infamie de corrompre le portier de ma maison. Au reste, je ne crains pas que l'on examine ma correspondance ; on n'y verra que les sentiments d'un bon citoyen.

Buzot ajoute de nouveaux faits à ceux qui ont déjà été dénoncés par la section de la Fraternité. S'il ne se fût agi dans cette occasion, dit-il, que de la sûreté de quelques personnes, nous ne viendrions pas provoquer des mesures de sûreté générale, nous saurions bien repousser les agressions ; mais il s'agit du salut de la Représentation nationale ; il faut avoir recours à de grandes mesures, il faut les décréter d'ensemble. Pour cela, il faut qu'elles soient précédées d'un rapport de votre Comité des Douze. Je dois néanmoins dès à présent vous révéler les faits qui sont à ma connaissance. Dimanche, à minuit, le complot devait éclater ; les conspirateurs étaient réunis dans une salle de la mairie ; l'Assemblée était convoquée par une lettre du maire de Paris ; mais il n'était pas présent. C'est peut-être la cause du retard apporté à l'exécution. Le président de la section de 1792 voulut faire quelques observations, il fut chassé ; on s'aperçut que le commissaire de la section de la Fraternité prenait des notes, il fut également chassé ; mais, après ces expulsions, on craignit que les deux membres que l'on venait de mettre à la porte ne fussent indiscrets et on s'ajourna au lendemain. Lorsque la commission des Douze aura fait son rapport, je me réserve de faire connaître mon opinion sur Pache et sur Chaumette, sur Chaumette qui a osé dire à la Commission qu'il n'avait jamais été question de conspiration. Sachez-le bien, il faut faire périr par le glaive des lois les traîtres qui vous environnent, ou succomber vous-mêmes sous les coups qu'ils vous porteront.

Un Montagnard confirme les déclarations des Girondins ; il ne peut être suspect : c'est Cambon, et c'est au nom du Comité de salut public qu'il parle. Avant que la commission des Douze ne fût établie, le Comité de salut public avait été informé du complot ourdi contre la Convention. Il n'y a pas un de ses membres qui n'ait frémi de l'atteinte qu'on voulait porter à la Représentation nationale. Ce Comité écrivit une lettre très-pressante au maire de Paris ; dix minutes après, celui-ci s'était rendu à nos ordres. Suivant sa déclaration, les présidents des comités révolutionnaires des sections de Paris s'étaient assemblés chez lui dimanche dernier. Il n'avait pu se rendre à cette réunion, parce qu'il était occupé au Conseil général. Ce jour-là on agita la question de la formation de la liste des gens suspects. Sur la liste qui avait été donnée, se trouvait une partie des membres de la Convention ; mais on s'ajourna, parce que le maire n'était pas présent. Le lundi, le maire se transporta à la réunion, et, quelques individus ayant renouvelé les motions de la veille, le maire déclara qu'il s'opposait avec la plus grande énergie à leur adoption. Le Comité de salut public avait, ainsi que le Comité de sûreté générale, reçu la dénonciation contre Valazé ; mais, pour ne pas renouveler de malheureuses discussions, il avait engagé Marat à ne pas vous en entretenir.

On a annoncé à la commission des Douze, dit Fonfrède, que les chefs des brigands qui veulent attenter à la Représentation nationale ont en portefeuille une correspondance fabriquée par eux. Cette correspondance est censée être adressée par Pitt aux députés qu'on devait accuser, et que l'on espère bien encore faire assassiner.

Legendre lui-même parle dans le même sens que Cambon ; il demande que la Convention rende tous les présidents de sections et de sociétés responsables des motions faites par des hommes égarés, s'ils ne les rappellent pas à l'ordre et ne les livrent pas aux autorités constituées.

 

VI

La Convention décrète que la section de la Fraternité a bien mérité de la patrie en dénonçant les projets liberticides des ennemis de la République. Elle renvoie aux Douze les autres propositions. Le lendemain 24, Viger vient en leur nom présenter une série de résolutions qu'il motive ainsi :

Vous avez institué une commission extraordinaire que vous avez investie de grands pouvoirs ; vous avez senti qu'elle était la dernière planche jetée au milieu de l'orage pour sauver la patrie. Pénétrés de l'importance de notre mission, nous avons juré de la remplir, de sauver la liberté ou de nous ensevelir avec elle. Dès nos premiers pas, nous avons découvert une trame horrible contre la République, contre la liberté, contre la Représentation nationale, contre la vie d'un grand nombre de vos membres et d'autres citoyens. Chaque pas que nous faisons nous amène des preuves nouvelles. Quelques jours plus tard, la République était perdue !... vous n'étiez plus.

Quelques murmures se font entendre à l'extrême gauche ; Viger y répond ainsi :

Je déclare, sous la responsabilité des membres de la commission, que si nous ne démontrons pas à la France qu'il a existé une conspiration tendant à faire égorger plusieurs d'entre vous et à établir sur les ruines de la République le despotisme le plus horrible et le plus avilissant ; oui, si nous n'apportons pas les preuves de l'existence de ces conspirations, nous sommes prêts à porter nos têtes sur l'échafaud. Nous sommes dégagés de tout esprit de parti ; nous n'avons pas regardé si les conspirateurs siègent là ou là ; nous avons cherché la vérité. Nous tenons déjà plusieurs fils de la conspiration, nous espérons les tenir tous bientôt. Nous aurons de grandes mesures à vous proposer, mais nous vous soumettons, comme mesure préliminaire, le projet de décret suivant :

Art. 1er. La Convention nationale met sous la sauvegarde des bons citoyens la fortune publique, la Représentation nationale et la ville de Paris.

Art. 2. Chaque citoyen de Paris sera tenu de se rendre sur-le-champ au lieu ordinaire du rassemblement de sa compagnie.

Art. 3. Les capitaines feront l'appel de tous les hommes armés de leurs compagnies, et ils prendront note des absents.

Art. 4. Le poste de la Convention nationale sera composé seulement de deux hommes de chaque compagnie. Aucun citoyen ne pourra se faire remplacer, ni dans ce service ni dans tout entré, s'il n'est fonctionnaire public, employé dans les bureaux d'administration, malade ou retenu par quelque autre cause légitime dont il sera tenu de justifier.

Art. 5. Tous les citoyens se tiendront prêts à se rendre, au premier signal, au poste qui leur sera indiqué par le commandant de chaque section.

Art. 6. Jusqu'à ce qu'il ait été légalement nommé un commandant général de la force armée de Paris, le plus ancien commandant de section en remplira les fonctions.

Art. 7. Les assemblées générales des sections seront levées tous les soirs à dix heures, et il en sera fait mention sur le procès-verbal de la séance. Les présidents des sections seront personnellement responsables de l'exécution du présent article.

Art. 8. Aucun individu étranger à la section ne sera admis à prendre part à ses délibérations.

Art. 9. Dans le cas où les différentes sections auraient des communications à se faire, leurs commissaires respectifs ne seront admis qu'après avoir justifié des pouvoirs qui leur auront été donnés par l'assemblée générale de leur section.

Art. 10. La Convention nationale charge sa commission extraordinaire des Douze de lui présenter incessamment les grandes mesures qui doivent assurer la liberté et la tranquillité publique.

Art. 11. Le présent décret sera envoyé sur-le-champ aux quarante-huit sections de Paris pour y être tout de suite solennellement proclamé.

 

La Montagne avait accueilli par de violents murmures chacune des phrases du rapport de Viger, chacun des articles de son projet de loi ; elle réclame à grands cris l'ordre du jour. La Gironde et la droite demandent à aller aux voix immédiatement.

Je ne connais, crie de nouveau Marat, qu'une seule conspiration, c'est celle qui se trame chez Valazé.

J'en connais une autre plus véritable, lui répond Lehardy (du Morbihan), c'est celle des hommes de proie.

Mais Fonfrède s'élance à la tribune et élève la discussion à toute la hauteur de son noble caractère.

Où en sommes-nous, citoyens ? avons-nous perdu la mémoire ? N'avez-vous pas décrété hier et aujourd'hui que les trois sections[15] qui ont les premières éclairé les bords de l'abîme ont bien mérité de la patrie ? Le maire de Paris, comme le ministre de l'intérieur, ont reconnu l'existence des complots. Les présidents de section ont déposé au comité des Douze leur déclaration écrite, et ont demandé à être entendus comme témoins dans l'instruction de la procédure, et l'on ne veut pas qu'alarmés de tant de périls, vous veilliez enfin avec les citoyens de Paris à votre sûreté ! Ah ! ceux qui témoignent cette scandaleuse résistance ne craignent-ils pas d'avoir à se présenter devant la France indignée, tout couverts du sang de leurs collègues ? On dit que nous calomnions Paris ; mais n'est-ce pas des citoyens de Paris que nous demandons à être entourés ? Est-ce les calomnier que de déclarer que l'on a confiance en eux ? Sauvez Paris, sauvez la République ; la patrie alarmée vous en conjure par ma voix. Voyez nos départements : ils sont debout ; ils sont armés pour la République, ils sont armés pour la Représentation nationale. Si les vingt-deux députés menacés étaient atteints du fer des assassins, je le déclare du haut de cette tribune, je proclamerais à l'instant une scission funeste, abhorrée encore aujourd'hui, fatale à tous peut-être, mais que la violation de ce qu'il y a de plus sacré sur la terre aura rendue légitime et nécessaire. Oui, je la proclamerai ; les départements ne seront pas sourds à ma voix, et la liberté trouvera encore des asiles.

Citoyens, ralliez-vous, il en est temps encore ; votre faiblesse a failli tout perdre, votre force peut tout sauver. Secondez le zèle des bons citoyens qui veillent sur vous, le zèle des sections qui ont si bien mérité de la patrie. Si vous les abandonniez, ce n'est pas à cette poignée de conspirateurs que la France devrait demander compte de sa liberté, c'est à vous, c'est à vous-mêmes qui l'auriez trahie par votre lâcheté.

Au milieu des applaudissements qui accueillent la péroraison de Fonfrède, on entend la voix stridente de Marat qui réclame la parole ; mais l'Assemblée la lui refuse.

Je demande, s'écrie Vergniaud, qu'on entende tous ceux qui veulent égorger.

Le président déclare, après avoir consulté l'Assemblée, que la discussion générale est fermée, et donne la parole à Danton sur le premier article.

L'objet de cet article, dit l'ex-ministre de la justice, n'a rien de mauvais en soi ; mais pourquoi mettre la Représentation nationale sous la sauvegarde de tous les citoyens ? N'y est-elle pas ? N'y a-t-elle pas toujours été ? N'est-ce pas écrit dans toutes les lois ? Le législateur s'avilit quand il prend des précautions en faveur de lui-même. Décréter ce qu'on vous propose, c'est décréter la peur. Donnez une garde aux citoyens qui tremblent ici, mais n'annoncez pas que la Convention toute entière se laisse dominer par la crainte.

Vergniaud répond à Danton :

Quelle étrange position voudrait-on nous faire ? Si les agents de la tyrannie pouvaient chaque jour renouveler leurs complots et vous arrêter dans vos mesures de sûreté et de justice, en vous disant : Vous avez donc peur, puisque vous cherchez à vous garantir de nos coups ? Non, ce n'est pas celui qui se défend contre un assassin qui a peur, c'est celui qui se laisse égorger. Danton vous a dit que les lois existantes suffisent pour garantir votre sûreté. Il faut avoir la mémoire bien courte pour oublier que ces lois n'ont pas été respectées. On a donc oublié les pillages de février ? on a donc oublié la conspiration du 10 mars ? on a donc oublié que ses auteurs, qui devaient être livrés aux tribunaux, sont encore en liberté ? Quel conspirateur a-t-on poursuivi en vertu de votre décret ? pas un. Qu'ont fait les autorités constituées pour exécuter vos ordres ? rien.

Depuis le 10 mars, on ne cesse de provoquer publiquement au meurtre contre vous ; et, parce que cette nouvelle conspiration n'a pas eu tout le succès que l'on s'en proposait, on vous parle de modération, on vous reproche d'être agités par des terreurs mal fondées.

Quand remplirez-vous donc la mission qui vous a été confiée ? Aurez-vous le courage d'attaquer de front vos adversaires, ou bien voulez-vous attendre lâchement qu'on vienne vous enfoncer le poignard dans le sein ? N'est-il pas horrible de voir les membres de la Convention venir à ses séances armés comme s'ils étaient dans une forêt infestée de brigands ?

L'unité de la République tient à la conservation de tous les Représentants du peuple. On ne saurait trop le répéter à cette tribune : aucun de nous ne mourra sans vengeance ; nos départements sont debout, les conspirateurs le savent, et c'est parce qu'ils le savent qu'ils veulent presser l'exécution de leurs complots. Sans doute la liberté survivrait à ces nouveaux orages ; mais il pourrait arriver que, sanglante, elle fût contrainte à chercher un asile dans les départements méridionaux. Pourquoi vous rendriez-vous coupables de l'esclavage du Nord ? N'a-t-il pas versé assez de sang pour la liberté, et ne devez-vous pas lui en assurer la jouissance ? Sauvez, par votre fermeté, l'unité de la République. Ici la faiblesse serait lâcheté.

 

L'Assemblée, entraînée par l'éloquence de l'orateur girondin, vote les onze articles du projet de décret proposé par Viger au nom de la commission extraordinaire.

Plusieurs de ces articles nécessitent des explications qui nous forcent à faire quelques pas en arrière.

Dès le 8 mai, le général Santerre avait annoncé au Conseil général de la Commune, qu'à la voix de la patrie en danger, il se disposait à partir contre les rebelles de la Vendée à la tète des contingents parisiens. L'amour de la gloire, le désir de donner à ses récentes épaulettes de général de brigade le baptême du feu, étaient-ils le principal motif de ce brusque départ ? C'est ce dont il est permis de douter. La crainte de se compromettre dans le conflit qui menaçait chaque jour d'éclater entre la Gironde et la Montagne n'entrait-elle pas pour beaucoup dans la résolution de Santerre ? Malgré son épaisse enveloppe, le brasseur du faubourg Saint-Antoine était doué d'une certaine finesse ; il avait surtout le don de prévoir les crises assez longtemps à l'avance. La responsabilité que les journées des 20 juin, 10 août, 2 septembre et 21 janvier faisaient peser sur sa tête lui semblait assez lourde pour qu'il se souciât peu d'en assumer une nouvelle.

En même temps Santerre proposait pour le remplacer le citoyen Boulanger, commandant en second de la section de la Halle au blé. Le Conseil général de la Commune ratifie ce choix et fait prêter serment au nouveau commandant. Mais cette décision est à peine connue, que les sections réclament leur droit. C'était en effet à elles, et non au Conseil général qu'il appartenait, aux termes de la loi, de procéder à cette nomination. Un grand nombre d'entre elles déclarent qu'elles n'obéiront pas à cet intrus. Devant cette réprobation presque générale, Boulanger donne sa démission. Les sections sont convoquées pour le 21 mai. Les difficultés qui entravaient depuis quelques mois la nomination de la municipalité définitive se renouvellent pour l'élection du commandant de la force armée[16]. Certaines sections votent, d'autres ne votent pas. Le 24, au moment où la commission des Douze faisait son rapport par l'organe de Viger, elle ne savait à qui demander des renseignements, à qui adresser ses réquisitions. C'est pour mettre fin à un pareil état de choses qu'elle introduisit dans le décret l'art. 5, qui décernait le commandement au chef de bataillon le plus ancien en grade ; mais il y avait deux officiers de ce grade par section. Pour déterminer auquel des quatre-vingt-seize officiers devait revenir le dangereux honneur de succéder à Santerre, il fallait connaître la date de la nomination de chacun d'eux. Les sections ne se pressèrent pas de donner ce renseignement ; plusieurs jours s'écoulèrent, la crise arriva avant que l'on eût une solution. Le décret proposé par les Douze n'avait fait que déplacer la difficulté, il ne l'avait pas résolue.

Les articles 7, 8 et 9 du décret avaient pour but de réprimer les abus qui se commettaient journellement dans la tenue des assemblées de section. Comme nous l'avons expliqué plusieurs fois dans le cours de ce récit, ces assemblées étaient le théâtre des désordres les plus graves ; elles finissaient souvent fort tard, et les motions les plus violentes étaient toujours adoptées après le départ des citoyens paisibles. Des brigades ambulantes d'émeutiers allaient de quartier en quartier former une majorité factice. On avait soin de consigner les délibérations sur des feuilles volantes pour pouvoir les détruire ou les représenter suivant les circonstances. Mais suffisait-il d'interdire aux sections de prolonger leurs assemblées au-delà de dix heures, de recevoir des étrangers dans leur sein ? Suffisait-il de rendre les présidents responsables de toute infraction aux règles imposées pour la tenue des séances ? Il fallait à ces prescriptions une sanction pénale, il fallait surtout avoir la force en main pour se faire  obéir. C'est ce qui avait manqué au conseil exécutif ; c'est ce qui devait manquer aux Douze. Tous les pouvoirs avaient été imprudemment remis aux seules municipalités. Nous savons comment en usait la Commune de Paris.

 

VII

Aussitôt le décret rendu, la Commission extraordinaire, forte de l'assentiment que la Convention semble donner à ses premiers actes, prend deux mesures importantes. Elle écrit aux quarante-huit sections une lettre circulaire ainsi conçue :

Citoyens,

La commission extraordinaire des Douze, établie par la Convention nationale le 18 du courant, a été chargée en particulier d'examiner tous les arrêtés pris depuis un mois par le Conseil général de la Commune et les sections de Paris. En conséquence, la Convention vous invite à lui renvoyer les registres contenant les arrêtés pris depuis un mois dans votre section, afin qu'elle puisse les examiner. La Commission tient ses séances permanentes et vous recevra à toute heure. Du reste, durant tout le temps que les registres seront chez elle, ils vous seront toujours ouverts pour les consulter.

MOLLEVAUT, président ; HENRI LARIVIÈRE, secrétaire.

 

Puis, elle lance deux mandats d'arrêt, l'un contre Varet, que l'on désignait comme étant l'auteur des motions incendiaires faites aux conciliabules de la mairie ; l'autre, contre Hébert, le célèbre auteur du Père Duchêne.

Les démagogues étaient déterminés à résister au premier acte d'exécution que tenterait la Commission extraordinaire. Dans les sections où ils sont les maîtres, ils s'entendent pour refuser d'obéir à l'arrêté qui ordonne l'apport des registres ; ils décident que l'on ne se dessaisira sous aucun prétexte du dépôt sacré où se trouvent consignées les décisions du peuple souverain — c'est ainsi qu'en amplifiant démesurément les choses, on appelait les délibérations d'une des quarante-huit sections de Paris —. Mais la Commission extraordinaire n'est pas disposée à se payer de mots ; elle envoie deux de ses membres au comité révolutionnaire de la section du Contrat-Social, qu'on lui avait désignée comme voulant s'ériger en comité central destiné à entretenir une correspondance avec toutes les autres sections. Le président Guiraut, après bien des difficultés, livre aux deux délégués de la commission des Douze le registre des procès-verbaux ; mais comme ce registre prés. ente de nombreuses lacunes, il est obligé de leur avouer qu'il existe des feuilles volantes qui contiennent les délibérations non encore consignées sur le livre officiel. Les délégués exigent qu'on remette ces feuilles entre leurs mains et partent après avoir donné au président un reçu des papiers qu'ils emportent pour les examiner à loisir. Dès qu'ils apprennent l'acte de faiblesse dont Guiraut, suivant eux, s'est rendu coupable, les meneurs de la section courent au Comité de sûreté générale, refuge et appui de tous les démagogues dans l'embarras. Le montagnard Osselin se charge de porter leurs doléances à la tribune de l'Assemblée. Il vient en effet dénoncer l'acte de tyrannie par lequel les Douze ont inauguré leur règne. Il les accuse d'avoir outrepassé leurs pouvoirs : On leur a, dit-il, confié le soin de surveiller les autorités constituées, non d'entraver leurs opérations. Il demande en conséquence que la Commission extraordinaire soit tenue de renvoyer, sous vingt-quatre heures, au Comité de la section du Contrat-Social, la minute ou au moins la copie des procès-verbaux enlevés. A peine Osselin a-t-il terminé son réquisitoire, que Viger s'élance à la tribune ; il déclare qu'il est un des deux commissaires qui se sont transportés à la section du Contrat-Social ; il rétablit les faits que son accusateur a singulièrement dénaturés. Sur ce simple exposé, la Convention passe immédiatement à l'ordre du jour.

 

VIII

Pache avait été mis en demeure de fournir des explications sur les conciliabules nocturnes de la mairie. Il écrit à la Convention une lettre où il prétend expliquer de la manière la plus plausible les faits qui s'étaient passés. L'administration de police, y disait-il, craignant de nouveaux mouvements contre-révolutionnaires, demanda aux sections de dresser une liste de suspects, lesquels seraient conduits dans une maison spéciale, en cas de nouveaux troubles. Plus tard, dans une réunion où je n'assistais pas, on proposa d'arrêter immédiatement tous ceux qui seraient désignés comme suspects, et de comprendre dans ce nombre des membres de la Convention qui passent pour méconnaître les intérêts du peuple. Enfin, de motion en motion, on arriva à ce point de dire qu'au lieu de les arrêter, il fallait détruire tous ceux que l'on regardait comme des traîtres. Ces diverses opinions ont soulevé de très-longs débats ; on s'est séparé à onze heures et demie, en s'ajournant au lendemain. Je me suis trouvé à cette seconde assemblée ; on a agité la question des arrestations. J'ai fait sentir combien une pareille idée devait être rejetée loin de nous, et on s'est séparé tranquillement. Si la Convention, oubliant toute discussion personnelle, toute haine particulière, voulait s'occuper du grand objet de la Constitution, il n'y aurait point de ville où la tranquillité publique fût plus assurée qu'à Paris.

La lettre de Pache ne donne lieu qu'à un débat assez court, mais très-significatif.

Vous voyez, s'écrie Legendre, à quoi se réduit ce prétendu complot : ce n'est qu'une motion faite par une tête exagérée. Je demande l'impression de la lettre du maire de Paris.

Je la demande aussi, répond Doulcet, mais je propose que l'on charge la commission des Douze de vérifier si la motion dont on parle n'est pas la suite des complots liberticides de ces hommes de sang et de boue qui se sont gorgés de richesses et qui veulent tuer pour en acquérir encore.

Viger ajoute : Comment concilier cette lettre de Pache avec celle qu'il a écrite à la commission des Douze, et dans laquelle il montre le peuple de Paris exaspéré du prix excessif des denrées, et annonce qu'il se prépare un grand mouvement pour une époque très-rapprochée ?

L'impression des deux lettres est ordonnée, et l'Assemblée passe à l'ordre du jour sur leur contenu.

Les meneurs de la Commune vont plus loin que Pache. Furieux d'apprendre qu'un certain nombre de sections ont adhéré à l'adresse de la Fraternité, ils payent d'audace. Loin de se défendre, ils attaquent, et envoient à la section de la Fraternité l'ultimatum suivant :

Le Conseil général, instruit qu'une députation de la section de la Fraternité a dénoncé à la Convention nationale un complot affreux, tendant à faire égorger des représentants du peuple et à faire dire ensuite qu'ils étaient émigrés ;

Considérant qu'il est instant de faire arrêter sur-le-champ les auteurs de complots aussi abominables, invite les rédacteurs et porteurs de cette adresse à venir lui donner les renseignements nécessaires pour qu'il puisse découvrir les traîtres et les livrer ce soir aux tribunaux.

 

Deux heures après, la réponse suivante est apportée à la Commune de la part de la section de la Fraternité. Le ton ironique qui y règne nous parait déceler la plume de Royer-Collard :

Lecture est faite de l'arrêté du Conseil général de la Commune en date de ce jour. L'Assemblée arrête à l'unanimité qu'il sera répondu au Conseil général que l'administrateur de police qui a présidé dimanche, à la mairie, l'assemblée des membres du Comité révolutionnaire, et le maire, qui a présidé la même assemblée lundi, peuvent lui donner tous les renseignements qu'il désire.

L'Assemblée s'empresse également d'instruire le Conseil que la Convention nationale a décrété ce matin que la section de la Fraternité a bien mérité de la patrie.

 

Le Conseil général, si énergiquement éconduit par ceux dont il espérait une rétractation, se voit obligé de pousser jusqu'au bout ses protestations d'innocence. Il décide que le lendemain tous ses membres se présenteront à la Convention nationale pour demander que les calomniateurs qui ont concouru à la rédaction de l'adresse de la Fraternité soient traduits au tribunal révolutionnaire.

Avant que cet arrêté ait pu recevoir son exécution, le Conseil général apprend une nouvelle qui pour lui est un véritable coup de massue. Hébert vient annoncer que la commission des Douze a décerné contre lui un mandat d'amener.. Il déclare qu'il va obéir à la loi, mais il rappelle à ses collègues le serment qu'ils ont fait de défendre tous les opprimés. Ce serment, il l'invoque, non pour lui, dit-il, car il donnerait volontiers sa vie s'il croyait ce sacrifice utile à sa patrie, mais pour ses concitoyens, prêts à retomber dans l'esclavage.

Il termine ses adieux en se jetant dans les bras de Chaumette, son chef et son ami. Cette scène touchante provoque l'enthousiasme général. Le président donne au martyr de la liberté l'accolade fraternelle. Le Conseil décide : 1° qu'il restera en permanence jusqu'à ce qu'il soit rassuré sur le sort de celui qu'on enlève si violemment à ses fonctions ; 2° que, toutes les deux heures, une députation se rendra à l'Abbaye pour avoir. des nouvelles du prisonnier. La commission à laquelle est confié le soin de dénoncer à la Convention les calomnies contenues dans l'adresse de la Fraternité est chargée également de demander la délivrance du magistrat ainsi arraché à l'affection et à l'estime de ses collègues[17].

 

IX

La séance de la Convention s'ouvre le 25 par la lecture d'une adresse des trente-deux sections de Marseille. Celles-ci dénoncent la conduite étrange des commissaires de la Convention, Boisset et Moyse Bayle, qui n'ont été dans cette ville que les apôtres de l'anarchie et de la discorde. Elles se déclarent prèles à exterminer sans miséricorde quiconque serait assez audacieux pour attenter à la Représentation nationale.

La discussion s'engage ensuite, et sur les actes du ministre de la guerre, et sur les demandes sans cesse renouvelées des sections parisiennes pour obtenir des avances destinées à habiller leurs volontaires : Il n'y avait pas six semaines que Bouchotte était au ministère. et déjà son incurable incapacité éclatait à tous les yeux. Cambon, Petit, Lidon, Defermon, Bréard, Génissieux, les uns girondins, les autres montagnards, viennent successivement exposer les faits qu'ils connaissent à la charge de Bouchotte. Cambon s'élève surtout contre les effroyables dilapidations qui ont eu lieu sur le chapitre de l'habillement. Depuis neuf mois on a dépensé 551 millions pour cet objet. Cette révélation excite les murmures de l'Assemblée ; mais Marat se refuse à voir dans la modification du ministère le remède aux abus dont on se plaint. Quand vous changeriez, s'écrie-t-il dans son langage trivial, de ministres comme de chemises, la chose publique n'en irait pas mieux. Les dilapidateurs sont protégés par les hommes d'État. Punissez les conspirateurs, et ne vous opposez pas aux intentions patriotiques de la Montagne.

L'Assemblée éclate de rire, mais Petit (de l'Aisne) apostrophe ainsi les rieurs : Il est temps que l'Assemblée prenne la dignité qui lui convient. Nous ne sommes point ici chez Nicolet ; nous n'avons pas été envoyés par nos départements pour entendre les farces d'un pantin comme Marat. Je demande que le premier membre qui se permettra les noms de factieux et de scélérats contre ses collègues soit à l'instant, et par un décret spécial, chassé de l'Assemblée.

Cette motion, vivement applaudie, est décrétée à une très-grande majorité.

Mais Marat, que n'arrête jamais aucun respect humain, s'écrie : Ce décret a été rendu par des traîtres à la patrie ; il sera foulé aux pieds.

Bréard lui répond : J'ai voté pour le décret ; je ne me crois pas pour cela traître à la patrie. Marat est un imposteur ; je le crois pur, mais égaré.

Empêchez, réplique Marat, les hommes d'État de conspirer, vous n'empêcherez pas la vérité de sortir de ma bouche. Je me moque de vos décrets lorsqu'ils sont injustes.

L'Ami du peuple allait peut-être longtemps encore continuer sur ce ton, quand l'apparition à la barre de la députation du Conseil général coupe court à ses insolences. L'orateur de la Commune s'exprime ainsi :

La section de la Fraternité vous a dénoncé un affreux complot, mais on n'a pas nommé les conspirateurs. Par là on laisse planer le soupçon sur tous les citoyens de Paris...

Non, non ! s'écrie-t-on à droite.

Je demande, dit Danton, pour la députation de la Commune de Paris, le même silence que pour la députation de Marseille.

Le délégué de la Commune reprend : Nous venons réclamer vengeance au nom de nos concitoyens ; nous venons demander que la pétition qui vous a été présentée à cette barre par la section de la Fraternité soit envoyée à l'accusateur public du Tribunal révolutionnaire ; que le glaive de la loi tombe une fois au moins sur la tête des calomniateurs d'une ville qui a tout sacrifié à la Révolution.

Un autre objet nous amène devant vous. Les magistrats du peuple, qui ont juré d'être libres ou de mourir, ne peuvent voir sans indignation la violation la plus manifeste des droits les plus sacrés. Nous venons vous dénoncer l'attentat commis par la commission des Douze sur la personne d'Hébert, substitut du procureur de la Commune ; il a été arraché du sein du Conseil général et conduit dans les prisons de l'Abbaye. Le Conseil général défendra l'innocence jusqu'à la mort. Il demande que vous rendiez à ses fonctions un magistrat estimable par ses vertus civiques et ses lumières. Du reste, les arrestations arbitraires sont pour les hommes de bien des couronnes civiques.

Le président Isnard répond : La Convention, qui a fait une déclaration des Droits de l'homme, ne souffrira pas qu'un citoyen reste dans les fers s'il n'est pas coupable. Croyez que vous obtiendrez une prompte justice ; mais écoutez les vérités que je vais vous dire : La France a mis dans Paris le dépôt de la Représentation nationale, il faut que Paris le respecte. Si jamais la Convention était avilie, si jamais, par une de ces insurrections qui, depuis le 10 mars, ne cessent d'environner la Convention nationale, et dont les magistrats ne nous ont jamais avertis gue les derniers...

Isnard est ici violemment interrompu par les murmures de la gauche. Ce n'est pas là une réponse de président, lui crie-t-on.

Si, dis-je, reprend le fougueux girondin, par ces insurrections toujours renaissantes   arrivait qu'on portât atteinte à la Représentation nationale, je vous le déclare au nom de la France.

Non, non ! s'écrie-t-on à l'extrême gauche.

Oui, oui ! dites au nom de la France, réplique le reste de l'Assemblée en se levant comme un seul homme.

LE PRÉSIDENT. — Je vous le déclare au note de la Fiance entière, Paris serait anéanti; bientôt on chercherait sur les rives de la Seine si cette ville a existé.

A ces mots éclatent les vociférations de la gauche. Plusieurs orateurs, et notamment Danton, demandent la parole arec fureur. Le Président continue ainsi :

Non-seulement la vengeance nationale tomberait sur les assassins des représentants du peuple, mais aussi sur les magistrats qui n'auraient pas empêché ce grand crime. Le glaive de la loi, qui dégoutte encore du sang du tyran, est prêt à frapper la tête de quiconque oserait s'élever au-dessus de la Représentation nationale.

L'orateur de la Commune réplique audacieusement :

Les magistrats du peuple, qui viennent vous demander la punition des coupables, ont juré de défendre la sûreté des personnes et des propriétés. Ils sont dignes de l'estime du peuple français et de la Convention nationale.

 

Une députation de la section de l'Unité — autrefois des Quatre-Nations — vient renchérir en quelque sorte sur celle du Conseil général. Elle déclare que le complot qu'on prétend avoir été tramé contre la Convention nationale n'a jamais existé. Elle demande : 1° que l'on renouvelle le Comité de correspondance de la Convention, et que Je nouveau prête serment de donner à l'Assemblée une connaissance fidèle de toutes les pétitions et adresses qui lui seront envoyées ; 2° que l'on décrète rétablissement d'un tribunal composé d'un citoyen de chaque département, et chargé, à la an de la session, de juger ceux des membres de la Convention qui auraient trahi les intérêts du peuple ; 3° que l'on convoque pour le 10 août prochain une nouvelle Fédération républicaine; qu'enfin on organise immédiatement l'armée révolutionnaire, qui doit être payée par les riches.

Toutes ces propositions sont renvoyées aux comités compétents.

Les deux députations sont admises aux honneurs de la séance; Danton obtient la parole.

Assez et trop longtemps, dit-il, on a calomnié Paris.

C'est faux ! s'écrie-t-on droite ; on n'a jamais accusé Paris, niais les scélérats qui s'y trouvent.

Du reste, reprend Danton, ce n'est pas pour disculper Paris que je me suis présenté à cette tribune, Paris n'en a pas besoin ; c'est pour la République entière. Il importe de détruire auprès des départements l'effet de cette réponse, de cette imprécation du président contre Paris. Il est assez étrange qu'on 'vienne présenter la dévastation de cette ville par les départements...

Oui, s'écrient un grand nombre de membres, ils le feraient.

Pourquoi supposer qu'un jour on cherchera vainement sur les rives de la Seine si Paris a existé. Loin d'un président de pareils sentiments ! Il ne lui appartient que de présenter des idées consolantes.

Je ne sais point dissimuler ma pensée. Parmi les meilleurs citoyens, il en est de trop impétueux ; mais ne condamnez pas ce qui a fait la Révolution, car s'il n'y eût pas eu d'hommes à grandes passions, si le peuple n'eût pas été violent, jamais il n'eût brisé ses fers. Et moi aussi, je fus au timon de l'État dans le temps des orages. Je défie ceux qui me supposent une fortune immense de m'accuser. On m'a demandé des comptes, je les ai rendus, je demande à les rendre encore de nouveau devant un tribunal révolutionnaire.

Je reviens à mon premier objet. Je dis que ce qui peut doubler la force nationale, c'est d'unir Paris aux départements ; il faut bien se garder de les aigrir contre Paris. Quoi ! cette cité immense qui se renouvelle chaque jour, ce centre politique où tous les rayons aboutissent, porterait atteinte à la Représentation nationale ? Paris, qui a brisé le premier le sceptre de la tyrannie, violerait l'arche sainte qui lui est confiée ? Non, Paris aime la Révolution ; Paris, par les sacrifices qu'il a faits à la liberté, mérite les embrassements de tous les Français. Ces sentiments sont les vôtres ? Eh bien, manifestez-les ; déclarez que Paris n'a jamais cessé de bien mériter de la patrie. Rallions-nous, que nos ennemis apprennent à leurs dépens que la chaleur de nos débats tient à l'énergie nationale ; qu'ils sachent que vous serez toujours prêts à. vous réunir pour les terrasser ; qu'ils sachent que, si nous étions assez stupides pour exposer la liberté, le peuple est trop grand pour la laisser périr.

L'Assemblée se sépare sous l'impression du discours de Danton, auquel la Gironde commet la faute capitale de ne pas répondre. Par son silence, elle acceptait la responsabilité de l'anathème lancé par le fougueux Isnard : Bientôt on cherchera sur les rives de la Seine si Paris a existé.

Cette imprécation, renouvelée du manifeste de Pillnitz, atteignait indistinctement tous les citoyens de la capitale : propriétaires, marchands, ouvriers, tous pouvaient se croire menacés dans leurs intérêts les plus chers aussi bien que dans leur sûreté personnelle. Les démagogues ne manqueront pas d'exploiter les paroles si imprudemment tombées du fauteuil de la présidence. Ils représenteront leurs adversaires comme les irréconciliables ennemis de la capitale, comme s'apprêtant, avec l'aide des départements, à y porter le fer et la flamme. Grâce à ces calomnies, habilement semées dans les quartiers riches comme dans les faubourgs, Paris, au moment de la lutte suprême, sera, pour l'imprévoyante Gironde, hostile ou du moins indifférent.

 

X

Le 26 mai était un dimanche, jour presque exclusivement consacré aux pétitions. La séance présente peu d'incidents remarquables. Un membre, au nom du Comité de législation, propose un décret qui ordonne la levée des scellés mis sur les papiers de plusieurs citoyens de la section de l'Unité, et l'élargissement d'un autre citoyen de cette même section. Un dernier article, statuant d'une manière générale, défend aux Comités établis pour la surveillance des étrangers de prendre le titre de Comités révolutionnaires, et d'excéder les pouvoirs qui leur sont attribués par la loi du 21. mars, sous les peines portées au Code pénal contre les auteurs d'actes arbitraires.

Un peu plus tard paraissent à la barre les délégués de seize sections de Paris, réclamant la mise en liberté d'Hébert.

Leur orateur s'exprime ainsi :

Citoyens Représentants,

Nous venons au nom du peuple de Paris réclamer un de ses plus chers magistrats, arraché arbitrairement à ses fonctions. Nous venons redemander le citoyen Hébert, substitut du procureur de la Commune, emprisonné à l'Abbaye depuis trois jours. On a violé en sa personne la liberté des citoyens et la souveraineté nationale. Les sections, justement effrayées de ces premières tentatives de tyrannie exercées par la commission des Douze contre un de leurs plus ardents défenseurs, vous dénoncent cet attentat. Hébert a été arrêté par une commission à qui vous n'avez pas donné le droit terrible de mander, d'amener et d'incarcérer les citoyens ; la loi a donc été violée. Il a été incarcéré pour avoir énoncé ses opinions dans ses écrits ; les droits de l'homme ont donc été foulés aux pieds. Une des premières magistratures a été violée ; on a donc attaqué le peuple dans son mandataire.

Législateurs, quelles seraient les suites funestes de cet attentat, si vous ne vous hâtiez d'arrêter à sa naissance cette puissance inquisitoriale, ce duodécemvirat effrayant ? Songez, législateurs, que nous n'avons pas brisé le sceptre de la tyrannie pour courber la tète sous le joug de ce nouveau despotisme. Nous savons que depuis longtemps Paris est l'objet des plus odieuses calomnies ; que des hommes pervers sèment les torches de la guerre civile et animent les Français contre les Français. Nous savons que les dénonciations les plus absurdes sont accueillies jusque dans cette enceinte. Le peuple, fier de sa conscience, pourrait cependant vous demander quels sont ces complots et où sont ces conspirateurs ? Par quels rassemblements, par quelles émeutes, par quelles violations des propriétés, par quelles atteintes portées aux personnes, ces conspirations ont-elles éclaté ? Non, citoyens représentants, interrogez votre conscience, vous n'y croyez pas vous-mêmes. Voyez cette grande cité, le berceau de la Révolution ; au milieu de ces calomnies, elle a resté (sic) calme et dans le silence. Un contingent de douze mille hommes formé en quelques jours, ces nombreux bataillons combattant dans nos armées et attachant leurs noms à tous nos succès, a été la seule réponse qu'elle a faite à ses détracteurs. Mais aujourd'hui, elle garderait un coupable silence si elle ne se hâtait de réclamer les droits de sa liberté violée.

Vous ne souffrirez pas ces attentats, législateurs, si vous êtes véritablement dignes de la confiance dont vous êtes investis. Nous vous redemandons notre magistrat ; jamais sa surveillance ne nous fut plus utile que dans les dangers qui menacent en ce moment la patrie. Tel est le vœu de seize sections de Paris, qui, aussitôt qu'elles ont eu la connaissance de l'attentat commis envers leur magistrat, se sont levées spontanément, sans attendre le vœu d'un plus grand nombre pour réclamer sa liberté et celle des autres patriotes opprimés par le même despotisme[18].

 

Marat, Billaud-Varennes, Legendre, profitent de l'occasion pour demander que l'on casse la commission des Douze. Mais, loin d'accueillir la motion des trois montagnards, l'Assemblée renvoie à cette commission même l'examen de la pétition, pour lui en faire un rapport le lendemain.

Le soir, aux Jacobins, Marat, Couthon et surtout Robespierre sonnent la cloche d'alarme et donnent à tous les patriotes rendez-vous à l'Assemblée pour le lendemain, afin d'avoir enfin raison de l'infâme commission des Douze.

Un grand nombre de sections et.la Commune elle-même avaient obéi à l'injonction de la commission extraordinaire ordonnant l'apport des registres ; mais quelques-unes y avaient opposé un refus absolu.

Le faubourg Montmartre avait déclaré que, les registres des délibérations des sections n'étant autre chose que le recueil sacré des vœux et de la volonté du souverain dans ses différentes fonctions, elle ne les porterait ni ne les communiquerait à aucune commission quelconque, et que, si la Convention nationale, comme représentant la souveraineté générale de la nation, en exigeait la communication par un décret, la section entière les lui porterait et ne les abandonnerait jamais.

La section de l'Unité, encore plus audacieuse, avait pris un arrêté ainsi conçu :

Sur la communication donnée à l'Assemblée d'un décret de la Convention qui défend, sous la responsabilité du président, de tenir ses assemblées passé dix heures, et qui enjoint de porter les registres et les arrêtés à la commission des Douze, l'Assemblée passe à l'ordre du jour motivé sur ce qu'il est permis de résister à l'oppression !

 

La section de la Cité avait imité l'exemple du faubourg Montmartre et de l'Unité. C'est sur elle que tombe la colère des Douze. Comme l'on avait contesté la légalité de l'arrestation d'Hébert, accomplie par leurs ordres seuls, ils invitent le ministre de la justice à lancer un mandat d'amener contre le président et le secrétaire de cette section, qui ont refusé de livrer leurs registres. Gohier ne met que trop de zèle à exécuter les ordres de la commission ; il fait arrêter pendant la nuit les deux inculpés, fournissant ainsi, contre les Douze, un nouveau grief que la Commune saura habilement exploiter[19].

Le 27 mai, l'Assemblée devait s'occuper exclusivement de la Constitution ; mais cela ne faisait le compte ni de Marat ni de ses amis. Peu après l'ouverture de la séance, l'Ami du peuple demande la parole pour une motion d'ordre.

Il est incontestable, dit-il, que, depuis l'instant où la tête du tyran a roulé sur l'échafaud, les royalistes, les suppôts de l'ancien régime se sont coalisés pour rétablir la royauté. Des troubles ont éclaté sur tous les points de la République. Une partie de ces troubles est due aux libelles scandaleux d'écrivains mercenaires qui siègent au milieu de nous. D'accord avec Roland, ils nous ont représentés comme des anthropophages ; ils ont décrié nos commissaires auprès des populations ; ils ont trompé le peuple en prétendant qu'il existait un complot pour les assassiner, et pas un d'entre eux n'a reçu une égratignure. Comment avez-vous pu nommer une commission extraordinaire pour connaître ce qui se passe dans les sections ? Je vais vous signaler une nouvelle illégalité qu'elle vient de commettre : cette nuit, le président et le secrétaire de la section de l'Unité ont été incarcérés par ordre de la commission des Douze ; vous invoquez la loi, et vous la violez toutes les fois que vous le croyez utile à vos projets. Si les patriotes se portent à une insurrection, ce sera votre ouvrage ; je demande que la commission des Douze soit supprimée, comme ennemie de la liberté, et comme tendant à provoquer l'insurrection du peuple, qui n'est que trop prochaine, par la négligence avec laquelle vous avez laissé porter les denrées à un prix excessif.

Voudriez-vous donc prétendre, s'écrie Viger, que c'est la commission des Douze qui est en cause ?

Marat reprend : Ce n'est pas seulement à la commission des Douze que je fais la guerre, mais aux hommes d'État ; si la nation était témoin de vos prévarications, si elle connaissait votre conduite liberticide, elle vous ferait conduire à l'échafaud.

De violents murmures éclatent à droite.

Je vous rappelle à la pudeur, s'écrie l'Ami du peuple ; si la pudeur peut encore exister dans vos âmes, si votre conscience n'est pas fermée à la bonne foi, joignez-vous à moi pour demander la suppression immédiate de cette infâme commission.

On pourrait croire que les rôles ont été distribués d'avance dans la comédie qui va se jouer. A peine Marat est-il descendu de la tribune, que pare à la barre une députation de la section de la Cité. Son orateur s'exprime ainsi :

Un attentat contre la liberté vient d'être commis. Ce sont les mandataires d'un peuple républicain qui s'en sont rendus coupables. Notre section vient réclamer deux de ses concitoyens. Votre commission des Douze a fait enlever nuitamment notre président et notre secrétaire. C'est une violence qui surpasse toutes les lettres de cachet de l'ancien régime. Le temps de la plainte est passé ; nous venons vous avertir de sauver la République, ou la nécessité de nous sauver nous-mêmes nous forcera à le faire ; il en est temps encore. Punissez une commission infidèle, envoyez-la au tribunal révolutionnaire ; songez qu'il s'agit de venger la liberté presque au tombeau. Le peuple vous accorde la priorité. La section de l'Unité demande à défiler dans votre sein.

Isnard répond à cet insolent défi :

Citoyens, la Convention nationale pardonne à l'égarement de votre jeunesse...

De violents murmures s'élèvent à l'extrême gauche, mais le président ne s'en laisse pas troubler.

Les représentants du peuple veulent bien vous donner des conseils. Vous voulez être libres ? Eh bien, sachez que la liberté ne consiste pas dans des mots et dans des signes ; sachez que la tyrannie, soit qu'elle se cache dans une cave ou qu'elle se montre dans les places publiques, qu'elle soit sur le trône ou à la tribune d'un club, quelle porte un sceptre ou un poignard, qu'elle se montre toute brillante de dorure ou qu'elle se déguise en sans-culotte, qu'elle porte une couronne ou un bonnet, n'en est pas moins la tyrannie. Le peuple français a juré de n'en souffrir aucune. La Convention, organe de la volonté nationale, ne se laissera influencer par aucune violence ; elle prêchera toujours obéissance aux lois, sûreté des personnes et des propriétés, guerre aux aristocrates et aux anarchistes.

 

A peine Isnard a-t-il achevé sa réponse, que Robespierre réclame la parole au nom, dit-il, du salut public ; mais le président semble ne pas avoir entendu la demande du député de Paris, et, s'adressant de nouveau aux pétitionnaires :

La Convention, dit-il, est occupée à la discussion de la Constitution, elle examinera votre pétition dans un autre moment.

Non ! s'écrie l'extrême gauche, il faut avant tout entendre Robespierre.

BOURDON (DE L'OISE). — La liberté d'un citoyen passe avant la Constitution.

CHASLES. — La résistance à l'oppression est un droit de l'homme. Les droits de l'homme sont avant la Constitution.

MARAT. — Vous ne parlez pas de Constitution lorsque vous recevez à la barre des aristocrates qui viennent déclamer contre les patriotes.

Sans s'inquiéter des vociférations montagnardes, Isnard met aux voix la question de savoir si Robespierre sera entendu. Un décret formel refuse la parole au grand-prêtre de la démagogie. De violents murmures s'élèvent à gauche.

Nous demandons l'appel nominal !

Oui, s'écrie Bourdon de l'Oise, nous voulons savoir si on refusera d'entendre un représentant du peuple qui réclame la liberté d'un citoyen arrêté arbitrairement.

Eh bien, oui ! s'écrie Vergniaud, l'appel nominal, pour savoir si les assemblées primaires seront convoquées.

A cette proposition, la droite et les centres se lèvent en signe d'adhésion, mais la Montagne redouble de fureur.

Je demande, s'écrie un membre de la droite, qu'il soit constaté dans le procès-verbal que, toutes les fois qu'on discute la Constitution, on élève des incidents.

Et moi, s'écrie Couthon, je demande que le président soit cassé pour avoir compromis sciemment la liberté publique.

Oui, s'écrie-t-on à gauche, c'est un infâme tyran, c'est le perturbateur de l'Assemblée.

On s'apprête à faire l'appel nominal ; mais sur quoi portera-t-il ? sera-ce, ainsi que le demande la gauche, sur le rapport du décret qui refuse la parole à Robespierre ? sera-ce sur la convocation des assemblées primaires, ainsi que le demande la droite ? La Convention est en proie à un désordre indescriptible. Chacun des deux partis veut faire poser la question telle qu'il l'entend. Le Président est obligé de se couvrir. Au moment où le calme commence à se rétablir, Danton, debout sur son banc, donne le signal d'un nouveau tumulte.

Je vous le déclare, dit-il, en montrant le poing à la droite, tant d'impudence commence à nous peser ; nous vous résisterons.

On demande à droite que la déclaration de Danton soit consignée au procès-verbal.

Je le demande moi-même, dit Danton toujours debout, mais je réclame la parole.

Non ! pas de privilège, s'écrie-t-on à droite. Danton ne peut être entendu dans ce moment.

LE PRÉSIDENT. — Danton a fait une déclaration ; comme elle doit être insérée au procès-verbal, il demande à la répéter.

DANTON. — Je déclare à la Convention et à tout le peuple français que, si l'on persiste à retenir dans les fers des citoyens dont tout le crime est un excès de patriotisme ; si l'on refuse constamment la parole à ceux qui veulent les défendre, je déclare, dis-je, que s'il y a ici cent bons citoyens, nous vous résisterons. La commission des Douze détient à l'Abbaye des magistrats du peuple sans vouloir faire faire aucun rapport.

Plusieurs membres de la droite : C'est faux ! Le rapporteur de la commission des Douze a demandé la parole.

Danton, fidèle à la tactique adoptée par son parti et qui consiste à empêcher les organes de la Commission extraordinaire d'approcher de la tribune, continue longtemps encore, aux applaudissements des tribunes, à s'élever contre la tyrannie des Douze.

A Danton succède Thuriot :

Citoyens, dit-il, je demande la parole contre le Président. C'est lui qui cherche, par ses réponses incendiaires, à allumer le feu de la guerre civile ; c'est lui qui, pour soulever les habitants de Paris, les alarmer sur leurs propriétés, les armer les uns contre les autres, répondait à des pétitionnaires que l'on chercherait la place où cette cité célèbre a existé ; c'est lui qui favorise les aristocrates et refuse la parole aux patriotes ; et dans quel moment Isnard se conduit-il ainsi ? c'est lorsque l'on craint une explosion sur les frontières, que la guerre de la Vendée s'étend de tous les côtés. Je fais la motion que le Président quitte le fauteuil.

Isnard, attaqué si personnellement, veut aller à la tribune pour se défendre ; ses amis s'y opposent.

Président, s'écrie Lanjuinais, ne vous abaissez pas à répondre ; laissez parler Guadet, qui a demandé la parole.

La gauche, dont les orateurs ont été entendus, réclame à grands cris la clôture de la discussion.

Basire se précipite au bureau du Président et tente de lui arracher un papier que celui-ci tient à la main ; mais plusieurs membres de la droite l'empêchent d'accomplir ce dessein. Cette scène porte naturellement le désordre à son comble. Isnard est pour la seconde fois obligé de se couvrir.

Aussitôt qu'il est possible de se faire entendre, deux montagnards viennent insolemment faire les déclarations suivantes :

BAZIRE. — Je voulais arracher au Président le signal de la guerre civile écrit de sa main.

BOURDON DE L'OISE. — Si le Président est assez audacieux pour proclamer la guerre civile, je l'assassine.

 

XI

Cependant l'appel nominal commence, mais il est bientôt interrompu par les réclamations de divers députés. Les consignes, disent-ils, sont violées. Un grand nombre de citoyens stationnent dans les couloirs et obstruent les avenues de la salle. D'un autre côté, Marat annonce que plusieurs compagnies de la section de la Butte des Moulins sont rangées en bataille devant le pilais, sans qu'elles puissent exciper d'aucun ordre émanant des autorités constituées.

On mande à la barre le commandant de ce bataillon ; il produit l'ordre qu'il a reçu de son chef hiérarchique, 'et qui lui prescrit d'envoyer aux Tuileries un fort détachement. Cet ordre, ajoute-t-il, a été donné sur la réquisition de la commission des Douze, et conformément à une lettre du maire ; mais je dois à l'Assemblée le récit d'un épisode qui vient de se passer.

Aussitôt que je suis arrivé aux Tuileries, le chef de poste m'a demandé des hommes pour faire évacuer les couloirs. J'exécutais cet ordre. Marat, que je ne connaissais pas, s'est présenté à moi avec un ordre bien supérieur, avec un pistolet ; il m'a demandé mes instructions. Je lui ai dit que je ne les montrerais qu'au Président.

Le commandant — il se nommait Raffet — est admis aux honneurs de la séance, et l'incident n'a pas d'autres suites. Mais il était dit que tous les actes du programme arrêté par les démagogues s'exécuteraient de point en point. Après les violents viennent les endormeurs ; ce sont toujours les mêmes, Barère et Garat. Barère, dans de longues phrases sonores, rappelle l'attitude pleine de dignité que, dans des circonstances analogues, a tenue l'Assemblée constituante. Puis, après avoir tonné contre les démagogues, il conclut à ce que les bataillons nouvellement appelés par les Douze soient renvoyés dans leurs sections respectives.

Garat fait un long rapport plein de contradictions dans lequel il excuse tout, il justifie tout.

J'ai, dit-il, instruit le Comité de salut public et la Commission extraordinaire de ce qui est parvenu à ma connaissance. Aujourd'hui, à six heures, on est venu m'avertir qu'il y avait un grand rassemblement autour de la Convention. J'ai voulu voir les choses de mes propres yeux. La force armée était plus considérable que l'attroupement. Je n'ai pas pu, il est vrai, entrer à l'Assemblée par la porte à laquelle je me suis d'abord présenté, et la force armée a été impuissante à m'ouvrir un passage. Mais dans tout cela il n'y a rien de grave ; la Convention n'a rien à craindre...

Ici le ministre est vivement applaudi par les tribunes.

Croyez-vous, ajoute-t-il, que ces sans-culotte qui applaudissent aux assurances que je donne de leurs sentiments, y applaudiraient s'ils avaient dans leurs cœurs des intentions criminelles ? Je termine par cette observation : J'ai interrogé les sentiments secrets de chacun des membres de la commission des Douze. Eh bien ! ils ont tous l'imagination frappée ; ils croient qu'ils doivent avoir un grand courage, qu'ils doivent mourir pour sauver la République. Ils m'ont paru dans des erreurs qui sont pour moi incompréhensibles. Je les crois des gens vertueux, des hommes de bien ; mais la vertu a ses erreurs, et ils en ont de grandes. Je le répète à la Convention, elle n'a aucun danger à courir ; vous reviendrez tous en paix dans vos domiciles. En vous parlant ainsi, je sais que je fais tomber sur moi toute l'horreur d'un attentat qui serait commis. Eh bien, j'appelle cette responsabilité sur ma tête. Voilà ce que j'avais à dire à la Convention.

Cette responsabilité, que Garat assumait si légèrement dans une circonstance si grave, a été à peine invoquée contre lui par les historiens qui nous ont précédé. Nous n'aurons pas de pareils ménagements. Pour nous, nous ne pouvons que frapper d'une flétrissure éternelle ce ministre qui, par faiblesse ou impéritie, livra aux outrages de la multitude la représentation nationale qu'il était chargé de protéger, pactisa avec toutes les tyrannies et toutes les usurpations, et termina le cours de ses palinodies en acceptant de l'Empire le titre de comte et de sénateur.

 

XII

La Montagne était résolue à n'épargner aucun effort, à ne reculer devant aucune violence pour briser la Commission des Douze avant la fin de la séance. Ses affidés envahissent de plus en plus les abords de la salle, et par leurs clameurs rendent presque impossible toute espèce de délibération. Succombant à la fatigue, Isnard prie Fonfrède de le remplacer en sa qualité de Président sortant d'exercice. Mais l'apparition du jeune et courageux député de la Gironde est le signal d'un redoublement de cris et d'invectives.

C'est un scélérat ! c'est un membre de la Commission. A bas le Président ! crient en chœur la Montagne et les tribunes.

Fonfrède désespère de dominer le tumulte et cède le fauteuil à Hérault-Séchelles. Aussitôt l'agitation s'apaise comme par enchantement ; les députations de la Commune et des sections se succèdent pour demander d'une manière de plus en plus impérative l'immédiate cassation de la commission des Douze.

C'est d'abord Pache, qui vient déclarer que tout ce que l'on a dit du complot tramé à l'évêché n'est qu'imaginaire. C'est ensuite une députation de vingt-huit sections de Paris, dont l'orateur fait le plus magnifique éloge de l'ignoble Hébert : Rendez-nous, dit-il, notre frère, notre ami, celui qui est investi de notre confiance, celui qui nous a toujours dit la vérité, celui que nous avons toujours cru. Rendez-nous de vrais républicains ; détruisez une Commission tyrannique et odieuse, et que, séance tenante, la vertu triomphe.

Le président Hérault-Séchelles répond à la députation par cette phrase amphigourique devenue célèbre : Citoyens, la force de la raison et la force du peuple sont la même chose ; vous venez en ce moment réclamer la justice, c'est le plus sacré de nos devoirs que de vous la rendre.

Survient une seconde et une troisième députation, envoyées par les Gravilliers et la Croix-Rouge. L'orateur des Gravilliers, s'adressant nominativement à la gauche, s'exprime ainsi : Députés de la Montagne, vous avez écrasé de votre chute la tête du tyran : nous vous conjurons de sauver la patrie Oui, oui, nous la saurerons ! s'écrient plusieurs membres —. Si vous le pouvez et que vous ne le vouliez pas, vous êtes des lâches et des traîtres. Si vous le voulez et que vous ne le puissiez pas, déclarez-le ! cent mille bras sont armés pour vous défendre. Nous demandons l'élargissement des patriotes incarcérés, la suppression de la commission des Douze et le procès de l'infâme Roland.

La Croix-Rouge formule les mêmes demandes dans des termes presque identiques.

Toutes ces députations avaient amené avec elles beaucoup d'hommes armés et non armés. Les bancs affectés aux pétitionnaires ne suffisant plus, les nouveaux arrivés s'étaient insensiblement assis sur les sièges réservés aux députés. Beaucoup de ceux-ci, soit fatigue, soit indignation, s'étaient retirés ; il était plus de minuit. Le moment était propice pour enlever le vote tant désiré. En vain Henri Larivière, au nom de la Commission des Douze, demande-t-il la parole ; sa voix courageuse s'éteint au milieu des hurlements de la démagogie. C'est alors que Lacroix convertit en motion la demande des pétitionnaires. Hérault-Séchelles met aux voix l'élargissement d'Hébert et consorts et la cassation de la commission des Douze. Quelques députés se lèvent à l'épreuve, quelques autres à la contre-épreuve. Les émeutiers, assis sur les bancs des législateurs, votent comme s'ils étaient revêtus des fonctions dé ceux dont ils occupent la place[20]. Hérault-Séchelles déclare que les deux décrets sont adoptés, et se hâte de lever la séance.

Dans tout ceci, Danton n'avait pas paru, mais il avait confié le soin d'escamoter le vote à deux de ses amis intimes, Lacroix et Hérault-Séchelles. Ceux-ci avaient merveilleusement accompli cette tache. Danton avait été longtemps à prendre sa résolution ; il sentait vaguement que l'abîme qui s'ouvrait pour ses adversaires pourrait bien ne se refermer qu'après l'avoir dévoré lui-même. Habitué aux orages révolutionnaires, il avait le pressentiment que la tempête qu'il soulevait ne s'arrêterait pas aux premiers obstacles, mais balaierait impitoyablement tout ce qui tenterait de s'opposer à sa fureur. Les avances qu'à plusieurs reprises il avait faites à la Gironde avaient été repoussées avec dédain. A chaque fois, le spectre de septembre s'était dressé entre lui et ses anciens adversaires. Après la séance du 27 mai, les rôles furent intervertis : quelques députés girondins essayèrent de ramener le terrible tribun à des sentiments plus conciliants ; mais son parti était pris irrévocablement. A ces tardives ouvertures il répondit : Ils n'ont pas confiance, témoignant ainsi tout à la fois et de sa résolution immuable et de ses regrets impuissants.

 

 

 



[1] Patriote français, n° MCCCLX.

[2] Trois passages du procès-verbal de la section Bonconseil nous font connaître l'espèce d'assurance mutuelle qui existait entre les démagogues de cette section et ceux des sections environnantes :

En vertu d'un procès-verbal de réunion des deux sections des Lombards et Bonconseil, en date du 12 avril dernier, par lequel lesdites deux sections s'étant promis et juré union, fraternité et assistance, dans tous les cas où l'aristocratie voudrait anéantir la liberté, il s'est présenté une quantité de citoyens de la section des Lombards, justement alarmés du trouble occasionné par des malveillants, pour nous porter aide et assistance.

La section des Amis de la patrie envoie une députation nombreuse à celle Bonconseil pour lui faire part des inquiétudes qu'elle avait à l'occasion du trouble qui existait dans le sein de cette section et promet de protéger et de secourir les patriotes dans tous les cas de besoin.

Un citoyen demande que douze commissaires soient nommés pour être envoyés dans les sections faire part de l'arrêté fraternel qui lie les sections des Lombards, Bonconseil et des Amis de la patrie, pour leur demander à toutes la même fraternité, la même assistance, donner l'accolade de paix au président de chaque section, et jurer assistance et secours pour terrasser les perturbateurs de l'ordre public, enfin pour employer tous leurs moyens pour éviter la guerre civile que des malveillants veulent allumer dans Paris.

[3] Nous avons retrouvé deux pièces qui se rattachent à cette affaire.

Le 6 mai 1793, l'an 2e de la République.

Citoyen maire,

Nous n'avons aucune connaissance d'aucune arrestation de pétitionnaires de la section Bonconseil, comme le dit formellement le décret de la Convention nationale. Il nous est seulement parvenu hier une plainte signée du procureur-général-syndic du département contre le nommé Sagnier, clerc du citoyen Fortin, ci-devant procureur, et ce matin, à trois heures après minuit, un procès-verbal de la section Bonconseil contre Rémond Pagés, qui constate qu'il est prévenu d'avoir troublé la tranquillité publique et élevé une rixe dans l'assemblée de ladite section.

Nous avons décerné contre ledit Sagnier un mandat d'amener et avons ordonné que ledit Rémond Pagés serait déposé en la chambre d'arrêt jusqu'à instruction et interrogatoire, que les circonstances ne nous ont pas permis de faire encore, étant obligés de suivre la rotation de la liberté et de l'égalité.

Les administrateurs du département de police,

MARINO, SOULIS.

Au président de la Convention.

Du 10 mai 1793, l'an 2e de la République une et indivisible.

Je suis le vice-président de la section Bonconseil, à qui le serment d'obéir à la loi a valu les honneurs de l'incarcération dans les prisons de la mairie. Le véritable motif de mon arrestation était la pétition que je vous ai présentée ; le procès-verbal de mon interrogatoire vous en sera une preuve convaincante. J'ignore si le maire de Paris a satisfait au décret qui lui demandait compte des motifs de mon arrestation ; quant à moi, je suis libre et prêt à satisfaire à celui qui me mande à la barre. Je dois à mes collègues, dont l'un est encore prisonnier et les autres dans les liens d'un décret qui les oblige à se cacher, de presser ma comparution. Je prie la Convention de fixer le jour.

SAGNIER.

[4] Voir t. VI, livre XXVIII, § III.

[5] On trouvera à la fin du volume une note relative à la translation de l'Assemblée aux Tuileries et à l'appropriation du palais à sa nouvelle destination.

[6] Plusieurs des signataires de cette courageuse adresse, notamment Duvigneau, l'orateur de la députation, et Saige, maire de Bordeaux, payèrent de leur tête l'honneur d'avoir protesté d'avance contre la tyrannie jacobine.

[7] Voir t. VI, livre XXX, fin du § IX.

[8] Cet orateur n'était autre que Royer-Collard. Voici, en effet, ce que nous avons trouvé sur les registres de la section de la Fraternité aux dates des 46 et 18 mai :

Le 16 mai, Royer monte à la tribune et lit l'adresse qu'il s'est chargé hier de rédiger, conjointement avec les citoyens Moreau et Grellier (relativement au refus de la section d'adhérer à l'arrêté de la Commune, du 13 courant, proposant d'établir une taxe sur les gens riches). La rédaction de cette adresse est adoptée à l'unanimité ; on ordonne l'impression à trois cents exemplaires, l'envoi aux quarante-sept sections, et la présentation à la Convention par les rédacteurs et vingt-quatre commissaires.

Le 18 mai le citoyen Royer fait, au nom de ses collègues, le rapport de la mission dont ils étaient chargés auprès de l'Assemblée nationale. Il dit que l'adresse a été couverte des plus vifs applaudissements ; que la Convention a arrêté à l'unanimité la mention honorable au procès-verbal, l'insertion au bulletin, l'impression et l'envoi aux départements, et qu'elle a déclaré que la section avait bien mérité de la patrie.

Nous avons retrouvé également la confirmation de ce fait dans un document où nous étions loin de le chercher. Dans l'interrogatoire que Gardien, l'un des membres de la commission des Douze, subit la veille du jour de sa comparution, et par conséquent de sa condamnation, devant le Tribunal révolutionnaire, le juge interrogateur s'exprime ainsi :

Lorsque la section de la Fraternité leva la première l'étendard de la contre-révolution, et que, conduite par des prêtres, des robins et des nobles, elle vint dénoncer un projet qu'on supposait avoir été conçu à la mairie contre la Représentation nationale, n'avez-vous pas dit, vous et vos amis, au nommé Royer, qui était à la tête de cette bande de dénonciateurs : Nous sommes prêts à frapper les agitateurs des sections, mais il faut que, par les sections elles-mêmes, vous nous fassiez entourer de l'expression de la force publique ?

[9] Malgré son triomphe populaire, Marat était tombé tellement bas dans l'estime de ses collègues, que nous lisons ce qui suit dans le procès-verbal officiel de la séance du 10 mai :

Un membre, inculpé par Marat, veut repousser ses calomnies ; la Convention refuse de l'entendre et passe à l'ordre du jour motivé sur le décret du 2 courant, qui déclare que les calomnies de Marat ne peuvent offenser personne.

[10] Il est à remarquer que d'ordinaire les décrets qui ordonnaient la création de commissions nouvelles ne contenaient pas de dispositions semblables à celles de ce dernier paragraphe. Cette innovation est une preuve de l'importance que l'Assemblée attachait à la création de la commission des Douze, puisqu'elle voulait que les membres qui en feraient partie abandonnassent toute autre mission pour consacrer leur temps à l'œuvre de sûreté publique qui allait être entreprise, hélas ! trop tardivement.

[11] Nous avons retrouvé la minute du procès-verbal de dépouillement du scrutin auquel donna lieu la nomination de la commission des Douze ; le nombre des votants était de 325. Fonfrède est à la tète de la liste avec 197 voix. L'avant-dernier, Bergœing, en a 175. Gardien n'en a que 104. Viennent ensuite les candidats de la Montagne, qui ne réunissent que 98 à 63 voix. Les principaux étaient Meaulle, Levasseur (de la Sarthe), Ricord et Mathieu.

[12] La version donnée par le Moniteur du discours de Royer-Collard diffère quelque peu de celle qui se trouve an procès-verbal officiel de l'Assemblée. Nous avons donné la préférence à cette dernière, qui est plus complète et plus authentique.

[13] Le maire de Paris demeurait, non à l'Hôtel de Ville, mais dans l'ancien palais des premiers présidents du Parlement de Paris (aujourd'hui la Préfecture de police). C'est là aussi qu'était concentrée l'administration de la police.

[14] Depuis longtemps les réunions qui se tenaient chez Valazé étaient surveillées par la police de la commune. Nous avons retrouvé un rapport, en date du 27 janvier 1793, qui en est la preuve. Naturellement cette surveillance devint de plus en plus active, à mesure que les événements se précipitaient. Nous voyons, par la déclaration faite ici par Valazé, que ces réunions comptaient une quarantaine d'adhérents. Dans l'interrogatoire qu'il subit la veille de sa comparution au Tribunal révolutionnaire, Valazé nomme quinze des députés qui assistaient habituellement à ces réunions : c'étaient Lacaze, Duprat, Brissot, Gensonné, Duperret, Hardy, Buzot, Barbaroux, Guadet, Salles, Chambon, Lidon, Bergœing, Lesage (d'Eure-et-Loir), Mollevault ; les six premiers périrent avec Valazé sur l'échafaud du 31 octobre ; six autres périrent en province par l'assassinat, le suicide ou l'échafaud ; seuls, les trois derniers échappèrent à la proscription, et furent plus tard réintégrés dans leurs fonctions conventionnelles.

[15] Les sections de 1792 et de la Butte des Moulins avaient adhéré à l'adresse présentée par la section de la Fraternité.

[16] Voir plus haut, livre XXXIV, § I.

[17] Voici l'écrou d'Hébert que nous avons relevé sur les registres de l'Abbaye :

25 mai. — Le citoyen Hébert, substitut du procureur de la Commune, auteur d'une feuille intitulée le véritable père Duchêne, dans six numéros de laquelle il attaque ouvertement la Représentation nationale, cherche à l'avilir et à la dissoudre. Ordre de la commission extraordinaire des Douze, Signé Kervélégan, Saint-Martin, Gardien, Boileau, Viger, Mollevault, Rabaut, président.

[18] Le Moniteur n° 148, le Journal des Débats et Décrets n° 251 ne contiennent qu'une analyse tout à fait tronquée de l'adresse des seize sections. Cette adresse, bien que remplie de lieux communs, nous a paru mériter d'être mise in extenso sous les yeux de nos lecteurs. Elle donne bien l'idée de la popularité factice dont on voulut entourer, comme d'une auréole, l'ignoble auteur du Père Duchêne, cet Hébert que, dix mois plus tard, Robespierre fit saisir, juger, et guillotiner, en quelques jours, sans exciter dans Paris autre chose qu'un immense mouvement de satisfaction.

[19] L'écrou de Dobsen, président de la section de la Cité, se trouve ainsi inscrit sur les registres de l'Abbaye :

26 mai. — Dobsen, président de la section de la Cité. Ordre du ministre de la justice, signé Gohier, d'après un mandat de la commission extraordinaire des Douze. — Motifs non énoncés.

Même écrou pour Protien fils, secrétaire de la même section.

Aussitôt que la commission des Douze apprit me ses ordres avaient été si étrangement exécutés, elle adressa au président de la Convention la lettre suivante, dont nous n'avons trouvé trace ni au Moniteur, ni au Journal des Débats et Décrets, ni au procès-verbal.

Commission extraordinaire des Douze.

Citoyen président,

La commission extraordinaire des Douze, ayant appris ce matin que l'arrestation des citoyens président et secrétaire de la section de la Cité avait été faite de nuit, quoique le mandat d'arrêt eût été envoyé hier matin au ministre de la justice, a écrit sur-le-champ à ce ministre pour lui témoigner son mécontentement de cette infraction à la loi. Nous vous prions d'en faire part à la Convention nationale.

Ce 27 mai 1792, 2e année de la République.

MOLLEVAULT, président.

[20] Pendant que la commission des Douze succombait ainsi sous les efforts réunis de l'astuce et de la violence, elle écrivait du lieu de ses séances à la Convention cette nouvelle lettre. Les Douze ne pouvaient laisser un plus noble monument de leur courage et de leur persévérance.

Commission extraordinaire des Douze.

Citoyen président,

a Tout entière à l'exécution de votre décret, la commission extraordinaire s'occupe de votre sûreté, de celle de Paris et de la fortune publique. Elle apprend que, tandis qu'elle travaille à remplir vos ordres avec une activité infatigable, on la calomnie auprès de vous. Elle commence à tenir les fils de la conspiration qui tend à dissoudre la représentation nationale ; aussi n'épargne-t-on rien pour dissoudre votre commission elle-même : on la calomnie, parce qu'on craint la lumière qu'elle veut répandre ; elle espère que vous ne prononcerez rien avant d'avoir entendu son rapport. Quand elle a accepté la mission périlleuse dont vous l'avez chargée, elle a résolu de la remplir, de veiller pour la fortune publique, pour vous et pour Paris, ou de mourir. On l'a menacée de venir l'attaquer au lieu de ses séances ses papiers sont en sûreté, et ses ennemis seront trompés au moins à cet égard. Vous pouvez casser votre commission, mais elle n'aura rien à se reprocher envers la patrie, et ce n'est pas votre commission qu'il faudra plaindre.

MOLLEVAULT, président ; P. RABAUT, secrétaire.

27 mai au soir 1793, an 2e de la République.