HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME SEPTIÈME

 

LIVRE XXXVII. — LA CONSTITUTION GIRONDINE.

 

 

Quittons un instant cette atmosphère pleine d'agitation et de désordre, et élevons-nous dans une région plus sereine, celle de la pure théorie. Nous ne ferons en cela qu'imiter l'Assemblée dont nous racontons l'histoire. Après les scènes tumultueuses qui venaient si souvent troubler ses séances, elle reprenait la discussion de la constitution, et écoutait pendant des heures entières, avec le plus grand calme, des orateurs de toute nuance qui lui exposaient leurs idées sur la meilleure forme à donner au pouvoir républicain.

Le comité de constitution nommé par la Convention, dans sa séance du 11 octobre 1792, était composé de Sieyès, Thomas Payne, Brissot, Pétion, Vergniaud, Gensonné, Barère, Danton et Condorcet. L'élément girondin y était, on le voit, en très-grande majorité. Après un travail de plus de quatre mois, le 15 février 1793, son rapporteur, le mathématicien Condorcet, vint exposer ainsi la formule du problème qu'il s'agissait de résoudre :

Donner à vingt-cinq millions d'individus une Constitution qui, fondée uniquement sur les principes de la justice et de la raison, assure aux citoyens la jouissance entière de leurs droits ; combiner les parties de cette Constitution de manière que la nécessité de l'obéissance aux lois, de la soumission des volontés individuelles à la volonté générale, laisse subsister dans toute leur étendue la souveraineté du peuple, l'égalité entre les citoyens, et l'exercice de la liberté naturelle.

 

Il se posait les quatre questions suivantes :

A qui appartient, dans la société, la souveraineté de droit ?

A qui doit s'étendre et comment doit s'exercer le droit d'élire ?

Le soin de faire les lois doit-il être confié à une assemblée unique ou à deux assemblées ?

Ces lois rendues, qui sera chargé de les faire exécuter ? dans quelles conditions, dans quelles limites et sous quelle responsabilité s'exercera le pouvoir de ces autorités individuelles ou collectives ?

 

Il se prononçait très-vivement contre toute idée d'hérédité politique, et déclarait que la force d'autorité légitime devait résider dans la ferme volonté du peuple d'obéir à la loi. Bien loin de manifester quelque tendance au fédéralisme, il repoussait énergiquement l'idée de porter atteinte à cette unité à laquelle la France semblait destinée par les dispositions mêmes de son territoire, par une longue habitude et par les anciennes relations qui liaient entre eux les habitants de ses diverses parties. Ce n'était pas d'ailleurs au bruit des menaces d'une ligue d'ennemis puissants qu'il convenait d'exposer la sûreté de l'État en établissant un système dont un des effets nécessaires serait d'affaiblir les moyens de défense de la nation qui l'adopterait.

La Commission avait donc été unanime pour déclarer que la France devait former une République une et indivisible, et que l'étendue de la République ne permettait qu'une Constitution représentative. Mais, pour savoir si les mandataires de la nation avaient bien ou mal interprété sa volonté, il fallait qu'à tout instant le peuple pût être consulté. Or voici le mécanisme quelque peu compliqué que proposaient Condorcet et ses amis[1] :

Sur l'initiative d'un seul citoyen, mais à la condition qu'elle soit appuyée par cinquante autres, toute assemblée primaire peut être saisie d'une proposition tendant à provoquer un nouvel examen d'une loi quelconque ou la réparation d'un désordre dont cet unique citoyen est frappé.

Cette proposition admise, l'assemblée primaire a le droit de la déférer à l'examen de toutes les assemblées d'une des divisions du territoire. Celles-ci l'ayant, à leur tour, admise à la majorité, toutes les assemblées d'une division plus étendue sont convoquées, et si le vœu de la majorité y est encore confirmé, l'assemblée des représentants du peuple est obligée d'examiner si elle croit devoir s'occuper de la proposition. En cas de refus, l'universalité des assemblées primaires est convoquée sur la question de savoir si la proposition doit être prise en considération ; et alors, — ou le vœu de la majorité dans les assemblées primaires se déclare en faveur de l'opinion des représentants, et la proposition est rejetée ; — ou cette majorité exprime un vœu contraire, et l'Assemblée, qui paraît dès lors avoir perdu la confiance du peuple, doit être renouvelée.

La nouvelle loi, qui est le fruit de la demande faite par les assemblées primaires, est sujette à la même réclamation, soumise à la même censure, de manière que jamais ni la volonté des représentants du peuple, ni celle des citoyens, ne peut se soustraire à l'empire de la volonté générale.

 

Par cette combinaison, la commission croyait avoir trouvé le moyen d'empêcher, soit tout empiètement du pouvoir législatif, soit toute insurrection, puisque la volonté générale, avec de la patience, avait la liberté de se 'produire et la certitude de triompher. C'était faire abstraction de toute passion humaine, ce qui est la plus grande faute que puisse commettre un législateur.

Le pouvoir exécutif était confié à un Conseil d'agents égaux, chargés chacun des détails d'une partie de l'administration. Seulement les résolutions générales devaient être prises par le Conseil tout entier, sur le rapport de celui des agents auquel serait ensuite remise l'exécution de ces résolutions. Le Conseil devait se renouveler chaque année par moitié et être élu, non par le pouvoir législatif, mais directement par le peuple. Les membres de ce Conseil pouvaient être mis en accusation par le pouvoir législatif, mais devaient être jugés par un jury spécial. Dans l'intervalle, les membres du Conseil exécutif accusés devaient être suspendus de leurs fonctions et remplacés par un de leurs suppléants tiré au sort afin d'éviter le soupçon que l'intérêt ou l'ambition d'un suppléant, voulant passer titulaire, ait pu agir sur la décision de l'Assemblée[2].

Chose remarquable, le projet de Constitution républicaine était sur plusieurs points plus favorable à l'autorité du pouvoir que la Constitution de 1791. Ainsi : 1° le nombre des membres du Conseil de département était diminué afin d'éviter, disait le rapporteur, jusqu'à l'apparence d'une représentation départementale, si opposée à l'unité et à l'indivisibilité de la République.

2° Pour augmenter l'activité du gouvernement et en conserver l'unité tout entière, on proposait de substituer au procureur-général-syndic, que la loi de 1791 plaçait auprès de chaque administration départementale, un agent choisi par le pouvoir exécutif, chargé de correspondre avec lui, révocable à sa volonté. Seulement cet agent devait être pris nécessairement parmi les membres du conseil général de département.

3° Pour tous les délits commis dans l'exercice de leurs fonctions, les agents de l'autorité centrale ne pouvaient être traduits devant les tribunaux qu'avec l'autorisation du Corps législatif, les fonctionnaires municipaux, qu'avec celle de l'administration centrale[3].

La peine de mort était abolie pour les délits particuliers ; elle était conservée pour les crimes politiques.

Le comité de Constitution, disait son rapporteur, secouant tous les préjugés qui avaient mis des restrictions au droit électoral et voulant conserver dans les institutions d'un grand peuple toute l'équité de la nature, appelle à l'exercice des droits politiques tout individu né en France, âgé de vingt et un ans, et n'exige d'autre condition d'éligibilité, pour toute espèce de fonctions, que d'avoir vingt-cinq ans.

L'élection devait être directe, les deux degrés institués par le législateur de 1791. étant supprimés. Le jury devait être établi en matière civile comme il l'était déjà en matière criminelle. Les jurés devaient être, non pas choisis par un officier public, mais élus par le peuple lui-même, dans les assemblées primaires. La majorité toute-puissante comme interprète de la volonté générale, ajoutait Condorcet, ne peut, d'après les lois universelles de la justice, étendre son pouvoir sur le droit individuel d'un citoyen ; il faut donc assurer au jury cette impartialité entière qui forme le caractère distinctif de cette salutaire institution.

C'est ce que nous appelons, dans notre langage d'aujourd'hui, sauvegarder les droits des minorités. Pour y arriver, les jurés devaient être élus non à la majorité absolue, mais à la simple majorité relative ; ce n'était, il faut le reconnaître, qu'une manière assez illusoire d'assurer à chaque opinion une représentation proportionnelle à ses forces, mais le principe était posé : c'était beaucoup[4].

La Montagne avait résolu d'avance de combattre, quel qu'il fût, le projet Girondin. Sa tactique, pendant plus de quatre mois, eut pour but et, il faut le dire, pour résultat d'en ajourner et d'en entraver la discussion. A peine le rapport est-il distribué qu'Amar dénonce (20 février) à l'Assemblée un crime, suivant lui, irrémissible. Aux documents lus à la Convention, l'imprimeur Baudouin avait eu l'audace d'en ajouter d'autres dont elle n'avait pas eu connaissance, et notamment un projet qui impliquait l'établissement de deux Chambres[5].

Barère explique que c'est par un excès d'impartialité que le comité de Constitution a cru devoir placer à la suite de son projet les différents modes présentés pour la formation de la loi ; selon lui, il n'y a rien là d'insolite, puisque, le jour même où le rapport avait été déposé, la Convention avait décidé que tous ceux de ses membres qui auraient rédigé des projets de constitution pourraient les faire imprimer aux frais du Trésor public afin que pas un trait de lumière rie restât caché.

Malgré l'insistance de Marat, l'incident n'eut pas de suite, et deux mois furent accordés à tous les membres de l'Assemblée pour publier leurs élucubrations. Le 17 avril, Romme, au nom d'un comité dit des Six[6] qui avait été chargé spécialement d'examiner tous les projets, en présenta l'analyse, et la discussion commença aussitôt.

Elle porta d'abord sur la question de savoir si l'on adopterait provisoirement la déclaration des droits de l'homme contenue dans la Constitution de 1791, ou si on lui en substituerait une autre.

Salles se prononce pour le premier système Les circonstances où nous sommes, dit-il, ne sont pas ordinaires. Il est de notre devoir de les envisager en face pour sauver la liberté. Devons-nous passer deux mois peut-être à rectifier la déclaration des droits ? ou convient-il mieux de poser les bases d'un gouvernement républicain et de les faire accepter par le peuple ? Après avoir fait l'irréparable faute de temporiser pendant six mois, ne commettez pas celle de passer deux mois à des discussions métaphysiques. Si, pendant ce temps, on tentait de vous dissoudre, si l'ennemi venait à envahir votre territoire, vous perdriez peut-être à jamais la République. Déclarez les principes fondamentaux du nouveau gouvernement ; présentez-les au peuple ; aussitôt toutes les opinions se réunissent, tous les citoyens se rallient et courent aux frontières pour défendre la République.

Ducos lui répond : L'ancienne déclaration des droits contient plusieurs principes erronés, notamment celui-ci : Il n'y a de gouvernement libre que celui fondé sur la distinction des pouvoirs. Or cette distinction n'est qu'une chimère accréditée par l'exemple de l'Angleterre.

Barère insiste également pour une nouvelle déclaration : L'œuvre de l'Assemblée constituante est concise, mais elle est incohérente ; nous n'avions fait que la révolution de la liberté ; depuis nous avons fait celle de l'égalité. Cette égalité nous l'avons retrouvée sous les débris du trône. Or, s'il est vrai que nous ayons fait des découvertes dans les droits des hommes, s'il est vrai que nous ayons fait des progrès en liberté, il faut les consacrer dans une nouvelle déclaration.

La Convention accorde la priorité au projet du comité de Constitution et passe tout de suite à la discussion du premier article.

Condorcet n'avait pas le don de l'improvisation ; aussi, après avoir exposé, dans le rapport dont nous avons donné l'analyse, la pensée du comité de Constitution, il avait abandonné au souple et adroit Barère le soin de défendre article par article l'œuvre qu'il avait présentée.

Avant toute discussion, Pomme, député de Cayenne, demande que la Convention reconnaisse l'existence d'un être suprême ; mais Louvet réclame l'ordre du jour motivé sur ce que l'existence de Dieu n'a pas besoin d'être reconnue par la Convention nationale de France.

Les six premiers articles sont adoptés presque sans débat ; ils étaient ainsi conçus :

Art. 1er. Les droits de l'homme en société sont l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété, la garantie sociale et la résistance à l'oppression.

Art. 2. L'égalité consiste en ce que chacun puisse jouir des mêmes droits.

Art. 3. La loi est l'expression de la volonté générale. Elle est égale pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle réprime.

Art. 4. Toits les citoyens sont admissibles à toutes les places, emplois et fonctions publiques ; les peuples libres ne connaissent d'autres motifs de préférence dans leurs choix que les vertus et les talents.

Art. 5. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

Elle repose sur cette maxime : Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît.

Art. 6. Tout homme est libre de manifester sa pensée et ses opinions.

Le septième article était relatif à la liberté de la presse ; il portait :

La liberté de la presse, ou tout autre moyen de publier sa pensée, ne peut être interdite, suspendue ou limitée.

Durand-Maillane exprime le désir qu'à l'exemple de l'Assemblée constituante, la Convention ajoute à cet article ces mots : Si ce n'est dans les cas déterminés par la loi.

Non ! point de restrictions, s'écrie Buzot ; je demande la question préalable sur cet amendement. Dans les temps ordinaires, la liberté de la presse ne peut être ni suspendue ni limitée par aucune loi ; car elle est la garantie de la liberté publique et individuelle. Dans les temps de révolution, il n'est pas étonnant de voir la calomnie s'attacher à certains citoyens. Le peuple a besoin de quelques objets de haine, comme il a besoin de quelques objets d'amour. Il faut avoir le courage de braver l'impopularité. Il y a plusieurs mois, j'avais demandé une loi contre les abus de la presse ; alors elle était nécessaire ; mais nous allons élever un édifice durable pour les temps calmes. Si le peuple français est digne de la liberté, comme je le pense, insensiblement les hommes qui calomnient perdront de leur autorité, insensiblement les hommes vertueux recouvreront la confiance publique. Dussent cinq ou six individus être sacrifiés au malheur du moment, il ne faut pas porter la plus légère atteinte à un principe, éternel garant de la liberté.

Salles répond : La liberté de la presse, comme toutes les libertés, doit s'arrêter au point où elle commence à nuire à autrui. Lorsque l'action d'un homme a pour effet d'enlever à un autre citoyen ce qu'il a de plus précieux, son honneur, sa réputation, ses moyens de subsister, il attente au droit de son semblable. Il doit répondre de son méfait. Je propose d'ajouter à l'article ces mots : Sauf à répondre, devant la loi, des abus qui pourraient être commis.

ROBESPIERRE. — Il faut que la liberté de la presse soit absolue. Il n'y a qu'une exception à faire à ce principe, c'est pour les temps de révolution. La Convention l'a faite en prononçant la peine de mort contre ceux qui, par leurs écrits et leurs discours, attaqueraient l'indivisibilité de la République ou provoqueraient le rétablissement de la royauté.

PÉTION. — Personne ne propose de rétracter les lois faites ou de les modifier. Mais ici de quoi s'agit-il ? D'une déclaration des droits. Vous ne pouvez, sous aucun prétexte, limiter la liberté dont cette déclaration consacre le principe.

Ainsi, le Montagnard et le Girondin étaient d'accord pour proclamer la liberté illimitée de la presse. Mais tous deux consentaient à jeter un voile sur le principe toutes les fois que le salut public exigerait ce sacrifice ; seulement ils se réservaient, chacun à part soi, de désigner ceux contre lesquels on invoquerait l'exception. C'était, comme on l'a dit, la liberté limitée par la guillotine.

En face de ce double assentiment, la Convention adopte l'article présenté par le comité et passe à la discussion de l'article 8. Il était ainsi conçu :

Tout homme est libre dans l'exercice de son culte.

Un membre demande la suppression de cet article. Le législateur, dit-il, n'a pas le droit d'influencer les rapports qui existent entre l'homme et la Divinité. Quelle est la puissance assez forte sur la terre pour empêcher l'âme de choisir, pour l'objet de son culte et de sa reconnaissance religieuse, l'arbre, le rocher, l'astre à qui il doit ou croit devoir son bonheur ? Peut-être viendra-t-il un temps où il n'y aura plus d'autre culte que celui de la liberté et de la morale publique.

Barère défend l'article, mais Vergniaud l'attaque :

On comprend, dit l'orateur girondin, que l'Assemblée constituante, en présence des préjugés de l'ancien régime, ait proclamé la tolérance. Mais aujourd'hui les esprits sont dégagés de leurs entraves : il n'est plus nécessaire d'introduire, dans une déclaration des droits, des principes absolument étrangers à l'ordre social. L'homme est libre dans sa pensée, libre dans son culte, libre de se tourner vers l'orient ou l'occident pour saluer la Divinité ; et cette liberté, vous ne pouvez la consacrer par un article sans laisser soupçonner que, sans votre déclaration, cette liberté n'eût pas existé.

Danton appuie Vergniaud et se félicite d'être d'accord sur le terrain des principes avec son adversaire habituel. Oui, dit-il, l'orateur qui descend de cette tribune vous a dit de grandes, d'éternelles vérités. L'Assemblée constituante, embarrassée par un roi, par les préjugés qui enchaînaient encore la nation, par l'intolérance qui s'était établie, n'avait pas osé heurter de front les préjugés reçus et posés en principe ; mais aujourd'hui le terrain de la liberté est déblayé. La liberté entière, absolue, est proclamée. Il ne peut s'agir que de lois réglementaires qui ne doivent pas trouver place ici ; tout au plus peuvent-elles être insérées dans le chapitre destiné à poser les bases fondamentales de la liberté civile.

On demande la clôture de la discussion. Écoutons tout le monde, s'écrie Durand-Maillane.

Eussions-nous ici un cardinal, reprend Danton, je voudrais qu'il fût entendu.

Plusieurs membres résument leur opinion en quelques mots.

GUYOMARD. — La suppression de l'article nous mène, par deux chemins, ou au théisme ou à l'athéisme.

PHÉLIPPEAUX. — Je demande que la Convention s'interdise des discussions théologiques.

FERAUD. — Par respect pour la Divinité, ne continuons pas cette discussion.

GUYOMARD. — C'est parce que je crains les prêtres, le fanatisme et tous les maux qui nous ont déchirés, que je demande qu'on leur arrache la dernière arme qui leur reste et qu'on consacre par un article la liberté des cultes.

La Convention, se rendant à l'avis de Vergniaud et de Danton, ferme le débat et ajourne l'article jusqu'au moment où, après avoir terminé la déclaration des droits, elle discutera la Constitution elle-même.

Un grand nombre d'autres articles furent encore adoptés ce jour-là[7] ; nous ne nous arrêterons qu'à ceux qui donnèrent lieu à des débats importants. L'article XVII était ainsi conçu :

Le droit de propriété consiste en ce que tout homme est maitre de disposer à son gré de ses biens, de ses capitaux, de son revenu, de son industrie.

GENISSIEUX. — Le mot disposer est trop vague, il semblerait permettre d'aliéner ses biens par testament. Vous avez aboli le droit de tester ; ce droit n'est plus un droit de l'homme, mais une concession de la société.

RABAUT SAINTTIENNE. — On oublie que, dans une déclaration des droits, il faut poser des principes simples, nets, intacts ; que, si quelque modification peut y être faite, c'est dans le contrat social qu'il faudra combiner les moyens que la société emploiera pour empêcher que la disposition des propriétés ne tourne à son détriment.

GENSONNÉ. — Les Romains définissaient le droit de propriété : Jus utendi et abutendi, le droit d'user et d'abuser ; il faudrait adopter cette définition.

LANJUINAIS. — A mon sens, elle n'est pas admissible, car il est certain que personne ne peut abuser de son bien.

Après quelques observations de Louvet et de Salles, l'article est adopté tel qu'il avait été présenté par le comité.

L'article XXI portait :

Nulle contribution ne peut être établie que pour l'utilité générale et pour subvenir aux besoins publics. Tous les citoyens ont le droit, personnellement ou par leurs représentants, de concourir à l'établissement des contributions.

Jacob Dupont propose à l'article l'addition suivante : Elles doivent avoir certaines limites et certaines proportions qui doivent être déterminées par la loi.

Charlier présente la rédaction suivante : Chaque citoyen doit contribuer en proportion de ses facultés territoriales ou industrielles.

Danton pense que, si on adoptait cette dernière rédaction, on tomberait dans une erreur grossière. En Grèce et à Rome, dit-il, il y avait des citoyens dispensés de l'impôt. Si vous prononciez en principe que l'impôt sera supporté par tous les citoyens en raison de leur fortune, vous ôteriez aux législateurs la faculté d'imposer extraordinairement les riches pour des besoins pressants. L'impôt progressif est dans la justice éternelle, mais je demande que l'on renvoie à la Constitution l'article qui en consacre le principe.

Ce renvoi est ordonné et l'article est accepté, avec tune légère variante.

L'article XXII était ainsi conçu :

L'instruction est le besoin de tous. La société la doit également à tous ses membres.

Cet article donne lieu aux observations suivantes :

DUCOS. — L'instruction n'est qu'un démembrement de l'éducation publique. L'instruction forme des hommes de cabinet et non des républicains toujours prêts à combattre. L'éducation, au contraire, développe les facultés des hommes ; c'est ce que la société doit aux citoyens. Je demande que le mot éducation soit substitué à celui d'instruction.

ROMME. — L'instruction s'applique à la culture de l'esprit, l'éducation aux mœurs. Ces deux choses sont également nécessaires aux hommes, il faut donc réunir dans l'article ces deux mots, qui expriment des idées différentes.

CHEN1ER. — A Lacédémone, l'éducation ne se bornait pas à la jeunesse. Le législateur l'avait étendue à tous les Ages ; il est vrai de dire que la vie de Lacédémone était une éducation perpétuelle. Législateurs philosophes, imitez cette république célèbre. Je partage l'opinion de Romme.

Roux. — Le mot instruction exprime assez ce que tous les hommes doivent connaître pour l'exercice de leurs droits et l'observance de leurs devoirs.

L'Assemblée partage cette dernière opinion et n'apporte aucun changement à l'article du comité.

L'article XXXIII disait :

Les secours publics sont une dette sacrée de la société. C'est à la loi à en déterminer l'étendue et l'application.

Oudot trouve cet article insuffisant.

Le premier des droits naturels de l'homme, dit-il, est de subsister des productions du sol où il est né. L'insecte qui éclot sur la feuille a la faculté d'y prendre sa nourriture. Cette faculté est commune à tous les animaux, elle devient un droit pour l'homme en société. Il est temps que l'homme qui possède au delà de ce qui lui est nécessaire apprenne que c'est un devoir pour lui de contribuer sur son superflu à la subsistance de ses concitoyens dont le travail ne suffit pas pour les faire vivre ; il faut que le riche cesse de regarder comme une générosité ce qui est un devoir, il faut qu'il sache que ce devoir est une des conditions essentielles sur lesquelles est fondée la protection que la société accorde à ses propriétés. Il faut que le pauvre apprenne ce qu'il gagne dans le nouveau contrat social en respectant les propriétés d'autrui et en se rendant utile à la patrie. Il faut qu'il sache qu'en travaillant, sa subsistance est aussi assurée que sa liberté ; il faut enfin qu'il connaisse tous les motifs qu'il a de chérir et de respecter les lois, combien il a d'intérêt à maintenir de toutes ses forces un ordre de choses qui lui est si favorable et qui est si différent de l'ancien régime.

Je demande que les articles suivants soient substitués à l'article proposé : — 1° Tout homme dont le travail est insuffisant pour subvenir à sa subsistance a le droit de réclamer des secours de la société en lui offrant d'employer ses facultés à son service. La société a le droit de défendre la mendicité, de contraindre l'homme oisif au travail en lui fournissant des secours. — 2° Les secours publics sont une dette de la société à l'égard des enfants et des pauvres invalides. C'est à la loi à en déterminer l'étendue et l'application.

Robespierre veut qu'on rédige ainsi l'article :

La subsistance est due à tous, la société doit l'assurer à chacun de ses membres.

Vergniaud propose la formule suivante : Tout homme a droit de subsister, soit par son travail, soit par des secours publics.

Fonfrède repousse le principe : Si la société, dit-il, assurait la subsistance à tous ses membres, elle s'appauvrirait, elle détruirait l'émulation et l'amour du travail.

Parlons d'une manière générique, dit Mallarmé, et disons que les secours publics sont une dette sacrée. Sous cette expression vous comprendrez à la fois les secours aux vieillards, aux invalides, aux victimes de tous accidents possibles.

L'Assemblée ferme la discussion et adopte, sans modification, l'article du comité.

L'article suivant était obscur à force d'être laconique ; voici comment il était formulé :

La garantie sociale des droits de l'homme repose sur la souveraineté nationale.

Carran-Coulon présente une rédaction nouvelle : La garantie sociale consiste dans l'obligation où est la société de défendre et de protéger les droits de chaque citoyen. Elle repose donc sur la souveraineté nationale.

L'article, dit Danton, renferme un grand vice. Les droits des hommes ne peuvent reposer que sur la liberté et l'égalité. Il faut que ces deux bases se trouvent énumérées dans l'article. La garantie sociale est l'action matérielle de tous pour que chacun jouisse de ses droits. La base élémentaire de cette garantie est dans l'égalité, qui est à son tour la garantie de la liberté.

La liberté et l'égalité, répond Guadet, ne peuvent être la garantie de ces droits, puisqu'elles sont elles-mêmes ces droits. Des droits ne peuvent pas se garantir eux-mêmes ; il est des droits.que la souveraineté nationale ne garantit pas. La résistance à l'oppression, par exemple, est un droit garanti par la nature. Je propose de rédiger ainsi l'article : La garantie sociale est dans la loi, dans la faculté de résister à l'oppression et dans l'action de tous pour la conservation des droits de chacun.

On fait observer à Guadet que le principe de la résistance à l'oppression est consacré par un autre article, et, d'un commun accord, l'article est ainsi libellé :

La garantie sociale consiste dans l'action de tous pour assurer à chacun la jouissance et l'exercice de ses droits. Elle repose sur la souveraineté nationale.

Barère propose de faire suivre cet article de celui-ci :

Les hommes réunis en société doivent avoir un moyen légal de résister à l'oppression.

Garnier ne veut pas de cette disposition : Le droit d'insurrection, dit-il, est dans la nature ; vous l'anéantissez le jour où vous lui donnez un mode légal.

Salles demande, au contraire, le maintien de l'article additionnel de Barère, parce qu'il a pour corollaire les dispositions relatives à la censure populaire qui font l'objet d'un chapitre subséquent.

Prenez garde, dit Rabaud-Pommier, que ce moyen légal n'entrave la résistance du peuple. Il faut ajouter à l'article que, lorsque le moyen légal deviendra inutile, le droit de résistance restera dans son entier.

Il est impossible, ajoute Gensonné, de conserver la liberté, si les citoyens n'ont pas un moyen convenu de résister à l'oppression sans recourir aux mouvements convulsifs. Ce n'est que quand le moyen légal est inutile, que l'insurrection devient le premier des devoirs.

Robespierre se charge de dire le dernier mot de la démagogie, qui, elle, ne veut aucune entrave au droit d'insurrection. Il est ridicule, dit-il, de définir les cas d'oppression, de définir la sensibilité des hommes, d'y poser des bornes, de prévoir les cas où le peuple, trouvant ses lois intolérables, résistera. Il est impossible de régler la marche de la nation dans ces circonstances.

Chez un peuple libre, dit le montagnard Panis, le moyen de résistance à l'oppression n'a pas besoin d'être légal.

Quand le souverain s'est expliqué, répond Gensonné, l'insurrection contre sa volonté devient illégitime. Ce n'est plus que la révolte de la minorité contre la majorité.

Ceux qui ont combattu l'article du comité, ajoute Louvet, ont paru lui donner un sens qu'il n'a pas ; car au droit naturel d'insurrection, à ce droit sacré qui existe toujours, le comité joint un moyen légal qui, loin de l'affaiblir, ne fait que l'étendre et en faciliter l'exercice.

Barère propose et l'Assemblée adopte une nouvelle rédaction de l'article, qui est la reproduction presque textuelle de la motion de Rabaud-Pommier :

Les hommes, dans toute société libre, doivent avoir un moyen légal de résister à l'oppression ; lorsque ce moyen devient impuissant, l'insurrection est le plus saint des devoirs.

Interrompue pendant quelques jours, la discussion ne fut reprise que le 24 avril. Elle s'ouvrit par un grand discours de Robespierre, qui, dès le 19, avait annoncé qu'il présenterait plusieurs articles additionnels à la déclaration des droits[8].

Ce discours est, certes, le plus emphatique et le plus ampoulé de tous ceux que prononça dans sa carrière politique le grand prêtre de la démagogie. Il aborde successivement les questions relatives au droit de propriété, à l'impôt progressif, aux rapports internationaux. Il commence par reconnaître que l'égalité des biens est une chimère, et déclare que la loi agraire n'est qu'un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles : Il s'agit, dit-il, bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l'opulence. La chaumière de Fabricius n'a rien à envier au palais de Crassus. J'aimerais bien mieux pour mon compte être l'un des fils d'Aristide élevé dans le prytanée aux dépens de la République, que l'héritier présomptif de Xerxès né dans la fange des cours pour occuper un trône décoré de l'avilissement des peuples et brillant de la misère publique.

Robespierre ne pouvait prendre la parole sans faire le procès à quelqu'un. C'est contre le comité de Constitution qu'il dirige cette fois ses attaques ; il lui reproche d'avoir multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l'exercice de la propriété, d'avoir omis d'en déterminer la nature et la légitimité, enfin de n'avoir pas assigné les droits d'autrui pour limite au droit de propriété : Votre déclaration, ajoute-t-il, paraît faite non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans.

Pour réformer les vices de cette déclaration, Robespierre propose de consacrer les vérités suivantes :

La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi.

Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.

Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables. Toute possession, tout trafic qui viole ce principe, est illégal et immoral.

 

Passant à la théorie de l'impôt, il se déclare partisan de l'impôt progressif. Il n'y a pas, suivant lui, un principe plus évidemment puisé dans la nature des choses et dans l'éternelle justice ; il propose de le consacrer en ces termes :

Les citoyens dont les revenus n'excèdent pas ce qui est nécessaire à leur subsistance doivent être dispensés de contribuer aux dépenses publiques, les autres doivent les supporter progressivement, suivant leur fortune.

Enfin, dit-il, le comité a encore absolument oublié de proclamer les devoirs de la fraternité qui unissent tous les hommes et toutes les nations, et consacrent leurs droits à une mutuelle assistance. Il paraît avoir ignoré les bases de l'éternelle alliance des peuples contre les tyrans. On dirait que votre Déclaration a été faite pour un troupeau de créatures humaines parqué sur un coin du globe, et non pour l'immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et pour séjour.

Pour remplir cette lacune, voici les quatre articles que Robespierre voulait ajouter à la Déclaration des droits :

Art. 1er. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s'entr'aider selon leur pouvoir comme les citoyens d'un même État.

Art. 2. Celui qui opprime une nation se déclare l'ennemi de toutes.

Art. 3. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

Art. 4. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers, qui est la nature.

 

A Robespierre succède Saint-Just. Son discours n'est, la plupart du temps, qu'un long amas de lieux communs revêtus de formes dogmatiques, de phrases souvent vides de sens, de maximes où apparaissent pêle-mêle les vérités et les erreurs déposées par J.-J. Rousseau dans son Contrat social. La seule partie remarquable du travail de Saint-Just est celle qui contient la critique, d'ailleurs assez facile, de l'organisation du pouvoir exécutif telle que l'avait proposée Condorcet.

Nous ne croyons pas devoir nous arrêter aux discours de Robert et d'Edme Petit, qui renfermaient des vues assez sages, mais qui ne nous apprendraient rien de bien nouveau. Arrivons tout de suite à la profession de foi panthéiste d'Anacharsis Clootz. Voici comment s'exprimait ce baron prussien, qui prétendait avoir mandat de parler au nom de l'humanité :

Le genre humain, dit-il, est Dieu. Les aristocrates sont des athées. La souveraineté résidé essentiellement dans le genre humain entier. Elle est une, indivisible, imprescriptible, immuable, inaliénable, impérissable, illimitée, sans bornes, absolue et toute-puissante. Posons donc la première pierre de notre pyramide constitutionnelle sur la roche inébranlable de la souveraineté du genre humain ; notre mission n'est pas circonscrite dans les départements de la France, nos pouvoirs sont contre-signé par la nature entière.

Clootz résumait tout son système en trois articles ainsi conçus :

La Convention nationale, voulant mettre un terme aux erreurs, aux inconséquences, aux prétentions contradictoires des conspirateurs et des individus qui se disent souverains, déclare solennellement, sous les auspices des droits de l'homme :

Art. 1er. Il n'y a pas d'autre souverain que le genre humain.

Art. 2. Tout individu, toute commune qui reconnaîtra ce principe lumineux et immuable sera reçu de droit dans notre association fraternelle, dans la République des hommes, des germains, des universels.

Art. 3. A défaut de contigüité ou de communication maritime, on attendra la propagation de la vérité pour admettre les enclaves lointaines.

 

Daunou et, quelques jours après, Vergniaud présentèrent des vues générales sur la Constitution, mais ces théories, savamment déduites, éloquemment exposées, ne firent pas faire un pas à la discussion.

Isnard, le 10 mai, proposa le projet bizarre d'un pacte social qui devait être souscrit individuellement par chaque citoyen français. Ce pacte, après avoir été ratifié par tous les associés, devenait obligatoire pour tous pendant trente ans, sans que, durant cet intervalle, personne pût réclamer contre son contenu et se délier de ses engagements. Du reste, ce monument de fraternité prodiguait la peine de mort dans chacun de ses articles et mettait hors la loi non-seulement quiconque tenterait de rétablir en France la royauté, mais encore tous ceux qui, si la royauté était un instant rétablie par la majorité de la nation, consentiraient à être ministres, chefs de corps d'armée, juges, administrateurs, officiers municipaux, fonctionnaires publics ou satellites sous les ordres du tyran.

Personne n'eut la fantaisie de soutenir les élucubrations insensées du député du Var. A celui-ci succéda Robespierre, qui vint encore une fois ressasser les thèses de Rousseau contre l'organisation de la société, mais qui. cependant, dans quelques parties de son discours, exposa des vues plus pratiques et des principes plus véritablement libéraux que ceux que l'on était accoutumé à entendre sortir de sa bouche. Nous qui si souvent avons eu l'occasion d'attaquer ses maximes et ses théories, nous sommes heureux d'avoir à enregistrer les conseils suivants qu'il donne à ses concitoyens :

Fuyez la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner ; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit point à autrui ; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient pas essentiellement à l'administration générale de la République ; en un mot, rendez à la liberté individuelle tout ce qui n'appartient pas naturellement à l'autorité publique, et vous aurez laissé 'd'autant moins de prise à l'ambition et à l'arbitraire.

 

Ces conseils étaient excellents, mais Robespierre n'y subordonna pas longtemps sa conduite ; ne fut-il pas l'un des plus ardents promoteurs des décrets du 10 octobre et du 10 décembre, qui, en organisant le gouvernement révolutionnaire, rejetèrent la France dans les voies antiques de la centralisation ? Interrompues un moment par la Constitution de l'an III, ces traditions despotiques devaient être reprises par le Consulat et l'Empire, et rester au fond de nos institutions comme un invincible obstacle au développement de nos libertés.

Aussitôt après le discours de Robespierre, qui avait traité de tout, excepté de ce qui était spécialement en discussion, la Convention adopta le premier article de la Constitution proposée par le comité. Cet article et le préambule qui l'accompagnait étaient ainsi conçus :

Le peuple français, fondant son gouvernement sur les droits de l'homme en société qu'il a reconnus et déclarés, adopte la constitution suivante :

Article r. La République française est une et indivisible.

On remit ensuite au lundi 15 mai la suite de la discussion.

Ce jour-là, Condorcet vint faire, probablement en son nom propre et non comme l'organe du comité de Constitution, une motion incidente qui avait une portée considérable : elle imposait à l'Assemblée un délai fixe pour terminer la Constitution. Voici comment Condorcet motivait sa proposition : Au moment, disait-il, où les citoyens renouvellent leurs efforts et leurs sacrifices pour la défense de la liberté, il est du devoir de la Convention de leur en montrer le but et le prix. L'incertitude de l'époque où la Constitution sera présentée à l'acceptation du peuple français alimente les espérances des tyrans étrangers, fournit aux conspirateurs de l'intérieur un prétexte de calomnier la représentation nationale et de faire envisager comme durables les maux qui sont la conséquence inévitable du passage orageux et rapide de l'oppression à l'égalité. En conséquence, il proposait de déclarer que si, avant le 1er novembre, les assemblées primaires. n'avaient pas été convoquées pour accepter ou refuser la Constitution, elles le seraient de plein droit ce jour-là pour élire une Convention nouvelle qui devrait ouvrir ses séances le 15 décembre.

Cette proposition assez étrange est accueillie avec faveur sur un grand nombre de bancs de l'Assemblée. Des cris : Aux voix ! aux voix ! se font entendre. Mais, après quelques instants de tumulte, Thuriot obtient la parole pour la combattre. La Convention, dit-il, s'est tracé une marche, et celui-là est coupable qui s'en écarte et jette ainsi une pomme de discorde dans son sein. Le premier mandat de l'Assemblée est de s'occuper de la Constitution. Ce serait une lâcheté que de déserter son poste avant de l'avoir achevée. Croyez-vous donc que des hommes nouveaux, appelés à vous remplacer, puissent accomplir une œuvre devant laquelle vous auriez reculé ? Je ne connais pas de plus sûr moyen de faire la contre-révolution que d'adopter une pareille mesure. J'adjure la Convention de rester fidèle à ses principes et à ses serments et de ne pas permettre à ses membres de faire des propositions qui soient de nature à porter l'alarme dans la République. Si on insiste, je demande que, par appel nominal, chaque membre soit tenu de déclarer à la tribune s'il se sent le courage de faire une Constitution, de demeurer à son poste et de sauver la République.

Il répugnait évidemment à l'Assemblée d'entamer la discussion sur la motion d'ordre de Condorcet. Ce n'était, il faut le dire, qu'une troisième ou quatrième édition des propositions girondines tendant à éloigner d'une manière légale un certain nombre de membres de la Convention et à se débarrasser de la pression toujours croissante que la Commune de Paris prétendait exercer sur elle. La discussion fut renvoyée à deux jours, manière polie de l'écarter, car, à la date indiquée, on n'y revint pas.

Sur la proposition de Lanjuinais, organe de la commission des Six, la première question qui fut soumise à l'Assemblée était celle-ci : Quelle sera la division politique du territoire ?

Pendant huit jours cette question fut prise et reprise cinq ou six fois. On parvint cependant à se mettre d'accord sur les principes suivants :

La distribution actuelle du territoire français en départements est conservée. Il y aura une administration centrale dans chaque département. Il y aura des administrations intermédiaires entre les départements et les municipalités. Chaque département sera divisé en districts. Chaque district sera divisé en cantons.

Cette manière de discuter à bâtons rompus des questions aussi graves, aussi complexes que celles qui étaient soulevées par chaque article de la Constitution, frappait tout le monde. Aussi on peut dire que Guffroy exprimait l'opinion presque unanime de l'Assemblée lorsqu'à la reprise de la discussion, le 22 mai, il s'écriait : La précipitation, la légèreté, l'insouciance même semblent dicter toutes les discussions qu'on appelle constitutionnelles. Jamais la méditation, la maturité des discussions ne précèdent les décisions. Nous travaillons comme les constituants, sans ordre, sans plan, sans méthode.

Mais, au moment même où Guffroy se plaint de la langueur dans laquelle se traîne depuis quelques jours la discussion, le débat se passionne, un Girondin, Rabaut-Pommier, entraîné par la logique de ses déductions, aborde un sujet des plus délicats. On avait à plusieurs reprises, à l'occasion de la division du territoire, soulevé la question des grandes et des petites municipalités. Fallait-il agglomérer en une seule plusieurs communes d'une faible population ? Fallait-il diviser les grandes en plusieurs municipalités ? Mais rien de précis n'avait été formulé. Le premier, Rabaut-Pommier sort du vague dans lequel plusieurs orateurs étaient précédemment restés et demande que, dans les villes ayant plus de 50,000 âmes, il y ait plusieurs municipalités, et que leur nombre en soit déterminé par le chiffre de la population.

Thuriot s'élève contre cette motion, qui, par les développements que Rabaut-Pommier lui a donnés, était évidemment dirigée contre Paris.

Si vous divisez, dit-il, les grandes villes en petites municipalités, vous compromettez la liberté. Citoyens, un tyran disait en considérant Paris : Si j'étais roi de France, bientôt Paris n'existerait plus.

C'est qu'il sentait qu'une grande masse d'hommes réunis dans un petit centre renverserait bientôt le despotisme et que dans son sein naîtrait la liberté. En effet si, dans les premiers jours de la Révolution, les hommes énergiques et courageux n'avaient pas trouvé de point de réunion à la maison commune de Paris, la liberté naissante eût été étouffée par la tyrannie, encore environnée de toute sa puissance.

Buzot, qu'animait une haine profonde contre Paris[9], répond à Thuriot :

Il ne faut pas détruire Paris, mais il faut le sauver de cet état d'anarchie qu'on ne doit qu'à l'unité de la municipalité. Paris doit conserver le Corps législatif, mais cette cité doit donner l'exemple du respect des lois, surtout protéger la liberté des législateurs.

Pourquoi craindre que cette ville, divisée en quatre ou cinq municipalités, soit plus agitée qu'un département divisé en quatre ou cinq districts ?

Je finis par une observation particulière à la ville de Paris : c'est qu'il est impossible que cette cité, si elle demeure organisée ainsi qu'elle l'est aujourd'hui, soit longtemps le séjour du Corps législatif ; car cette classe de citoyens, si facile à tromper et à corrompre, s'accoutumerait à l'insulter, et, pour se populariser, la municipalité serait forcée de condescendre à ses désirs. Souvenez-vous qu'un État, qui nous sert d'exemple en matière de liberté, a fait bâtir une ville exprès pour être dépositaire de la représentation nationale.

Je crois, dit-il en terminant, qu'il faut décréter qu'il y aura un maximum de population pour toutes les municipalités.

Ce qui m'étonne, réplique Collot d'Herbois, c'est que cette division en plusieurs municipalités soit proposée par ceux-là mêmes qui se plaignent si souvent de l'esprit de divergence des sections de Paris. Ils ne s'aperçoivent donc pas qu'ils organisent la résistance de diverses municipalités, qu'ils ôtent à l'unité du mouvement commun ce qu'il a de force, et qu'ils ne fortifient que ce qu'il a d'irrégulier.

On a parlé de la faiblesse du département de Paris, en raison du pouvoir de la municipalité ; mais le département aura à lutter bien davantage contre quarante municipalités que contre une seule, quelque opiniâtre qu'elle soit. Et quand vous voulez donner à Paris plusieurs municipalités, c'est comme si vous disiez que, parce qu'un vaisseau est plus grand qu'un autre, il lui faut quarante gouvernails.

 

La discussion fut reprise, le 24, sur cette même question, ainsi formulée : Y aura-t-il un maximum de population fixé pour les réunions communales ? Les villes dont la population excédera ce maximum pourront-elles être divisées en plusieurs municipalités ?

Saint-Just commence la discussion en exposant des considérations générales, mais bientôt il retombe dans la question particulière à Paris ; car, aux yeux de tous, c'est là que se trouve l'intérêt du débat.

Vous craignez, dit-il, l'immense population de quelques villes, de celle de Paris. Cette population n'est point redoutable pour la liberté. Vous voulez diviser Paris pour opprimer la France ; vous voulez frapper Paris pour arriver jusqu'à elle. Paris n'est point agité ; ce sont ceux qui le disent qui l'agitent ou qui s'agitent seuls.

N'accusons donc point Paris, et, au lieu de le rendre suspect à la République, rendons à cette ville en amitié les maux qu'elle a soufferts pour nous. Le sang de ses martyrs est mêlé au sang des autres Français ; ses enfants et les autres sont enfermés dans le même tombeau. Chaque département veut-il reprendre ses cadavres et se séparer ?

 

Quoi qu'en pût dire le disciple bien-aimé de Robespierre, Paris était fort agité dans les derniers jours de mai, ainsi que nous le raconterons au chapitre suivant. Les séances de l'Assemblée étaient absorbées par l'admission incessante des députations de la municipalité parisienne qui venaient dicter ses volontés à la Convention. Aussi ce débat sur les agglomérations communales n'aboutit pas. On entendit encore quelques orateurs, Lanjuinais, Rouzet, Phélippeaux, Guyomar ; mais leurs voix se perdirent dans les clameurs et dans les vociférations de la place publique.

La discussion de l'œuvre girondine n'alla donc pas au delà de la Déclaration des droits. Elle s'arrêta au premier chapitre de la Constitution proprement dite[10]. Un plus ample examen en aurait-il fait disparaître les idées incohérentes et souvent peu pratiques qu'on y trouvait ? Cela est douteux ; mais, du moins, convenons, à la louange de ses auteurs, qu'au milieu de bien des erreurs et des utopies, ils surent reconnaître et proclamer les droits individuels, qui sont la substance même de la liberté ; qu'ils protestèrent énergiquement contre l'omnipotence des majorités, ce système favori de Rousseau, dont la mise en pratique dans notre pays n'a jamais eu d'autre résultat que d'aplanir les voies à toutes les tyrannies.

 

 

 



[1] Nous copions textuellement dans la crainte que l'on ne puisse prétendre que notre analyse a nui à la clarté des déductions de l'illustre mathématicien.

[2] Le titre V du projet de Constitution disposait que le Conseil exécutif de la République serait composé de sept ministres et d'un secrétaire ; qu'il y aurait un ministre de la législation, un ministre de la guerre, un ministre des affaires étrangères, un ministre de la marine, un ministre des contributions publiques, un ministre de l'agriculture, du commerce et des manufactures, enfin un ministre des travaux, arts, secours et établissements publics.

La trésorerie générale devait être indépendante du Conseil exécutif. Le titre VI décidait qu'il y aurait trois commissaires de la trésorerie nationale, élus comme les membres du Conseil exécutif de la République et en même temps, mais par un scrutin séparé.

Ce mécanisme si compliqué supposait que les sept titulaires et les sept suppléants, élus par le suffrage universel, seraient également aptes à gérer la guerre, la marine, les beaux-arts et les finances, ce qui était une hypothèse impossible à admettre.

[3] On voit poindre ici le système qui aboutira plus tard au fameux article 75 de la Constitution de l'an VIII, sur la responsabilité des agents du pouvoir.

[4] Le projet de Constitution présenté par le comité et les discours de Condorcet, qui en expose les principes, sont reproduits dans le Moniteur des 17, 18 et 19 février 1793, n° 48, 49 et 50.

[5] Par la vivacité des paroles d'Amar et par l'assentiment tacite que sembla leur donner la Convention, on peut juger combien était grande, universelle, invincible, la répugnance contre le système des deux Chambres. Ce n'est qu'en 4795, deux ans après, que, vaincue par l'expérience, la Convention consacrera cette division salutaire dans celle de nos constitutions républicaines qui, à cet égard au moins, fut la plus sage, la Constitution de l'an III.

[6] Ce comité avait été formé le 4 avril ; sa mission était de coordonner les nombreux projets de Constitution présentés non-seulement par les membres de l'Assemblée, mais encore par les particuliers, et de diriger l'ordre des travaux de la Convention pour tout ce qui touchait le pacte constitutionnel. Ce comité, dit des Six ou de l'Analyse, était composé de Jean Debry, Mercier, Valazé, Barère, Lanjuinais et Romme.

[7] Le Moniteur du 27 avril, n° 117, contient le texte des 30 premiers articles qui furent adoptés par la Convention. En revanche, il ne fait aucune mention des discussions auxquelles ces articles donnèrent lieu. Nous puisons notre récit dans le Journal des Débats et décrets, n° 218.

[8] Dans cet intervalle du 19 au 24 avril, Robespierre avait lu aux Jacobins une nouvelle déclaration des droits. La société l'avait adoptée à l'unanimité, elle en avait ordonné l'impression, la distribution aux tribunes et l'envoi aux sociétés affiliées.

[9] Voir les mémoires de Buzot, récemment publiés par M. Dauban, notamment la note de la page 25.

[10] M. Duvergier de Hauranne, dans le premier volume de son bel ouvrage (Histoire du Gouvernement parlementaire), a fait un examen théorique de la constitution girondine. Nous y renvoyons nos lecteurs pour tous les points que le cadre que nous nous sommes tracé ne nous a pas permis de traiter.