I La menace formulée par Camille Desmoulins ne tarde pas à se réaliser. Le 15 avril, au commencement de la séance, le président Delmas annonce que les commissaires des sections de Paris demandent à présenter une pétition. On la connaît déjà cette pétition, s'écrie Fonfrède. Elle a pour but le renvoi de plusieurs membres de cette Assemblée. Je demande que les commissaires soient admis à l'instant, afin de montrer aux départements qu'ils ont le droit d'imiter Paris et de rappeler ceux de leur mandataires qui ont perdu leur confiance. Après une assez courte discussion, cette motion est adoptée. Pache et Hébert sont à la tête de la députation. Le maire fait observer que l'adresse qui va être lue par Rousselin a obtenu l'adhésion de trente-cinq sections sur quarante-huit, et, en outre, l'assentiment du Conseil général de la commune[1]. Elle reproduisait toutes les accusations banales lancées depuis deux mois contre la Gironde, réclamait l'expulsion de vingt-deux membres de l'Assemblée[2], et se terminait ainsi : Nous demandons que cette adresse, qui est l'exposition formelle des sentiments unanimes, réfléchis et constants du département de Paris, soit communiquée à tous les départements, par des courriers extraordinaires, et qu'il y soit annexé la liste ci-jointe de la plupart des mandataires coupables du crime de félonie envers le Peuple souverain, afin qu'aussitôt que la majorité des départements aura manifesté son adhésion, ils se retirent de cette enceinte. Le président annonce aux pétitionnaires que, conformément à un décret qui vient d'être rendu, ils doivent tous signer ce qui a été lu en leur nom[3]. Cette formalité remplie, il les admet aux honneurs de la séance. On fait observer que Pache n'a pas imité l'exemple de ceux qui sont auprès de lui à la barre. Le maire répond : Je ne suis pas parmi les pétitionnaires. Le Conseil général de la Commune m'a seulement chargé de les accompagner. Au reste, pour éviter tout doute à cet égard, je vais signer. Le président profite de la présence du maire pour l'interroger sur l'état des subsistances ; Pache assure que cet état est satisfaisant. Il est le même, dit-il, qu'il y a quinze jours ; les alarmes que l'on a répandues
dans la population sont exagérées et ont porté beaucoup de citoyens à
accumuler chez eux plus de pain qu'ils n'en consomment. Il est encore une
autre cause de l'apparente rareté du pain, c'est l'écoulement qui s'en fait
de Paris dans les campagnes voisines. J'ai requis le commandant-général de
surveiller et d'empêcher cette exportation, de visiter les coches d'eau qui
la favorisent, d'arrêter les voitures et charrettes qui l'opèrent[4]. Ces explications données, la discussion s'ouvre. Fonfrède demande à dire quelques mots sur l'adresse lue par Rousselin. Jamais le jeune Girondin n'a fait preuve de plus de verve ; jamais il n'a déployé plus d'ironie. Si la modestie, dit-il, n'était pas un devoir plutôt qu'une vertu, dans un homme public, je m'offenserais de ce que mon nom n'a pas été inscrit sur la liste honorable qui vient de vous être présentée. Et nous aussi ! tous ! tous ! s'écrie, en se levant comme un seul homme, l'immense majorité de l'Assemblée. Je vois, citoyens, que vous partagez mes sentiments et mes regrets ; que vous êtes, comme moi, jaloux d'être signalés pour avoir bien servi la République. D'un autre côté, je rends hommage au zèle éclairé, à la surveillance active qui a dicté la pétition. Qu'il est heureux pour la République que les pétitionnaires et le maire de Paris veuillent bien vous accorder la faveur de vous soumettre à un scrutin épuratoire ! Oui, c'est bien là le vœu libre, spontané du peuple. Il est impossible qu'aucune. intrigue, pas même la prophétie de Camille Desmoulins, l'ait provoquée. Tous les habitants de cette immense cité y ont concouru. Je ne fais nul doute à cet égard. Mais je me rappelle que la volonté du peuple ne peut être exprimée que par ses Représentants ou par le Peuple entier. Jusqu'à ce jour, j'ai toujours cru que le Peuple français était composé de vingt-cinq millions d'hommes et que la souveraineté n'existait qu'entre eux tous ; j'ai cru que ceux-là qui voudraient mettre leur volonté à la place du peuple tout entier n'étaient que des tyrans et des usurpateurs. Les pétitionnaires sont, j'en suis certain, pleins de respect pour les droits du Peuple ; mais il ne faut pas confondre le droit de pétition avec l'expression de la souveraineté. Le premier est individuel ; il est à chacun et à tous. L'autre n'appartient qu'au Peuple tout entier. Les individus, les sections, les sociétés populaires, font des pétitions ; le Peuple entier commande, ordonne ; c'est lui seul qui règne sur vous et sur moi. C'est donc aux assemblées primaires qu'il faut envoyer cette pétition, que je suis le premier à appuyer. Ces assemblées devront se réunir et exprimer aussi leurs vœux. Elles vous demanderont aussi des rappels ; peut-être ne vous demanderont-elles pas les mêmes ; peut-être les députés que l'on proscrit ici seront-ils ailleurs déclarés dignes de l'estime publique ; mais peut-être aussi tous ces rappels contradictoires seront-ils le signal de la guerre civile. Ce signal, qui l'aura donné ? Ce ne sera pas moi, mais bien les pétitionnaires-patriotes dont je développe les idées. On dira que les idées que je vous offre, sans méditation et sans art, sont empreintes de fédéralisme. Mais à qui doit-on adresser ce reproche ? A moi ou aux pétitionnaires ? Je pose ce dilemme aux provocateurs de cette patriotique pétition, à ceux qui Pont si fastueusement annoncée : Ou les citoyens de Paris ont usé d'un droit légitime et sacré, et alors vous ne pouvez ravir aux citoyens des départements l'exercice de ce droit, ou ils ont voulu attenter à la représentation nationale et usurper les droits du Peuple, et, dans ce dernier cas, vous devez faire un exemple éclatant de justice et de sévérité. Pour moi, qui révère le droit sacré de pétition, qui ne sais pas sonder les cœurs pour empoisonner les intentions, j'applaudis à la demande des citoyens de Paris, je la convertis en motion, et j'en demande l'examen et l'envoi à son adresse, c'est-à-dire au Peuple. Fonfrède venait de faire prompte et bonne justice de la pétition et des pétitionnaires. Le plus sage désormais était d'en rester là, et d'opposer le silence et le mépris aux élucubrations de Chaumette et de ses pareils. Mais Lasource crut que les insolences de l'Hôtel de Ville appelaient une réponse plus péremptoire ; le lendemain il proposa le décret suivant : Art. 1. Les assemblées primaires se réuniront, dans toute la République, le dimanche 5 mai. Art. 2. Il sera envoyé à chaque assemblée primaire des listes imprimées, contenant les noms de tous les députés qui composent la Convention nationale. Art. 3. Chacune des assemblées primaires sera consultée sur chacun des membres de la Convention nationale. A cet effet, le président de l'assemblée primaire lira les noms contenus dans la liste, un par un, et dans l'ordre où ils se trouveront placés, et il interrogera l'assemblée en ces termes : Le député que je viens de nommer a-t-il perdu votre confiance, oui ou non ? Le vœu de l'assemblée sera exprimé par assis et levé, et, en cas de doute, par appel nominal. Art. 4. Le procès-verbal de chaque assemblée primaire contiendra deux colonnes. Sur l'une seront inscrits les membres qui auront obtenu le témoignage de la confiance de l'assemblée ; sur l'autre, les membres qui ne l'auront pas obtenu. Les procès-verbaux seront envoyés, dans les trois jours de leur confection, à l'administration du département, qui les fera passer sans aucun délai à la Convention nationale. Art. 5. Il sera nommé, par la Convention nationale, une commission pour recevoir, vérifier et recenser les procès-verbaux de chaque assemblée primaire, et le recensement général sera imprimé. Art. 6. Les membres qui auront contre eux le vœu dé la majorité des assemblées primaires seront de droit exclus et remplacés par leurs suppléants. Art. 7. Il sera fait une adresse aux assemblées primaires pour leur exposer les motifs de cette convocation. Lasource, dans cette circonstance, avait agi comme faisaient souvent plusieurs de ses amis politiques. Il n'avait voulu partager avec aucun autre la gloire d'une proposition aussi importante. Aussi qu'arriva-t-il ? Personne ne se leva pour la soutenir. A la séance du 17 avril, se succédèrent à la barre deux députations animées d'un esprit bien différent. La première était composée des délégués de la ville de Bordeaux, la seconde des administrateurs du département de Paris. L'une avait pour mission de dénoncer la correspondance envoyée par les Jacobins dans les départements ; l'autre venait demander des mesures législatives pour établir la réglementation du commerce des grains et l'établissement d'un maximum. Les Bordelais déposent sur le bureau du président une série de pièces qui prouvent, suivant eux, jusqu'à l'évidence, les complots ourdis contre l'Assemblée nationale. Une de ces lettres annonce, dans le langage cynique du temps, que l'intention des frères et amis est de faire passer le goal du pain à plus d'un représentant. Au moment où un des secrétaires lit ce passage, des applaudissements partent de l'une des tribunes ; l'Assemblée frémit d'indignation. Je demande, s'écrie Doulcet de Pontécoulant, que le procès-verbal constate que des applaudissements se sont fait entendre à l'annonce d'un massacre dans Paris. Il est temps que les départements sachent à quels outrages et à quelles menaces nous sommes en butte. Quant à moi, je le déclare, je ne descendrai de cette tribune que percé de coups. Je brave les poignards des assassins. Les honneurs de la séance sont accordés aux Bordelais, et la parole est donnée à Lhuillier, procureur-général-syndic du département de Paris. Pour ramener l'abondance au milieu de la famine, ses amis et lui n'ont rien imaginé de mieux que de demander : 1° la fixation d'un maximum du prix du blé dans toute la République ; 2° l'anéantissement du commerce des grains ; 3° la suppression de tout intermédiaire entre le cultivateur et le consommateur ; 4° un recensement général de tout le blé après chaque récolte. De telles absurdités semblaient n'avoir pas besoin de
réfutation. Cependant Vergniaud prend la peine d'expliquer à l'ex-cordonnier
transformé en administrateur que ce qu'il réclame est contraire à toutes les
règles du bon sens et de la saine politique : Quoi !
dit-il, vous voulez, d'un seul trait de plume,
anéantir le commerce des grains, vous ne voulez plus d'intermédiaire entre
l'agriculteur et le consommateur ? Comment s'approvisionnera Paris, qui est
obligé de tirer sa subsistance de la Flandre, de la Picardie et de l'Artois ?
Vous voulez donc décréter la famine ? Vous dites que vous nous apportez le
vœu de vos concitoyens, mais, lorsqu'ils s'égarent, c'est à vous, magistrats
du peuple, de les éclairer. Lhuillier répond à Vergniaud : Nous connaissons notre devoir et nous saurons le remplir malgré les calomnies dont on nous abreuve. Le renvoi de la pétition au comité d'agriculture est demandé de toutes parts. Eh bien, ajoute insolemment le procureur-général, allons-y, et l'on verra de quel côté sont l'ignorance et la mauvaise foi. C'est en formulant de telles demandes que les meneurs essayaient de faire croire aux masses populaires que la Convention, en vertu de sa toute-puissance, était maîtresse de décréter à son gré l'abondance et le bonheur. Le soir même, Chaumette, le digne acolyte de Lhuillier, répétait les mêmes billevesées à l'Hôtel de Ville ; il dénonçait la manière irrévérencieuse, suivant lui, dont la Convention avait reçu les délégués du peuple parisien, et demandait que le Conseil général se déclarât en état de révolution tant que les subsistances ne seraient pas assurées. Mêlant adroitement toutes les questions à l'ordre du jour, il proposait : 1° de renvoyer aux sections récalcitrantes la pétition relative à l'ostracisme des vingt-deux, pour qu'elles eussent à y adhérer ; 2° De prendre sous sa sauvegarde tout membre du Conseil, tout secrétaire ou président de section, tout citoyen. qui serait frappé pour ses opinions ; 3° De mettre immédiatement en activité le comité de correspondance avec les 44.000 communes de France. Toutes les propositions du nouvel Anaxagoras furent accueillies avec enthousiasme par le Conseil général et adoptées à l'instant même[5]. II Le lendemain, dès l'ouverture de la séance de la Convention, les arrêtés rendus sur le réquisitoire de Chaumette sont dénoncés par Guadet. Il faut, dit-il, que nous sachions, une bonne fois pour toutes, si nous sommes la première autorité de la République, ou s'il y en a une au-dessus de nous ; si nous sommes ici pour recevoir des lois ou pur en faire. Vergniaud demande que le maire et le procureur de la Commune, et, à leur défaut, deux officiers municipaux, soient tenus d'apporter sur-le-champ les registres des délibérations du Conseil général. Cette proposition est acceptée à l'unanimité. Pendant qu'on va chercher à l'Hôtel de Ville les preuves de la nouvelle conspiration démagogique, Vergniaud examine les diverses propositions auxquelles a donné lieu la pétition des sections parisiennes, et notamment la motion de Lasource sur la convocation immédiate des assemblées primaires. Il combat cette dernière motion avec toute la vigueur de sa logique, renouvelant ainsi la faute, si souvent reprochée aux Girondins, de mettre le public dans la confidence de leurs dissensions intérieures. Par une pareille mesure, dit-il, vous vous mettriez vous-mêmes en suspicion. Vous sembleriez accepter les calomnies de vos ennemis. Cette convocation peut perdre la Convention, la République et la liberté. S'il faut ou décréter cette convocation ou nous livrer aux vengeances de nos ennemis, si vous êtes réduits à cette alternative, n'hésitez pas entre quelques hommes et la chose publique ; jetez-nous dans le gouffre et sauvez la Patrie. Mais si la convocation des assemblées primaires peut avoir des effets désastreux, l'ordre du jour pur et. simple, que quelques-uns de nos collègues proposent de prononcer sur la pétition qui nous occupe, peut avoir des effets plus désastreux encore. Je ne l'analyserai pas, vous la connaissez tous ; elle n'est que le commentaire de celle que l'on vous proposait au moment du complot du 10 mars. Ce complot est avorté, mais les auteurs sont demeurés impunis ; aussi ne se sont-ils pas découragés. Ils se sont dit : la Convention forme un faisceau trop robuste pour que nous puissions le briser ; arrachons-en quelques branches, nous l'aurons affaiblie d'autant. Ce premier succès nous en facilitera de nouveaux et annoncera le jour où nous pourrons enfin la fouler aux pieds. Maintenant sachez les moyens employés pour faire signer cette pétition. Ses rédacteurs et leurs amis se répandent au même instant dans les sections de Paris. Chaque émissaire dit à la section où il se présente : — Voici une pétition qu'il faut signer. — Lisez-la. — Inutile, elle est déjà adoptée par la majorité des sections. — Ce mensonge réussit auprès de quelques-unes d'entre elles, où plusieurs individus signent de bonne foi, sans lire. Dans plusieurs, on lit et on refuse de signer. Dans d'autres, on lit et on se contente de passer à l'ordre du jour. Qu'arrive-t-il ? Les intrigants et les meneurs demeurent jusqu'à ce que les bons citoyens se soient retirés. Alors, maîtres de la délibération, ils décident qu'il faut signer la pétition, et ils la signent. Le lendemain, quand les citoyens arrivent à la section, on leur présente la pétition à signer et on se prévaut contre eux de la délibération prise la veille. S'ils veulent faire quelques observations, on leur répond par ces mots terribles : Signez, ou point de certificat de civisme ! Et, comme sanction à cette menace, plusieurs sections, où règnent en maîtres les rédacteurs des listes de proscription, décident que l'on changera les cartes civiques et refusent d'en accorder de nouvelles à ceux qui ne veulent pas signer la pétition. On ne s'en tient pas à ces manœuvres : on aposte dans les rues des hommes armés de piques pour forcer les passants à signer. Tous ces faits sont notoires ; il n'est personne qui puisse les contredire ; ils seraient attestés par plus de dix mille témoins[6]. Cette pétition ne fait que ressasser les faits
contenus dans la dénonciation de Robespierre. Guadet et moi, nous croyons
avoir déjà répondu victorieusement à toutes ces impostures. De deux choses
l'une : ou nous vous avons démontré que nous sommes sans reproches, ou notre
réponse vous a paru insuffisante et l'accusation de Robespierre digne d'être
poursuivie judiciairement. Envoyez-nous devant le Tribunal révolutionnaire, si
nous sommes coupables ; imposez silence à la calomnie, si nous sommes purs. L'Assemblée presque tout entière se lève et applaudit le grand orateur girondin. Aux voix ! s'écrie-t-on de toutes parts. Féraud et Chiappe proposent de déclarer que les membres inculpés n'ont pas cessé d'avoir la confiance de la représentation nationale. Non ! s'écrie Penières, ce serait une flagornerie indigne de la Convention. Et, sur sa proposition, l'Assemblée adopte le décret suivant : La Convention nationale improuve comme calomnieuse la pétition qui lui a été présentée, le 15 de ce mois, au nom de trente-cinq sections, adoptée par le Conseil général de la Commune de Paris et tendant à proscrire vingt-deux de ses membres. Comme pour compléter le triomphe de la Gironde, Delaunay jeune vient, un instant après, au nom du Comité de législation, lire l'acte d'accusation contre Marat. Le décret cette fois est rendu sans débat[7]. Mais la Montagne avait juré de prendre, avant la fin de la journée, sa revanche de la double défaite qu'elle venait d'essuyer ; aussi s'empare-t-elle du premier incident qui surgit, pour montrer une fois de plus à ses adversaires ce que peuvent la persévérance et l'audace. Obéissant aux ordres de la Convention, Réal, l'un des substituts de Chaumette, et Coulombeau, greffier en chef, se présentent à la barre et déposent sur le bureau du président le registre des délibérations du Conseil général. L'un des secrétaires de l'Assemblée donne lecture des arrêtés pris dans la séance du 15. Arrivé à un certain passage, il s'arrête et fait observer que les deux dernières lignes du réquisitoire de Chaumette sont fraîchement écrites et paraissent substituées à d'autres. Coulombeau répond qu'au milieu des affaires qui se pressent à la Commune, il n'est pas étonnant qu'il se glisse dans les actes quelques erreurs de rédaction. C'est le greffier-adjoint Dorat-Cubières qui, dit-il, avant de lire le procès-verbal au Conseil, a fait la rectification que l'on signale. Cette réponse excite de nombreux murmures, mais
Robespierre jeune s'élance à la tribune : Citoyens,
dit-il, vous venez d'entendre ces délibérations que
l'on voulait incriminer ; qu'y avons-nous vu ? Que la Commune de Paris s'est
déclarée en état de révolution. En cela, elle n'a fait qu'imiter la nation
tout entière ; le peuple français est en révolution, parce qu'il est en
guerre contre les tyrans de l'extérieur et les traîtres de l'intérieur. Le
Conseil général n'aurait pas répondu à la confiance du peuple de Paris, il
n'aurait pas été à la hauteur des circonstances, s'il n'avait pas pris les
arrêtés que l'on vous a dénoncés. On a fait un crime à la Commune d'avoir
établi un Comité de correspondance ; mais la nécessité d'une pareille mesure
n'était-eue pas démontrée par les calomnies que l'on vomit contre elle à
cette tribune ? On l'accuse de vouloir renverser la Convention et se mettre à
sa place. Ne lui doit-il pas être permis de désabuser les départements ?
N'a-t-elle pas toujours montré, au contraire, le plus grand respect pour la
représentation nationale ? C'est précisément pour que le respect qui est dû à
la Convention nationale lui soit rendu, qu'elle a demandé que la Convention
fût purgée, que les traîtres qui ont conspiré contre la patrie, qui ont
entretenu des correspondances criminelles avec les conspirateurs, fussent
renvoyés de son sein. Le frère et le séide du grand prêtre de la démagogie continue longtemps encore à développer les accusations, qu'une heure auparavant la Convention a déclarées calomnieuses. La majorité l'écoute avec patience et longanimité. Elle ne s'émeut que lorsqu'on demandé les honneurs de la séance pour les officiers municipaux. Ce serait un scandale ! s'écrie Valazé. — Ce serait contraire à un décret formel, ajoute Lanjuinais. Vous avez décidé qu'aucun accusé ne pourrait être admis à ces honneurs, s'il n'avait fait agréer sa justification par l'Assemblée. On propose l'ordre du jour sur la demande d'admission. Une première épreuve paraît douteuse ; à la seconde, le président, après avoir pris l'avis des secrétaires, déclare que l'ordre du jour est adopté. Mais la gauche proteste avec violence ; elle insiste pour que l'on procède à l'appel nominal ; la droite s'y refuse énergiquement. Deux heures se passent dans un tumulte épouvantable. La séance a été ouverte à dix heures du matin, et il est minuit. Qui pourrait résister à une fatigue si prolongée, qui pourrait continuer à vivre dans cette pesante atmosphère où l'air n'est plus respirable ? Les bancs de la droite et des centres se dégarnissent peu à peu. La Montagne reste seule et fait procéder à l'appel nominal ; 149 membres y prennent part, et accordent les honneurs de la séance aux officiers municipaux[8]. Une minorité factieuse et turbulente, qui n'était en définitive que le cinquième de l'Assemblée, l'avait, une fois encore, par sa hardiesse et sa persévérance, emporté sur une immense majorité. Les énergumènes avaient le secret de leur force : de l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace, tel était le mot d'ordre que Danton leur avait donné. Ils y étaient fidèles. III Marat, qui s'était soustrait pendant une semaine entière au mandat d'arrêt lancé contre lui, se constitue prisonnier la veille du jour assigné pour sa comparution devant le Tribunal révolutionnaire[9]. A peine est-il écroué depuis une heure à la Conciergerie, que plusieurs officiers municipaux et administrateurs de police y accourent pour veiller, disent-ils, à la sûreté de l'Ami du peuple. On pourvoit avec une sollicitude toute particulière à ses moindres besoins ; quand il veut souper, on a soin de faire accompagner les plats et de cacheter les carafes, comme si on craignait que quelque Borgia n'eût le dessein d'attenter à une vie si précieuse. Le 22 avril, la salle du Tribunal révolutionnaire regorge de spectateurs, tous dévoués à l'accusé, tous prêts à venger les outrages qui pourraient être faits à leur fidèle défenseur[10]. Dès le premier moment, le Tribunal et les jurés reçoivent Marat avec de singulières marques de déférence. C'est lui qui préside, c'est lui qui dirige les débats, c'est lui qui triomphe. Les juges et l'accusateur public ne sont, dans cette ignoble comédie, que des comparses qui donnent la réplique à l'accusé. Celui-ci, après avoir répondu aux questions d'usage, ajoute avec sa modestie ordinaire : Citoyens, ce n'est pas un coupable qui paraît devant vous ; c'est l'apôtre et le martyr de la liberté. Ce n'est qu'un groupe de factieux et d'intrigants qui a porté un décret d'accusation contre moi. Le débat se perd comme à dessein dans des incidents puérils, qui n'ont aucun trait au fond du procès. Les témoins que Fouquier-Tinville a fait assigner ne viennent pas déposer contre l'accusé, mais bien contre les rédacteurs du Patriote français qui ont insinué qu'un jeune Anglais s'était suicidé après la lecture d'un numéro du journal de Marat. Que faisait ce suicide, vrai ou prétendu, aux accusations formulées par la Convention contre l'Ami du peuple ? On se sert de ce prétexte pour mander à la barre du tribunal Girey-Dupré, rédacteur en chef du Patriote, et Thomas Payne, dans la maison duquel demeurait le jeune Anglais. Marat veut qu'on fasse comparaître Brissot, qui a, selon lui, rédigé cette note, sur laquelle juges et accusé ont eu l'adresse de faire porter le débat. Naturellement, cette demande est accueillie par le Tribunal et transmise par les soins du président à la Convention[11]. L'audience continue néanmoins et le président Montané laisse la discussion s'égarer sur les questions les plus oiseuses et les plus étrangères au procès. L'accusateur public n'adresse aucune interpellation au prévenu ; il ne le presse sur aucun point. Le président ayant demandé à Marat s'il a quelque chose à ajouter pour sa défense, celui-ci lit un long discours où il signale à. la vindicte publique l'ignorance crasse, l'absurdité, l'iniquité, la perfidie, l'acharnement de ses vifs détracteurs. Le décret de la Convention, dit-il, a été rendu par 210 membres de la faction des hommes d'État contre les réclamations de 92 membres de la Montagne, c'est-à-dire par 210 ennemis de la patrie contre 92 défenseurs de la liberté. Il a été rendu au milieu du vacarme le plus scandaleux, durant lequel les patriotes ont couvert d'opprobre les royalistes, en leur reprochant leur incivisme, leurs turpitudes et leurs machinations. Il a été rendu contre la manifestation la plus marquée de l'opinion publique et au bruit des huées continuelles des tribunes[12]. Chaque phrase de ce plaidoyer ou plutôt de ce réquisitoire est accueillie avec enthousiasme par le public qui remplit la salle. Le président ne songe pas même un instant à réprimer les bruyantes manifestations de l'auditoire et encore moins à faire justice, par quelques paroles de blême, des outrages que l'Ami du peuple vient de lancer contre l'assemblée souveraine des représentants de la nation. Il se contente de poser au jury la question de savoir si Jean-Paul Marat s'est rendu coupable des délits relevés dans l'acte d'accusation. Les jurés se retirent dans la salle de leurs délibérations, et reviennent quelques instants après avec un verdict d'acquittement. A peine la foule laisse-t-elle au président Montané le temps de prononcer la formule consacrée. Elle se précipite vers Marat avec des hurlements de joie. Il est entouré, pressé, suffoqué. On semble vouloir l'étouffer sous les embrassades fraternelles et les couronnes civiques. Deux hommes vigoureux l'enlèvent et le placent sur un fauteuil. Des officiers municipaux, des gardes nationaux, des gendarmes, des soldats forment la haie qui protège le triomphateur. Arrivé au haut du grand escalier du Palais, le cortège s'arrête pour que les citoyens rassemblés sur les marches et dans la grande cour aient le loisir de contempler les traits du prétendu martyr. On se met ensuite en marche vers la Convention. Le long de la route, à chaque pas, les ovations se renouvellent. Le misérable folliculaire reçoit avec une touchante modestie les témoignages d'amour de son peuple. La foule, toujours avide d'émotions, s'entasse sur les ponts, sur les degrés des églises, pour voir passer cette mascarade. Depuis le triomphe des quarante Suisses de Château-Vieux, organisé par Collot-d'Herbois[13], jamais spectacle plus étrange n'avait été offert à la badauderie parisienne. Pauvres gens qui battez des mains, savez-vous à quoi vous applaudissez ? Au triomphe de la démagogie, qui porte dans ses flancs la terreur, la famine et la banqueroute. Ne croyez pas que votre obscurité vous sauvera d'un de ces fléaux. Les hommes des conditions les plus infimes monteront sur l'échafaud aussi bien que les nobles et les aristocrates. La famine, que le manimum, demandé en votre nom, doit nécessairement amener, pèsera lourdement sur vous, sur vos femmes, sur vos enfants. La banqueroute, que prépare la multiplication insensée des assignats, sera tout entière à votre charge, parce que les habiles se déferont à temps de ces chiffons de papier que votre prudence imprévoyante aura conservés dans l'espérance chimérique de les voir reprendre un jour quelque valeur. Le cortège arrive enfin aux portes de la Convention. Sur tous les bancs se répand la nouvelle de la visite qui menace l'Assemblée. Beaucoup de députés sortent pour ne pas être témoins du scandaleux triomphe. D'autres demandent qu'on lève la séance. Mais déjà la barre est envahie par les soi-disant pétitionnaires. Rocher, le sapeur, est à leur tête, et porte la parole en leur nom. Nous vous ramenons, dit-il, le brave Marat. Marat a toujours été l'ami du peuple, le peuple sera toujours pour Marat ; nous demandons l'autorisation de défiler devant l'Assemblée. Le président Lasource répond : Citoyens, vous vous réjouissez de ce que la loi n'a pas trouvé de coupable. Tout bon citoyen doit s'en réjouir ; car les bons citoyens n'en cherchent jamais et s'affligent d'en trouver. La Convention va examiner votre demandé. Roux (de la Marne) insiste pour qu'elle soit immédiatement adoptée : Le Tribunal, dit-il, a déclaré Marat innocent ; le peuple vous l'amène, la Convention doit se faire honneur d'applaudir au zèle des citoyens qui donnent cette marque de confiance à un représentant du peuple. Il est bon d'ailleurs que les départements aient cette preuve du respect des Parisiens pour fa Convention nationale. Dans ce moment même, la tourbe qui précède le triomphateur se précipite dans la salle, aux cris mille fois répétés de : vive Marat ! vive la République ! vive la Montagne ! L'Ami du peuple paraît, le front ceint des couronnes civiques qui lui ont été offertes. Il est porté, dans les bras de ses séides, jusqu'à la crête de la Montagne. Arrivé à sa place habituelle, il reste debout, et promène un regard orgueilleux sur ses amis et ses ennemis. L'avorton veut jouer le rôle de Jupiter Tonnant. Après avoir savouré à longs traits l'ambroisie du triomphe, il dépose modestement entre les mains de ses voisins les couronnes dont il est surchargé et se dirige vers la tribune. Une triple salve d'applaudissements l'y accueille ; il est obligé d'attendre que l'enthousiasme de ses admirateurs soit quelque peu apaisé. Législateurs, dit-il, les témoignages de civisme et de joie qui éclatent dans cette enceinte sont un hommage rendu à la représentation nationale, à l'un de vos collègues dont les droits sacrés avaient été violés. J'ai été perfidement inculpé ; un jugement solennel a fait triompher mon innocence. Je vous rapporte un cœur pur, et je continuerai de défendre les droits de l'homme, du citoyen et du peuple avec toute l'énergie que le ciel m'a donnée. A peine Marat est-il descendu de la tribune, que ses amis le forcent d'y remonter pour écouter la réponse du président. Ils veulent faire constater une fois de plus leur triomphe par un de leurs plus violents adversaires, par Lasource lui-même. Mais celui-ci se tire adroitement de cette position embarrassante. L'usage, dit-il, est de ne répondre qu'aux citoyens qui présentent des pétitions.
Or Marat n'est point ici comme pétitionnaire, mais comme représentant du
peuple. Les Montagnards sont obligés de se contenter de cette réponse évasive. Mais Danton tient à faire boire à ses adversaires le calice jusqu'à la lie. Il réclame pour les braves citoyens qui ont ramené Marat l'honneur de défiler devant l'Assemblée ; puis, ce défilé accordé et opéré, il demande que lecture soit faite du jugement qui acquitte l'Ami du peuple, que le jugement soit inséré au procès-verbal, ainsi qu'au bulletin envoyé aux départements et aux armées. La démagogie, comme tous les cultes nouveaux, avait résolu de détrôner tout ce qui, avant elle, était en possession de la vénération publique ; elle n'aspirait à rien moins qu'à remplacer les saints du calendrier catholique par des saints d'une nouvelle espèce. N'ayant pu réussir à en trouver un nombre suffisant, elle se rabattit plus tard sur les plantes, les légumes et les instruments aratoires. Mais, à ce moment, elle était dans toute la ferveur du premier zèle, et, ayant fait de Marat presque un Dieu, elle résolut de canoniser le héros du faubourg Saint-Marceau, Lazouski, qu'une maladie aiguë venait d'enlever en quelques jours. Le 28 avril, la section du Finistère apporte en grande pompe à l'Hôtel de Ville le corps du capitaine de ses canonniers. Pache, à la tête d'une députation du Conseil général, reçoit, au bas du perron, avec de grandes démonstrations de respect, ces restes précieux. On les porte à bras jusque dans la salle du Conseil ; là on entend successivement deux ou trois discours plus emphatiques les uns que les autres, où sont célébrées les vertus du défunt. Sa fille est présentée aux représentants de la Commune, qui déclarent l'adopter ; Chaumette l'embrasse et pose sur sa tête une branche de la couronne dont les canonniers du Finistère ont orné le front de leur ancien commandant. Le cortège se remet en marche et va ensevelir le prétendu héros du 10 août sur le théâtre même de ses exploits, sur la place du Carrousel[14]. Quelques jours plus tard, pour que rien ne manquât aux honneurs rendus à la mémoire de Lazouski, Robespierre prononça son panégyrique dans la principale basilique consacrée au nouveau culte, au club des Jacobins. IV Après les scènes que nous venons de raconter, nous craindrions de fatiguer nos lecteurs en retraçant, jour par jour, tous les incidents de la lutte de plus en plus acharnée de la Gironde et de la Montagne. Il nous est cependant impossible de passer sous silence quelques-uns des épisodes qui marquèrent les séances des 29 et 30 avril et du 1er mai. Le Comité de sûreté générale avait fait arrêter un député-suppléant des Bouches-du-Rhône, Mainvielle, qui arrivait à Paris pour occuper la place de l'ami de Barbaroux, Rebecqui, que des dégoûts de toutes sortes avaient engagé à donner sa démission. Le mandat d'arrêt avait été motivé sur une prétendue rixe qui avait eu lieu entre Mainvielle et Duprat acné, président du tribunal de Vaucluse, frère du député de ce nom, mais depuis longtemps brouillé avec lui. Mainvielle, aussitôt après son arrestation, écrit à la Convention et invoque son inviolabilité. Mais à peine sa lettre a-t-elle été lue par l'un des secrétaires, que Basire s'élance à la tribune. Un député, dit-il, n'est revêtu de l'inviolabilité parlementaire que lorsque ses pouvoirs ont été vérifiés, et que, après avoir prêté serment, il s'est assis parmi les représentants du peuple. L'ordre du jour est vivement réclamé par la Montagne. Mais Guadet demande la parole et n'a pas de peine à réfuter l'hérésie que Basire vient d'énoncer. Un suppléant est inviolable, dit-il, à l'instant même où son rang l'appelle à remplacer un démissionnaire ; un suppléant tient son caractère, non du procès-verbal de la Convention nationale qui l'admet dans son sein, mais de celui de l'assemblée électorale. S'il en pouvait être autrement, une partie de la Convention, la Convention tout entière pourrait être arrêtée par la première autorité venue, le jour même où elle s'assemblerait pour commencer ses fonctions. Je reviens à la question particulière. On dit que Mainvielle et ses deux amis ont été arrêtés en flagrant délit. Mais, d'après le récit même de Basire, ce flagrant délit n'existe pas. Le Comité de sûreté générale, par une véritable lettre de cachet, est intervenu dans cette affaire qui n'était pas de sa compétence. Sans doute, en instituant le Comité, vous n'avez pas cru l'investir du droit de lancer des mandats d'arrêt à raison de rixes particulières. Vous avez dû croire que, sinon vos décrets, du moins le soin de sa gloire, celui de sa dignité, l'empêcheraient de descendre à des actes dignes tout au plus d'un commissaire de police. La Montagne éclate en murmures, mais l'orateur girondin dédaigne les interruptions dont il est assailli et continue en faisant allusion au récent épisode des obsèques de Lazouski : Vous prétendez qu'il y a un complot formé pour assassiner les patriotes, et ce sont ces prétendus patriotes qui nous entourent de complots. La postérité sera bien étonnée lorsqu'elle apprendra qu'on a voulu décerner l'apothéose à un homme convaincu d'avoir été à la tête des pillards et d'avoir voulu marcher, dans la nuit du 9 mars, pour dissoudre la Convention. Oui, s'écrie Legendre, on veut assassiner les patriotes ! Lepelletier, Léonard Bourdon ont été égorgés ; on ne sait si Lazouski n'a pas été empoisonné ; ceux qui ont voté l'appel au peuple ont-ils été l'objet du moindre sévice ? Lâches conspirateurs, sachez que je n'hésiterai pas à faire rougir le fer avec lequel on marquera l'ignominie sur votre front ! Fonfrède prend à son tour la parole : Je ne suis ni ne veux être le défenseur des assassins et des lâches, mais je suis celui de la représentation nationale. Si quelques individus ont mérité qu'on leur appliquât sur le front le fer chaud de l'infamie, ce sont les agents du Comité, qui, outrepassant leurs pouvoirs, ont non-seulement arrêté les trois citoyens désignés dans le mandat d'arrêt du Comité de sûreté générale, mais encore ont retenu en détention arbitraire quatre membres de la Convention qui se trouvaient par hasard dans le même appartement. Je reviens à la question particulière à Mainvielle. Est-il député ? L'est-il par le fait seul de son élection comme suppléant et par la démission de celui qu'il vient remplacer ? Oui. Je respecte la Convention, mais je ne tiens ni ne veux tenir d'elle aucun de mes pouvoirs ; ils m'ont été confiés par le peuple. Le procès-verbal de l'assemblée électorale de mon département, voilà mon titre. Vous l'avez vérifié ; c'est une formalité que vous avez remplie, et non une autorité nouvelle que vous m'avez concédée. Garnier de Saintes, Marat, Maure, veulent encore soutenir les actes du Comité de sûreté générale ; l'Assemblée coupe court à la discussion et déclare que Mainvielle était député au moment de son arrestation. Puis, sur la proposition de deux Girondins, Penières et Barbaroux, désireux de faire preuve d'impartialité dans une cause qui intéresse un de leurs amis, elle décide que le nouveau représentant des Bouches-du-Rhône sera consigné chez lui, que les Comités de législation et de sûreté générale feront incessamment un rapport sur cette affaire, qu'en attendant, Mainvielle sera libre de venir à l'Assemblée avec le garde chargé de le surveiller. V Le lendemain, l'ordre du jour appelait la question des subsistances. Ducos ouvre la discussion en défendant les vrais principes de l'économie politique ; il s'élève contre l'idée de taxer les grains ou d'établir un maximum, ce qui est, suivant lui, exactement la même chose. Mais il est sans cesse interrompu par les murmures des Montagnards, qui, ne sachant que flatter les passions de la multitude, épousent tous ses préjugés, préconisent toutes ses erreurs. Les tribunes se mettent bientôt de la partie ; à chaque phrase prononcée par l'orateur girondin, elles répondent par des cris multipliés : A bas ! à bas ! Guadet s'élance à la tribune et réclame la parole : Citoyens, dit-il, une représentation avilie n'existe déjà plus. Tout palliatif pour sauver sa dignité est une lâcheté. Il est temps de faire cesser cette lutte entre la nation entière et une poignée de contre-révolutionnaires déguisés sous le nom de patriotes. Les murmures de la Montagne et des tribunes accueillent ces paroles ; mais le bouillant orateur n'en continue pas moins : Oui, j'appelle et j'ai raison d'appeler contre-révolutionnaires ceux qui outragent, avilissent, menacent la Convention. Que peuvent en effet désirer les rois et les tyrans coalisés contre vous ? Rien tant que de vous voir menacés, avilis, outragés. Ils savent bien que, dans cet état, vous ne pourrez donner une constitution au peuple, ou que celle que vous lui donnerez se ressentira nécessairement de l'avilissement dans lequel on veut vous plonger. Eh bien, je vais faire une proposition qui révoltera sans doute tous ceux qui n'ont pas dans le cœur l'amour de la République et de la liberté. Je demande que la Convention décrète qu'elle tiendra lundi sa séance à Versailles. Cette proposition inattendue provoque les applaudissements de la droite et les murmures de la gauche. Un jeune homme se lève : c'est Viger, un nouveau représentant de Maine-et-Loire qui a quitté les rangs de l'armée, où il servait comme simple grenadier ; pour remplacer un député démissionnaire. Il n'est pas encore accoutumé à l'insolence des tribunes et aux défaillances de l'Assemblée. Aussi s'écrie-t-il avec la franchise et l'audace qu'il a puisées dans les camps : Pourquoi ajourner notre départ pour Versailles jusqu'à lundi ? Ce serait donner aux malveillants les moyens de l'empêcher. Quant à moi, je demande qu'au premier murmure des tribunes, nous nous retirions tous et marchions à Versailles, le sabre à la main ! Cette motion est le signal du plus violent tumulte. Le président est, comme la veille, obligé de se couvrir. Sur la demande même de plusieurs Montagnards, notamment de Levasseur et de Danton, l'Assemblée ordonne de faire évacuer la tribune d'où sont parties les vociférations les plus véhémentes. Mais les citoyens qui l'occupent préviennent l'exécution de cet ordre, et abandonnent la place en faisant signe à leurs affidés des autres tribunes d'imiter leur exemple. Le calme se rétablit peu à peu. Ducos peut enfin continuer son discours étincelant de verve et d'esprit. Le tumulte scandaleux, dit-il, qui m'a troublé dans le cours de mon opinion, tient non-seulement aux causes habituelles de désordre et d'irrévérence qui agitent les tribunes de cette assemblée, mais encore aux préjugés invétérés du plus grand nombre des citoyens de Paris sur la matière des subsistances, préjugés qui, pour le dite en passant, leur ont été inspirés par le despotisme, quand il donnait autrefois le pain à bon marché au peuple, pour avoir à son tour bon marché de son silence et de sa soumission. La doctrine que je prêche fut de tout temps celle des amis éclairés de la liberté ; celle que je combats n'est autre que le système de gêne, de taxations, de recensements, de visites domiciliaires, d'amendes, d'emprisonnements, pratiqué par les parlements, les intendants, les conseils d'État et tous les agents et sous-agents de l'ancien régime. La taxe, pour être équitable, devrait être proportionnée à une foule de frais, d'avances, de salaires dont le prix, variant sans cesse, devrait aussi faire varier chaque jour celui de la taxe. Le commerce libre peut seul suivre tous les degrés de ces variations. Si vous voulez fixer le prix du grain, il faut tout taxer ; c'est le seul moyen d'établir une proportion entre le prix des choses et les salaires. Mais, croyez-le, cette proportion s'établira bien mieux par la force des choses que par tous vos calculs. Savez-vous quelle est la cause du renchérissement des denrées ? C'est la surabondance du papier-monnaie, dont les dépenses nécessitées par la guerre vous ont fait faire des émissions considérables. Il n'en est pas de la surabondance du papier circulant comme de la surabondance des monnaies d'or et d'argent ; celles-ci s'exportent soit en nature, soit fondues en lingots ; mais le papier ne s'exporte pas ; car, en sortant du' pays où on l'a émis, il est séparé de son gage. Les étrangers ne peuvent apprécier la solide hypothèque que présentent nos assignats. Vous ne pouvez en étendre la circulation au dehors ; hâtez-vous donc de diminuer au dedans la masse de votre monnaie fiduciaire. On dit que la taxe que l'on propose d'établir sur les grains ne% sera que momentanée, qu'elle est avant tout une mesure révolutionnaire. J'adopte les mesures révolutionnaires qui font vivre, non pas celles qui font mourir de faim. Nous n'avons pu résister au plaisir de montrer que, dans ces temps de trouble et d'anarchie, les vrais principes de l'économie politique étaient déjà professés par quelques hommes dont les vues larges, les connaissances variées, faisaient un si singulier contraste avec la stupide ignorance de la tourbe jacobine. Ces quelques hommes payèrent, de leur popularité d'abord, de leur tête ensuite, le tort d'avoir trop raison. Écoutons maintenant la réponse que des pétitionnaires du faubourg Saint-Antoine firent le lendemain aux discours si sensés de Ducos et de Fonfrède. Mandataires du Souverain, disait l'orateur, les hommes du 14 juillet, des 5 et 6 octobre, du 20 juin et du 10 août, et de tous ces jours 'de crise, sont à votre barre pour vous y dire des vérités dures, mais que des républicains ne rougissent pas et ne craignent pas de dire à leurs mandataires. Rassemblés dans cette enceinte pour opérer le salut public, répondez, qu'avez-vous fait ? Vous avez beaucoup promis et rien tenu. Nous venons aujourd'hui vous demander : 1° De faire partir pour l'armée non-seulement tous les militaires qui sont à Paris, mais encore tous les signataires de pétitions anticiviques, tous les gens suspects d'incivisme, tous les célibataires depuis l'âge de dix-huit ans jusqu'à cinquante ans, y compris les ministres du culte catholique, tous les hommes veufs et sans enfants ; 2° D'établir dans chaque département une caisse où tous les propriétaires, ayant un revenu net de plus de deux mille livres, seront tenus de verser la moitié du surplus de leur revenu ; d'ordonner que les sommes portées dans cette caisse soient réparties en proportions égales du nombre des nécessiteux de chaque commune et de chaque section ; que cette caisse subvienne également à l'armement et à l'équipement des défenseurs de la patrie. 3° Qu'un maximum soit établi pour régler le prix de toutes les denrées nécessaires à la vie. Mandataires du peuple, voilà nos moyens de sauver la chose publique ; nous les croyons les seuls infaillibles. Si vous ne les adoptez pas, nous vous déclarons, nous qui voulons la sauver, que nous sommes en état d'insurrection ; dix mille hommes sont à la porte de cette enceinte..... De violentes rumeurs, parties de tous les points de la salle, empêchent l'orateur de continuer. Mazuyer s'élance à la tribune. Les représentants du peuple, dit-il, ne courberont leurs têtes sous aucun joug. Les poignards des assassins ne peuvent rien contre eux ; je ne vous proposerai pas de quitter Paris dans cet instant. — Non, non ! jamais ! s'écrie-t-on de toutes parts. — C'est à Paris, ajoute Fonfrède, c'est à Paris que nous saurons mourir ou faire triompher la liberté ! — En arrivant ici, reprend
Mazuyer, nous nous sommes dévoués à tous les
événements, à tous les périls ; mais, en nous dévouant à la mort, sauvons la
République ; ne laissons pas les choses arriver à un tel point que si les
assassins venaient nous égorger tous, il ne restât pas d'autorité légitime.
Ne laissons pas le pouvoir passer entre les mains de Paris, qui a tenté
plusieurs fois de l'usurper. Je demande que, dans huit jours, nos suppléants
soient réunis à Tours ou à Bourges, et que, dans le cas où la Convention
serait anéantie, ils se saisissent à l'instant même de l'autorité. Je demande
que le comité de correspondance établi entre la Commune de Paris et les 44.000
municipalités de la République soit cassé, que tous les papiers de ce Comité
soient saisis, et que l'examen en soit envoyé à une commission nommée à cet
effet. La Montagne comprend que ses affidés ont été trop loin ; aussi Brival, Mallarmé, Thuriot, viennent-ils déclarer qu'ils sont autorisés, par la plus grande partie des pétitionnaires rassemblés sur la place Vendôme, à désavouer ce que la pétition peut avoir de trop audacieux. Sur cette assurance, la Convention passe à l'ordre du jour[15]. Elle espérait qu'en faisant à chaque instant des sacrifices aux passions démagogiques, elle parviendrait à les calmer. Déplorable calcul qui devait aboutir à la catastrophe du 2 juin ! Du reste, dans les questions économiques, l'Assemblée ne montrait pas moins de faiblesse qu'en politique. Depuis longtemps, les meneurs de l'Hôtel de Ville représentaient le maximum du prix des grains comme la panacée la plus puissante contre la misère des classes laborieuses ; ils déclaraient que ceux qui s'opposaient à cette mesure étaient les ennemis de la France et les complices des accapareurs. Ils allaient jusqu'à demander que le prix du pain fût fixé à trois sols dans toute la République et qu'on maintint ce prix au moyen de sols additionnels mis sur les riches seulement. Malgré les protestations de tous les esprits éclairés, la Convention se laissa arracher le décret du 3 mai, qui dépassait de beaucoup les pratiques les plus odieuses du plus violent despotisme, et ouvrait la porte à toutes les extravagances du système d'arbitraire et de réglementation que les soi-disant amis de la liberté devaient introniser bientôt dans notre malheureuse patrie. Visites domiciliaires, confiscations des grains et farines non déclarés, réquisition à tout marchand, cultivateur ou propriétaire, d'approvisionner suffisamment les marchés, au gré des directoires et des municipalités, obligation à tout individu qui se livre au commerce des grains de déclarer, à chaque achat qu'il fait, la quantité dont il s'est rendu acquéreur, peine de mort contre tout individu qui serait convaincu d'avoir méchamment et à dessein gâté, détruit ou enfoui des grains ou farines, récompense de mille livres au dénonciateur : tel était le régime de la nouvelle inquisition établie en France, régime qui plaçait tous les citoyens, quels qu'ils fussent, sous le coup de la délation du premier misérable que tenterait la récompense promise ou qu'animerait une vengeance toute personnelle[16]. |
[1] Parmi les membres de la députation se trouvaient Truchon, l'homme des massacres de septembre, et Simon, le futur précepteur de l'orphelin du Temple.
Rousselin était l'ami intime et le confident de Danton. Camille Desmoulins, son alter ego, venait de faire paraître son fameux pamphlet : Histoire des Brissotins. La main de l'ex-ministre de la justice se retrouve dans tous les incidents de la crise qui se termine par la chute de la Gironde. Qu'on ne prétende donc pas qu'il y est resté presque étranger.
[2] Les vingt-deux députés que les sections de Paris désignaient ainsi à l'ostracisme étaient Brissot, Guadet, Vergniaud, Gensonné, Grangeneuve, Buzot, Barbaroux, Salles, Biroteau, Pontécoulant, Pétion, Lanjuinais, Valazé, Hardy, Lehardi, Louvet, Gorsas, Fauchet, Lanthenas, La source, Valady, Chambon.
A ce nombre de 22 s'attacha une sorte de fatalité. Les démagogues, qui remanièrent plusieurs fois cette liste, eurent soin de laisser subsister le même nombre en changeant seulement quelques noms. Lors de l'holocauste du 31 octobre, il se trouva encore vingt et une victimes, quoique plusieurs proscrits eussent échappé par la fuite aux vengeances démagogiques. On trouva facilement d'autres coupables pour remplacer ceux qui faisaient ainsi défaut.
[3] Ce décret, rendu sur la proposition de Buzot, était ainsi conçu : La Convention nationale décrète quels pétition annoncée au nom do la majorité des sections de Paris sera entendue ; qu'après sa lecture, les pétitionnaires seront tenus de la signer individuellement et qu'elle sera ensuite renvoyée aux sections, afin que tous les citoyens qui l'ont faite, ou qui y ont donné leur adhésion, soient tenus d'y apposer leur signature individuelle dans leur section respective.
Ce renvoi aux sections était aussi maladroit que possible ; il prolongeait l'agitation et donnait prétexte aux meneurs de l'Hôtel de Ville de recueillir de gré ou de force des signatures. Nous verrons, quelques pages plus loin, les moyens de pression qu'ils mirent en usage pour grossir le nombre de leurs prétendus adhérents.
[4] Voir, à cet égard, les détails que nous avons déjà donnés t. VI, livre XXVI, § VI.
[5] Voir le Moniteur du 24 avril 1793, article Commune.
[6] Nous trouvons dans un écrit de Lanjuinais quelques traits nouveaux à ajouter au tableau si saisissant que vient de tracer Vergniaud. Des commissaires de la Commune, accompagnés de secrétaires municipaux, avec table, encre, papier et registres, se promenaient dans Paris au son d'un tambour d'alarme et précédés d'une milice. Ils demandaient et recueillaient les signatures des passants contre les vingt-deux. Il y avait, de temps en temps, des haltes solennelles où on déclamait contre les députés qu'on voulait proscrire.
Il était tout naturel que les meneurs de l'Hôtel de Ville, après avoir exercé une pression aussi violente dans l'intérieur des sections et même sur la voie publique, suivissent les mêmes pratiques à l'égard des membres du Conseil général. On trouvera à la lin du volume, dans la note relative aux officiers municipaux dénoncés par Tison, des extraits du procès-verbal du Conseil général de la Commune qui nous font connaître la manière dont fut traité par ses collègues le courageux Lepitre, pour avoir osé biffer la signature qu'il avait apposée par erreur au bas de la fameuse pétition.
[7] Cet acte n'était à peu près que la répétition, avec de nombreuses citations à l'appui, du rapport fait déjà par Delaunay jeune, le 13 avril. Voir plus haut, p. 434. Deux représentants du nom de Delaunay siégeaient à la Convention, ils étaient frères et tous deux députés de Maine-et-Loire. L'aîné appartenait à la Montagne ; il fut compromis dans l'affaire de la falsification du décret relatif à la Compagnie des Indes, traduit au Tribunal révolutionnaire avec Chabot, Fabre d'Églantine, Danton et Camille Desmoulins, et périt avec eux le 5 avril 1794. Le second, qui fut l'organe du Comité de législation dans l'affaire de Marat, siégeait à la Plaine ; il survécut à la tempête révolutionnaire et devint président du tribunal criminel de Maine-et-Loire, puis président de chambre à la cour impériale d'Angers.
[8] Voici comment cette scène fut racontée le lendemain, à la séance du Conseil général de la Commune, par Réal, le futur conseiller d'État de S. M. l'Empereur Napoléon Ier :
Le Substitut du Procureur de
la Commune rend compte de la manière dont il a été reçu avec ses collègues à la
Convention nationale ; il expose le tableau de toutes les scènes affligeantes
qui ont eu lieu et des efforts employés par un certain parti pour jeter sur la
Commune de Paris de la défaveur.
Il ajoute que toute la partie
patriote n donné aux membres du Conseil les marques de la plus franche
cordialité et les a amplement dédommagés des petits désagréments qu'ils avaient
essuyés de la part des aristocrates.
Il termine par dire qu'après
une agitation de six heures et une lutte des plus indécentes, ils ont été admis
à assister à la séance.
Le Conseil général applaudit aux détails donnés par le citoyen Réal.
[9] Nous donnons à la fin de ce volume plusieurs documents inédits sur le procès de Marat.
[10] Ce sont les expressions mêmes dont se sert Marat dans le Publiciste français, où il raconte fort peu modestement son procès et son triomphe.
[11] La Convention passa à l'ordre du jour sur cette demande et Brissot ne vint pas, comme Marat l'espérait, honorer de sa présence le triomphe de son adversaire.
Nous avons retrouvé la lettre que le président du Tribunal révolutionnaire écrivait au président de la Convention ; elle est ainsi conçue :
Citoyen
président,
La cause de Marat est
maintenant soumise aux jurés du Tribunal révolutionnaire. La déposition d'un
témoin indique le citoyen Brissot, l'un des membres de la Convention, comme
l'auteur d'une note insérée dans le Patriote français. Le Tribunal a
arrêté, sur les réquisitions de l'accusateur public, que le citoyen Brissot
serait invité de se rendre sur-le-champ à l'audience par votre organe. J'ai
l'honneur de vous adresser mon vœu et celui du Tribunal.
Salut et fraternité.
Le président du Tribunal révolutionnaire,
J.-B.-M. MONTANÉ.
A midi moins un quart, ce 24 avril 1793 an IIe, dans le Palais de justice et à l'audience.
[12] La peinture que Marat lui-même fait de la séance du 13 avril démontre mieux que tous les documents de l'époque l'effroyable pression à laquelle était en butte la majorité de la Convention, toutes les fois qu'elle avait le courage de ne pas obtempérer immédiatement aux injonctions des démagogues et de leurs affidées en jupons, vulgairement appelées du nom de tricoteuses.
[13] Voir t. Ier, livre Ier, § V.
[14] La possession du cœur du nouveau saint fut disputée entre la Commune, le club des Jacobins et la section du Finistère ; celle-ci finit par l'emporter et le déposa pieusement dans le lieu de ses séances. Nous ignorons ce qu'il est devenu.
A propos de ce héros de la démagogie parisienne, nous devons rectifier une erreur, dans laquelle nous sommes tombé et où étaient tombés avant nous la plupart des historiens de la Révolution. Surie foi de Mme Roland, qui a consacré un chapitre tout entier de ses Mémoires au portrait de Lazouski, tous ceux qui ont eu à s'occuper du héros crapuleux du faubourg Saint-Marceau l'ont représenté comme ayant été, sous l'ancien régime, un élégant courtisan, un collègue de Roland dans l'inspection des manufactures, un commensal de l'hôtel du duc de la Rochefoucauld-Liancourt. Mme Roland, qui avait eu, avant 4789, des relations suivies avec le collègue de son mari, mais n'avait probablement jamais vu l'homme des massacres de septembre, a réuni sur une seule tête ce qui concernait deux frères, l'un resté fidèle aux devoirs de la reconnaissance, et qui montra même, après le 10 août, un dévouement sans bornes au duc de la Rochefoucauld-Liancourt ; l'autre qui, après une jeunesse fort orageuse, se jeta dès le commencement de la Révolution dans tous les excès, dans toutes les débauches, et fut à sa mort l'objet des regrets de Robespierre et de ses amis.
Ce sont les Mémoires de Lacretelle jeune (Dix Années d'épreuves pendant la Révolution, p. 67 et 110 de l'édition de 1822), qui nous ont fait reconnaître cette erreur. Personne mieux que cet écrivain n'était à même de savoir ce qu'il en était, puisqu'il vivait dans l'intimité du duc de la Rochefoucauld. Il faut donc, dans l'intérêt de la vérité, dédoubler le personnage de Lazouski et en faire deux individus distincts, l'un digne de toutes nos sympathies, l'autre ne méritant que nos mépris.
[15] Nous avons retrouvé le procès-verbal de la séance qui se tint au Comité de salut public le soir même du jour où fut apportée à la barre de la Convention la pétition du faubourg Saint-Antoine. Il est ainsi conçu :
Comité de salut public,
Présents : Guyton, Barère,
Cambon, Lindet, Delmas, Danton, Lacroix.
Séance du 1er mai 1793, au soir.
Le citoyen Lasource s'est
présenté et a dit que la Convention nationale avait été exposée, que le maire
et le commandant avaient manqué à leurs devoirs ; que ni l'un ni l'autre
n'avaient donné avis du mouvement qui avait eu lieu, quoique la salle se soit
trouvée investie pendant la séance par plus de 10.000 hommes.
Le commandant a attesté que Paris avait été tranquille ; que fréquemment il se porte autant de monde à la Convention qu'il s'y en est porté aujourd'hui ; que le peuple s'est comporté avec décence ; qu'il n'y a pas eu la moindre apparence de trouble, quoiqu'on ait paru vouloir provoquer le peuple ; que, pour lui, il a reçu des assurances par écrit de la tranquillité du peuple et de sa persévérance, malgré les calomnies et les outrages.
Le Comité, satisfait des explications de Santerre, ne donna aucune suite aux plaintes de Lasource. Notons que celui-ci ne venait pas présenter une réclamation individuelle, mais parlait au nom de la Convention, dont il était alors président. On peut juger, par l'attitude que prit ce jour-là le Comité de salut public, de la manière dont il entendait protéger la liberté des discussions de la représentation nationale.
[16] Ce n'est qu'à la fin du décret, à l'article XXV, que le mot maximum était prononcé. Ce maximum devait être fixé, dans chaque département et pour chaque mois, par le Directoire, sur le vu des tableaux de recensement des mercuriales. Il devait être décroissant à partir du 1er juin, et essentiellement temporaire. Mais le triomphe de la démagogie vint bientôt rendre définitives et permanentes des dispositions destinées d'abord à n'être que provisoires.